Poème. La femme – 2ème récit : La servante
p. 197-246
Texte intégral
I.
Elles étaient encore deux enfants, blonde et brune ;
Ensemble elles causaient durant un soir d’été,
Bras dessus bras dessous, par un beau clair de lune,
Devant le vieux portail de l’église. – A côté
La diligence allait partir, et sur la place
On se pressait ; c’était dans un bourg de l’Alsace.
Le fouet du postillon claquait avec ses cris :
Les chevaux hennissaient. « Mon cœur les accompagne
« Ces heureux voyageurs qui s’en vont à Paris,
« Dit la fillette blonde à sa brune compagne ;
« Oh ! comme je voudrais à mon tour m’élancer
« Vers ce joyeux Paris qui me fait tant penser.
« – Eh ! que rêves-tu donc là-bas ? qui donc t’attire ?
« Dit l’autre accompagnant ces mots d’un frais sourire.
« – Tu le demandes ? Mais tout ce que ce matin
« La dame du château nous montrait : ces dentelles,
« Ces robes, ces rubans, ces souliers de satin,
« Ces bagues, ces parfums qui font les laides belles,
« Et qui m’iraient si bien à plus forte raison
« A moi. – Que dis-tu là, ma pauvre Théréson ?
« – Quoi ! ne suis-je pas mieux que cette mariée,
« Marquise mais œil louche et taille déviée,
« Et ne faudrait-il pas mettre, pour faire bien,
« Mes fichus sur son cou, ses colliers sur le mien ?
« – Orgueilleuse ! – Sais-tu, ma chère Mariette,
« Que tu serais aussi très gentille en toilette ?
« – A ma mère malade il faut songer avant
« D’avoir de beaux habits ! Mais quand tu vas rêvant,
« De quoi rêves-tu donc ? car parfois je te guette
« Et te vois sur ta main, triste, appuyer ta tête.
« Tes yeux noirs vont alors bien loin, bien loin d’ici !
« – Si j’ai le cœur chagrin, c’est d’un autre souci ;
« Cependant mon désir est comme ta chimère,
« Impossible. Bonsoir, je vais trouver ma mère ;
« Elle m’attend et doit dormir à son rouet.
« – Parler, c’est comme un air qu’on chante et qui console,
« Dit Théréson : on meurt dans un ennui muet.
« – Mais il est des pensers où manque la parole,
« Répliqua Mariette, et je ne saurais bien
« Dire ce qui me trouble et me rend malheureuse.
« – J’entends ! tu ne veux pas me parler de Julien.
« De Julien ! Si tu crois que j’en suis amoureuse,
« Alors je te dirai mal ou bien mon ennui ;
« Julien est trop lourdaud pour m’occuper de lui.
« – Il t’aime et je le crois bon.– Il ne sait pas lire.
« – C’est un meunier cossu qui s’habille en drap fin.
« – Il compte avec ses doigts ! Mais il est riche... enfin
« Te faut-il un savant ? – Écoute, tu vas rire ;
« Les jours où moi pour coudre et toi pour repasser,
« Nous allons au château chez la jeune marquise,
« Dans ces riches salons où l’on nous fait passer
« Sais-tu de quel trésor je suis le plus éprise ?
« – De ces riants portraits des dames d’autrefois,
« En jupe de brocart et la tête poudrée,
« Tenant un éventail ou des fleurs dans leurs doigts,
« Et montrant leurs seins nus dans leur robe échancrée ?
« –Non ! – Préfères-tu ceux des pimpants cavaliers,
« Moustache retroussée et sabre à la dragonne,
« Ou ceux des beaux enfants qui de leur main mignonne
« Enlacent de rubans le cou des lévriers ?
« – Point ! – Tu voudrais parer ta chambre, je devine,
« Avec ces paravents ou ces vases de Chine,
« D’oiseaux, de papillons et de fleurs diaprés
« Tels que n’en ont pas vu nos jardins et nos prés ?
« – J’admire tout cela, mais rêve d’autre chose.
« – J’entends ! De ce boudoir aux corniches d’argent,
« D’ébène parqueté, tendu de damas rose,
« Où d’un dôme en vitrail descend un jour changeant ?
« C’est là qu’après le bain la marquise sommeille.
« Si jamais je rencontre un galant généreux,
« J’exigerai, ma chère, une chambre pareille.
« – Ne fais pas, Théréson, de souhaits dangereux.
« – Toi, que te faut-il donc ? l’époux de la marquise,
« Peut-être ? – Il est fort laid et brutal encor plus.
« – Oh ! j’y suis ! Tu voudrais ce beau tableau d’église
« De la Vierge qui donne un raisin à Jésus.
« – Tu n’as pas deviné, répondit Mariette ;
« Marie est ma patronne et son fils notre Dieu ;
« Pourtant, en les priant, ma pensée inquiète
« Redescend sur la terre et s’obstine à mon vœu.
« – Ton vœu ! Mais il est donc pour des choses bizarres,
« Puisque tu n’aimes pas tout ce qu’il faut aimer ?
« – Mon vœu serait de vivre et de me renfermer
« Dans cette salle au nord pleine de livres rares.
« – Ah ! ah ! dit Théréson en riant aux éclats,
« Tu voudrais devenir une femme savante !
