Masculin et féminin dans les pseudonymes des femmes de lettres au xixe siecle
p. 249-281
Texte intégral
1Dans sa préface à la première édition (1869) de son ouvrage Les Supercheries littéraires dévoilées1, J.M. Quérard note que le pseudonyme « met en grand embarras les historiens littéraires », puis fait un historique des pseudonymes ; le XVIIIe siècle et l’exemple privilégié de Voltaire lui permettent de donner les motifs le plus souvent invoqués, qui sont contradictoires : crainte et prudence, modestie ou orgueil, désir de mystifier ou désir de révéler, jeu de l’incognito et de la reconnaissance (comme chez Voltaire). Tout peut motiver le pseudonyme. Quérard remarque aussi la contradiction « historique » qui a d’abord détourné les gentilhommes d’avouer qu’ils écrivaient et qui a ensuite privilégié, pour toute œuvre littéraire », la signature noble :
« Avant 1789, nos hobereaux se glorifiaient de ne savoir ni lire ni écrire. Notre Révolution civilisatrice a bien changé leurs idées ; néanmoins quelques-uns d’entre eux, rares à la vérité, n’ont pas voulu qu’en suivant l’impulsion imprimée au siècle, leurs fils dérogeassent jusqu’à se poser en gens de lettres »2.
2Au XIXe siècle, « Les prétentions nobiliaires dans les lettres sont un ridicule de notre époque »3 ; si l’on n’est pas Charlemagne ou Napoléon, on ne saurait envisager plus haute gloire que la gloire littéraire. N’importe qui peut s’anoblir littérairement, en signant gentilhomme : « Nous avons une gentilhommerie littéraire ». On a donc encore de « vrais » nobles qui croient déchoir en écrivant : raison de plus pour recourir à un pseudonyme (peut-être noble, mais fabriqué) ; les suivent, pour ne pas impliquer dans la littérature leurs fonctions très « bourgeoises », les hauts fonctionnaires, les graves magistrats : surtout si leurs productions sont « légères »4. On pseudonymise pour « sauver » le nom social ; on pseudonymise pour fuir les créanciers et les poursuites, pour fuir l’obligation de payer l’éditeur avec un nouveau roman. Le pseudonyme est bien de l’époque de « l’industrie » des lettres : grâce au pseudonyme, on peut vendre deux ou trois fois le manuscrit, changer titres et couvertures, relancer des « ours »5. Voilà le pseudonyme, noble ou non, surtout noble, justifié, quel que soit le motif profond de « l’écrivain ». On conçoit que la question se complique dès qu’une femme écrit : parce qu’elle est femme, et qui écrit. Selon ce qu’elle écrit, selon l’idée qu’on a qu’une femme doit écrire, selon l’idée qu’elle a de l’idée qu’on se fait d’une femme qui écrit et doit écrire (les genres littéraires), le recours au pseudonyme est récusé, jugé nécessaire ou souhaitable. Les phénomènes d’autocensure du nom se démultiplient ; le pseudonyme masculin est le premier glissement, toujours « noble », du nom. Quérard lui-même, fidèle à la belle misogynie du XIXe siècle que réfracte assez bien le Grand Dictionnaire de P. Larousse, ajoute à toutes les autres craintes qui poussent l’écrivain au pseudonymat, la crainte de passer pour un « bas-bleu », c’est-à-dire d’être incluse dans certain stéréotype de la « femme de lettres ». Cette crainte n’épargne pas, ou épargne peut-être moins que d’autres, la femme de nom noble : « Beaucoup de nobles dames chez lesquelles la culture des lettres est un sacerdoce, tout au moins un honnête délassement », ne signent pas de leur nom « par crainte d’une humiliante assimilation à cet hermaphrodisme moral si commun de nos jours au bas-bleu. La duchesse de Duras ne signera pas ses livres »6. De là, on descend à la commisération perfide pour les femmes auteurs d’ouvrages moraux :
« Ne sont-elles pas excusables, ces honorables dames, de ne pas vouloir être mises au rang de ces bas-bleus, dont toutes les vertus de leur sexe se résument ou en un peu de talent ou en un peu de facilité, mais n’utilisent leurs capacités littéraires qu’après être bien repues d’orgies et de luxure, et lorsque le besoin se fait sentir d’avoir un prétexte, par un nouvel ouvrage moral tiré de leurs cerveaux, ou par un Concours académique, pour solliciter de nouvelles faveurs ministérielles pour elles ou leurs adorateurs ; car parmi ces aimables précepteurs de la jeunesse, il en est dont les listes des poésies de l’âme et des romans de cœur, tant longues soient-elles, seraient plus courtes que celles de leurs amants »7.
3On verra beaucoup de femmes-auteurs s’adonner aux genres de récits vertueux, ou édifiants, ou « bien-pensants », par conviction (consciente ou inconsciente) que ce genre de récits appartient à la Femme et, seul, assure la réussite littéraire : ils peuvent et doivent être lus par les enfants. Si elles désirent (c’est souvent vrai) éviter l’accusation d’être des « bas-bleus» (repoussoir déjà ancien), elles n’ont guère à racheter par des œuvres « vertueuses » une vie débridée. Les accusations de Quérard ne révèlent que les écueils entre lesquels navigue la femme-auteur : si elle est édifiante, c’est qu’elle a une vie à racheter ; si elle ne l’est pas, c’est qu’elle est cynique. En vérité, la femme a toujours tort de vouloir écrire : sa pudeur « naturelle » devrait l’en détourner.
4Le choix d’un pseudonyme est, pour les femmes de lettres, plus encore que pour les hommes de lettres8, un phénomène littéraire qui implique un choix humain. Refuser tout pseudonyme, c’est vouloir établir une équation entre le nom social – de naissance ou conjugal – et le nom littéraire : courage ou volonté peu ordinaire. Prendre un pseudonyme, quel qu’il soit, c’est décrocher du patronyme masculin : c’est signer et crier son nom de signature, se faire un état civil littéraire. Pour la femme de lettres mariée (à un nom célèbre ou à un nom obscur), c’est décrocher d’un nom masculin, le nom conjugal ; donc, dégager sa signature du nom du mari, comme on l’a fait du nom du père. Ce divorce littéraire – qui peut être instauré à l’amiable – a toujours un aspect revendicatif : la littérature permet et porte cette revendication. On jugera cela fort négatif. Voici le positif : le pseudonyme est un déguisement nominal, qui devient essentiel en ce qu’il permet une reconquête personnelle ; l’affirmation d’un Je. En quoi il est encore très littéraire : la vérité passe par le «mensonge» pseudonymique. Cette reconquête ne va presque jamais jusqu’à l’audace autobiographique : seule peut-être, George Sand osa Histoire de ma vie9. L’œuvre elle-même, et sa diversification selon les genres, « baptise » le nouveau nom, le sacralise ; mais le baptême et la sacralisation ne sont pas identiques selon qu’il s’agit d’une œuvre édifiante, cas fréquent, ou d’un roman, où se déguise l’autobiographie. Impossible, au reste, d’éluder la fonction de catalyseur historique du pseudonymat que remplit, au XIXe siècle, le journalisme10 : la signature y était obligatoire (mais le pseudonyme est une signature reconnue par la loi Tinguy, en 1850) ; la distance réduite entre l’écriture et la lecture du journal, entre l’écrivain et le public, facilite le jeu pseudonymique. Le choix du pseudonyme dépend du rapport réel existant entre l’auteur et ses lecteurs, dans le monde culturel, qui évolue au XIXe siècle ; il dépend plus encore de l’idée qu’a l’auteur de ce rapport : si l’auteur est femme, ce choix engage le rapport imaginaire qu’elle a avec la société et avec le « monde » littéraire de son temps ; tous deux largement, quoique différemment, dominés par le masculin. Rapport incontestablement idéologique, quoique (parce que) souvent non dit. Si le pseudonyme masculin, « roturier » ou noble, l’emporte sur tous les autres, c’est qu’il fixe un rapport réel avec les forces sociales et un rapport imaginaire avec elles ; et un rapport imaginaire avec une certaine idée du rapport entre le littéraire et le social. Le pseudonyme masculin instaure ainsi une bisexualité, que la femme-auteur vit seule pleinement et qui participe sans doute de son plaisir d’auteur. De toute façon, le pseudonyme est la conquête d’un soi littéraire, supérieur à l’autre, ou différent de l’autre, moins socialisé et sanctifié par l’état civil ; seconde naissance ; naissance à l’état littéraire. La signature va s’imposer ; le nom secondaire va prendre consistance, va se vérifier par l’action littéraire ; on finira par lire et par acheter le pseudonyme comme vrai nom. La nomination se fera réalité, comme se fixe un surnom ; le nom se fera argent et prendra place dans le « monde réel », c’est-à-dire dans le monde des signes. Exister, c’est écrire ; et signer l’écrit ; et faire rejaillir l’écrit sur le nom ; et relancer le nom dans le monde, avec son viatique : l’œuvre.
5Le pseudonyme noble correspond, à la vogue XIXe siècle du nom noble, masculin et féminin, dont se parent souvent les personnages de romans ; il séduit les lecteurs montant des « classes moyennes ». Mais le phénomène est ici plus complexe : le pseudonyme masculin noble est peut-être, au moins dans la première partie du siècle, la tentation suprême de la femme-auteur qui pense à un public à impressionner ; le pseudonyme masculin est sans doute la solution de fait, trouvée par la femme-auteur pensant à un public qui s’élargit et se démocratise ; public variable selon les genres et les époques11 : avant 1830, on lit plus de livres de poésie et d’histoire que de romans ; après 1830, le rapport se renverse. On pourra donc relever des dominantes ; on ne pourra dégager des lois. Il faudrait, pour chaque cas de femme-de lettres, connaître et relever le milieu culturel, l’éducation, l’idéologie, vécue et acquise, de la littérature elle-même. Il faudrait établir un inventaire et une analyse à la Pierre Bourdieu. On se contentera ici de donner des exemples et d’esquisser les tendances.
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6Prologue succinct : le cas exceptionnel mais symptomatique des femmes qui, loin de signer de leur nom, choisissent l’anonymat et se bornent, dans le titre ou dans la signature, à introduire l’indéfini « une femme ». Le cas semble limité à des brochures à visées politiques. En 1801, « An IX », on trouve un petit ouvrage étonnant intitulé « Contre le projet de loi de S.M. (Sylvain Maréchal] portant défense d’apprendre à lire aux femmes » : l’auteur, Mme Gacon-Dufour signe précautionneusement « une femme qui ne se pique point d’être de lettres ». En 1848 encore, une brochure anonyme est lancée par Marie C.L. Rosny : « Réflexions d’une femme de 48 ans sur la République et sur son impossibilité d’exister en France sans un chef monarchique » : seule la formule du titre « une femme de 48 ans » indique l’auteur. Pour une œuvre littéraire, l’absence de signature nominale est rare ; cependant, en 1845, Stéphanie Bigot, qu’on retrouvera plus loin, publie à La Rochelle une tragédie en trois actes et en vers, La Fille de Jephté, sous la signature « Une femme inconnue qui ne dit pas son nom ». Ce genre de formulation, qui est un refus de signature, semble un vestige du XVIIIe siècle et l’on trouve encore, ici ou là, au XIXe siècle, la signature « Une femme de qualité ») : mais il devient, au XIXe siècle, économiquement, juridiquement et humainement intenable.
