Chapitre III. Organisation spatiale et diversité sociale des ilots anciens
p. 85-118
Texte intégral
1Dans les îlots du secteur Brotteaux-Ouest aussi bien que dans ceux de la Croix-Rousse, les habitants ne se distribuent nullement de façon aléatoire. L’analyse des données de l’INSEE fait apparaître une micro différenciation locale assez accusée, qui peut être mise en rapport tant avec les caractéristiques des logements qu'avec leur situation au sein des immeubles et des îlots. La relative homogénéité du cadre bâti n’exclut pas de multiples facteurs de diversification, qui servent de support à une organisation socio-spatiale passablement compliquée.
1. DES SEGMENTS DE RUE FORTEMENT CONTRASTÉS
2Afin d’avoir une première appréciation comptable de la diversité locale, les deux secteurs ont été découpés en segments de rue. Un “segment” réunit tous les immeubles appartenant à un même îlot et situés en bordure d’une même rue, d’une même avenue ou d’une place. On distingue ainsi 21 segments : 9 pour le secteur Croix-Rousse, et 12 pour le secteur Brotteaux-Ouest. Un croisement systématique avec toutes les variables décrivant les logements et leurs occupants fait apparaître des écarts souvent très élevés d’un segment à l’autre, même lorsque ceux-ci sont contigus.
En ce qui concerne les caractéristiques des logements, on note par exemple que le nombre moyen de pièces varie de 2,0 à 3,8. de même, l'équipement sanitaire est fort inégalement réparti puisqu'on trouve un segment où 9,7 % seulement des logements sont équipés d’une salle de bains et, à l’autre extrême, un segment où la proportion dépasse 86 %. L’amplitude est presque du même ordre pour le taux d’équipement en téléphone.
Les dispersions par rapport aux pourcentages moyens sont également fortes pour les indicateurs décrivant les caractéristiques socio-démographiques des ménages. Dans trois segments, un quart au moins des ménages est constitué par une personne seule célibataire, dans trois autres, aucun logement n’est occupé par un célibataire vivant seul. La proportion de chefs de ménages âgés de 65 ans et plus varie entre 16,7 % et 62,1 % ; la proportion de chefs de ménages ouvriers va de 0 % à 36,6 %, celle des cadres supérieurs et professions libérales de 0 % à 34,5 %, etc... De même, on ne trouve aucun chef de ménage de nationalité algérienne, tunisienne ou marocaine dans 10 segments, alors que leur proportion représente de 10 % à 26 % pour quatre autres segments.
Le même constat peut être fait pour le statut d’occupation : dans trois segments, un peu plus d’un ménage sur deux est propriétaire de son logement, alors que dans deux autres segments tous les ménages sont locataires.
3Ainsi donc, l’espace social interne aux deux secteurs étudiés est loin d’être uniforme. A l’évidence, une partie de la variance doit être imputée aux particularités topographiques ou architecturales propres à certains segments. En règle générale, les immeubles situés en bordure d’une avenue, d’un quai ou d’une place sont plus attractifs que ceux des rues adjacentes, pour de multiples raisons : ensoleillement, proximité d’un espace vert, meilleure qualité du bâti et taille plus grande des appartements (encore que cela ne soit pas toujours le cas). Ces éléments physiques sont souvent le support d’une valorisation sociale qui renforce la compétition et donc la sélection des occupants, du moins lorsque le quartier dans son ensemble bénéficie d’une image positive comme c’est ici le cas. L’attrait pour l’adresse prestigieuse relègue alors au second plan ce qui serait perçu comme “nuisance” dans un autre contexte local. Tel agent immobilier lyonnais opposait par exemple l’avenue Berthelot, dont les appartements subissent par rapport aux rues adjacentes une nette décote due au bruit, et l’avenue de Saxe ou l’avenue Foch, tout aussi bruyantes, mais qui n’en sont nullement dépréciées pour autant1.
4Les différences d’emplacements ne suffisent cependant pas à rendre compte de l’hétérogénéité observée au sein des secteurs. Des segments de rue tout à fait comparables du point de vue de leur disposition spatiale et de leur qualité architecturale peuvent néanmoins contraster fortement. D’autres éléments interviennent, qui tiennent à la fois à l’histoire des immeubles et à celle de leurs occupants : statut d’occupation, structure de la propriété, mode de gestion de l’immeuble par son ou ses propriétaires, filières de renouvellement des populations. Tous ces points feront l’objet de développements ultérieurs. Si l’on s’en tient pour l’instant au simple repérage des différences locales, on notera tout d'abord qu’elles peuvent traduire des distorsions plus ou moins accentuées au sein d’un même îlot. Réalité matérielle et micro-unité administrative, l’îlot n’est pas forcément une entité socialement homogène. On voit par exemple sur le graphique 1 que le quadrilatère qui constitue l’îlot B1 juxtapose quatre segments qui diffèrent nettement par leur composition sociale.
Le cas de l’îlot B1 illustre bien la manière dont se combinent plusieurs facteurs de diversification qui jouent à des échelles spatiales différentes. A s’en tenir à la CSP des actifs, prise comme indicateur de la position sociale, on lit immédiatement sur le graphique l’opposition entre les groupes d'immeubles situés sur place ou sur quai (segments B13 et B14), et ceux qui donnent sur les deux rues latérales. Ces derniers comportent notamment une proportion beaucoup plus faible de cadres supérieurs et de membres des professions libérales. Leur composition sociale n'est cependant pas équivalente : près de la moitié des actifs du segment B11 sont des ouvriers, contre 8 % dans le segment B12 ; le premier ne comporte presque pas d’artisans et petits commerçants, alors qu’ils constituent le quart de la population du segment B12. Pour rendre compte de ces distorsions, il faudrait descendre systématiquement à l’échelle de l’immeuble, et voir cas par cas ce qui fait la spécificité de chacun, indépendamment de sa situation dans l’espace local.
5L’effet combiné de l’emplacement et des caractéristiques propres aux immeubles et à leurs logements peut aboutir à des clivages tout à fait saisissants entre bâtiments voisins. Soit par exemple, toujours dans le même îlot, deux immeubles contigus, mais appartenant à deux côtés différents des quadrilatères :
- dans le premier immeuble, tous les occupants sont locataires. Sur les 16 chefs de ménage, on compte 11 ouvriers (4 ouvriers du bâtiment, 3 ouvriers qualifiés divers, 3 OS et 1 manœuvre), 3 femmes de ménage, 1 aide-comptable et 1 chef de ménage sans profession. 10 chefs de ménage sont de nationalité étrangère (dont 7 originaires du Maghreb). Un seul logement est équipé d’une salle de bains, les autres n’ayant ni salle de bains ni douche. La plupart des logements sont de petite taille (de 1 à 3 pièces).
- dans le second immeuble qui, rappelons-le, jouxte le précédent, les occupants sont pour un tiers propriétaire, et pour les deux tiers en location ou en meublé. A l’exception d'un étudiant étranger, les 19 chefs de ménage sont tous de nationalité française, et parmi eux 11 sont nés à Lyon même. Leurs professions se répartissent ainsi : 2 ingénieurs, 2 industriels, 4 cadres administratifs ou commerciaux, 1 technicien, 3 employés, 3 retraités dont deux hébergent un domestique, 2 étudiants, 1 femme de ménage et enfin le gardien de l’immeuble. Douze logements sont équipés de salles de bains ; le nombre de pièces est très variable selon l’étage et la disposition interne à l'immeuble : il va de 1 à 5.
6Il ne s’agit pas là d’un cas exceptionnel. On pourrait au contraire multiplier les exemples faisant apparaître la juxtaposition de populations nettement distinctes d’un immeuble à l’autre, d’un segment à l’autre. Une histoire détaillée des conditions de renouvellement des occupants serait sans nul doute tout aussi instructive que la seule étude du cadre physique de l’habitat. Les données des recensements, qui livrent des instantanés successifs, ne donnent que des informations très partielles sur ce point. Elles fournissent cependant une idée approximative des évolutions divergentes qui affectent un secteur, et qui peuvent avoir pour effet d’accentuer ou de réduire les contrastes entre segments de rue contigus.
7Si l'on prend le cas de l’îlot X2 du secteur Croix-Rousse (cf. graphiques 2 et 3), on constate d’abord une nette opposition entre la population active habitant sur le Boulevard et celle des trois autres rues du quadrilatère. La première est majoritairement composée de patrons et de cadres, et la seconde d’ouvriers et de personnels de services, avec un pourcentage d’employés légèrement plus élevé. Si l’on considère en revanche la composition sociale des retraités, évaluée à partir de la déclaration du dernier métier exercé, il y a pratiquement identité entre la structure socioprofessionnelle du Boulevard et celle des rues adjacentes.