« – Prends pitié de ma peine et ne t’en moque pas :
« Oui ! du vieux duc goutteux je me ferais servante
« Pour lire seulement dans les livres qu’il lit ;
« Pour savoir ce qu’on fit autrefois sur la terre,
« Pour connaître le monde et ce qui le remplit ;
« Mais tout cela pour nous reste un profond mystère,
« Ma pauvre Théréson ! Et nous ne savons rien
« Que ce qui tient aux jours de notre courte vie.
« – Je comprends le plaisir, l’amour me fait envie,
« Mais ce que tu dis là je ne l’entends pas bien,
« Reprit l’autre gaîment ; pour nos faibles cervelles
« Ce sont pensers trop lourds que ceux des grands esprits.
« Non pour étudier, mais pour faire les belles,
« Un jour, si tu m’en crois, nous irons à Paris. »
Devisant de la sorte, elles gagnaient la rue
Du petit armurier père de Théréson ;
Veuf, il obéissait à l’enfant sans raison,
Attrayante, jolie et d’humeur absolue.
A côté demeurait, dans un humble logis,
La fileuse de lin mère de Mariette,
Pauvre, infirme, et gardant, dans sa misère honnête,
Un renom de vertu cité dans le pays.
Mariette, attristée et n’osant le paraître,
En rentrant mit sa mère au lit, puis s’accouda
Au treillis peint en vert de l’étroite fenêtre
Où montait le parfum d’un pot de réséda.
Les étoiles brillaient d’une lumière vive
Comme des yeux amis qui regardaient les siens ;
Et les brises du soir qui venaient de la rive
Avaient avec son cœur d’intimes entretiens.
Que lui disiez-vous donc, ô voix de la nature,
Longs échos alternés de la terre et de Dieu,
Pour faire ainsi monter cette humble créature
De sa calme ignorance à des rêves de feu ?
Elle ne connaissait encore que l’Évangile,
Quelque récit naïf des conteurs allemands,
Et la limpidité de son âme tranquille
Ne s’était pas émue au trouble des romans.
Pourtant vous l’attiriez et vous l’aviez saisie,
Impétueux courant des cœurs faits pour aimer !
Orages de l’amour et de la poésie,
Elle vous pressentait sans pouvoir vous nommer !
Elle resta longtemps la tête rayonnante,
Comme voyant flotter son rêve au firmament,
Puis dans son petit lit s’endormit souriante,
Et les voix de son cœur lui parlaient en dormant.
II.
Le lendemain, dès l’aube, au travers de la plaine,
Théréson, Mariette, allaient vers le château ;
Leurs regards découvraient, du versant d’un coteau,
Les grandes eaux du Rhin dans leur fuite lointaine.
Trottinant et jasant comme de gais pinsons,
Les fillettes suivaient leur route accoutumée ;
Un air frais secouait sur la terre embaumée
La pénétrante odeur des bois et des moissons.
La svelte Théréson cambrait sa haute taille
Dont un souple guingamp dessinait les beautés ;
Ses cheveux blonds riaient sous son chapeau de paille,
Le ciel était moins bleu que ses yeux effrontés.
Petite, gracieuse, et toujours recueillie,
Se cachant à plaisir sous un brun vêtement,
Mariette entourait, craintivement jolie,
D’un bonnet de linon son front triste et charmant.
Elles furent bientôt dans la longue avenue
Où les oiseaux chantaient et volaient par essaims.
Un beau soleil d’été salua leur venue ;
Les grands cygnes rasaient le flot clair des bassins.
Comme elles reprenaient leur tâche matinale,
Quant tout dormait encore, château, cours et jardins,
On mettait leur ouvrage en une vieille salle
Qui donnait sur le parc où couraient cerfs et daims.
En passant ce jour-là dans une allée obscure,
Mariette aperçut sur un pliant de joncs
Un petit livre rouge à riche reliure,
Dont quatre griffes d’or marquaient les coins mignons.
Oh ! pourquoi toucha-t-elle, agitée et ravie,
A ce livre entr’ouvert sous l’ombrage oublié !
D’où viennent ces hasards qui perdent une vie ?
Comment Dieu qui prévoit reste-t-il sans pitié ?
Elle crut que ses yeux se couvraient d’un nuage,
Lorsqu’elle vit son nom sur la première page :
Mariette ! (c’était le titre du récit),
Par Lionel de V. Elle s’arrête et lit :
Oh ! les belles amours ! oh ! l’histoire touchante !
Que cette Mariette eut un heureux printemps !
Pauvre, elle est adorée, elle rit, elle chante,
Elle aime, elle est aimée, elle meurt à vingt ans !
Elle meurt, et c’est là surtout ce qu’on envie ;
La jeunesse s’éprend de ces rigueurs du sort :
Par l’amour seulement elle conçoit la vie,
Et la vie épuisée, elle aime dans la mort !
Elle se consuma, cette autre Mariette,
Dans le rêve impossible où son cœur s’égara :
Humble fille du peuple, elle aimait un poëte
Qui l’aima quelques jours et morte la pleura,
C’est là ce qui touchait la lectrice tremblante,
Ce qui mettait des pleurs dans ses yeux noirs baissés,
Tandis que Théréson, de sa main frétillante,
Faisait courir le fer sur les fichus plissés.
Parfois elle lisait bien haut quelque passage :
« Ce conte n’est pas gai, s’écriait Théréson ;
« Peste ! mourir d’amour ; j’aime mieux ma chanson.