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7Il faut placer en tête du jeu du pseudonyme littéraire féminin au XIXe siècle l’aventure nominale de George Sand12. Exemplaire à divers titres : dans l’imitation ou dans le refus, comme dans l’admiration ou l’anathème ; la bisexualité dans le pseudonyme – une femme prenant un nom littéraire d’homme – parut correspondre à une bisexualité fondamentale : de quoi être littérairement lancée ou (et) humainement condamnée. Amandine-Aurore Dupin, devenue par mariage baronne Dudevant, prit donc à vingt-huit ans le pseudonyme, masculin mais orthographiquement mutilé, de « George Sand »13. Elle avait hésité : elle signa d’abord « Jules Sand »14 la première édition, puis « Jules Sandeau », la seconde édition de son premier roman, Rose et Blanche (1831). Puis, la Revue des-Deux-Mondes donne Le Marquis de Villemer, « par M. George Sand ». Elle garde dès lors ce pseudonyme, pour tous ses romans au moins, ne signant guère, en 1848, que « Biaise Bonnin » (nom suggéré par Henri de Latouche) un « feuilleton populaire » de La Vraie République de Thoré et un article de La Revue indépendante.
8Plaçons aussi, en tête des premières décennies du siècle (et de l’héritage des dernières années du XVIIIe siècle), les exemples, différents de George Sand et entre eux, de deux figures : Sophie Cottin et Madame de Genlis. Sophie Cottin (morte en 1807), née Ristaud, veuve de commerçant, devint, par besoin d’argent, grand écrivain de romans : se contentant d’abord de les lire en petit comité, elle finit par porter chez un libraire le manuscrit de Claire d’Albe (1792) ; le roman eut du succès, les éditions se poursuivirent. La préface dit la difficulté particulière que rencontre une femme à publier des romans ; ils sont toujours une confidence du cœur ; leur difficulté est le risque d’autobiographie ; même non voulue par l’auteur, elle est souvent voulue telle par le lecteur. En 1800, Sophie Cottin publie Malvina « par Madame de... auteur de Claire d’Albe » (neuf éditions jusqu’au milieu du siècle) ; elle y écrit : « Les romans sont le domaine des femmes, elles commencent à les lire à quinze ans, elles les réalisent à vingt et n’ont rien de mieux à faire que d’en écrire à trente ». En 1805, elle lance le roman Mathilde (nom et titre que reprendra Eugène Sue), roman très « walter-scotté » (comme disait Balzac) : encore roman du cœur plus ou moins maîtrisé par l’écriture. Sophie Cottin signe de son nom conjugal la plupart de ses œuvres (hormis parfois la timidité, qu’on retrouvera, du roman signé « par l’auteur » d’un roman précédent), notamment des Œuvres Complètes échelonnées, tous les trois ou quatre ans, de 1820 à 1840.
9Madame de Genlis 15 s’appelait Stéphanie Ducrest de Saint-Aubin ; poétesse et auteur de contes, elle signe toujours « Mme de Genlis » ou « Mme la Comtesse de Genlis », pseudonymes littéraires, ses œuvres les plus fameuses de la fin du XVIIIe siècle, mais rééditées sans cesse au XIXe siècle : Contes moraux, Les Veillées du château, (1784) ; Les Veillées de la chaumière (1823) ; des « romans », comme Les Petits émigrés (1798) et Alphonsie ou la Tendresse maternelle (1809) ; un Herbier moral ou Recueil de Fables nouvelles (vers 1800) ; un essai, qui pique la curiosité : De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des Lettres et comme auteurs (1811) ; des romans encore, Sainclair ou la Victime des Sciences et des Arts (1811), Christian ou l’Enfant de la Providence (1826), etc. ; et des pièces, aux titres inénarrables, du « Théâtre d’éducation ».
10Si l’on n’oublie pas enfin le cas « impérial », en début de siècle de Madame de Staël, auteur de Corinne (1807), roman dont l’héroïne est poétesse (elle a le « malheur » d’écrire) et que Mme de Staël signa de son nom, aristocratique il est vrai, on a déjà quelques figures déjà essentielles du pseudonymat ou du non-pseudonymat littéraire que la suite du siècle paraît répéter, élargir ou diversifier.
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11Au fil du XIXe siècle, on voit les femmes de lettres recourir de plus en plus au pseudonyme masculin ordinaire : un prénom et un nom, tous deux choisis, juxtaposés sans particule. C’est le cas le plus fréquent, de loin : le recours à la nomination « démocratique » ou « classes moyennes ». On a, de ce cas, une illustration littéraire dans l’œuvre de Balzac, Beatrix16. La femme de lettres Félicité des Touches prend le pseudonyme masculin de « Camille Maupin ». « De même que Clara Gazul est le pseudonyme femelle d’un homme d’esprit, George Sand le pseudonyme masculin d’une femme de génie, Camille Maupin fut le masque sous lequel se cacha (...) ». Balzac veut « expliquer par quel enchaînement de circonstances s’est accomplie l’incarnation masculine d’une jeune fille, comment Félicité des Touches s’est faite homme et auteur... ». Camille Maupin entre « parmi les illustres anonymes », dit Balzac, sans n’avoir « d’ailleurs rien de la femme auteur ». L’exemple de Beatrix est-il une résultante ? ou un modèle pour le siècle ? Il est sûr que Balzac imita, pour son personnage, le cas, toujours exemplaire, de George Sand.
12Amélie Bosquet, amie de Flaubert (à qui il prodigua des conseils vers 1867), née à Rouen, membre de l’Académie des Sciences de Rouen, publia des articles, signés de son nom, dans la Revue de Rouen, dans le Journal de Rouen, dans l’Opinion nationale, et un opuscule Le Normandie illustré (1852), mais signa »Émile Bousquet » des romans tels que Une passion en province (1861), Une femme bien élevée (1866), Le Roman des ouvrières (que Flaubert paraît transformer en Roman d’une ouvrière). La correspondance de Flaubert, durant les mêmes années, rappelle le nom de Marie Serrure, qui deviendra Mme R.E. Regnier : Flaubert évoque un roman, Un duel de Salons, qui ne paraît pas avoir été publié ; mais elle publia, plus tard, sous le pseudonyme de « Daniel Darc », divers romans, dont Le Péché d’une vierge (1881).
13Dans les années soixante, Eugénie Soler, Madame Miller, choisit le pseudonyme de Max Valrey pour lancer, chez Michel Lévy, les romans d’un « féminisme » misérabiliste intitulés Les Filles sans dot (1859), Ces pauvres femmes (1862), Les Victimes du mariage (1863)... L’actrice « Valérie », Valérie Simonin, devenue Madame gustave Fould, signe «Gustave Haller » quelques œuvres romanesques : Le médecin des dames (1870), Le Bluet (1875, préface de G. Sand), Vertu (1876, souvent réédité). Thérèse Karr, fille d’Alphonse Karr, l’auteur des Guêpes, n’exploite pas le nom littérairement célèbre, de son père et signe « Pierre Rosenkranz » des articles, des récits au Conseiller des Familles ou au Messager de la Semaine, et des œuvres, prolongeant ces articles, exclusivement édifiantes : Recueil de pièces exclusivement empruntées aux saints (1868), Trois mots pour titre : Dieu, famille, amitié (1875). Marie Boyron, devenue Mme Cortet, prend le pseudonyme d’« André Surville » pour signer tous ses romans : Le Roman d’une créole (1878), La Dame de charité (1880), Fleur des champs (1880), La Vieille maison du grand-père (1888), Le Poirier de la grand’mère (1896). Angèle Dussaud, Madame Bory d’Arnex, collaboratrice de la Revue-des-Deux-Mondes, signe souvent ses articles « Mme Angèle Bory », mais toujours « Jacques Vincent » ses romans (Ce que Femme veut, 1888).
14Anna Rosenquest, après avoir donné sous son nom Échos du cœur, Poésies (1873), publia dans des hebdomadaires comme Les Contemporains (1882-1884), dans les livraisons du Magasin d’Éducation et de Récréation, ou dans la Bibliothèque des familles, sous le pseudonyme de « René Sosta », nombre de récits ou de « romans » éducatifs ou édifiants, dont les titres parlent : Auguste le marin (1881), La fête du grand-papa (1881), Les deux orphelines (1882), Aventures d'une goutte d’eau (1887) ; Les Lunettes de la grand’maman (1887) ; La Petite bouquetière (1894) ; Une enfant trouvée (1894) ; Histoires d’un petit doigt (1895). Mais on trouve La journée d'un gamin de Paris (1896, multiples éditions), signé « Madame Sosta ». En tout cas, le périodique (et la Bibliothèque qu’il fournit) Le Magasin d’Éducation et de Récréation, qui régna dans les familles de 1864 à 1916, préféra laisser croire que l’auteur de ces récits était un homme. Henriette Reybaud, Mme Charles Reybaud, signe de son nom conjugal une masse de romans échelonnés de 1843 à 1860 (Gabrielle, Hélène, Faustine, La Dernière bohémienne, Clémentine, etc.) et signe « Hippolyte Arnaud » une autre masse romanesque qui s’égrène de 1836 à 1846 (Pierre, Rose, etc.) ; le choix du pseudonyme semble gratuit.
15Noémie Cadiot, femme de lettres et sculpteur, devenue Mme Constant (puis Mme Rouvier), écrit toujours sous le pseudonyme de « Claude Vignon » (emprunté sans doute à un personnage de la Béatrix de Balzac)..
16L’aventure de son pseudonyme fut singulière. Lorsqu’elle s’appelait Mme Louis Constant (elle avait épousé l’abbé Constant, défroqué), elle signait « Noémie Constant » ses œuvres de sculpture et usait du pseudonyme littéraire de « Claude Vignon ». Après l’annulation de son mariage avec Constant, un décret impérial permit à Noémie Cadiot de prendre son pseudonyme comme nom patronymique. Lorsque Noémie Cadiot se remaria avec Maurice Rouvier, « Claude Vignon » redevint un pseudonyme. « Claude Vignon » avait débuté comme journaliste : en mars 1848, elle publia avec Louis Constant La Tribune du peuple, « Organe des travailleurs» ; puis elle écrivit dans les journaux Le Moniteur du Soir et L’Assemblée nationale. Elle publia, sous le Second Empire, des Salons, des romans (Contes à faire peur, 1857, Hetzel) ; après 1870, des feuilletons dans des journaux comme Le Télégraphe, Le Bien public (Révoltée, 1878). Des récits et des romans réédités : Minuit ! Récits de la veillée (1856), Jeanne de Mauguet, « Mœurs de province » (Hetzel), Une femme romanesque (1881), Une parisienne : Étude de femme (1882), Une étrangère : Étude de femme (1886). Caroline Thuez, Mme Malimuska, choisit le nom légendaire d’« Étienne Marcel » pour signer d’innombrables« romans » ; Souvenirs d’une jeune fille, Un noble cœur, Colombe (1869), Comment viennent les rides (1870)...