8En comparant maintenant les deux sous-populations (actifs et retraités), on observe là encore deux cas de figure distincts :
- sur le Boulevard, les deux sous-populations ont des caractéristiques socio-professionnelles proches (mis à part la plus forte proportion de cadres supérieurs chez les actifs, au détriment des ouvriers) ;
- dans les rues adjacentes, au contraire, la composition socio-professionnelle des actifs est complètement différente de celle des retraités, qui sont principalement d'anciens patrons ou cadres.
9Certes, les données sur les retraités ne donnent qu’une image très déformée de ce qu’était la composition sociale de l’îlot il y a 20 ou 30 ans, même si la plupart d’entre eux sont installés depuis longtemps dans leur logement. Tout dépend de la structure des flux d’entrée et de sortie, de l’ampleur des changements de position au cours de la vie active, de la mortalité différentielle selon les catégories socioprofessionnelles, etc... Toujours est-il que l’instantané fourni par le recensement de 1975 traduit des évolutions locales tout à fait contrastées qui, par sédimentations successives, aboutissent à faire coexister
10• tantôt des générations différentes ayant les mêmes dominantes socio-professionnelles (Boulevard),
11• tantôt des sous-populations très hétérogènes qui s’opposent à la fois par leur âge et par leur appartenance sociale (rues adjacentes).
12Tandis que le Boulevard se renouvelait à peu près à l’identique, les immeubles situés sur les rues adjacentes, et notamment dans le bas de l’îlot, ont vu le remplacement progressif des anciens artisans, commerçants et cadres par une population d’ouvriers, souvent peu qualifiés, venus pour la plupart d’autres communes ou d’autres pays. La concentration de plusieurs familles d’une même origine géographique au sein de quelques immeubles suggère l'existence de filières d’insertion de certains des nouveaux habitants dans cette partie du quartier qui correspond déjà au tout début des pentes de la Croix-Rousse.
13Dans le cas de cet îlot, les disparités internes se sont donc nettement renforcées au cours des dernières décennies, comme le confirme l’examen de sources complémentaires, et en particulier d’annuaires locaux. Dans d’autres groupes d’immeubles, il en va différemment. Le temps n’exerce pas un effet uniforme sur les habitats anciens, dont certains se protègent mieux que d’autres contre la dégradation physique ou la dévalorisation sociale, indépendamment de toute opération concertée de réhabilitation.
14Ainsi, tout en portant sur des effectifs encore suffisants pour que l'analyse des variances conserve un sens, la décomposition en segments de rue met en évidence la complexité des configurations socio-spatiales à l’intérieur de certains quartiers anciens. Pour décrire la division sociale de l’espace urbain à l’échelle des agglomérations prises dans leur ensemble, les sociologues de l’école de Chicago et leurs continuateurs parlaient volontiers de “mosaïque urbaine”2. En l’occurrence, cette image de la mosaïque paraît convenir tout aussi bien à l’échelle micro-locale retenue ici, celle du quartier ou même du groupe d’îlots.
15Il reste alors à se demander si l’on peut repérer, dans les secteurs étudiés, quelques principes organisateurs de la mosaïque. En d’autres termes, de quelle manière s’associent et se combinent localement les diverses caractéristiques décrivant les immeubles, les logements et leurs occupants ? Avant de donner quelques éléments de réponse à cette question, on se demandera comment se traduisent globalement dans l’espace résidentiel les proximités et distances entre les habitants en fonction de leur position socioprofessionnelle, sans préjuger pour l’instant des processus qui commandent cette distribution.
2. PROXIMITÉS ET DISTANCES ENTRE GROUPES SOCIO-PROFESSIONNELS
16Quelles sont les catégories les plus regroupées et celles qui sont les plus diffusées dans l’espace résidentiel local ? Comment s’organisent les proximités et distances entre catégories du point de vue de leur localisation à l’intérieur des deux groupes d'îlots ? Et peut-on repérer des éléments de différenciation spatiale autres que le pur et simple découpage territorial en îlots et en segments de rue ? Un premier ensemble d’informations peut être obtenu sous une forme quantifiée grâce au calcul de quelques indices devenus classiques en sociologie urbaine3.
Les indices de ségrégation et de dissimilarité
L’indice de ségrégation mesure l’écart observé entre la distribution spatiale d’une catégorie et la distribution de l'ensemble des autres catégories d’une population occupant un espace donné. Considérons un espace E (par exemple une agglomération), découpé en unités territoriales et occupé par une population p à l’intérieur de laquelle on distingue une catégorie X. Notons Xi le pourcentage de X qui figure dans l’unité territoriale i, et (p-X)i le pourcentage du reste de la population qui figure dans cette même unité territoriale. L’indice de ségrégation de la catégorie X sur l’ensemble de l’espace étudié s’obtient par le calcul suivant :
I = 1/2 Σ | Xi - (p - X)i |
Ainsi défini, l’indice mesure le pourcentage de la catégorie X qui devrait changer d’unité territoriale pour avoir une distribution spatiale identique à celle du reste de la population, la catégorie sera dite d’autant plus “ségrégée” que son indice est plus élevé.
En pratique, la catégorie étudiée est souvent comparée non pas au reste de la population, mais à l'ensemble (incluant donc la catégorie elle-même). C’est la solution qui a été retenue ici, et qui correspond à la formule :
I’ = 1/2 Σ | Xi - pi |
L’indice de dissimilarité se calcule selon le même principe que l'indice de ségrégation, mais en comparant deux catégories entre elles, et non plus une catégorie à toutes les autres ou à l'ensemble des catégories. L'indice mesure alors le pourcentage de l'une des deux catégories qui devrait changer d’unité territoriale pour avoir une distribution spatiale identique à celle de l'autre catégorie. Si le critère retenu partage la population en k catégories, le nombre total de comparaisons par paires est égal à k(k-l)/2, chaque comparaison correspondant à un indice de dissimilarité spécifique. La confrontation simultanée de tous ces indices fournit une représentation chiffrée de la structure des affinités et des oppositions entre les diverses catégories.
17Habituellement, les indices de ségrégation et de dissimilarité sont calculés à l'échelle d’une agglomération, que l'on découpe en unités territoriales plus ou moins fines arrondissements, quartiers, îlots...). Le raisonnement est ici transposé à un échelon beaucoup plus restreint, celui d’un secteur urbain décomposé en segments de rue. Compte tenu de la faible dimension de la population traitée, il serait aventureux d’attribuer une signification trop précise aux valeurs absolues des grandeurs trouvées pour les différents indices. Il est plus intéressant en revanche de comparer entre eux ces indices, d’apprécier leur ordonnancement, et aussi de les rapporter aux configurations observables à l’échelle de la ville de Lyon prise dans son ensemble.
18Le critère de partition qui a été utilisé est la catégorie socioprofessionnelle des actifs, identifiée par la nomenclature à un chiffre du recensement de 1975. En négligeant les groupes très minoritaires (“Autres catégories”) ou non représentés (“Exploitants agricoles” et “Salariés agricoles”), on obtient donc une ventilation relativement sommaire en six grands groupes de CSP. Il aurait sans doute été plus satisfaisant de dissocier certaines catégories, en particulier à l’intérieur du groupe des Patrons de l’industrie et du commerce. En effet, le schéma de distribution résidentielle des industriels et gros commerçants diffère notablement de celui des artisans et petits commerçants (lesquels sont généralement beaucoup moins “ségrégés”), et la catégorie “Ouvriers” est elle-même assez peu homogène. Mais l’affinement des catégories risquerait d’être illusoire et de conduire à une précision tout à fait artificielle, étant donné la taille relativement faible de l’effectif étudié ici. Il faut néanmoins garder présent à l'esprit ce que recouvrent les appellations agrégées pour chacun des deux contextes locaux. En ce qui concerne les indépendants du commerce et de l’industrie, rappelons que les artisans et petits commerçants sont toujours très majoritaires, les rapports numériques avec les industriels et gros commerçants étant environ de 1 à 8 dans le secteur Croix-Rousse, et de 1 à 3 dans le secteur Brotteaux-Ouest. D’autre part, les contremaîtres et ouvriers qualifiés représentent dans le premier cas la moitié des ouvriers, contre 60 % dans le second.
19Les calculs auraient pu tout aussi bien porter sur la CSP du chef de ménage, mais il a paru plus révélateur de prendre en considération l’ensemble de la population active des deux sexes. En effet, selon l’importance de l’homogamie professionnelle (ou encore de la transmission du statut entre parents et enfants), la réunion de plusieurs actifs au sein d’un même ménage peut renforcer ou atténuer les indices de concentration spatiale d’un groupe socioprofessionnel donné. Il a donc semblé souhaitable d'intégrer à l’analyse cette dimension supplémentaire de la différenciation entre milieux sociaux.