« Allons ! quitte ce livre et fais donc ton ouvrage. »
– « Je ne puis, je ne puis, je veux voir jusqu’au bout ;
« Cela me prend au cœur, répondait Mariette ;
« Cette fille a mon nom et me ressemble en tout ;
« Elle aime ce que j’aime... » Et ravie, inquiète,
Elle lisait toujours ; à la fin du récit,
Sa figure était pâle et de pleurs inondée.
– « Tu pleures ! s’écria Théréson ; quelle idée
« De se rougir les yeux pour des rêves d’esprit ! »
Mariette lui dit : « Ce qu’on lit semble vivre ;
« On le sent, on y croit : ce Léon, son amant,
« Il existe, c’est sûr ». Elle ferma le livre,
Et le baisant le mit sur un beau mouchoir blanc.
– « Es-tu folle ? dit l’autre.– « Oh ! oui, j’en suis éprise,
« Et je donnerais tout pour pouvoir le garder. »
– « Dans le parc, justement, j’aperçois la marquise :
« Prends le livre, pour toi je vais le demander. »
La dame s’avançait dans une longue allée.
Théréson lui conta d’un ton leste et moqueur
Comment l’autre s’était de ce livre affolée,
– « Quoi ! ce joli roman dont mon frère est l’auteur !
« Enfant, il est à vous. J’aime votre service »,
Ajouta la marquise affable et protectrice,
« Et je veux toutes deux vous emmener d’ici :
« Dans huit jours vous viendrez à Paris. » – « Oh ! merci, »
S’écria Théréson par le but éblouie.
Mariette restait silencieuse. – « Et toi ? »
Dit la marquise.– « Oh ! moi, c’est ma plus chère envie ?
« Mais ma mère est infirme, elle mourrait sans moi. »
– « Bien ; vous devez d’abord consulter vos familles. »
Dit la dame, et, tournant ses pas indifférents,
Elle entendit de loin jaser les jeunes filles
Sous l’ombrage incliné des chênes murmurants.
III.
Debout près du vieux lit à longs rideaux de serge,
A sa mère, le soir, Mariette contait
Ces grands événements, et son cœur palpitait
Des désirs éveillés dans son âme de vierge ;
Ce livre, ce voyage à Paris, Théréson
Joyeuse de partir, lui troublaient la raison :
– « Ah ! si vous guérissiez, je partirais comme elle, »
Dit-elle, sans peser sa parole cruelle.
La chambre retentit d’un sanglot étouffant :
La pauvre mère infirme eut un cri de détresse,
– « Ne pars pas, ne pars pas ! je mourrais de tristesse. »
Et ses deux bras raidis étreignaient son enfant.
– « Ne pars pas, ne pars pas ! ma fin sera prochaine ;
C’est moi qui partirai pour ne plus revenir.
Oh ! jusque-là sois bonne, et porte encore ta chaîne ;
Elle te sera douce un jour en souvenir. «
– « Ne parlez pas ainsi, s’écria Mariette ;
Ce que ma bouche a dit, mon âme le regrette ;
Ne pleurez pas ainsi, cela me fend le cœur :
Ma mère, auprès de vous je reste avec bonheur. »
Puis elle souriait, et, tendrement émue,
La pressait dans ses bras et près d’elle étendue
Réchauffait ses pieds froids, baisait son front blanchi,
Et chassait la douleur d’un mot irréfléchi.
Ils avaient été six, elle était la dernière.
Tous dormaient à côté du père au cimetière.
Seule, elle pouvait rendre à sa mère aujourd’hui
Son amour et ses soins en filial appui.
Elle ne quitte plus la malade affaiblie ;
Près d’elle elle faisait sa couture le jour,
Et relisait le soir, ardemment recueillie,
Sans jamais se lasser son beau livre d’amour.
Théréson à Paris servait chez la marquise ;
Elle n’écrivait pas ; Mariette en pleurait.
Rien ne la distrayait de son tourment secret ;
Seulement, le dimanche, elle allait à l’église.
Elle y trouvait Julien toujours la regardant.
L’amoureux n’eût osé lui parler ni la suivre :
Il se désespérait, il était las de vivre ;
Mais sa lourdeur cachait son amour. Cependant,
Prenant de son moulin la plus blanche farine,
A Noël, il fit faire un gâteau d’apparat,
Saupoudré d’anis fin et lardé de cédrat,
Et dont, sortant du four, l’odeur était divine.
Il le porte tout chaud, sur le plat de sa main,
Le front rouge, l’air gauche, à la pauvre fileuse.
Il savait Mariette à l’église ; en chemin
Il l’avait rencontrée attristée et rêveuse.
Il ne lui parla pas, mais vite, bravement,
Il entra chez la mère, enhardi par l’usage,
Lui donna le gâteau, puis changeant de visage
Il lui dit son amour, et précipitamment
Son bien, son industrie, et son renom honnête,
Et comment pour sa femme il voulait Mariette.
Il demeurait béant, debout au pied du lit
Où la pauvre malade était toujours couchée.
De ce qu’elle entendait elle eut l’âme touchée ;
Elle se souleva vers Julien, et lui dit :
« Oh ! moi, je le veux bien, oh ! moi, je te la donne :
Tu me remplaceras, et bientôt je le sens.