17Léodile Sera, Madame de Champceix, se fit un pseudonyme masculin des noms de ses deux enfants ; elle signa André Léo. Sous le Second Empire, elle écrivit des romans, qui posaient la question du mariage et du bonheur de la femme : Un mariage scandaleux (1862), Une vieille fille (« par André Léo, auteur d’Un mariage scandaleux », 1864 ; le héros amoureux est un paysan qui « sent » les travaux de la terre ; il se parfume donc : « ce détail ne trompe pas : l’auteur ne peut être qu’une femme », écrit le journal L’Indépendance belge)17 ; Les Deux filles de Mr Plichon (1865), L’Idéal au village (1867), tous livres publiés chez Hachette ou Achille Faure. En 1869, un autre roman, Aline-Ali (Librairie Internationale). André Léo avait une idéologie très consciente de la femme et lançait des brochures combattantes : en 1865, Observations d’une mère de famille à M. Duruy, critique de l’enseignement, religieux ou non, fondé sur des « fables » et sur le mépris de la réalité, et La Femme et les mœurs (publié au journal Le Droit des Femmes), analyse lucide de la misogynie incrustée dans les mœurs et dans l’idéologie dominantes. En 1871, elle fonde avec Anna Jaclard le journal La Sociale, défend l’enseignement des filles, lance un « Appel aux travailleurs des champs » en faveur de la Commune. Après une période de silence, elle publie, jusqu’à la fin du siècle, des romans et des récits, toujours sous le même pseudonyme André Léo (même lorsqu’elle sera devenue l’épouse de Benoît Malon) : La Commune de Malempis, Conte (1874, « Bibliothèque démocratique »), Marianne (1877, « Aux bureaux du Siècle »), Un des auteurs d’ouvrages les plus lus à la fin du XIXe siècle et sous la Troisième République, dont on ignore pourtant presque toujours l’identité féminine (bien qu’en 1886, après une polémique, elle révélât qu’elle était l’auteur de livres immortels), fut G. Bruno. « G. Bruno » (le prénom reste G. : indéterminé, mais à suggestion masculine) est le pseudonyme d’Augustine Thuillerie, Mme Alfred Fouillée, épouse du philosophe platonicien des « Idées forces », maître de Conférences à l’École Normale (auquel on attribua longtemps les livres de sa femme : il devait se reposer de Platon). Elle fut, en 1877, l’écrivain du fameux livre Le Tour de France par deux enfants (parfois dix impressions par an ; 108e édition en 1884, 210e édition en 1907 ; plus de huit millions d’exemplaires à la réimpression de 1970). Elle avait écrit, auparavant, Francinet (1869), « Principes généraux de la morale, de l’industrie, du commerce et de l’agriculture », réimprimé maintes fois jusqu’au Francinet, « Livre de lecture courante » (1876, 55e édition en 1885). Après Le Tour de France, elle lança Instruction morale et leçons de choses civiques pour les petits enfants (1883, 47e édition en 1896) ; Les Enfants de Marcel, Instruction Morale et Civique en actions (1887, 46e édition en 1891) ; enfin un autre Tour : Un Tour d'Europe pendant la Guerre (1914-1918)...
18On peut dire que la fin du siècle et le début du XXe siècle, confirment certaine prééminence du pseudonyme masculin simple ; on le voit dominant dans les recueils édifiants, familiaux et parascolaires : œuvres de G. Bruno ou Magasin d’Éducation ou de Récréation. Peut-être cohabite-t-il souvent, pourtant, avec le pseudonyme féminin ou avec le nom ordinaire. Deux exemples : Jeanne Loiseau Lapauze signe quelques pièces de vers du pseudonyme de « Jeanne Lesueur », mais impose à tous ses romans celui de « Daniel Lesueur » : Le mariage de Gabrielle (1888), Névrosée (1890), Haine d’amour (1894), L’Honneur d’une femme (1901), Péril d’amour (1901), Péril de femme (1901), Justice de femme (1901), Calvaire de femme (1907), Nietzchéenne (1907). La démarche pseudonymique de Melle Lapeyrère, devenue Mme de Roussen, est plus hésitante : elle prit le pseudonyme de « Paul d’Aigremont », mais, parfois, lui préféra celui de « Pierre Ninous », dont elle signa nombre de romans « dramatiques » (ils sont ainsi sous-titrés)... Ces hésitations semblent traduire, dès cette époque, un empirisme dans la signature, une manière de tâter le public avec le pseudonyme féminin.
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19La primauté incontestable des pseudonymes masculins est confirmée par les cas, exceptionnels mais révélateurs, des auteurs à noms de famille aristocratiques qui ont délibérément opté pour le pseudonyme masculin simple.
20Certaine princesse Marie della Rocca signe souvent « Camille Henry » divers ouvrages, tous publiés chez Michel Lévy : Le Roman d’une femme laide (1861) ; Une nouvelle Madeleine, « par l’auteur du Roman d’une femme laide » (1862) ; et encore Correspondance enfantine, Modèles de lettres pour jeunes filles de dix à douze ans (1865)... Anne de Voisins ou Anne Voisins d’Ambre, originaire d’Algérie, entra dans les lettres, en 1866, grâce au patronage de George Sand. Journaliste au Siècle, à la Revue Contemporaine, à L’Illustration, au Figaro, elle y expérimenta le pseudonyme de « Pierre Cœur », qu’elle garda dans ses œuvres romanesques : Contes algériens (1870) ; Le Chevalier Ali ; fils d’Adam et filles d’Eve ; Les Borgias d’Afrique (1871) ; La Fille du rabbin (1876). Marguerite du Closel, devenue (par mariage avec un rédacteur du Figaro) Madame Dardenne de la Grangerie, donna, du vivant de son mari, sous divers pseudonymes, dont le très aristocratique « Marie-Alix de Valtine », des œuvres comme Sans foyer (1888, « Bibliothèque des mères de famille »), Belle et bonne histoire d’une grande fillette (1889), Le Bonheur de Rose (1890), et sous le simple pseudonyme masculin de « Philippe Gerfaut » (tiré d’un personnage de roman), Pensées d’automne (1882), Pensées d’un sceptique (1885). Veuve, elle opta définitivement pour ce dernier et signa ainsi un grand nombre de poésies, de nouvelles et de romans.
21Le cas le plus intéressant, qui révèle ce que d’autres masquaient, l’intention « démocratique » (en même temps que le mimétisme littéraire et la « sauvegarde » du nom conjugal) du pseudonyme masculin, est celui de « Daniel Stem » : pseudonyme choisi par Marie de Flavigny, comtesse d’Agoult18. Elle fut journaliste à La Presse, à la Revue des Deux Mondes, à la Revue Indépendante, écrivit en 1848 des Lettres républicaines ; en 1850-1851, une Histoire de la Révolution de février 1848 (dont s’inspira Flaubert pour peindre les journées de février dans L’Éducation Sentimentale). Marie d’Agoult justifia dans ses Mémoires les deux parties de son pseudonyme ; Daniel : le nom d’un enfant, lui-même lié au nom d’un prophète ; Stern : nom allemand signifiant « étoile », « vérité ». Quérard19 écrit : « Daniel Stern est un pseudonyme qui cache, me dit-on, un nom patricien fourvoyé dans les erreurs du socialisme, un brillant écusson volontairement brisé ». Quérard, citant Cuvillier-Fleury du Journal des Débats, dit encore que l'Histoire de la Révolution de février 1848 est « le seul ouvrage de ce genre qui n’ait pas été écrit pour la glorification personnelle de son auteur », mais déplore que l’auteur soit de « cette ligne de démolisseurs sociaux qui compte au premier rang, parmi les esprits supérieurs, Madame Dudevant et Mme la Comtesse d’Agoult, et, aux derniers, d’autres créatures quin’ont de féminin que la forme, les Jeanne Deroin, les Eugénie Niboyet, les Pauline Roland et tant d’autres, la honte de leur sexe ». Daniel Stem avait publié en 1845, un roman, Nélida, qui lui valut beaucoup d’avanies et elle écrit, jusque dans les années 80, des œuvres morales, historiques ou philosophiques, qui ne se laissent jamais réduire à l’édifiant.
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22Nous n’avons trouvé, tant cela doit être exceptionnel et grandiose, qu’un cas d’écrivain-homme à nom noble qui ait choisi parfois, comme pseudonyme, un nom roturier et féminin : de Wailly, écrivain de théâtre (il collabora ainsi que son frère, Léon de Wailly, avec Bayard), signa « Gustave de Wailly » la pièce La Folle ou le Testament d’une Anglaise (1827), « Gustave et Léon » la pièce Le Mort dans l’embarras (1825), ne signa pas Ivanhoé, opéra en trois Actes, musique de Rossini (1826), signa enfin « Mme Marie Sénan » un drame, L’Attente (1838).
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23Le pseudonyme masculin triomphe encore – quoique dans une proportion relativement limitée – dans sa version aristocratique : double anoblissement ? double masque ? double attraction du public ? double « sérieux » ? On ne peut guère trancher ; la vérité peut être composite et contradictoire. Il y a, dans l’adoption du pseudonyme masculin noble, une dualité de conversions : la femme-auteur peut passer au pseudonyme noble masculin a partir d’un nom féminin « ignoble », ou à partir d’un nom féminin déjà aristocratique : dans le premier cas, il y a rupture et promotion littéraire ; dans le second, il y a seulement transformation du féminin en masculin, selon le même ordre noble : mais ce nom noble est choisi, libre, non hérité ; et libre aux lecteurs de le croire nom naturel ou social : ce qui ferait un déguisement plus savant, ou plus piquant.
24Louise Belly signa « Louise Belly », puis « Veuve Belly », ses pièces de vers (1850-1863), mais « Alberic de Gorge » tous ses récits et feuilletons de presse à la même époque. Clémence Alterner recourt au pseudonyme « René de Camors » (emprunté au héros du roman d’Octave Feuillet, Monsieur de Camors, 1867) pour signer ses deux œuvres, Le Complice (1878), Le Châtiment héréditaire (1880).
25On passe aussi du nom aristocratique féminin au nom littéraire, aristocratique encore, mais masculin : translation plus fréquente que la mutation précédente. Nous avons trouvé cinq cas.