20Le traitement simultané des deux secteurs n’aurait ici guère de sens, puisqu’il s’agit de portions disjointes du territoire urbain. Les indices ont été calculés séparément pour chacune des deux populations, celle du secteur Croix-Rousse et celle du secteur Brotteaux.
Le secteur “Croix-Rousse”
21A partir du découpage territorial en 9 segments de rue, le calcul des indices de ségrégation sur la population active donne les résultats suivants :
Tableau 7 - Indices de ségrégation sur le secteur Croix-Rousse (population active des deux sexes au recensement de 1975)
Patrons de l’industrie et du commerce | 25.8 |
Professions libérales et cadres supérieurs | 43,2 |
Cadres moyens | 14,2 |
Employés | 9,7 |
Ouvriers... | 17,5 |
Personnels de service | 18,3 |
22Un net contraste apparaît entre les catégories fortement concentrées (patrons et surtout professions libérales et cadres supérieurs) et le faible indice des employés ou, dans une moindre mesure, des cadres moyens. Ouvriers et personnels de service occupent une position intermédiaire. L’allure générale de cette distribution n’est pas sans analogie avec celle observée dans un grand nombre d’autres contextes urbains. Dans leur étude sur la géographie sociale des 80 quartiers de Paris à partir des recensements de 1962 et 1975. J. Brun et Y. Chauviré4 constatent que les indices les plus élevés sont obtenus pour les cadres supérieurs et les gros indépendants, suivis par les ouvriers et personnels de service, alors que les couches moyennes salariées ont une distribution nettement plus diffuse dans l’espace de l’agglomération. Pour les villes américaines, les Duncan invoquaient déjà en 1955 le (trop ?) célèbre schéma de la “courbe en U” pour décrire ce type de répartition5. Aux deux extrêmes de la hiérarchie sociale, les catégories à l’identité sociale la plus affirmée tendraient d’une façon générale à marquer nettement de leur empreinte certaines portions de l’espace résidentiel, alors que la plus grande mobilité et la moindre cohésion des catégories moyennes se traduiraient par une plus forte dispersion. Le choix de la population de référence (constituée ici par les actifs et non par les chefs de ménage) accentue très certainement les contrastes, puisque le taux de féminisation de la catégorie “employés” est élevé, et que la profession du mari peut correspondre à un assez large spectre de positions socio-professionnelles.
23Comparons maintenant les indices observés sur le secteur à ceux qui peuvent être calculés sur les 78 quartiers INSEE de la ville de Lyon, avec la même source statistique et pour la même année (cf. tableau 8).
24Si les chiffres diffèrent de ceux observés sur le secteur Croix-Rousse, la structure est bien la même : le classement des groupes socio-professionnels en fonction de leur indice de ségrégation est identique. En premier lieu se situent les cadres supérieurs et professions libérales, suivis par les patrons, puis par les personnels de service et les ouvriers. Viennent ensuite des indices plus faibles pour les cadres moyens et surtout pour les employés. Autrement dit, les catégories les plus concentrées dans l’ensemble de l’espace résidentiel lyonnais sont aussi les plus concentrées à l’intérieur du petit périmètre étudié ; inversement, les catégories les plus diffusées à l'échelle de la ville sont aussi les plus diffusées à l’échelle micro-locale.
Tableau 8 - Indices de ségrégation des principaux groupes socio-professionnels dans la ville de Lyon.
Patrons de l'industrie et du commerce | 18,7 |
Professions libérales et cadres supérieurs | 22,2 |
Cadres moyens | 10,6 |
Employés | 6,2 |
Ouvriers | 12,7 |
Personnels de service | 14,2 |
25Certes, il ne faut pas surestimer l’intérêt de cette comparaison : un segment de rue, une portion d’avenue ou de place ne sont pas l’équivalent des quartiers, ni par leurs caractéristiques “objectives” ni dans la représentation que s’en font les citadins. Les mécanismes qui règlent la configuration interne d’un quartier, voire d’un groupe d’îlots, ne sauraient être considérés comme un simple décalque, ou comme une sorte de modèle réduit, de ceux qui président à la division sociale de l’espace urbain dans son ensemble. Rien ne permet d’ailleurs de conclure que les données observées sur un petit secteur aient une portée générale, même pour des tissus urbains d’âge et de structure matérielle comparables. Il n’est pourtant pas inintéressant de constater que la distribution spatiale des actifs à l’intérieur du périmètre étudié ne se fait pas au hasard. Non seulement la composition sociale varie fortement d’un segment à l’autre, mais de plus certaines catégories sont davantage ségrégées que d’autres, selon des modalités assez proches de ce que l’on observe à une plus grande échelle territoriale.
26Mais il ne suffit pas de ranger les diverses catégories d’actifs en fonction de leur plus ou moins forte concentration dans l’espace. Que les indices de ségrégation aient une valeur élevée à la fois pour la catégorie “Patrons de l’industrie et du commerce” et pour la catégorie "Professions libérales et cadres supérieurs” n’autorise pas à déduire que ces deux groupes socio-professionnels se concentrent de préférence dans les mêmes quartiers ou, en l’occurrence, dans les mêmes segments de rue. En comparant deux à deux les catégories, les indices de dissimilarité permettent d’obtenir une vue synthétique des affinités et oppositions entre groupes d’actifs du point de vue de leur implantation résidentielle. Le tableau 9 indique les valeurs observées sur le secteur de la Croix-Rousse, toujours sur la base des actifs des deux sexes.
27D’une façon générale, la plupart de ces indices ont des valeurs élevées, supérieures à celles fournies habituellement par les calculs à l’échelle d’une agglomération. Cela résulte pour partie de la petite taille de la population : il peut arriver qu’un segment de rue ne comporte aucun actif d'une catégorie, mais contienne en revanche 25 % ou 30 % des actifs d’une autre catégorie. Un tel cas de figure, qui a pour effet de grossir considérablement l’indice, aurait bien peu de chances de se rencontrer sur de très grands nombres. Aussi ne faut-il pas accorder trop d’importance aux valeurs absolues, sinon pour les comparer à celles trouvées sur le secteur Brotteaux, qui ont été calculées dans des conditions identiques.
28La hiérarchie des différents indices est en revanche plus instructive, car la série est très étendue : un écart du simple au triple sépare l’indice le plus faible (Cadres moyens - Employés) de l’indice le plus élevé (Professions libérales et cadres supérieurs - Ouvriers). Rappelons la signification de ces chiffres : à l’intérieur du périmètre étudié, 57,1 % des ouvriers devraient se déplacer pour que leur distribution résidentielle entre les divers segments de rue soit identique à celle des professions libérales et cadres supérieurs. Non seulement ces deux catégories sont fortement concentrées dans l’espace local (comme l’indiquaient leurs indices de ségrégation respectifs), mais encore elles se concentrent dans des segments de rue bien distincts : leurs schémas d’implantation dans l'espace du secteur sont très nettement dissociés.
29On notera d’ailleurs que les indices de dissimilarité sont élevés pour tous les couples de catégories incluant les cadres supérieurs et professions libérales. Si l’on range les indices par ordre de valeur décroissante, on trouve à la première place l’indice qui les oppose aux ouvriers (57,1), au second rang celui qui les oppose aux personnels de service (52,8), et au troisième rang celui qui les oppose aux employés (48,2). Même avec les patrons de l’industrie et du commerce, leur opposition est forte (39,0), plus forte même qu’avec les cadres moyens.
30Sans tirer de conclusions hâtives d'une étude effectuée sur une autre agglomération et à une autre échelle territoriale, on ne peut manquer cependant d’être frappé par la similitude avec le constat qu’ont fait J. Brun et Y. Chauviré sur Paris : “il faut souligner la spécificité du système de relations des professions libérales et cadres supérieurs, qui ne s'opposent pas seulement aux catégories ouvrières (...). Les PLCS ne sont proches d’aucune catégorie : avec les catégories dont ils sont le moins éloignés, les indices restent élevés (...). Il s’agit donc d’une catégorie qui se caractérise par l’autonomie de sa localisation et qui présente (...) une très forte concentration spatiale. C’est la catégorie la plus discriminante dans l’espace social parisien” (art. cité).
Le secteur “Brotteaux-Ouest”
31Les valeurs de l’indice de ségrégation calculées sur ce secteur sont les suivantes :
Tableau 10 - Indices de ségrégation sur le secteur Brotteaux (population active des deux sexes au recensement de 1975).