Pour l’aimer et veiller sur ses jours innocents,
Quand je ne serai plus, elle n’aurait personne. »
– « Elle m’aura, dit-il ; parlez-lui, la voici. »
Il sortit. Mariette, à l’offre de sa mère,
Riait, puis répondit, pleine de sa chimère :
– « Avec sa face plate et son nez raccourci
Julien n’est pas de ceux qu’on épouse d’emblée ;
Qu’il m’attende et me plaise ; il n’est pas encore temps
Nous en recauserons lorsque j’aurai vingt ans.
– « Tu le regretteras, dit la mère accablée. »
Elle voulut parler, mais, insensiblement,
De son corps son esprit subit l’affaissement ;
Elle semblait dormir. Alors, prenant le livre,
Mariette y relut la page qui l’enivre,
Celle où l’auteur faisait le portrait de l’amant.
Qui ne l’aurait aimé ? Léon était charmant :
Il avait à vingt ans une taille élancée,
Un front harmonieux où flottait la pensée,
Une bouche d’enfant, des yeux noirs et profonds,
Une moustache fine et de grands cheveux blonds.
– « Si tel était Julien, pensait-elle ravie,
« Oh ! comme heureuse ensemble eût passé notre vie
La jeunesse est aveugle : elle rêve d’amour
Près des lits de douleur ; et la mort vient un jour
Interrompre le songe et noyer dans les larmes
L’épanouissement de ces cœurs sans alarmes.
Mariette entendit passer à son réveil
Un long gémissement. – De sa mère endormie
Elle crut que c’était le pénible sommeil :
Ce n’était plus le mal, hélas ! mais l’agonie !
La malheureuse enfant d’abord ne comprit pas !
La mourante expira sans dire une parole.
Une voisine entra. – « Silence ! parlons bas ! »
Murmurait Mariette ; elle était comme folle.
La raison lui revint lorsque l’on prit le corps,
Quand sur la pauvre bière on eut cloué la planche.
La neige en froid linceul s’étendait au dehors...
Le prêtre et le cercueil, noirs sur la terre blanche,
Passèrent lentement. Quelques amis suivaient.
Sur le seuil, Mariette, à genoux dans la neige,
Vit à travers ses pleurs défiler le cortège ;
Ses yeux l’accompagnaient aussi loin qu’ils pouvaient...
Puis ont la fit rentrer, et dans la chambre vide
Au bord du lit défait elle s’assit stupide.
Il faut vivre pourtant, manger et se vêtir,
Étouffer son angoisse et chercher de l’ouvrage ;
Demain, ainsi qu’hier, il lui faudra sortir :
De combien de douleurs se compose un courage !
La commune pitié s’attache à nous d’abord,
Mais bientôt chacun songe à sa propre misère ;
Ainsi que le cercueil l’abandon nous enserre :
L’affligé se retrouve aussi seul que le mort.
Après deux mois de pleurs et de deuil solitaire,
La pauvre fille, pâle et le cœur oppressé,
Se disait un matin qu’elle n’avait sur terre
Que son morne labeur ou Julien repoussé.
De Paris une lettre alors lui fut remise :
– « Je te cède ma place, arrive, je t’attends,
Écrivait Théréson ; je quitte la marquise
Pour le théâtre ; adieu, car je n’ai pas le temps. »
L’orpheline tournait cette lettre si brève
Dans ses doigts amaigris et croyait faire un rêve.
– « J’irai, » s’écria-t-elle. Et, dès le lendemain,
Elle fit ses adieux et prépara ses hardes.
La glace et le verglas couvraient le grand chemin ;
Le soleil ne jetait que des lueurs blafardes ;
C’était un de ces jours où tout semble pleurer.
Sérieuse elle prit son linge dans l’armoire,
Puis ce blanc vêtement aux longs rubans de moire
Dont sa mère, un matin, se plut à la parer
Pour sa communion. Elle mit dans la malle,
Près du livre d’amour, la robe virginale.
A la porte entr’ouverte elle tournait le dos ;
Derrière elle éclata comme un bruit de sanglots :
Elle crut que c’était sa pauvre mère morte
Pleurant sur son départ et venant l’empêcher.
Elle tourna les yeux, et, debout sur la porte,
Elle aperçut Julien qui n’osait approcher.
Elle alla droit à lui : – « J’ai, dit-elle, dans l’âme
Un chagrin qui s’accroît et qui me fait mourir.
Julien, je reviendrai si je puis en guérir,
Et, puisque vous m’aimez, je serai votre femme.
– Vous ne reviendrez pas, reprit-il tristement ;
Pas une de là-bas jamais n’est revenue !
Ah ! je sens bien pour moi que vous êtes perdue.
Adieu donc, Mariette. » Et machinalement
A faire ses paquets il l’aidait en silence,
Puis il les lui porta jusqu’à la diligence.
Il resta là debout, muet dans sa pâleur.
Des pleurs désespérés jaillissaient sur sa joue ;
La voiture partit : il crut sentir la roue
Passer sur sa poitrine et lui broyer le cœur.
Ah ! pour pleurer ainsi dans sa calme ignorance,
Venait-il d’entrevoir, monstrueuse cité,
Sous ta pourpre et ton or cette hécatombe immense
Qui roule dans la fange et dans la pauvreté !
O glorieux Paris, errantes dans tes rues,
Comme une nuit sinistre en ton rayonnement,
Voyait-il par milliers les ombres éperdues
De ces déshérités que tu vas décimant ?
Savait-il que l’orgueil de ton apothéose
Sur des hontes sans nom asseoît tes marbres blancs ?