26Antoinette Symor de Latreich (aussi Comtesse Drobojowska) prit divers pseudonymes, « Comtesse d’Aulnoy », « A.S. de Doncourt », « Le chevalier de Doncourt », pour signer ses innombrables œuvres en tous genres édifiants : Les Femmes illustres de l’Europe (1852) ; Fleurs de l’Histoire (1853) ; Le Sourd-muet, mœurs du Tyrol (1861) ; La Jeune fille modèle (1861) ; La Vérité aux femmes sur l’excentricité des modes et de la toilette, « par le chevalier Doncourt » (1869). Blanche de Saffray, bretonne, mariée après le couvent, signe « Marie David » ou « M.S. David », des vers, des souvenirs « pour jeunes filles des couvents » (1857), des Contes et bluettes (1864) ; mais elle laisse anonymes, si elle ne les signe « Raoul de Navery », toutes sortes de récits, donnés dans les journaux ou publiés en librairie, tous très moraux : L’Ange du bagne (1860), Un drame judiciaire, L’Abbé Marcel (1861), La Croix d’une femme (1862), etc. Henriette d’Isle, Mme Jules de Peyrony, publie ses œuvres sous trois signatures : sous son nom de jeune fille « Melle Henriette d’Isle », Histoire de deux âmes (1867) ; sous son nom conjugal, « Mme Jules de Peyrony », la deuxième édition d'Histoire de deux âmes (1867, éditions de « La Bibliothèque rose »).Elle signe « Vicomte Georges de Létorière » des romans, et « Georges de Létorière » une comédie. Marie Chatroule de Montifaud, femme de lettres précoce (elle écrivit dès douze ans), mariée à un Espagnol qui l’autorisa à embrasser la carrière littéraire, écrivit des articles de critique d’art, grâce à Arsène Houssaye, d’abord à L’Artiste, puis au Globe, au Figaro. Son premier livre, écrit à vingt ans, Les Courtisanes de l’Antiquité, Marie-Magdeleine (1876), lui valut des attaques. Mais déjà elle avait signé « Marc de Montifaud » (transposition masculine de son nom) une Histoire d’Héloïse et d’Abélard (1873) ; elle continua sous le même pseudonyme, et écopa, avec Les Vestales de l’Église (1877), de trois mois de prison et 500 F d’amende.
27Vers la même fin du XIXe siècle et au même début du XXe siècle, nous avons déjà rencontré Mme de Roussen (née Lapeyrère), qui prit parfois le pseudonyme de « Pierre Ninous » ; elle usa aussi de « Pierre d’Aigremont» pour une masse de romans dont on peut extraire les titres Cœur brisé (1880), Le Bâtard (1881), Cœur de neige (1890), Le Beau notaire « Dramatique roman d’amour » (1929) ; Fleur des neiges (1930)... Exemples plus fugitifs : Mme Marguerite Du Parquet écrit des livres pour enfants sous le pseudonyme de « M. de Chabreul » (Marcelline ou les Leçons de la vie, 1862) ; Marie Chevé de la Nôtre lance romans et nouvelles sous le nom d’« Hervé du Pontrais » ; Mme Julie de Saint-Aignan donne nouvelles ou romans à la Revue-des-Deux-Mondes et publie parfois en librairie (La Poursuite de l’idéal, Nantes, 1866) sous le nom de « Jules d’Herbauges »...
28Le cas le plus pittoresque, le plus nourri d’aventures nominales, est peut-être celui de Marie-Letizia Bonaparte Wyse, petite-fille de Lucien Bonaparte, fille de Laetitia Bonaparte et d’un Irlandais, fort mal vue de son cousin Louis Bonaparte, qui lui interdit, dès la Seconde République, de porter le nom de Bonaparte. Elle épousa le prince alsacien de Solms, devint Comtesse de Solms ; elle écrivit au Constitutionnel et à La Semaine (signant « Baron Stock »), s’exila le 2 décembre, revint à la fin de 1852, fut reconduite à la frontière. Elle publia Fleurs d’Italie (Chambéry, 1859) et La Dupinade, « poème » (Genève, 1859). Elle put revenir plus tard, et, après le décès de M. de Solms, elle se fixa à Aix-les-Bains, où elle resta, même après le plébiscite-, elle y crée une revue Les Matinées D’Aix, y loge des vers, des sketchs, des récits romanesques. Elle tenait une cour littéraire, que fréquentaient Ponsard, A. Karr, Eugène Sue (exilé à Annecy) ; elle correspondait avec Hugo, Lamennais, les patriotes italiens, et avec Louise Colet. Elle épousa, en 1863, un homme d’État italien et devint Mme Urbain Rattazzi : elle signe ainsi Les Soirées d’Aix, recueil de proverbes. Expulsée encore à la publication du livre Les Mariages d’une créole (1865). Elle consomma beaucoup de pseudonymes : « Vicomte Mary de Tresserve », « Louis de Kelner », « Vicomte d’Albens », « Mme Luis de Rute », « Camille Bernard ». Sous la signature « Marie de Solms », elle publia des récits de voyages et surtout des romans : La Réputation d’une femme (1862), Mlle Million (1863), La Forge (1865), Les Débats de la forgeronne (1866), quatre romans réunis sous le titre Le Piège aux maris (1867). Elle semble avoir utilisé son premier nom conjugal « De Solms », comme pseudonyme, après être devenue civilement Mme Rattazzi.
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29On a vu quelques cas composites où la même femme écrivain usait successivement, voire simultanément, de pseudonymes masculins et de pseudonymes féminins. Le cas de Marie de Montifaud, notamment, nous introduit dans le domaine, malgré tout assez vaste, où les femmes ont assumé, par la signature, une destinée littéraire féminine : quelle que fût la noblesse ou la roture de leur nom premier, quelle que fût l’aristocratie ou la simplicité du pseudonyme revendiqué. Dans tous ces cas, il y a recours au pseudonyme.
30Le recours au pseudonyme aristocratique féminin peut se faire, soit à partir d’un nom déjà aristocratique : on opère une simple translation « nobiliaire » ; soit à partir d’un nom ordinaire : l’œuvre littéraire paraît exiger une sorte de promotion de signature. Translation nobiliaire : les exemples sont limités. On semble vouloir cacher le vrai nom : la baronne Decazes prit le pseudonyme d’« Élisa de Miribel » pour publier Histoires d’amour (1852) et donner d’autres romans à la Revue-des-Deux-Mondes. L’exemple le plus connu est celui de la Comtesse Dash, (ou D’Ash) : pseudonyme d’Anne de Cistemes de Courtiras, marquise ou vicomtesse (il y a flottement) de Poilloüe de Saint-Mars. La marquise utilisa, pour ses articles de journaliste, d’autres pseudonymes, variés : « Jacques Reynaud» (au Figaro), « Henri Desroches » (au Constitutionnel), voire «Marquisequise de Vieux bois » (ailleurs). En 1840, à la suite d’ennuis financiers domestiques, Madame de Saint-Mars voulut écrire, pour gagner de l’argent : sa famille et le mari s’y opposèrent ; elle se résigna... au pseudonyme. Elle choisit « Comtesse Dash » : « Dash » aurait été le nom d’un épagneul que possédait Mme de Saint-Mars, on y aurait songé lorsque le « conseil de famille » agitait la question de pseudonyme à prendre... En tout cas, « Comtesse Dash » signe quelques œuvres poétiques, et d’innombrables romans ; des romans « noirs » souvent, ou « historiques » car ils étaient à la mode, mais tous assortis de repentirs, de rachats et de religiosité. Ainsi, Les Bals masqués (1842), Le Comte de Sombreuil (1843), La Princesse Palatine (1852), La Pomme d’Eve (1853), Le Fruit défendu (1858), La Belle aux yeux d’or, Le Livre des femmes (1860), Une femme libre (1862), La Marquise sanglante (1863), La Chambre bleue (1864), La Chambre rouge (1869). La Comtesse Fanny de Bégon écrivit, sous le nom de « Madame de Stolz », des romans, des nouvelles, des comédies, « pour la jeunesse » (on ne peut séparer cette destination de la noblesse de la signature) : ainsi entre 1880 et 1885, Les deux amies, Les Deux cousines, Frère et sœur, Les Frères de lait. Mme Paul Descubes de Lascaux, née Olympe Vallée, prit le pseudonyme de « Vicomtesse de Renneville » pour écrire des chroniques féminines dans toutes sortes de journaux du XIXe siècle, de Girardin notamment ; elle lança un journal de modes, La Chronique rose (1857), et La Famille « journal illustré de la mode et de la vie domestique » (« Rédactrices, Mme de Renneville, Mme de Bassanville et Melle Zénaïde Fleuriot »). Mme de Plagniol prit le saint pseudonyme de « Mme de Sainte-Marie » pour signer des livres pour pensionnats : Pauline, ou Courage et prudence, Rose et Lucie ou candeur et duplicité (1836), Bonnes élèves (1847)...
31Un peu plus nombreux sont les cas de promotion d’un nom féminin ordinaire à une aristocratie féminine des lettres : ce qui traduit peut-être une simple promotion sociale, assortie d’un « snobisme », forme d’adaptation au rapport imaginaire de la littérature à la société.
32Mettons entre parenthèses le cas polymorphe et exceptionnel d’un auteur homme, Alexis Eymery, dont le pseudonyme le plus répandu, volontairement ambigu (les prénoms n’apparaissent que sous initiales), fut « A.E. de Saintes », mais qui prit, outre un pseudonyme masculin « Philippe de Ségur », les pseudonymes féminins suivants : « Baronne Amélie Avignon de Norew », « Vicomtesse Eugénie de Talabot », Mme de Salvage »... Vaste clavier. Quelques titres, parmi les dizaines : Aglaé l’enfant gâtée ou Joies et douleurs « par la vicomtesse de Talabot » ; « La Petite Madeleine ou le Modèle des jeunes servantes et des bonnes filles » (1836), Adèle ou La Résignation (1854), Anaïs et Charlotte ou amour-propre et bonté (1854), Les Bons petits enfants, Claire ou la jeune fille menteuse et babillarde (1854), tous signés A.E. de Saintes ; Les Petits travailleurs, Les petits entêtés (Mme de Salvage), La Poupée d’Émilie ou La Petite fille bien sage (Vicomtesse Eugénie de Talabot), L’Orphelin (Baronne A. de Norew) etc.