Patrons de l'industrie et du commerce | 22,3 |
Professions libérales et cadres supérieurs | 24,6 |
Cadres moyens | 9,0 |
Employés | 15,4 |
Ouvriers | 25,5 |
Personnels de service | 12,1 |
32Une opposition assez nette se manifeste entre trois groupes socio-professionnels présentant un fort indice (indépendants, cadres supérieurs et ouvriers) et les trois autres catégories (cadres moyens, employés et personnels de service), qui sont davantage diffusées dans l'espace local. Les ouvriers apparaissent plus ségrégés que dans le secteur Croix-Rousse, et obtiennent même un indice légèrement supérieur à celui des professions libérales et cadres supérieurs. Ces derniers, qui manifestaient une concentration exceptionnellement élevée dans le premier secteur, présentent ici une distribution spatiale relativement plus équilibrée.
33Dans le secteur Croix-Rousse, l’organisation sociale de l'espace résidentiel est manifestement dominée par l’opposition entre le Boulevard, lieu d’élection des catégories aisées, et les rues adjacentes. Aux Brotteaux, l’imbrication entre les douze segments de rue est plus complexe, et les clivages moins accentués. Dans un cas comme dans l’autre, les couches moyennes salariées sont davantage diffusées, avec toutefois une inversion des indices entre cadres moyens et employés. Quant aux personnels de service, ils sont sensiblement moins ségrégés que dans le secteur Croix-Rousse. Un des éléments d’explication réside sans doute dans la persistance d’un mode traditionnel de proximité résidentielle entre les personnes assurant des services aux particuliers (domestiques, femmes de ménage) et les ménages qui les emploient. En effet, c’est presque uniquement dans le secteur Brotteaux que l’on observe un certain nombre de cas d’hébergement de la domesticité à domicile ou dans les “chambres de bonnes” du dernier étage.
34Par comparaison avec l’autre secteur, le calcul des indices de dissimilarité révèle à la fois des oppositions moins tranchées et la confirmation d’un certain nombre de contrastes :
35Les trois indices les plus élevés opposent deux à deux trois groupes de catégories socio-professionnelles :
- Professions libérales et cadres supérieurs >< Ouvriers (I = 44,0)
- Patrons de l’industrie et du commerce >< Ouvriers (I = 41,2)
- Patrons de l’industrie et du commerce >< Professions libérales et cadres supérieurs (I = 36,1).
36On retrouve ici encore la configuration précédente : les patrons d'une part, et de l'autre les professions libérales et cadres supérieurs ont en commun une forte distance aux ouvriers, mais ils s’opposent également entre eux d'une manière presque aussi tranchée. Moins concentrés que dans l’autre secteur, les professions libérales et cadres supérieurs se singularisent néanmoins par une distribution résidentielle nettement distincte de celle des autres groupes socio-professionnels. Ainsi, par-delà les différences qui confèrent à chaque localité sa physionomie propre, on voit se profiler un certain nombre de régularités dans le jeu des proximités et distances spatiales entre groupes sociaux.
3. SÉGRÉGATION ?
37Les quelques mesures qui viennent d’être présentées à partir des données du recensement apprennent que certaines catégories d’actifs sont assez fortement concentrées, alors que d’autres se répartissent de façon plus diffuse dans l’espace résidentiel local. En termes purement comptables, les premières seront dites plus “ségrégées” que les secondes. Mais quelles conclusions peut-on légitimement tirer de ces mesures ? Le fait même de parler indifféremment de ségrégation aussi bien pour les cadres supérieurs que pour les ouvriers, au motif que ces deux catégories se voient attribuer l’une et l’autre un indice élevé, traduit à l’évidence les limites de l’approche statistique, qui dresse le bilan de processus très divers sans en désigner la nature et sans préjuger des rapports effectifs entre les divers groupes sociaux en présence dans la localité.
Distances spatiales et distances sociales
38Même en s’en tenant à une description purement statistique, il serait nécessaire de multiplier les critères pour apprécier de façon plus complète les phénomènes de concentration et de diffusion spatiale. La catégorie socio professionnelle, prise comme indicateur de la position sociale, ne constitue qu’une dimension parmi d’autres. Elle appelle en complément d’autres bases de calcul telles que l’appartenance ethnique ou encore des variables démographiques (structures familiales, fécondité, etc...). Les mesures qui peuvent être effectuées à partir de ces diverses variables ne coïncident pas nécessairement, comme l’ont montré un grand nombre d’études empiriques s’inspirant de près ou de loin des techniques de l’écologie factorielle. A l’échelle d’une agglomération, les schémas de division de l’espace résidentiel ne se recouvrent pas selon qu’on envisage la dimension de la hiérarchie sociale, celle de l'origine ethnique ou celle des caractéristiques sociodémographiques. On peut observer une grande variété de professions au sein de zones à forte concentration ethnique, et inversement, dans d’autres quartiers, une forte dominante socio-professionnelle s’accompagnant d’une relative dispersion des origines ethniques.
39A l’échelle micro-locale envisagée ici, de nettes distorsions apparaissent entre la localisation des Français et celle des étrangers, comme en témoigne le tableau 12.
Tableau 12 - Indices de ségrégation des ménages dont le chef est de nationalité étrangère (Maghreb et Europe du Sud), à l’intérieur de chacun des deux groupes d'îlots étudiés
Nationalité du chef de ménage | Croix-Rousse | Brotteaux |
Espagnol, Italien ou Portugais | 31,3 | 14,4 |
Algérien, Marocain, Tunisien | 37,0 | 60,3 |
40Le secteur des Brotteaux se singularise par un fort contraste entre les deux groupes de nationalités distingués. Les ménages dont le chef est originaire de l'Europe du Sud sont très largement dispersés dans l’espace résidentiel ; il s’agit souvent d’immigrés anciens, ayant déjà effectué plusieurs déménagements en France, et occupant une gamme assez variée de professions ; en outre, c’est souvent parmi eux qui se recrutent les gardiens d’immeubles, ce qui accentue encore l’effet de diffusion spatiale. En revanche les ménages maghrébins sont exceptionnellement concentrés, beaucoup plus que ne l'est dans le même espace n'importe quelle catégorie professionnelle, y compris celle des ouvriers. Pour être répartis comme les autres ménages, près des deux tiers d’entre eux devraient changer de segment de rue. Un seul segment de rue (B 11) regroupe la moitié des ménages maghrébins du secteur. Dans leur cas, l’origine ethnique est beaucoup plus discriminante que l'appartenance socio-professionnelle. A la Croix-Rousse au contraire, l’indice de ségrégation des Maghrébins est plus faible en valeur absolue, à peine plus élevé que celui des ménages originaires de l’Europe du Sud, et inférieur à celui des cadres et professions libérales.
41On pourrait ainsi multiplier les mesures, confronter les indices, compliquer indéfiniment l’analyse en introduisant de nouvelles dimensions, dans la tradition de l’écologie factorielle. Le risque est évidemment de perdre de vue les populations elles-mêmes, et de raisonner de plus en plus sur des variables artificiellement isolées par les traitements statistiques. En outre, la ségrégation, en tant que processus, doit également être saisie à travers l’évolution temporelle des proximités et distances entre catégories6. Une illustration en a été donnée ci-dessus à travers l’examen détaillé de l’un des îlots du secteur Croix-Rousse.
42En définitive, le principal intérêt des indices de ségrégation et de dissimilarité calculés sur les deux secteurs est de montrer que le changement d’échelle confirme ici dans ses grandes lignes le jeu des relations spatiales entre catégories observé sur l’ensemble de l’agglomération. Il n’en va pas toujours ainsi : les opérations de rénovation ou de réhabilitation ont souvent pour effet d’estomper la complexité de l’espace local ; inversement, l’apparente homogénéité d'un quartier peut n’être qu’une moyenne masquant de très fortes disparités internes. La tendance naturelle du raisonnement statistique serait de considérer comme étant la plus pertinente l’échelle qui fait apparaître les oppositions les plus tranchées. Pris dans sa globalité, chacun des deux secteurs étudiés serait donc peu ségrégé. Mais d'autre part, en modifiant l'échelle d'observation, on pourrait tout aussi bien parler d’une forte ségrégation interne, puisque les diverses catégories ne se distribuent pas au hasard dans l’espace résidentiel micro-local.