Savait-il de combien de douleurs se compose
La lâche volupté dont tu repais tes flancs ?
Combien il faut de pleurs et de sang de la foule
Pour qu’un élu du sort surnage sur ta houle ?
Combien d’espoirs vaincus pour un espoir vainqueur,
Combien de cœurs brisés pour l’ivresse d’un cœur ?
Chaque éclat, chaque joie et chaque renommée
Ont pour sombre contraste une angoisse innommée ;
Et les gémissements que la nuit peut saisir
Forment un chœur funèbre aux chants gais du plaisir.
Civilisation, déesse inexorable,
Tu ressembles, parmi ces épouvantements,
A l’idole géante aux yeux de diamants
Que l’Inde voit passer sur son char redoutable.
Sa splendeur éblouit ! Son regard éclatant
Semble promettre à tous la fin de leur souffrance ;
Et chaque malheureux, aveugle d’espérance,
Sous les pieds de Vichnou va se précipitant !
Mais le char colossal hume comme une proie
Tous ces fronts inclinés qu’il nivelle et qu’il broie :
Des flammes et des faux, sortant de son essieu,
Saisissent les croyants qui se fiaient au Dieu,
Et le Gange sacré voit rouler sur ses rives
Des crânes bondissants et des chairs convulsives.
IV.
Dieu créa, dans un jour de prodigalité,
Lionel de Vernon, frère de la marquise.
A vingt ans, de Léon il avait la beauté ;
Il s’était peint lui-même en cette histoire exquise.
Il avait la hardiesse et le contentement
Que nous donnent l’esprit, la santé, la richesse ;
Puis, à ces trois trésors qu’il dépensait gaîment
Une gloire naissante ajouta sa promesse :
Mais sa prose et ses vers juraient étrangement
Avec tous les instincts de son tempérament.
Après le faux jargon et les vers de l’Empire,
On détrôna Delile, on proscrivit Ducis :
D’autres étaient venus, sentant comme Shakspeare,
Qui rendirent la vie aux drames, aux récits,
Alors retentissaient Cinq-Mars et Notre-Dame,
Alors on célébrait Chatterton, Hemani,
Les Méditations, qui faisaient planer l’âme,
L’histoire et ses douleurs, l’amour et l’infini ;
Les Iambes vengeurs et le cri de détresse
Qui de Rolla mourant sublime s’échappait ;
Et l’on vit s’abreuver une ardente jeunesse
A ces courants nouveaux où l’art se retrempait.
Mais à côté chantait une muse phtisique
Traitant l’humanité de matière impudique ;
Et dans ses froids transports se refusant toujours
A la sincérité des naïves amours.
D’anges, de séraphins c’étaient des avalanches,
C’étaient des rendez-vous dans les sacrés parvis
Où les vierges priaient le soir en robes blanches
Auprès de leurs amants éthérés et ravis.
Nébuleux entretiens, mystiques hyperboles ;
En face de la lune agitaient leurs défis ;
Les pâles amoureux échangeaient des paroles
Mais jamais un baiser, hors sur le crucifix.
N’ayant ni chair ni sang, cette muse chrétienne
A l’égal d’un forfait craignait la passion,
Et toute liberté lui paraissant païenne
Elle brûlait Voltaire, elle damnait Byron.
Nous l’avons déjà dit, cette littérature
Masqua de Lionel la fougueuse nature :
Il était né sanguin, positif, sensuel.
Il chanta la candeur et les amours du ciel ;
Et déroba pour tous les nocturnes orgies
Sous l’éclat vaporeux des chastes élégies.
Était-ce hypocrisie ou calcul ?... je ne sais ;
La doctrine ascétique entraîne à ces excès ;
Le divorce forcé de la chair et de l’âme
Du véritable amour fait dévier la flamme,
Et les feux interdits par l’homme refoulés
Le laissent tout entier en proie aux sens troublés.
Combien vivent ainsi d’une double morale
Corruption secrète, apparence idéale !
Plus la vie est impure et ravagée au fond,
Plus le dehors se fait suave et pudibond.
Lionel s’en tirait en acrobate habile :
Don Juan par ses mœurs, apôtre par son style.
Ses soupirs sur les lacs et ses élans vers Dieu,
La nature et le ciel cadre de tout aveu,
Rendaient ses chants si purs que la plus chaste femme
Comme un baume divin en bufait le dictame
Et le soir se plaisait à rêver de l’auteur,
Au fond d’une chapelle ou sur quelque hauteur.
Dans ce recueillement ses vers, flèches trop sûres,
A la vierge, à l’épouse apportaient leurs blessures ;
Le trait restait au cœur et d’autant plus perçant
Qu’à la pureté même il semblait innocent ;
Et s’il apparaissait un jour dans les familles
Où ses chants enivraient femmes et jeunes filles,
En voyant son teint mat et son front attristé
A l’égal de ses vers on aimait sa beauté.
Par les nuits de plaisir, sa figure pâlie
Respirait la souffrance et la mélancolie ;
Qui ne l’eût adoré ? qui n’eût voulu pouvoir
Consoler ce génie à l’œil mystique et noir ?
Que d’âmes en ce temps dans ses bras sont tombées !
On l’aimait à travers ses héros vertueux ;
Son prophète Saül et ses trois Macchabées
Au public corrompu plaisaient, quoique ennuyeux ;
La foule se respecte et sait être sensible,
En foule bien apprise, aux beautés de la Bible.