33Blanche Seuriot prit le pseudonyme de Mme de Villeblanche (parfois « Villebranche ») pour fonder et diriger le journal La Poupée modèle (1863-1864), et lancer des livres pour enfants : Chiffonnette, histoire d’une petite fille qui n’était pas sage tous les jours (s.d.), Contes d’une vieille poupée (1873). Zénaïde Fleuriot (déjà mentionnée comme corédactrice de la « Comtesse de Renneville ») présente le cas d’un nom littérairement célèbre tel qu’il fut dans l’état civil : elle signa ainsi un grand nombre de romans, depuis les Souvenirs d’une douairière (1859), Un cœur de mère (1863), jusqu’à Sans nom (1866), Une Année de la vie d’une femme (1867), Une Parisienne sous la foudre (1871), etc. Mais elle prit le pseudonyme de « Anna Edianez de Saint-Βο » pour peupler la « Bibliothèque rose ». Emma Bérenger, Mme Bailly, choisit le nom de « Claire de Chandeneux » pour signer des romans aux nombreux titres-métaphores : Blanche-Neige (1875), La Tache originelle (1876), Les Ronces du chemin (1877), Les Giboulées de la vie (1878), L’Automne d’une femme (1880)... Aucun doute ici : le roman « sentimental », destiné aux femmes, se doit d’avoir un auteur femme au nom noble. Mme Wladimir Gagneur20, après avoir, sous le Second Empire et plus tard, signé des romans de son nom conjugal, prend le pseudonyme de « Duchesse de Laurianne » pour certaines œuvres, après 1880 : Pour être aimée, « Conseils d’une coquette, secrets féminins » (1886) et Bréviaire de la femme élégante, « L’éternelle séduction » (1893) ; livres de conseils et bréviaires de l’élégance, semblent, comme les rubriques normatives des journaux féminins, postuler une signature à particule. Citons aussi deux cas que nous estimons antithétiques : celui de Mme Victor Cousin qui signa « Comtesse d’Orr » des articles de mode et de critique d’art ; et le cas, plus « mondain », de Marie Chassaigne, Mme Pomyre, qui prit la plupart du temps (car elle signe parfois « Princesse G. Ghika ») le pseudonyme devenu célèbre, de « Liane de Pougy » : elle signa ainsi ses œuvres mémorables : L’Insaisissable, « roman vécu » (1898), Idylle saphique (1901), Ecce homo (1903)...
34Le siècle offre l’exemple exceptionnel, inverse de tous les précédents, dont la volonté revendicatrice est incontestable car elle s’exerce contre le nom aristocratique, de naissance ou de mariage ; on assume un pseudonyme qui n’est plus une autre association de prénom et de nom, mais un monosyllabe décisif : souvent vive signature de journaliste, comme appelée par la promptitude même du journal. C’est le cas de Sibylle de Riquetti de Mirabeau, arrière-petite nièce de Mirabeau, comtesse de Martel de Janville, nom oublié d’un auteur célébre, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, sous le pseudonyme de « Gyp » (elle adopta aussi, moins souvent, le pseudonyme de « Scamp »), Elle participa d’abord au journal La Vie parisienne, de Marcelin, et publia ses chroniques en volumes. Ses romans furent très lus, tous mettant au premier plan le personnage de la femme et ses « problèmes » à la Belle Époque : Le Petit Bot (1881) : La Vertu de la baronne (1882), Autour du mariage (1883), Ce que femme veut (1883), Elles et lui (1885), Autour du divorce (1886), Le mariage de Chiffon (1894).
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35On trouve, dans l’ordre des pseudonymes féminins, la translation d’un nom familial simple à un pseudonyme aussi simple, qui a négligé tout anoblissement par la particule. Il y a pseudonymat, c’est-à-dire constat et volonté de hiatus général entre littérature et société ; mais il y a, sans fioritures, affirmation de la personnalité féminine, et l’on n’est plus très loin de la translation pure et simple du nom social en nom littéraire.
36Mme Clara Mundt, romancière, féministe assez célèbre, publia, souvent en Allemagne mais en langue française, sous le pseudonyme de « Louise Muhlbach », des romans historiques et des romans dont les titres parlent : La vie des femmes, filles, épouses, artistes, princesses (1839), Gisèla (1844), Petits romans (1860). Mme Louise Belloc, d’origine irlandaise (elle était née Swanton), choisit le nom de « Joséphine Turck » pour signer dans les journaux et les revues (elle fonda la Bibliothèque des familles en 1821-1822 et La Ruche en 1836), mais signa « Luisa Swanton » ou « Louise Swanton-Belloc » des publications « pédagogiques » : Petit manuel de morale élémentaire (1819) « à l’usage des écoles d’Enseignement Mutuel », des traductions d’ouvrages anglais : Petits Contes moraux (1812), mais aussi Mémoires de Byron (1831), Le Vicaire de Wakefied (1839), La Case de l’Oncle Tom (1851). Elle signa aussi de son nom double de multiples contes : Contes aux jeunes garçons (1835), La Tirelire aux histoires (1869), Histoires et Contes de la grand’mère (1871). Mme Paule Guyot signa « Mme Camille Lebrun » divers récits didactiques : Le Bracelet ou l’Étourdie corrigée (1842), Petites histoires vraies racontées aux enfants (1844). Mme Louis Figuier (épouse du chimiste) distingue une part de ses publications par le pseudonyme de « Claire Senart » ; souvent, des romans, imités de George Sand : Nouvelles du Languedoc (1860), Les Sœurs de lait (1862). Mais elle signe de son vrai nom conjugal ses pièces de théâtre : La Parisienne, Le Presbytère, 1872-1873 ; sauf, semble-t-il, à donner à signer à son mari, homme de science, quelques pièces, pour sa gloire littéraire à lui : ainsi, Gutenberg, après une première édition signée de Madame (1869), est réimprimé en 1886, sous le nom de « Louis Figuier » ; ainsi, Mme Louis Figuier publie, en 1874, une pièce, La Fraise, dont une autre édition, intitulée Cherchez la fraise, est signée « Monsieur » Louis Figuier. On peut penser que Mr Louis Figuier a bien été l’auteur des pièces Denis Papin (1882) et Képler ou l’Astrologie (1889), et douter qu’il le soit des pièces comme L’Enfant trouvé (1894). Ce phénomène a dû se produire plus d’une fois au XIXe siècle ; et l’on sait comment, au XXe, Colette écrivait ce que Willy signait. Citons enfin, pour curiosité littéraire, le cas de Wanda Rumelin, femme de Léopold de Sacher-Masoch (l’auteur de La Vénus à la fourrure), qui prit parfois le pseusonyme de « Dolorès » et publia sous son nom « Wanda de Sacher-Masoch » Confession de ma vie (1907).
37Deux cas plus révélateurs, car le pseudonyme littéraire, non dédoublé en nom et prénom, construit sur une simplicité de prénom, fit entièrement oublier le nom social : « Rachilde » et « Séverine »21. Marguerite Eymery (qui prit, parfois, les pseudonymes nobles de « Mme Alfred Vallette», de « Jean de Childra », « Jenny Chibra »), signa « Rachilde » ses œuvres célèbres, La Marquise de Sade (1887), Madame Adonis (1888), Monsieur Vénus (Préface de Barrès, 1889) ; L’Animale (1893). L'Heure sexuelle, publié en 1898 sous le nom de « Jean de Childra » (10e édition en 1900) fut réédité, en 1933, sous le nom de « Rachilde »,. « Rachilde » signa encore La Jongleuse (1900), Le Meneur de louves (1905), Le Grand Soigneur (1922), Alfred Jarry ou le Surmâle des lettres (1928), Pourquoi ne suis pas féministe (1928), L’Homme aux bras de feu (1930), La Femme-Dieu (1934). Caroline Rémy, née en 1855, fille d’un fonctionnaire à la Préfecture, de venue Mme Rehn, persécutée et battue par son premier mari, devenue, en 1885, Mme Guebhard, fut l’amie et la disciple de Vallès à partir d’une lecture de L’Enfant ; elle n’écrivit jamais, ni comme journaliste ni comme auteur, sous son nom de jeune fille ou sous son nom conjugal ; on ne connut vraiment que son nom littéraire, « Séverine ». Séverine ne devint pas journaliste sans drame ; violente opposition de sa famille, résolution de dire son enfance et sa révolte, tentative de suicide : elle écrit alors à Vallès qu’elle commençait à peine à connaître : « Je meurs de ce qui vous fait vivre : de révolte et de haine... Je meurs de n’avoir été qu’une femme alors que brûlait en moi une pensée virile et ardente »22. Elle signa, dans ses débuts de journaliste, du pseudonyme masculin de « Séverin » (elle ne semble pas avoir expliqué pourquoi ; Lucien Scheler émet l’hypothèse d’un journaliste de ce nom, qu’elle aurait connu) : en novembre 1883, elle signa ainsi des comptes rendus de la Chambre. Assez vite, « Séverin » devint « Séverine ». Caroline Rémy signe encore « Jacqueline » des articles au Gil-Blas (notamment, la série « L’Éternel masculin, journal d’une femme », plein de confidences). Les ouvrages sont tous signés « Séverine » : Pages rouges (1893), Nuits d’une frondeuse, (1894, préface de J. Vallès), Pages mystiques (1895), En marche (1896).
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38On rencontre enfin la masse croissante (elle croît au fil du XIXe siècle, surtout à partir de 1880), des femmes écrivains qui signent de leur nom civil, qu’on peut répartir en trois catégories : les femmes-auteurs qui signent de leur nom véritable mais des œuvres édifiantes ou didactiques, plus ou moins consciemment présentées comme « dignes » de la vocation littéraire « naturelle » des femmes ; celles qui osent signer de leur nom, aristocratique ou pas, mais le nom aristocratique a permis d’oser publier toutes sortes d’œuvres23 : on pourra juger l’audace sans mérite ; celles enfin qui n’ayant rien, qu’un pauvre nom, ne pouvant rien mettre en valeur d’avance, imposèrent ce nom à la lecture du siècle.