43Ces deux points de vue ne sont nullement incompatibles, à condition de préciser qu’ils mettent en jeu des définitions différentes de la ségrégation. En effet, lorsqu'on change d’échelle, le problème change aussi de nature, et ce pour plusieurs raisons :
- en premier lieu, les catégories utilisées par l’analyse statistique ne recouvrent pas nécessairement les mêmes contenus selon la taille de l’unité territoriale considérée. Il y a de fortes chances pour que les caractéristiques des “ouvriers” diffèrent sensiblement selon qu’on envisage un quartier où ils sont majoritaires ou au contraire un quartier où ils se trouvent faiblement représentés. Il en va de même pour les "cadres supérieurs”, les “employés”, les “Maghrébins”, etc... En fonction du contexte local, les classifications n’identifient pas des groupes d’acteurs tout à fait équivalents. Dès lors, le système des proximités et des distances n’a pas la même signification à l’échelle de l’îlot, du quartier, ou de l’agglomération ;
- et surtout, le problème de la ségrégation ne peut pas être traité en s’en tenant à des schémas purement spatiaux. La présence dans un même espace résidentiel de populations très diverses ne préjuge pas des modalités de leur coexistence. Une relative proximité spatiale peut aussi bien favoriser les relations sociales qu’exacerber les tensions, selon les cas. Seule une analyse des représentations et des pratiques permet de se faire une idée satisfaisante des rapports entre groupes sociaux en présence.
44Les entretiens apportent sur ce point un certain nombre d’informations. Réalisés au cours des années 80, ils sont certes en décalage avec les données du recensement de 1975, qui seules étaient disponibles à l’échelle individuelle. Toutefois les statistiques fournies par le dernier recensement à l’échelle des quartiers laissent supposer que la composition sociale locale ne s’est pas profondément modifiée, et aucun des deux secteurs n’a connu par ailleurs de transformations de son cadre bâti. Toujours est-il que les situations décrites par les personnes interrogées correspondent assez bien aux configurations locales repérées grâce aux données exhaustives de 1975.
Ici” et “là-bas”
45La plupart des personnes rencontrées s’accordent pour affirmer que leur quartier est habité par “toutes sortes de gens”. Mais estiment-elles pour autant que n’importe qui habite n’importe où, que l’espace résidentiel local est relativement indifférencié, ou bien voient-elles des différences selon les îlots, les rues, les immeubles ? Autrement dit, les discours redondants sur le quartier “équilibré” s’accompagnent ils ou non du sentiment que chacun y est en quelque sorte “à sa place”, - et donc que les places ne sont pas tout à fait interchangeables ?
46D’une manière générale, les enquêtés ont plutôt tendance à minorer les phénomènes de différenciation interne que les données du recensement mettent pourtant bien en évidence.
47A l'intérieur du périmètre définissant leur quartier (qui se limite pour la plupart d’entre eux aux quelques îlots entourant leur lieu de résidence), ils se refusent à faire des discriminations nettes entre les pâtés de maisons. Quatre ou cinq concèdent, tout au plus, “de légères différences d’un immeuble à l’autre”. Le sentiment général est assez bien résumé par ce propos d’une habitante du secteur Brotteaux-Ouest : “moi, je connais des gens dont les professions sont très différentes, dont les niveaux sociaux sont très différents, et qui habitent à vingt mètres les uns des autres, voire dans le même immeuble, et je pense que ces gens co-habitent très bien”.
48Mais il faut aussitôt ajouter que cette situation est presque toujours présentée comme spécifique au petit quartier dans lequel on habite. A la périphérie immédiate, tout change, et les discours abondent pour qualifier ces espaces pourtant proches, mais où l’on n’est déjà plus tout à fait chez soi :
“Ici c’est un milieu assez mélangé. (...) Si on s’arrête au cours, il n’y a pas beaucoup de différences. Mais si on va au-delà, alors là ça évolue. Mais de la place au cours, sociologiquement, à mon avis, c’est pareil à mon avis”.
‘‘Vers la rue X., là-bas, il y a plus d’ouvriers”.
“Ici c’est un quartier homogène - ça évolue quand on traverse le cours”.
“Quant aux quais, alors là c’est vraiment la vieille bourgeoisie. (...) Quand on va vers le cours, ça devient beaucoup moins bourgeois”.
“Avant j’habitais la rue Z. [c’est à dire à 200 mètres environ]... Eh bien c’était nettement plus ouvrier, c’est pas pareil".
“Derrière, je ne connais pas, on passe juste... il y a peut-être une proportion plus large d’ouvriers et d’employés (...). Le reste de la Croix-Rousse, par exemple la Grande-Rue, la rue Dumont, c'est pas pareil. C’est des artisans, oui... Enfin peut-être qu’ils gagnent autant que... qu’une profession libérale, mais enfin c’est pas pareil”.
49Autrement dit, à proximité immédiate, ce n'est déjà plus "pareil”. “Là-bas”, "derrière”, “plus haut”, “sur les pentes”, - c’est à-dire en fait au-delà des quelques pâtés de maisons qui jouxtent le domicile-, les enquêtés n’éprouvent aucune difficulté à qualifier des espaces qui leur paraissent toujours plus ouvriers, ou plus bourgeois, ou plus “écolo”, etc..., que le leur. Au-delà de certaines limites vite franchies, l’équilibre se rompt, et l'on en donne maints témoignages qui sont autant de célébrations indirectes du quartier où l’on habite, - ce quartier dont on assure à la fois qu’il comporte “toutes sortes de gens” et “des gens comme vous et moi”.
50Tout se passe donc comme si le repérage des positions sociales ne pouvait prendre tout son sens, ne pouvait véritablement s’exprimer qu’à distance, en désignant des populations qui sont d’emblée posées comme différentes parce qu’elles habitent ailleurs, de l’autre côté de l’avenue, du cours ou de la place. A peu près inopérant tant qu’il s’agit de parler du voisinage immédiat, le discours sur la ségrégation spatiale s’affirme bel et bien, même si le terme n’est pas employé, dès lors qu’on oppose ce voisinage à ses périphéries. Bien qu'on ne fréquente guère ses voisins, bien qu’on ne les connaisse guère que “de vue”, ce minimum de familiarité ne prédispose pas à s’étendre sur la géographie sociale interne au quartier. On préfère de beaucoup s’en tenir à des généralités vagues sur la diversité équilibrée, le mélange harmonieux et la cohabitation. Au contraire, les pourtours du quartier se laissent beaucoup plus facilement caractériser par leur composition socio-professsionnelle, telle du moins que se la représente chaque enquêté7.
51C’est bien cette dualité des perceptions qui donne sens aux qualificatifs les plus régulièrement invoqués pour décrire le quartier. Disparités entre immeubles, diversité relative de leurs habitants, densité et “animation” des commerces de détail, il n’en faut pas davantage pour alimenter les propos les plus lyriques sur le quartier-village, cher au cœur de tant de citadins. Chacun se plaît à imaginer des sociabilités locales auxquelles il ne participe nullement, mais dont il croit déceler un écho affaibli dans le jeu des reconnaissances mutuelles dont il fait quotidiennement l’expérience dans les espaces publics. La discrétion observée en pratique dans les rapports entre voisins se trouve donc tempérée par l’éloge d'une convivialité virtuelle à laquelle on ne se prête guère soi-même faute de temps, d’occasions, etc..., mais que l’on prête fort généreusement à un autrui parfaitement indéterminé.
52On comprend dès lors que ce discours dominant n’a aucune raison d’être tenu par ceux qui. notamment parmi les jeunes générations ou dans les milieux ouvriers, manifestent des attentes plus précises en matière de sociabilité locale. Au contraire, ces derniers trouvent le quartier plutôt “mort”, “sans âme”, “collet monté”. Ils n’y voient, et pour cause, aucune trace concrète de cette “animation” de bon aloi qui, pour la majorité des enquêtés, est censée faire un heureux contraste tant avec l’absence de vie des immeubles neufs qu’avec la promiscuité incontrôlée de l’hypercentre.
53Cette mise en scène d’une convivialité largement imaginaire est en définitive une façon parmi d'autres de proclamer les vertus d'une diversité sans promiscuité, d’une hétérogénéité sans confits, d'une familiarité des lieux qui pourtant n’impose à ceux qui les habitent aucun excès de familiarités.
54Au-delà des habituelles considérations esthétisantes, le “charme” dont sont volontiers parés les immeubles anciens doit manifestement beaucoup à ce jeu de proximités et de mises à distance que l’on juge, à l’inverse, bien peu compatible avec les structures répétitives des constructions récentes. “Anonymat” et “entassement” sont les deux défauts rédhibitoires auxquels ces dernières ne sauraient échapper, fussent-elles situées dans les meilleurs quartiers de la ville. Plusieurs interlocuteurs en veulent pour preuve leur expérience personnelle ou celle de leurs proches. L’attachement à l’“ancien” aurait été la raison déterminante de leur venue ou de leur retour dans le quartier, après un séjour peu satisfaisant dans un appartement moderne.