On vit jusqu’aux acteurs s’enflammer d’un saint feu
Quand ils prêtaient leur voix à ces élus de Dieu,
Et le théâtre fut un temple où chaque actrice
Au poëte du ciel s’offrit en sacrifice.
O ! rapides amours ! impétuosité
Du sang et de l’esprit ! ô courants de jeunesse,
Désirs inassouvis dans leur immensité,
Comme il vous savourait sous sa feinte sagesse !
Ces païens, qu’en ses vers il maudissait toujours,
Comme il les imitait dans ses nuits de délire !
Après avoir servi d’anathème à sa lyre
Leurs voluptés servaient d’exemple à ses amours.
L’heureux temps ! l’heureux temps ! sans critique importune,
Son nom retentissait, Paris était à lui !
La gloire, le plaisir, le respect, la fortune,
Quadrige étincelant l’emportait, ébloui.
Mais un jour un bras fort brisa son char de verre
Et sa lyre énervée éclata dans ses mains ;
La révolution, amazone sévère,
Alla le pourchassant par de rudes chemins.
Le trône était tombé, tremblante était l’Église,
Le règne était passé des poètes élus,
Et Lionel vit fuir l’ambassade promise
A ces hymnes pieux que l’on ne lisait plus.
Il eût choisi la veille entre vingt héritières,
Lui célèbre et titré, lui le chantre des rois,
Mais, martyr aujourd’hui du régime bourgeois,
Sa gloire sonnait creux et ne le servait guères.
De ses jours de splendeur rêvant l’éternité,
Il avait lestement mangé son patrimoine.
Épuisé son crédit, ruiné sa santé ;
Ce n’était plus le siècle où l’on se faisait moine.
Il resta dans le monde en son délabrement,
Poursuivant ses amours pour narguer ses tristesses,
Courant aux Frétillons quand manquaient les duchesses,
Et dans l’égout charnel plongeant éperdûment.
Tel on voit d’un beau lac quand l’eau vive est tarie
Sur la vase monter les vapeurs des bas-fonds,
Et sa rive autrefois verdoyante et fleurie
Étale l’herbe sèche aux squelettes des joncs.
V.
La gorge pantelante et le fard sur la joue,
Sombre filles des nuits, la prostitution ;
Cette chair qu’on flétrit, ce malheur qu’on bafoue,
Erre dans sa hideur et son abjection.
Ce ne sont plus les jeux de la débauche antique,
Qui courait aux flambeaux et chantait au soleil,
Dansait devant l’autel de Vénus impudique,
Et cambrait en riant son grand torse vermeil ;
Ce ne sont plus les cris des longues saturnales,
Laves de passions en un jour débordant ;
Géantes voluptés, étreintes colossales,
Immense et libre hymen de tout un peuple ardent !
C’est la débauche en deuil, la débauche craintive :
L’opprobre et la misère ont fait pâlir son front ;
De ce double stigmate elle traîne l’affront.
Son corps souffre et se vend : il faut bien qu’elle vive !
Elle ne danse plus, elle n’a plus de chant...
Dans quelque carrefour quelque vieille au teint rouge,
Si vous passez le soir, de sa main vous touchant,
Vous dit un mot grossier ; dans son sinistre bouge,
Vous la suivez. Alors, dans sa vulgarité,
Apparaît à vos yeux la débauche moderne :
Quelque chose de froid, de soucieux, de terne,
Le vice sans grandeur, et le nu sans beauté.
Rien qui fasse oublier que vous êtes vous-même
Une part du malheur de ces êtres perdus,
Et que sur vous jaillit la honte et l’anathème
Que vous osez jeter à leurs baisers vendus.
Rien qui fasse oublier la poignante détresse
De ces corps où peut-être un cœur a palpité...
O courtisane, amour de Rome et de la Grèce,
Ta poésie est morte avec l’antiquité.
Lionel, cependant, gentilhomme et poète,
Dans ces fanges vivait ; c’est le péril du mal :
Si nous faisons trois fois un acte déshonnête,
L’habitude survient et nous rend bestial.
Bientôt elle nous rive à sa chaîne avilie :
Son lien se resserre et n’est jamais rompu ;
Et familièrement elle nous humilie
Comme fait un valet d’un maître corrompu.
De son abjection quand il se rendait compte,
Il accusait le sort par quelque mot amer ;
Puis courait dans le vin ensevelir sa honte,
Comme on jette la nuit un cadavre à la mer.
Parfois se réveillant, son âme était saisie
Par des semblants émus d’ancienne poésie ;
Après le mal commis, le désespoir rimé,
La plainte de l’amour sans avoir rien aimé.
L’amitié lui semblait une émotion fade ;
De tout sentiment pur il raillait la douceur ;
Mais il se souvenait qu’il avait une sueur
Quand sa bourse était vide ou qu’il était malade.
L’œil sombre, le visage appuyé sur sa main,
Un matin il était assis chez la marquise.
De quelque impure nuit c’était le lendemain ;
Sa taille se courbait comme un roseau qu’on brise :
Il disait à sa sueur qu’il se sentait vieillir,
Que sage désormais il vivrait auprès d’elle.
Du pâle débauché la tête était plus belle,
Et dans ses yeux profonds l’âme semblait jaillir.