39Auteurs d’œuvres édifiantes, donc liées toujours à un public stable d’enfants et de femmes vouées à l’éducation des enfants. Si l’on a un nom aristocratique, on utilise ce nom ; sans crainte de déroger et sans dériver vers un pseudonymat. Marie Guerrier de Haupt (qui signa « Charlotte de Veigné » des articles et des nouvelles dans les journaux), signe, de 1860 à 1880, de son nom et de son prénom civils, des poésies (Grand-père et petits enfants, La Femme bas-bleu et la femme poète) mais surtout dans la littérature enfantine (qui lui valut le prix Montyon, en 1872) : Les Moustaches du chat (1865), Miss Prétentions (1868), Les Métamorphoses d’une poupée (1870). Anaïs Lebrun, comtesse de Bassanville, signe allègrement de son nom de comtesse tout ce qu’elle écrit, journaliste ou auteur ; à vrai dire, tout est édifiant et normatif. Articles dans les journaux : Journal des Jeunes Filles (1849-1850), Moniteur des Demoiselles (1851-1852), Le Dimanche des Familles (1856-1858), L’Auxiliaire des Mères et des Institutrices (1862), La Famille (1868). On signe aussi « Comtesse de bassanville » les ouvrages : Les Aventures d’une épingle ou Trois siècles de l’histoire de France (1846), Le Soir et le matin de la vie ou Conseils aux jeunes filles (1850), Conseils aux enfants du peuple sur le Bien et le Mal (1852), La Chambre rouge (1864), Le Conseiller des bonnes ménagères, Almanach perpétuel, vade-mecum des femmes économes à la ville et à la campagne (1868). De tradition plus « populaire » et « laïque », Eugénie Foa signe « Eugénie », de 1832 à 1870, toutes sortes de récits et de contes : Contes de ma bonne, Contes du grand’papa, Contes historiques pour jeunes filles (« Librairie Nationale d’Éducation et de Récréation »), La Juive, La Laide, Mémoires d'une petite fille devenue grande, Le Petit pasteur, Le Petit pâtissier, Le Petit poète, Les Petits artistes, etc... Mme Henriette Guizot24, fille de Guizot, épouse de Conrad de Witt, signa «Henriette de Witt » des ouvrages tels que Contes d’une mère à ses petits enfants (1861), Les Promenades d’une mère (1863), Une famille à la campagne (1863), Une famille à Paris (1864), Riches et pauvres, Contes pour enfants (1870), La Petite fille aux grand’mères (1874), Le Cercle de famille (1874), Histoire de deux petits frères (1881), Tout simplement vers les hauteurs par la vallée (1882)25. Joséphine de Gaulle26, collaboratrice du Journal des Demoiselles et d’autres journaux de 1850 à 1870, publia sous son nom de nombreux récits pour jeunes filles. Citons seulement : Théâtre des familles et des maisons d’éducation, Petites lectures morales et amusantes (1859), Histoire d’un grand’papa (1859), Nouvelles soirées d’une mère (1860), Récits maritimes (1862), L’Incendie du Couvent (pièce en cinq actes, 1868).
40Trois noms « très ordinaires », c’est-à-dire sans particule, d’auteurs ayant écrit des ouvrages édifiants les plus édités du XIXe siècle. Julie Delafaye-Bréhier27 fut auteur célèbre dès ses premiers ouvrages : notamment Le Collège incendié ou Les Écoliers en voyage (1821, 8e édition en 1865, récit nullement incendiaire mais très édifiant). Vinrent ensuite Les Enfants de la Provence ou Aventures de trois jeunes orphelins, Le Pauvre Jacques ou le frère adoptif (1837), La Poupée bien élevée (1858) etc... Sophie Ulliac-Trémadeure28, qui prit le pseudonyme étrange de « Dudrezène » (surtout dans des journaux : elle dirigea le Journal des jeunes personnes, collabora au Voleur, au Conseiller des jeunes femmes), signa de son nom beaucoup d’œuvres morales : Contes aux jeunes agronomes, Beauté morale des jeunes femmes (1829), Le Petit Bossu (1833), La Pierre de touche (1836). Clémence Robert, mâconnaise, commença par publier des vers, puis des articles dans les journaux de Girardin, puis des Salons et surtout des récits assez édifiants : Les Soupers de famille ou Nouveaux Contes moraux (1817), Le Pauvre Jacques ou le Frère adoptif (1838), Les Trois orphelines (1838). Elle ne se laisse pourtant pas réduire aux récits pour enfants : elle écrivait des livres inspirés par l’histoire29, de 1840 à 1865, Héloïse et Abélard, La Jacquerie, Le Capitaine Mandrin, Les Quatre Sergents de la Rochelle, et des romans de la Ville : Les Bateliers de Paris, Les Voleurs du Pont-Neuf La Misère... En quoi elle se rapproche des écrivains suivants.
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41Deuxième groupe : les femmes-auteurs signataires, sans pseudonymat, de leurs œuvres, d’œuvres non édifiantes de principe (de fait, c’est une autre question), poésies ou romans surtout ; mais ces auteurs pouvaient (pouvaient oser) s’appuyer sur un nom aristocratique : du moins jugeaient-elles que la littérature ne le compromettait pas, et l’on sait, d’après Quérard, que les débuts du XIXe siècle voient même un snobisme de la signature aristocratique. Mais enfin, on peut, le siècle marchant, parier plutôt pour l’audace ; on jetait son nom, ou le nom conjugal, aristocratique, dans les aléas du succès littéraire : cela valait la peine.
42Laissons la baronne de Krüdener, qui signa en 1804 un « roman » à succès, Valérie ; après tout, il fut exceptionnel. Passons sur le cas trop connu de la Comtesse de Ségur. Mentionnons la Comtesse d’Hautefeuille, qui, hautement, signa ses vers de son nom de vraie Comtesse. Anne-Marie de Marguerye, comtesse Eugénie d’Hautefeuille, publia sous son nom des poésies, Souffrances (1834) et Fleurs de tristesse (1853-54), des Mélanges poétiques et littéraires (1849), et même, en 1859, un opuscule, Sur le divorce, qui servit de préface à Malheur et Sensibilité. Une autre Comtesse d’Hautefeuille, Anne de Beaurepaire, Comtesse Charles d’Hautefeuille, signa, au contraire, humblement, « Anne-Marie », des récits divers : L’Ame exilée, légende (1837, 6e édition en 1840), Angélique, Jeanne d’Arc (1841), Marguerite ou la science funeste (« par Mme Anne-Marie », 1847). Deux mêmes noms, deux conduites littéraires, à peu près à la même époque. Mettons à part le cas singulier d’une femme qui fut exclusivement poète, et poète « actuel », qui signa tantôt de son nom aristocratique (avec prénom pseudonymique), tantôt d’un demi-pseudonyme « roturier» : Marie Dénoix des Vergnes, Mme de Campeaux, signe « Fanny Dénoix des Vergnes » ou « Fanny Dénoix ». Après avoir remporté un prix de Jeux Floraux en 1835, Fanny Denoix fait des vers pour les inondés de la Loire (Heures de solitude, 1837) ; elle traduit, en vers, Les Mystères de Paris, en 1843 (ce qui lui valut d’être « excommuniée », dit-elle) ; mai 1848 : elle écrit une harangue en vers aux ouvriers insurgés ; en 1850, elle écrit une Ode à l’armée ; en 1851, une Ode à Jeanne Hachette ; en 1855, un grand poème Cœur et patrie ; puis, des romans : Sébastopol, Retour de Crimée ; puis, encore un poème cataclysmique, Inondations (1856) ; en 1858, Épître à Mr Proudhon ; Marie Dénoix fut préposée à la Commission de l’Instruction primaire de l’Oise, et se disait « inspectrice très indépendante des écoles de filles ». Elle correspondit avec Michelet à propos de Le prêtre, la femme et la famille.
43Le cas le plus brillant, par son nom et par son œuvre, essentiellement romanesque, reste celui de la duchesse de Duras, l’amie de Chateaubriand. Claire Léchât de Kersaint, duchesse de Duras, signa d’abord « Duchesse de Duras » en 1824, un roman qui fit du bruit, Ourika30 : l'héroïne (« Atala de salon », dit-on) est une jeune noire du Sénégal, élevée en France, intelligente, qui aime Charles, blanc indifférent ; celui-ci épouse une autre femme ; Ourika se fait religieuse et meurt au couvent, d’une maladie de langueur, après avoir confessé son amour au médecin. Le livre fut imprimé aux frais de l’État (40 exemplaires), il fit beaucoup pleurer à la Cour et ailleurs, on le traduisit, il fournit des sujets de vaudevilles. En 1825, la duchesse de Duras publia le roman Édouard, « par l’auteur d’Ourika » (100 exemplaires ; en 1879, le livre est réédité, signé « Mme de Duras ») ; en 1861, une même édition réunit Ourika et Édouard. Gœthe admira Ourika et Édouard.
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44Nous parvenons aux cas de femmes-auteurs qui n’ont pas hésité à publier des œuvres diverses, notamment romanesques, sous la simple signature de leur simple nom, tentant par là, vaille que vaille, de faire coïncider le nom civil et le nom littéraire. On a déjà vu quelques cas ambigus ou plurivoques. Tous les cas examinés ici ne sont, du reste, pas tous semblables, tant s’en faut. Distinguons encore un cas composite ou ambigu : Mme Hortense Allart de Méritens. Fille de Mary Gay, Mme Allait a signé « Melle Hortense Allart » un premier roman et des œuvres historiques comme La Conjuration d'Amboise (1822), Histoire de la République de Florence (1837) et La Femme et la démocratie de nos temps (1836). Elle signe, avec adjonction pseudonymique, « Mme Hortense Allait de Thérase » les romans Gertrude (1823, 4 volumes), L’Indienne (1833) et « Mme Hortense Allart de Méritens » un Essai sur l’histoire politique depuis l’invasion des barbares jusqu’en 1848 (1857) ; elle signe, mêlant signature et titre, Les Enchantements de Mme Prudence de Saman (1872) ; puis, elle signe « Mme Prudence de Saman« Les Enchantements de Prudence (1873, préface de G. Sand), Les Nouveaux Enchantements (1873) et Derniers Enchantements (1874).
45Une sorte de destinée exemplaire, liée à une personnalité de la presse, parcourt le siècle, que traversent d’ailleurs les rééditions de ses œuvres : Delphine Gay, devenue Mme de Girardin en 1831. Elle révéla ses talents poétiques à quinze ans et, grâce à sa mère, Mme Sophie Gay, put donner ses premiers poèmes à La Muse française. Si elle signa «Vicomte de Launay » la plupart de ses feuilletons journalistiques (notamment ses « Courrier français » à La Presse), elle signe de son nom «Delphine Gay » ses premiers poèmes, Magdeleine, Le Dernier jour de Pompéï, 1828) et « Mme de Girardin » les romans qu’elle écrit après 1831, dont La Croix de Berny (1846) qu’elle avait signé d’abord, avec Gautier, Méry, « Irène de Châteaudon », réunis sous le titre de Nouvelles en 1856 (8 volumes) et ses nombreuses pièces de théâtre, dont L’École des journalistes, Cléopâtre (1807), Judith (1853), écrites pour Rachel.