55De fait, ce système d’attitudes paraît avoir suffisamment de consistance pour ne pas se réduire à un simple alignement des préférences sur les situations objectives. En tout cas, il semble bel et bien partagé par un certain nombre d'habitants de l’îlot “Brotteaux-Nord”, qui sont souvent très proches des couches dominantes des deux secteurs anciens par leurs positions sociales, leurs pratiques et leurs manières d’habiter. Visiblement, leur présence dans un immeuble récent est moins une affaire de goût que d'opportunité. C’est même auprès de l’un d’entre eux qu’a été recueilli l'éloge le plus circonstancié de la ville médiévale, du Paris balzacien et de la conviviale mixité des quartiers anciens. Les souvenirs de jeunesse, la fréquentation des amis et de la famille, la proximité des vieux immeubles cossus du quartier “Helvétie”, sont là pour tempérer la satisfaction à l’égard d’un ensemble résidentiel auquel on ne souhaite pas être identifié. Son côté “super-HLM” pour les uns, “nouveau riche” pour les autres, devient une occasion supplémentaire de proclamer l’absence de réel attachement à un lieu que l’on juge seulement “agréable” et “très bien situé”. Bien entendu, l’aspect des immeubles, la plus grande homogénéité sociale de leur peuplement et la rareté des commerces excluent ici toute référence au mythe du quartier-village. A sa place, les discours rituels sur le “calme” et le “silence” soulignent à leur façon les avantages qui découlent de la forte similitude des modes de vie au sein du voisinage.
56Ce qui est vrai des qualifications sociales vaut a fortiori pour la désignation des minorités ethniques. Dans le quartier Parc Tête d’Or, les ruptures sont brutalement soulignées par le parcellaire, si l’on excepte quelques concierges d’origine espagnole ou portugaise. A proximité de l’îlot retenu pour l'enquête, les immigrés se concentrent dans un pâté de maisons vétuste, d’ailleurs promis à une prochaine démolition. Quels que soient les jugements que portent les interviewés sur la rénovation projetée, cette enclave résiduelle se trouve manifestement pour eux dans une situation de complète extra-territorialité.
57Il en va autrement dans les deux quartiers anciens. Comme on l’a vu, les immigrés sont davantage disséminés dans l’ensemble de l'espace résidentiel, malgré d’importantes variations d’un immeuble à l’autre. Ils sont, ou pourraient être, de proches voisins que parfois l’on connaît vaguement et que l’on salue. Et surtout, ils constituent des familles, qualificatif éminemment favorable qui trouve parfois sa confirmation dans le bénévolat :
- Elle : Maintenant il y a vraiment de tout, dans le quartier, et ce n’est pas plus désagréable.
- Lui : Ce n’est tout de même pas “ouvrier”, si vous voulez. Par exemple, ici on ne voit pas beaucoup de Nord-Africains.
- Elle : Si, on en voit, mais ce sont des familles, des familles complètes. Ce ne sont pas, comme du côté de la rue Paul Bert, des hommes qui traînent de partout. Ça, non. Ce sont des familles, et des familles qui essaient de s'intégrer.
- Lui :...de s’intégrer.
- Elle : A un moment donné, j’ai fait pas mal d’alphabétisation de femmes. C’étaient des Tunisiennes dont je me suis occupée. Eh bien véritablement, c’étaient des familles : les hommes avaient de petites situations d’ouvriers, mais les femmes.... l’intérieur des maisons était bien tenu, les gosses sont propres. En faisant les commissions, on rencontre ici des femmes qui sont très bien intégrées au quartier, qui ont appris le français, qui sont généralement assez gentilles. On a aussi pas mal d’Espagnols qui sont arrivés, des Portugais.
58Mais en tant que population différenciée, que groupe étranger à soi, susceptible de marquer un espace, c’est toujours quelque part ailleurs qu'on situe les populations immigrées. Pour les habitants du secteur “Croix-Rousse”, cet ailleurs est toujours “sur les pentes”, ce qui correspond effectivement à la réalité. Aux Brotteaux, chacun a son idée bien arrêtée (et fort variable d'un interviewé à l’autre) sur les lignes de clivage :
- “Les immigrés habitent plutôt là-bas, après l'avenue... et surtout de ce côté-là, en allant vers la Part-Dieu”
- “Les Arabes, ils sont plus bas, vers le cours”.
- “Les immigrés se trouvent plutôt là derrière, dans la rue X. ou la rue Y.”.
59On comprend mieux dès lors l’ambivalence d’expressions comme la “mixité”, le “mélange”, qui tantôt sont synonymes d’équilibre harmonieux lorsqu’elles affleurent au sein d’un discours valorisant sur le voisinage, tantôt désignent de façon euphémisée un quartier contigu plus marqué par la présence de minorités ethniques (“il y a les pentes qui sont un peu plus écolo, un peu... heu... mélange de races”), même lorsqu’on s’empresse d’ajouter : “je trouve d’ailleurs que c’est sympathique, ce mélange”.
60Même s’il contraste avec les zones avoisinantes, le quartier habité n’est cependant jamais perçu comme une enclave. Lorsque les enquêtés parlent de coupure, de rupture, c’est essentiellement par référence à la composition sociale et ethnique, c’est-à-dire aux caractéristiques qu'ils prêtent aux habitants. Mais simultanément, plusieurs d’entre eux voient assez bien que les attributs des différents espaces périphériques polarisent leur propre espace de résidence. Quand ils parlent des activités et non plus des populations, ils sont au contraire sensibles aux continuités - certes orientées, sélectives - qui les relient aux divers quartiers environnants ou du moins à certains d’entre eux. Par exemple, si les populations habitant sur les deux côtés du Boulevard de la Croix-Rousse constituent bien un ensemble homogène, le Boulevard peut en même temps être considéré comme une ligne de partage, dont l’efficience se trouve renforcée par le découpage de la carte scolaire :
“Là, c’est un quartier résidentiel, maintenant, qui se construit du côté de la rue Chazières. Alors là, il y a répercussion même sur les lycées et sur l'atmosphère des lycées et collèges. Nous, nous sommes du côté de la pente, c'est-à-dire du côté des quartiers beaucoup moins favorisés avec notamment un CES où il y a énormément de petits immigrants, et tout se passe bien mais il y a eu des périodes avec problèmes (...) Nous sommes du côté du Boulevard qui axe les enfants, en tout cas. vers des amis de la pente, puisque leur CES est du côté de la pente”.
61Quant aux achats quotidiens, ils ne se feront ni sur place (“ici il y a moins de commerces, c’est beaucoup plus résidentiel”), ni en allant vers les pentes (“ce n’est pas pratique quand il faut remonter avec les provisions”...), mais principalement sur le plateau de la Croix-Rousse. Il n’y a pas de recouvrement, pour un même ménage, entre l’espace des fréquentations amicales et familiales, celui de l’école, celui des achats, ou encore celui qui sert de support à l'image de “quartier-village”. Or ce sont bien ces espaces, plus que celui du voisinage immédiat, qui polarisent un certain nombre de pratiques “de proximité”, les autres se déployant dans divers espaces encore plus éloignés du domicile.
Immeubles sur rue et immeubles sur cour intérieure
62Si les enquêtés font chorus pour affirmer qu’il n’y a guère de différences entre les pâtés de maisons ou entre les rues de leur propre quartier, il leur arrive en revanche de faire état d’autres éléments de clivage au sein de l’espace résidentiel local. Tel est le cas en particulier de l’opposition entre les logements situés dans des immeubles de façade et ceux qui donnent uniquement sur les cours intérieures de chaque îlot. Par “cours”, il faut ici entendre des espaces assez restreints, en général fort peu ensoleillés, et entièrement fermés par les immeubles qui constituent l'îlot. Cette disposition architecturale, fréquente dans les vieux quartiers urbains, est attestée de façon particulièrement répétitive dans les îlots anciens des Brotteaux. Habituellement, les logements donnent à la fois sur la façade (rue, avenue, place) et sur la cour intérieure, mais il n'en va pas toujours ainsi, notamment pour certains petits appartements de l’entresol ou des derniers étages. D’autre part, il peut arriver que la cour intérieure soit elle-même occupée par une aile, voire par un petit immeuble indépendant, dont les caractéristiques de confort et de cadre bâti sont plus modestes.
63Il est difficile de lire à partir des données des recensements la situation exacte de chaque logement, car la mention “sur cour intérieure” ne figure qu’exceptionnellement, du moins dans les secteurs étudiés ici. Mais l’observation directe d'un échantillon d’immeubles montre que cette disposition du bâti a des incidences manifestes sur la composition sociale. Certes, les petits immeubles intérieurs ne sont pas de simples excroissances, des constructions surajoutées - cibles privilégiées des opérations de “curetage” - telles qu’on en observe dans maint autre quartier. Ils sont cependant moins valorisés que les logements situés en façade, à la différence de ce qu’on peut constater dans certains arrondissements parisiens où les cours intérieures sont parfois assez spacieuses et appréciées pour leur calme. Ici, les inconvénients du confinement et d’une qualité architecturale moins soignée l’emportent de beaucoup sur les avantages de la tranquillité.