Son sein se déchirait d’une toux obstinée ;
Comme accablé du poids de sa tête inclinée,
Dans le large fauteuil il restait languissant ;
Sa lèvre tout à coup vomit un flot de sant :
– « C’est la mort, » cria-t-il...
Depuis une semaine
Mariette, à Paris, remplaçait Théréson,
Et jamais n’avait vu paraître à la maison
Ce Lionel, tourment de sa pauvre âme en peine.
Triste, et tout attentive aux soins qu’elle remplit,
De la jeune marquise elle faisait le lit :
Un court tablier blanc entourait sa ceinture,
Ses habits étaient noirs comme sa chevelure,
Et comme son grand œil que rien n’avait flétri.
Lorsque de Lionel elle entendit le cri,
Auprès de la marquise accourut Mariette ;
Toutes deux dans leurs bras soutinrent le poète,
Mariette touchait Lionel en tremblant :
Il lui paraissait beau comme le Christ mourant.
VI.
Hors le meurtre insensé, hors la débauche impie,
Tout s’apaise et se tait dans la ville assoupie ;
Son silence est rempli par son souffle géant,
Semblable au bruit lointain du profond Océan.
Sonore dans la nuit monte l’appel des heures ;
La cité reste sourde à leurs vibrations ;
L’homme suspend enfin ses agitations,
Et comme les tombeaux sont closes ses demeures.
On y souffre pourtant. Que de lits sans sommeil !
Là gémissent les corps, ici pleurent les âmes ;
Combien ne verront pas renaître le soleil !
Endormant les douleurs, partout veillent les femmes ;
Ni leurs bras, ni leurs cœurs ne sont jamais lassés :
Les amantes, les sœurs, les épouses, les mères,
Calment par leur amour les souffrances amères ;
Les sœurs de charité veillent les délaissés.
Quinze jours de délire et presque d’agonie
Ont tenu Lionel sur un lit de douleur ;
Dans une chambre auprès de celle de sa sueur,
Il dort, et son sommeil ressemble à l’insomnie.
De ses grands yeux ouverts dans l’espace il poursuit
Les fantômes plaintifs des femmes délaissées ;
Autour de son chevet en rondes enlacées,
Toutes en gémissant reviennent chaque nuit.
Il les voit, il les sent... Sur son front, leur haleine
Court et semble apporter un parfum d’autrefois.
De leurs petites mains elles pressent ses doigts ;
Sa couche en est jonchée, et sa chambre en est pleine.
Il distingue leurs pleurs, leurs reproches, leurs cris ;
Leur foule a beau s’accroître, il les reconnaît toutes.
Ainsi, lorsqu’un rayon perce de sombres voûtes,
Au jour, en noir essaim, vont les chauves-souris.
Les voilà, les voilà ! leur cortège défile ;
Et depuis la première, étrange volupté,
Qui du bel écolier surprit la puberté
Jusqu’à celle qui fit fléchir son corps débile,
Pas une ne manquait. – Le débauché mourant,
En vain, les poings raidis, repoussait leurs étreintes ;
Elles tourbillonnaient, murmurant, murmurant
Leur sinistre concert de sanglots et de plaintes.
« Oh ! j’ai faim, j’ai bien faim ! » répétait une voix
Qui semblait s’échapper d’une ombre lamentable ;
« Fais-moi manger, secours la pauvre misérable
« Qui te rendit heureux dans ses bras autrefois ! »
La main du moribond saisissant un breuvage
Le tendait dans le vide à l’ombre qui passait.
« J’ai froid ! » criait une autre ; alors il se dressait
Et couvrait de son drap un spectre au doux visage.
« Moi, ce n’est pas de froid ni de faim que je meurs, »
Murmurait faiblement une femme plus pâle ;
« J’ai dénoué pour lui ma robe virginale,
« Et dès le lendemain le lâche aimait ailleurs. »
« Et nous ! et nous !... » – Frappé par l’immense anathème,
« Assez ! grâce ! pitié ! » s’écria Lionel ;
« Je vous aimais ! » – « Il ment ! il n’aimait que lui-même, »
Disent les voix poussant des clameurs vers le ciel.
Comme un fer qui se tord, amolli par la flamme,
Une ardente terreur amollissait son âme ;
De son seil éperdu son désespoir sortait,
Et quelqu’un de vivant dans la nuit l’écoutait :
« J’aimais, je poursuivais une femme inconnue,
Tel qu’un pauvre mineur qui cherche un diamant ;
Je la cherchai partout, toujours, incessamment ;
En vain je l’appelais, elle n’est pas venue.
Si mes bras, si mon âme avaient pu la saisir,
Ah ! j’aurais pour l’amour repoussé le plaisir !
J’aurais... » Sa voix devint mytérieure et tendre
Comme serait l’aveu d’un pur adolescent.
Celle qui le veillait se courba pour l’entendre ;
En lui tout fut amour, regard, sourire, accent.
C’était un de vos flots, jeunesse et poésie,
Qui calma son délire en montant dans son cœur !
Celle qui l’écoutait en eut l’âme saisie ;
Celle qui l’écoutait, ce n’était pas sa sœur.
Le jour qu’il défaillit, la marquise inquiète
Veilla près de son lit, la nuit, quelques instants.
« Reposez-vous, Madame, avait dit Mariette,
C’est moi qui veillerai... j’ai veillé bien longtemps
Ma mère. » – Et depuis lors, sans repos et sans trêve,
Elle n’a pas quitté celui qui se mourait ;
Elle ne comprit rien à l’horreur de son rêve,
Hors qu’il parlait d’amour et que son cœur souffrait.