46Un petit groupe de femmes de lettres très individualisées, à renom variable : Amable Tastu n’écrit d’abord que des poèmes, et, grâce à son mari imprimeur, les fait éditer : Poésies (1826), Poésies nouvelles (1835) ; l’un des poèmes est un poème-conte, très allégorique, « Peau d’âne ». Elle renonce à la poésie pour une littérature plus alimentaire : traductions (Robinson Crusoé), contes et récits pour les enfants ; et elle termine des œuvres inachevées de Mme Guizot. Louise Ackermann publie, sous son nom conjugal, des Contes, des Pensées, des Poésies, surtout philosophiques (L’Amour et la mort, Le Positivisme), admirés de Barbey d’Aurevilly et du philosophe Caro. Virginie Ancelot, après s’être effacée pour une collaboration silencieuse aux pièces de théâtre de son mari, signe « Mme Ancelot » à partir de 1835, des pièces à elle (elle donne, au Vaudeville, Clémence, Marguerite, Une femme à la mode, Mme Roland, etc...) et des romans plusieurs fois édités : Gabrielle, La Nièce du banquier... Stéphanie Bigot signe de son nom ou enchaîne nominalement les uns aux autres une multitude d’œuvres ; des récits, tous promis à de multiples rééditions : Le Château de Bois-le-Brun « par Stéphanie Bigot », Adrien et Émile « par l’auteur du Château de Bois-le-Brun » (1851), Les Veillées du Coteau « par l’auteur d’Adrien et Émile » (1860), La Fille du proscrit « par Melle Stéphanie Bigot » (1857), L’Étrangère dans sa famille « par l’auteur de La Fille du proscrit » (1861) ; des pièces de théâtre aussi, curieusement moins « signées » : La Fille de Jephté « tragédie en trois Actes et en vers par une femme inconnue » (1843) ; Jeanne d’Arc, « poème en huit chants, par Melle Stéphanie Bigot » (1857). Adèle Battanchon signa de son nom et prénom de jeune fille des articles dans les journaux, puis ses premiers romans (Le fil de la vierge, 1845). Devenue Mme Alphonse Esquiros, elle signa avec son mari « Adèle et Alphonse Esquiros » une Histoire des amants célèbres (1847), Regrets, souvenirs d'enfance (1849). De 1848, elle resta socialiste et « féministe », dirigeant notamment La Sœur de charité, Journal de la religion universelle et publiant (signature « Adèle Esquiros ») le roman Un vieux bas-bleu (1849). Abandonnée par son mari, elle signe « Adèle Esquiros » ses dernières œuvres, Les Amours étranges (1853), La Course aux maris (1859), Les Marchandes d’amour (1865), qui furent loin d’assurer sa vie quotidienne : elle mourut dans la misère.
47Deuxième groupe, qui nous paraît rassembler quelques noms (réduisons-les à six) de femmes de lettres qui eurent l’audace de toutes leurs œuvres, de tous les genres littéraires, de la littérature tout court ; Marceline Desbordes-Valmore, Louise Colet31, Eugénie Niboyet, Anaïs Segalas, Adèle Esquiros, Juliette Adam ; leurs destins littéraires furent variés.
48Marceline-Félicité Desbordes, devenue Mme Valmore en 1817, était la fille d’un peintre en armoiries et en ornements d’église ; la Révolution le ruina, la famille partit en Guadeloupe, en revint assez vite. Marceline Desbordes devint actrice à Rouen ; elle fréquenta le monde littéraire de La Muse française. Ses premières poésies, Idylles (1820), Élegies (1824), sont louées par Sainte-Beuve. Elle publia d’autres recueils poétiques, Pleurs (1833), Pauvres fleurs (1839), qui ne l’aident guère à vivre. Le duc de Montmorency, entré à l’Académie sans avoir rien publié, offrit la moitié de sa pension d’Académicien à Mme Valmore ; elle refusa ; le duc trouva moyen de faire payer cette pension par le roi ; elle accepta. Mais elle se voue à des œuvres plus rentables que la poésie : des fables, des contes, des romans. Des romans : l’un, presque autobiographique, L’Atelier d’un peintre (1835), puis Violettes nouvelles (1839), des Contes en vers pour les enfants, des Contes en prose pour les enfants (1840), Les Anges de la famille (1850)... Une œuvre poétique encore, de circonstance : L'Inondation de Lyon en 1840 (1840)32.
49Eugénie Monchon, devenue par mariage Eugénie Niboyet, signa toujours « Mme Eugénie Niboyet » des œuvres très diverses. Avant de devenir combattante « féministe », elle commença sa carrière littéraire par des traductions de romans anglais (Dickens, Edgeworth), continua par des ouvrages d’éducation (pour les aveugles, par exemple, en 1837), vint enfin au roman : Les Deux frères, histoire intime (1839), Quinze jours de vacances (1841) ; une sorte de gradation des audaces littéraires. Le journalisme joua, une fois de plus, un rôle catalyseur : en 1833-1834, elle publia (en même temps qu’elle fondait un cercle féminin d’instruction supérieure, 1’« Athénée des femmes »), le journal Le Conseiller des femmes. De 1840 à 1846, elle passe de la « philanthropie sociale » (brochure sur le système pénitentiaire et sur la peine de mort, projet de « banque philanthropique »), à un socialisme, exprimé notamment dans le journal La Paix des deux mondes. En 1848, Eugénie Niboyet réclame l’égalité civile et politique pour la femme, fonde un club féminin, une « société d’éducation mutuelle des femmes », soutenue par un journal, La Voix des femmes, et où viennent parler les femmes de lettres Désirée Gay, Mme Esquiros, Anaïs Segalas, Mme Tastu. Eugénie et son club furent évidemment caricaturés, son club finalement dissous ; la Voix des femmes se protégea en devenant L’Avenir. En 1854, elle fonde un hebdomadaire, Le Journal pour toutes. Elle avait donné, en 1847, un ouvrage historique, Catherine II ; journaliste connue, ne dissimulant jamais son nom, elle publia encore quelques ouvrages : Le Vrai livre des femmes (1862) et Contes moraux, dédiés à la jeunesse des écoles (1879).
50Anaïs Ménard, devenue par mariage Anaïs Segalas, signa toutes ses œuvres, poésies, contes, théâtre, romans, de son nom de jeune fille Anaïs Ménard ou, de son nom conjugal ajouté au prénom de jeune fille, « Anaïs Ségalas ». Œuvres poétiques : Les Algériennes (1834), Les Oiseaux de passage (1836), Enfantines, poésies à ma fille (1844), La Femme (1847). Pièces de théâtre : Les Deux amoureux de la grand’mère (1850). Romans : Les Mystères de la maison (1865). Et des chroniques, dans les journaux très divers : Le Corsaire, Le Voleur, Le Musée des familles, Le Constitutionnel. Anaïs Segalas signe en général « Mme Anaïs Segalas » ses pièces de théâtre, et « Anaïs Segalas » ses romans, ses œuvres poétiques, ses articles : pourtant, pas de loi absolue.
51Juliette Lamber, après un premier mariage à seize ans, qui lui donne le nom de Mme La Messine, deviendra Mme Édouard Adam. Elle signe ses œuvres, pour la plupart, de son nom de jeune fille ; parfois, « Mme Juliette La Messine » ; certaines, « Juliette Adam ». Elle garda souvent le nom littéraire de Juliette Lamber même quand elle fut Mme La Messine ou Mme Adam. Ainsi signa-t-elle « Juliette Lamber » des romans ou des pièces de théâtre : la pièce Le Mandarin (1862), les romans ; Récits d’un paysan (1962), L’Éducation de Laure (1869), Laide (1878). En 1858, elle signe « Juliette La Messine » un ouvrage, d’abord refusé par l’éditeur, où elle dit ses déboires sociaux de femme ; le titre parle : Idées antiproudhoniennes sur l’amour, les femmes, et le mariage. Cette première édition est un succès ; le mari de Juliette Lamber, Mr La Messine, s’approprie la deuxième édition (1861) au nom de la communauté conjugale. Elle signe « Madame Adam » La Chanson des vieux époux (1882), Païenne (1883), Chrétienne (1913). On sait le rôle littéraire, voire politico-littéraire (notamment à l’égard de Gambetta) que joua Juliette Adam comme directrice de la Nouvelle Revue, qu’elle avait créée en 1879 et qui osa donner, en 1883, la première version de L’Insurgé de Jules Vallès. Elle n’hésita pas à écrire et à signer des ouvrages très autobiographiques (au XXe siècle, il est vrai) : Le Roman de mon enfance et de ma jeunesse (1902), Mes premières années littéraires et politiques (1904), Mes angoisses et mes luttes (1907).
52Restent deux cas exceptionnels ; il en existe quelques autres, mais leur nombre, à coup sûr, est très limité. Deux femmes auteurs et travailleurs manuels. Toutes deux, presque exclusivement poètes. Première moitié du siècle ; Antoinette Quarré, lingère de Dijon ; elle apprit à lire dans le Zaïre de Voltaire. En 1843, elle publia, à Paris, Poésies, signées «Antoinette Quarré, de Dijon » ; Lamartine la félicita. Antoinette donna aussi quelques nouvelles en prose au Journal des demoiselles. Second versant du siècle : Augustine Malvina Blanchecotte (née Souville), couturière et « ouvrière de l’aiguille », fut poète. En 1851, elle publia Rêves et réalités, « Poésies par Mme B., ouvrière et poète ». Elle signa ensuite, toujours, « A.M. Blanchecotte » des textes poétiques donnés à la Revue française et à la Revue Contemporaine. Elle publia ainsi Nouvelles poésies (1862) et, en 1867, passa à un ouvrage d’un genre neuf pour elle, Impressions d’une femme, pensées, sentiments et portraits. En 1875, sortaient Les Militantes, « Poésies, par Mme A.M. Blanchecotte ».
53On peut enfin rapprocher de ces deux destins littéraires, comme on aurait pu le placer en tête, celui de Flora Tristan33. Considérée comme « fille naturelle », ouvrière d’atelier de typographie, devenue Mme Chazal, battue, puis séparée de son mari, femme de chambre, elle signa toutes ses œuvres de son nom personnel « Flora Tristan » ; récit d’une vie : Pérégrination d’un paria (1838) ; roman : Méphis (1838) ; et Promenades dans Londres (1840) ; et L’Union ouvrière (1843). Mais ces œuvres, outre le posthume Tour de France, surgissent de nouveau en notre temps et portent haut le nom que la paria osa signer.