64Soit, à titre d’illustration, la répartition socio-professionnelle des chefs de ménage habitant à une même adresse, mais dans deux ailes différentes d’un même immeuble :
Appartements donnant sur la façade | Appartements donnant sur la cour |
Président directeur général | Employé de bureau |
65Précisons que tous les ménages sont locataires : le statut d’occupation n’est pas ici discriminant. En revanche, les tailles des appartements contrastent fortement : de 4 à 6 pièces en façade, contre 1 ou 2 pièces dans l’aile qui donne sur la cour intérieure.
66Même si l'exemple n’est pas tout à fait généralisable, on observe néanmoins sur d'autres îlots du quartier des situations à peu près comparables. Il semble également que les ménages d’origine étrangère se retrouvent plus souvent que la moyenne dans les logements donnant sur cour intérieure.
67Les enquêtés ont été systématiquement interrogés sur les éventuelles différences qu’ils font entre les habitants de leur quartier selon les deux types d’emplacement des logements. Malgré le faible effectif, il semble bien tout de même que la nature de la réponse soit liée à la position occupée par l’interviewé lui-même. Les trois enquêtés habitant sur cour déclarent catégoriquement qu'ils ne voient “aucune différence... non, non, aucune différence” entre les deux types d’emplacement, alors que les autres conviennent en général qu’il existe bien des disparités, mais tout en s'attachant à en minimiser l’importance. La désignation des voisins qui habitent sur cour se veut nuancée. On reconnaît un état de fait indéniable, mais en évitant autant que possible le langage de la mise à distance, qui était au contraire flagrant lorsqu'il s’agissait de caractériser les secteurs situés à la périphérie du quartier. “Vous savez, explique un cadre locataire, que dans les immeubles lyonnais, il y a beaucoup d’appartements sur cour, et généralement ce sont ces appartements sur cour qui sont habités par des familles de moyens plus modestes”.
68Différences de moyens matériels, donc, ou encore “simples différences d’aisance”, comme dit un autre enquêté. D’ailleurs, ce sont des “familles” - autre manière, on l’a vu, de dire la proximité et de neutraliser les écarts de condition sociale. Même sans les connaître, on les suppose “agréables”, tel ce retraité qui affirme connaître “peu, très très peu” les voisins de son immeuble qui habitent sur cour, mais croit bon d’ajouter aussitôt : “mais enfin ils sont peut-être très agréables. Non, on n’est pas gêné par l’entourage. Peut-être en été avec les fenêtres ouvertes, l’abus des appareils sonores... ça, qui n'en a pas, n’est-ce pas ? Mais enfin, on ne peut pas dire que ce soit très contraignant”.
69L’affirmation de l’unité dans la différence est encore plus nettement exprimée par cet autre interviewé lorsqu’il déclare : “ici, c’est un immeuble à deux bâtiments. Alors il y a un bâtiment sur cour, des anciens immeubles qui ont été transformés. Le côté cour était, je ne sais pas, le côté des domestiques. Il y a une différence de catégorie très notable entre l’immeuble sur l’avenue et l'immeuble qui est sur cour. Alors, forcément, dans l'autre immeuble il y a incontestablement des gens qui, sur le plan de la fortune, sont plus aisés d’un côté que de l'autre... Ce n’est pas douteux... Mais on a une vie commune, c’est un seul immeuble pour autant, c’est deux bâtiments distincts dans un seul immeuble, une seule allée”. La mesure de cette “vie commune” est donnée par la suite, lorsque la personne interrogée admet qu'elle n’a guère de contacts avec ses voisins, ignore leurs professions et leurs activités, pour conclure finalement : “on ne peut pas dire que je fréquente les gens, mais je ne fréquente pas plus dans un immeuble que dans l’autre”.
La “ségrégation verticale” : mythe ou réalité ?
70Les observations qui précèdent confirmeraient, s’il en était besoin, les insuffisances d’une étude de la division sociale de l’espace qui reposerait uniquement sur des découpages territoriaux. Aux contrastes entre quartiers, îlots, segments, peuvent se superposer d’autres lignes de clivage. On vient de voir par exemple l’importance que peut revêtir l’opposition entre façades et cours intérieures. Observe-t-on par ailleurs des différences significatives selon les étages ? On est allé parfois jusqu'à faire de la “ségrégation verticale” l'un des principes majeurs d'organisation de certains espaces résidentiels, en particulier dans les quartiers centraux de Paris au XIXe siècle. Si l’on suit certains textes littéraires et illustrations de l’époque, ou encore diverses monographies d’immeubles, on verrait alors se profiler un schéma du genre suivant : au rez-de-chaussée, le concierge et éventuellement les commerces ; au-dessus, les grands appartements bourgeois ; plus haut se situent les logements habités par des familles plus modestes, les derniers étages et les combles étant le domaine des étudiants, des rapins, des ouvriers célibataires et des domestiques. Cette image d’Epinal illustre sans doute un certain type de configuration, mais ne peut être tenue pour une loi généra le. Il faudrait pour cela qu'ait prévalu une structure relativement répétitive d’un quartier à l’autre, ce qui est contraire à l’observation8. En outre, l’emploi du terme de ségrégation engage un jugement sur les modes de cohabitation, qui va bien au-delà de ce que suggère par elle-même l’image de l’empilement de strates sociales différentes dans le même immeuble.
71Qu'en est-il en 1975 dans les deux secteurs étudiés, dont le bâti est plus que centenaire, et se caractérise incontestablement par de multiples différences architecturales entre étages d’un même immeuble (hauteur de plafond, taille des logements, qualité de la desserte, etc...) ? Si l’on suit la logique de la “ségrégation verticale”, on devrait constater une variance importante de la composition sociale en opérant une partition de l’ensemble des logements non plus par îlots ou segments de rue, mais par étage. Or, à l’évidence, tel n’est pas le cas, du moins à l’époque actuelle.
72Considérons d’abord la composition socio-professionnelle par étage pour les deux secteurs réunis, ce qui est acceptable, puisque l’un et l’autre comportent une majorité d’immeubles de cinq étages, et ont des caractéristiques physiques et sociales assez voisines.
73Les données du graphique 4 montrent que les différences de composition sociale d’un étage à l’autre sont beaucoup moins importantes que les écarts qui avaient été trouvés entre segments de rue ou entre îlots. Seul le rez-de-chaussée a un profil très spécifique, marqué par la nette dominance des ouvriers et des personnels de service (gardiens d’immeuble, notamment). Les patrons de l’industrie et du commerce se répartissent de façon très égale entre les différents étages. Pour les autres catégories, les écarts à la moyenne ne sont guère plus importants, hormis le cas particulier des rez-de-chaussée.
74Et surtout, les quelques variations que l’on observe ne s’organisent nullement selon une hiérarchie du statut social. Les professions libérales et cadres supérieurs sont très présents dans les deuxièmes et troisièmes étages, mais aussi dans les étages élevés. Les employés sont plutôt sur-représentés à partir du cinquième étage, alors que les ouvriers y ont leur plus faible pourcentage. Au total, on ne voit apparaître aucune configuration significative. En tant que telles, les différences d’étage ne sont donc guère discriminantes, du moins pour la période contemporaine, et en s’en tenant aux données agrégées sur l’ensemble des immeubles.
75C'est seulement à condition d’examiner beaucoup plus en détail les particularités des immeubles qu’on peut repérer certaines régularités, ou voir à l’inverse comment se combinent ici et là divers éléments qui peuvent jouer selon les cas dans un sens ou dans un autre.
76Par exemple, la relative sur-représentation des patrons et des cadres supérieurs dans les étages moyens doit être mise en rapport avec certaines caractéristiques du bâti, et parfois aussi de l’histoire de l’immeuble. En effet, c’est souvent au deuxième, et dans une moindre mesure au troisième étage, que se situent les appartements de grande taille, plus ensoleillés que ceux de l’entresol ou du premier, et plus accessibles que ceux des étages élevés. En règle générale, lorsque la famille qui avait fait construire l’immeuble décidait de résider sur place, c’est l’un de ces appartements qu’elle occupait, les autres étant mis en location. Par la suite, il n’est pas rare que d’autres logements soient récupérés pour installer les enfants mariés, toujours de préférence dans les étages moyens. A chaque mutation successorale, la structure de la propriété se complique. Dans certains cas, la présence de la famille d’origine s’affirme de plus en plus. L’ancien immeuble de rapport tend alors à devenir l’immeuble d’un réseau de parenté, ce qui conduit quelquefois à la prépondérance d’un même patronyme dans la liste des occupants. Dans d’autres cas, la sortie de l’indivision se traduit par la vente partielle ou totale de l’immeuble, ou par un partage en lots d'appartements dont certains restent en location. La distribution des occupants et de leurs statuts garde l’empreinte de cette histoire patrimoniale faite d’héritages, de donations, de “reprises” et de ventes. Ainsi s’explique en particulier que le pourcentage de propriétaires soit maximal dans les étages moyens, aussi bien à la Croix-Rousse qu’aux Brotteaux.