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54L’identité littéraire, qui est aussi une identité tout court, que recherche la femme de lettres au XIXe siècle, implique un jeu du masculin et du féminin. Ce jeu, qu’il soit pseudonymal ou non, n’est point gratuit ; il est subtil et complexe : ses lois, son code ne sont pas faciles à éclairer, car le statut de la femme-écrivain est incomparablement moins fixé encore que celui de l’homme-écrivain. On peut, cependant, rassembler quelques remarques impliquant des hypothèses et des recherches à creuser. Le canal des genres d’abord. Certains genres littéraires sont plus admis et reconnus que d’autres ; une hiérarchie de « dignité » s’établit ou se renforce par les œuvres mêmes, par leur succès, par leur public. Non sans toutes sortes d’ambiguïtés. La poésie est un genre « naturellement » concédé aux femmes-auteurs ; mais n’est-ce pas parce que certain « lyrisme », certaines formes du « chant » sont encore souvent conçus comme une broderie du langage, analogie littéraire de la broderie tout court ? Certaine rythmique, la discipline des rimes, la modulation ne sont-elles pas gardes-fous esthétiques, donc moraux ? Second genre concédé, voire conféré, « de droit naturel », aux femmes-auteurs : les contes moraux, les récits didactiques et édifiants ; quantitativement, ils représentent une somme ou une répétition d’œuvres considérable ; plus, d’énormes tirages. Ils illustrent une fonction utilitaire de la littérature, qui prolonge la famille et l’école (et leur fournit des lectures) ; œuvres dévolues aux femmes, parce qu’écrire des contes moraux et édifiants, c’est s’en raconter à soi-même, c’est illustrer l’image de la mère et de la préposée à la morale des enfants ; c’est aussi, bien qu’on le dise moins, protéger la femme contre elle-même et contre les dangers propres à la littérature. On abandonne plus difficilement aux femmes-auteurs les ouvrages historiques : l’histoire réelle est sans doute peu édifiante ; on en concédera l’écriture avec autant de précautions que l'Enseignement du XIXe siècle en dosera la lecture et l’apprentissage aux filles des lycées. Vient enfin le roman : outre qu’il était « par nature », lui aussi, un genre suspect, parce que roturier ou parce que mêlant trop bien la vie et l’art, il devenait plus dangereux encore à manier pour les femmes ; le XIXe siècle s’est beaucoup méfié de la lectrice de romans (qui devient parfois sujet de roman). La femme devient, moins impunément encore, auteur de romans : surtout de romans autobiographiques ; mais tout roman est un peu autobiographique. L’autobiographie féminine devient vite une dégradation morale, une indécence. Or, le problème de la signature, de la « nomination » du texte est lié au texte, à sa production, à sa diffusion ; le titre, qui est aveu, et reconnaissance, tient au texte et est parole directe de l'auteur ; il annonce le genre. Il est sûr qu’un roman féminin, un titre annonçant un roman, devait provoquer la méfiance presque générale des lecteurs masculins ; à l’inverse, il pouvait attirer des lectrices. Sa seule existence impliquait le nom dans une sorte de volonté de souligner les interdits : soit qu’on les vérifiât ostensiblement, soit qu’on les bravât sans façon.
55Il est vrai que les femmes-auteurs trouvaient dans l’époque des éléments qui les aidaient à secouer les préjugés, à ébranler la solidité des genres et des précautions. Une mobilité des classes sociales, de leurs franges – de la petite bourgeoisie notamment – ; l’augmentation lente mais ferme du nombre des lectrices après 1830, puis après 1848, puis après 1880 ; l’ouverture de certains éditeurs (dès avant 1870, les éditeurs quelque peu « républicains », Dentu, A. Faure, Hetzel..., accueillent un peu plus facilement la littérature féminine) ; l’influence diffuse du Romantisme (qui fit comparaître la société par devant l’écriture) ; le glissement même du vieux préjugé nobiliaire antilittéraire à l’idéal d’une nouvelle noblesse, littéraire cette fois (illustrée par Chateaubriand, dont l’influence littéraire sur les femmes fut grande), jusqu’à une mode, du reste commode, du pseudonyme à particule ; la crainte, puis l’audace de compromettre le nom conjugal dans l’aventure littéraire pour forcer la « gloire » : autant de signes, et peut-être de causes, d’un statut fragile mais mobile de la femme de lettres. Mettons à part, car primordiale, en fait et en causalité, la fonction du journalisme dans le siècle : beaucoup de femmes-auteurs se libérèrent dans le journal, y devinrent auteurs ; elles y prirent la liberté de plusieurs pseudonymes, selon les genres traités ; elles « jouèrent » de leurs noms sous un seul genre journalistique ou sous la diversité, la responsabilité globale paraissant prise par le journal.
56Le XIXe siècle, auquel s’accroche ici le début du XXe siècle, évolue donc vers la vérité, l’audace, la simplicité et la force des pseudonymes féminins-, ou vers un égalitarisme, timide ou provocant, entre l’état civil et l’état littéraire : au moins au niveau de la signature, et au niveau des titres. Non sans doute encore au niveau des mœurs littéraires, ni au niveau de la critique littéraire.
Notes de bas de page
1 Tome I, Préface, Partie II : Des pseudonymes.
2 Ibid., p. 33-34.
3 Ibid., p. 54.
4 Ibid., p. 34 sq.
5 Ces motivations sont énumérées par Quérard, ibid., p. 57.
6 Ibid.’ p. 34. Pour la duchesse de Duras, la remarque est fausse : cf. plus loin.
7 Ibid., Quérard continue : certaines commencent par des romans érotiques, voire licencieux, pour finir par des prix Montyon d’où évidemment l’usage des pseudonymes.
8 A titre de grands modès littéraires masculins, rappelons René de Chateaubriand, qui garda son nom, comme tant d’autres ; et, à l’inverse, Henri Beyle, dont le pseudonyme « Stendhal » se détache d’une multitude (Durand, Conickphile, Toricelli, Lagenevais, etc...), et Hugo lui-même, romancier ou journaliste (il fut parfois « Victor d’Auvemey », « Charles de Saupiquet », « Edmond de Charency », « Baron de Boutonet », « Comte de Chadeville », « Fabrice Cotonet », « Baron de Raisinet », etc...).
9 1855 : feuilleton de La Presse ; voir article de Béatrice Didier cité plus loin. Il y aurait aussi, à l’autre bout du siècle, Juliette Adam, quelques autres noms encore : très peu.
10 Le même journaliste avait au moins un pseudonyme par journal auquel il collaborait. Les pseudonymes nobles et roturiers, littéraires (noms de personnages : Georges Dandin, Alceste, Figaro, Bridoye, Basile, Gil-Blas, Fortunio, Julien Sorel, Bixiou, Marquis de Villemer), ou familiers, s’y multiplient. Ch. Monselet signa ici « M. de Cupidon », là « Rose Didier » ; About est « Valentin de Quevilly », Léo Lespès « La Marquise de Vieux-Bois ». Sarcey signe ici « S. de Suttières », là « Satané Binet » ; Granier de Cassagnac devient « Paul Walter », de Pontmartin « Théobule » ; la rédaction collective de la Revue des Deux Mondes signe « Fr. de Lagenevais », ancien pseudonyme de Stendhal.
11 C’est pourquoi nous donnons à chaque fois quelques titres d’œuvres, avec leurs dates.
12 Voir Béatrice Didier, Femme-Identité-Écriture, « A propos de l’Histoire de ma vie de George Sand », Revue des Sciences Humaines, 1977-4, no 168.
13 On sait qu’elle signa ainsi, en 1832, son premier grand roman, Indiana.
14 George Sand avait signé de ce pseudonyme, en 1831, des articles et une nouvelle dans le premier Figaro, La Revue de Paris, La Mode.
15 Le Figaro du 25 décembre 1862, article « Étrennes littéraires pour tous les âges », fait un bilan des lectures de livres d’étrennes : sur 15 noms d’auteurs favoris, il y a 12 noms féminins, sur les 12, Mme de Genlis compte pour un (ouvrage) soit le 12e de l’ensemble, comme la Comtesse de Ségur.
16 1838-1844.
17 Jules Vallès avait salué André Léo, auteur du Mariage scandaleux, et d’Une Vieille fille, dans Le Progrès de Lyon, 3 octobre 1864 : “Un écrivain de grand talent (...). C’est ce qui arrive quelquefois aux femmes qui écrivent ; (...) mais un homme n’eût pas fait mieux » ! – Autre article de Vallès sur André Léo et ces deux livres, dans Le Progrès de Lyon, 10 octobre 1864 (cf. Jules Vallès, Œuvres, édition Pléiade, T. I, p. 401-405).
18 Cf. l’ouvrage récent de Dominique Desanti, Daniel Stern, 1980, Stock.
19 Les Supercheries littéraires dévoilées. Cf. plus haut.
20 Voir dans cet ouvrage les pages que lui consacre René-Pierre Colin.
21 On peut encore citer, gloire plus limitée, la romancière « Zari » (pseudonyme d’Elzéari Bonnier, née Ortolan) qui écrivit le roman provençal Le Fada (1891), “Bibliothèque des Mères de famille ») et Le Petit paresseux corrigé (1893).
22 1881 sans doute. Cf. Jules Vallès, Séverine, Correspondance, Préface et notes de L. Scheler, Éditeurs Français Réunis, 1972, p. 13.
23 Nous laissons ici le cas d’Eugénie de Guérin, inséparable de son frère, quoique non identifiable à son œuvre.
24 Il y a une première Mme Guizot (Pauline), femme de Guizot, qui signe »Mme Guizot » et déjà écrira pour les enfants (Les Enfants, 1813), le fameux roman L’École ou Raoul et Victor (1822, plus de 20 éditions en 1880), Cécil et Nanette ou la Voiture versée, Armand ou le petit garçon indépendant (1837), Jules ou le jeune précepteur, Eudoxie ou l’orgueil permis, L’Amie des enfants « Petit cours de morale en action contenant tous les Contes moraux à l’usage de l’enfance et de la jeunesse » (sous-titre ; 1859), Françon, histoire d’une petite fille (1888).
25 Dans l’analyse des livres d’étrennes faite par Le Figaro, 25 décembre 1862 (« Étrennes littéraires pour tous les âges »), on compte, sur 15 livres, 12 auteurs féminins et, sur les douze, 4 de Mme de Witt et 2 de Mme Guizot.
26 Ancêtre du Général de Gaulle.
27 L’article cité du Figaro, 25 décembre 1862, « Étrennes littéraires pour tous les âges », compte, sur les 12 auteurs féminins, 3 ouvrages de Mme Delafaye-Bréhier.
28 Le même article décompte, sur les 12 auteurs féminins, un livre de Mme Ulliac-Trémadeure. Pour celle-ci, voir encore Renée Balibar, Les Français fictifs (Hachette, 1974, p. 13 3).
29 Elle écrivait, du reste, en 1834, que faire des vers, pour une femme, « c’est un plaisir comme de broder » ; il ne faut pas raconter des histoires ne comportant « nulle conclusion utile » ; il faut avoir « le sentiment de l’avenir », « apporter sa pierre à l’édifice social ».
30 Ourika a été réédité, en 1979, par les « Éditions des Femmes ».
31 Pour Louise Colet, qui signe toujours Louise Colet ou Louise Colet-Révoil, nous renvoyons évidemment à toute la partie de ce livre (articles de collaborateurs et textes) qui la concerne, à la notice p.13, et aux notes de J.F. Tétu.
32 Voir M. Bertrand, Les Œuvres poétiques de Marceline Desbordes-Valmore P.U.G., 1973.
33 Voir le volume La Femme au XIXe siècle : Littérature et Idéologie, Presses Universitaires de Lyon, 1978, chapitre de Lucette Czyba sur Flora Tristan ; et Flora Tristan, Lettres, par Stéphane Michaud, Seuil, 1980.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
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2014