77Inversement, l’installation d'un ascenseur peut modifier à la longue le schéma d’occupation d’un immeuble, et jusqu’à la distribution des appartements. Devenant plus attractifs, les derniers étages accueillent progressivement des ménages de statut social plus élevé. Ici, on aménage des studios confortables ; ailleurs, on abat des cloisons pour réunir deux, voire trois petits logements en un plus grand. Il peut même arriver c’est le cas pour l’un des immeubles étudiés - que l’on surélève l’édifice en lui ajoutant un ou deux étages particulièrement “résidentiels”.
78Plus sensible dans le secteur des Brotteaux, cette évolution se traduit par une proportion relativement élevée de cadres et de professions indépendantes dans les derniers étages de certains immeubles. Cette revalorisation monétaire et sociale des étages les plus élevés entre en compétition avec le modèle traditionnel de distribution des logements et de leurs occupants, qui peut cependant conserver quelque vitalité quand il demeure fortement inscrit dans la structure initiale du bâti et dans la mémoire de certains habitants.
79On voit bien à propos de cet exemple pourquoi les données agrégées sur les numéros d’étages n’ont guère de sens, en dépit de la relative homogénéité architecturale des deux secteurs étudiés. Tout dépend des situations particulières, liées en partie à la configuration matérielle de chaque immeuble, et éventuellement pérennisées par les mécanismes de succession des occupants dans un même logement (héritage, jeu de la parenté, des alliances, des “relations”, etc...). L’exposition, le nombre de pièces, la hauteur de plafond, le numéro d’étage, se combinent avec l’histoire des résidents pour assigner à chaque appartement, ou presque, une place singulière.
80Les multiples déterminations qui structurent l’espace résidentiel interne à chaque immeuble sont abondamment commentées par les habitants. Ils les décrivent volontiers en les imputant à des clivages fonctionnels et sociaux hérités des temps anciens, dont ils se réjouissent bien haut qu’ils soient aujourd’hui révolus. Autrefois, explique-ton par exemple, le bâtiment sur cour était réservé aux domestiques. Ailleurs, c’est le dernier étage qui était composé de chambres de bonnes. Dans un autre immeuble, certains appartements ne sont desservis que par un ci-devant “escalier de service”, autrefois réservé aux livraisons, “et par cet escalier on montait à l’étage au-dessus, et il y a là un Las de tout petits appartements qui étaient habités justement par des gens très, très modestes”. Autrement dit, les facteurs architecturaux de micro-différenciation locale ne seraient que les traces encore actives d'un ordre ancien maintenant périmé. On invoque ainsi le poids du passé pour mieux mettre à distance les éléments de ségrégation que l’on ne peut manquer de constater, mais qu’il faut bien concilier avec la proclamation omniprésente de la cohabitation harmonieuse et la dénégation des éventuelles distances sociales entre voisins.
81Une autre manière de prendre ses distances par rapport aux distances instituées, matérialisées dans la configuration même des immeubles, c'est de s’indigner des pratiques du propriétaire (surtout quand il ne réside pas sur place), ou mieux encore du régisseur, cet agent extérieur au voisinage qui peut donc devenir sans dommage la cible de bien des attaques. Soit, par exemple, l’histoire de cet ascenseur récemment installé qui ne monte pas jusqu'au dernier étage, ou plutôt qui ne dessert que certains logements du dernier étage. Un petit mur a été édifié pour en interdire l'accès aux autres locataires, et les contraindre à utiliser seulement l’escalier de service. L'histoire est contée une première fois par un locataire qui en est la victime, résignée en ce qui le concerne (“c’est une chose que je leur reproche un petit peu”), mais néanmoins fort agressif vis-à-vis du régisseur (“c’est des professions qui ne devraient pas exister”) compte tenu de la situation ainsi imposée à ses voisins : “s’il se produisait un incendie au dernier étage, j’aime autant vous dire que moi, le peu d’argent que j’ai, je le mettrais pour porter plainte contre le régisseur, parce qu’il a fait boucher pour que l’ascenseur ne communique pas avec le haut. De l’autre côté, c’est ouvert, parce qu’ils ont fait des petits studios, des trucs comme ça”. La même indignation se retrouve dans les propos d’un autre interviewé qui, lui, bénéficie de la desserte par l’ascenseur, mais se déclare “révolté” par “cette espèce de ségrégation par l’argent, parce que ce sont des gens qui ont des moyens trop modestes et qui n’auraient peut-être pas supporté les charges de l’ascenseur”. “Ségrégation “ : le mot est ici lâché, seule et unique fois dans tous les entretiens ; et c’est pour dénoncer un dispositif qui contredit de manière par trop flagrante le sentiment de co-existence avec certains voisins, qu’il s’agisse de la vieille dame étrangère “absolument charmante”, ou de la famille d’immigrés “qui sont des gens très très bien, qui auparavant avaient leur petit appartement de ce côté-ci, et qu’on a mis de l’autre côté, derrière le mur”.
Notes de bas de page
1 Cité par J.L. YGNACE, Contribution à l'étude de la mobilité résidentielle. Les pratiques sociales de l'espace, Thèse de Doctorat de 3e cycle, Université de Toulouse le Mirail, 1984.
2 Cf. Y. GRAFMEYER et I. JOSEPH, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine. op. cit., ou encore D.W.G. TIMMS, The urban Mosaic. Towards a theory of residen tial différenciation. Cambridge University Press, 1971.
3 Cf notamment O.D. DUNCAN et B. DUNCAN, “A methodological analysis of segregation indexes”, American Sociological Review, 1955, pp. 210-217.
4 J. BRUN et Y. CHAUVIRE, “La ségrégation sociale. Observations critiques sur la notion et essais de mesures à partir de l’exemple de Paris (1962-1975)”, Actes du colloque de géographie sociale, Lyon, octobre 1982, édités par D. NOIN, Groupe universitaire d’études sur la population et l’espace local, Paris, 1983.
5 O. D. DUNCAN et B. DUNCAN, “Residential distribution and occupational stratification”, American Journal of Sociology, 1955, pp. 493-503
6 “Le dynamisme des catégories, la valeur relative et modifiée dans le temps des relations d’association ou d’exclusion entre catégories, l’apparition de nouveaux principes de distinction, autant d’éléments qui doivent intervenir dans l’interprétation des formes spatiales et des mécanismes de diffusion ou de contraction” (M. Roncayolo, “La division sociale de l’espace urbain : méthodes et procédés d’analyse”, Bulletin de l’Association des Géographes, no 395/396, Janvier Février 1972).
7 Des différences de perceptions peuvent se manifester, notamment en fonction de l’ancienneté dans le quartier ou dans la ville, et aussi de la distribution spatiale des parents et des amis. D’autre part, ces perceptions ont bien quelque fondement objectif dans le cas du secteur Croix-Rousse, alors que les îlots du secteur Brotteaux-Ouest se distinguent assez peu de ceux qui les environnent. On comprend dès lors que les propos tenus soient, dans le second cas, plus diversifiés et davantage soumis aux facteurs de variation individuelle propres au locuteur.
8 Divers travaux, et notamment l'étude intensive réalisée par Adeline Daumard sur quelques rues de la capitale, ont montré que l’hétérogénéité sociale des immeubles était déjà au siècle dernier fort variable selon les quartiers. Le schéma de la ségrégation verticale peut trouver quelque confirmation dans des secteurs à forte activité commerciale, mais il est en revanche beaucoup plus exceptionnel dans un certain nombre de quartiers qui apparaissent fortement marqués par une dominante ouvrière ou bourgeoise. Cf. A. DAUMARD. Maisons de Paris et propriétaires parisiens. Editions Cujas, Paris, 1967.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Aux origines du socialisme français
Pierre Leroux et ses premiers écrits (1824-1830)
Jean-Jacques Goblot
1977
L'Instrument périodique
La fonction de la presse au xviiie siècle
Claude Labrosse et Pierre Retat
1985
La Suite à l'ordinaire prochain
La représentation du monde dans les gazettes
Chantal Thomas et Denis Reynaud (dir.)
1999
Élire domicile
La construction sociale des choix résidentiels
Jean-Yves Authier, Catherine Bonvalet et Jean-Pierre Lévy (dir.)
2010