VII.
Par un beau soir de juin, des fenêtres ouvertes
Montait la douce odeur des blancs acacias ;
Dans l’air des peupliers vibraient les cimes vertes,
Enlaçant leurs rameaux comme de jeunes bras.
Du retour à la vie aspirant le bien-être,
Lionel sur son lit est assis souriant ;
Son cœur comme sa force alors semblent renaître ;
Un étrange rayon luit dans son œil brillant.
Avec trouble et plaisir il observe et regarde
La pauvre Mariette en un coin sommeillant.
Il se dit, attendri : « C’est la petite garde
Qui depuis plus d’un mois reste là me veillant.
Elle dort un moment ; comme elle est maigre et pâle
Ne la réveillons pas. » Mais elle, tout à coup,
Se lève. L’heure sonne et marque l’intervalle
Du breuvage prescrit. – Au pied du lit, debout,
Sans parler, elle tend une tasse au malade.
– « Non, non, dit-il, au heu de ce mélange fade,
Donne-moi de ce vin qu’a doré le soleil. »
Elle obéit, il boit ; et d’un reflet vermeil
La flamme du Xérès rougit sa pâleur mate.
Elle le contemplait avec son grand œil noir,
Sur elle retombait le rideau d’écarlate ;
Dans ce jour incertain elle était belle à voir !
Lionel se soulève et près de lui l’attire ;
Moitié désir, moitié vague attendrissement,
Il lui dit, la couvrant d’un amoureux sourire :
– « O toi qui m’as sauvé, me veux-tu pour amant ? »
Comme cette nuée où les dieux de la Grèce
Cachaient, pâles d’amour, les vierges qu’ils aimaient,
L’invisible vapeur des mots qui la charmaient
Autour d’elle flottait et lui versait l'ivresse.
Exaltée, affaiblie, à ce déclin du jour,
Aspirant l’air en feu, s’oubliant elle-même,
Ne se ressouvenant que du livre d’amour :
– « Oh ! vous êtes Léon, dit-elle, je vous aime ! »
Dans les acacias les fauvettes chantaient !
Les cimes frissonnaient et les parfums montaient !
VIII.
« J’emmène Mariette et j’en fais ma servante,
Disait huit jours après Lionel à sa sœur.
Quoique à peine jolie, elle est fort émouvante,
Et ses airs de Mignon me ravissent le cœur. »
Il parlait de Mignon ! toujours la poésie
Pour farder en public un acte malséant !
Toujours le nain qui met les chausses du géant
Et veut de quelque dieu se faire le Sosie !
Dans son chant le plus pur Goethe chanta Mignon,
Sur un lac d’Italie il a laissé sa trace,
Aux fleurs de l’oranger il maria son nom,
Et dans leur doux parfum on respire sa grâce.
Goethe chanta Mignon, il ne l’avilit pas ;
Et toi, triste orgueilleux qui traites Goethe en frère,
Tu vas, dans un linceul de honte et de misère,
Ensevelir un cœur tombé vierge en tes bras !
Ce qu’était la maison du poète hypocrite
On peut l’imaginer : des femmes de tout rang,
Des petits rimailleurs la meute parasite,
Et d’ardents créanciers sans cesse y pénétrant,
En faisaient nuit et jour comme une hôtellerie.
Mariette espérait y cacher son amour ;
Elle rêvait déjà, doucement attendrie,
Qu’après l’humble labeur, l’étude aurait son tour.
Mais à peine elle eut dit la première parole
De ce secret espoir, qu’il s’écria, railleur :
– Çà, la belle, ai-je l’air d’être un maître d’école ? »
Pour tenir ma maison je t’ai prise à ma sœur,
C’est tout... – Et le doux livre, et nos amours ? dit-elle,
En attachant sur lui son triste et long regard.
– Je ne veux, reprit-il, ni larmes ni querelle,
Bonsoir, tu peux dormir : je rentrerai fort tard. »
Il partit. « – Oh ! j’ai tort, oh ! je m’y suis mal prise,
Pensa-t-elle ; à quoi bon lui dire mon espoir ?
Je serai tout le jour sa servante soumise
Puis en secret, sans lui, je m’instruirai le soir.
Et lorsque je saurai tout ce qu’il sait lui-même,
Quand l’esprit me fera monter jusqu’à son rang,
Il m’aimera peut-être alors comme je l’aime ;
Mais aujourd’hui pour moi je sens qu’il est trop grand. »
Oh ! divine candeur ! oh ! sublime ignorance !
Qui voyaient un abîme entre leurs deux esprits,
Et ne soupçonnaient pas le gouffre plus immense
Qui séparait leurs cœurs ! Oh ! pureté sans prix
De ces êtres naïfs rêvant toujours unie
L’honnêteté de l’âme à celle du génie !
O sainte confiance, ô fier aveuglement,
Honte à qui vous trahit, malheur à qui vous ment !
De tout ce qui séduit être l’écho sonore,
Et le semblant ému de tout ce qu’on adore ;
Dire en accents profonds l’amour et la vertu,
Et les fouler aux pieds lorsque le chant s’est tu,
Comme un prêtre imposteur qui se plairait à boire
Le vin des nuits d’orgie au mystique ciboire !
IX
Sur le courant d’un fleuve aux bords doux et fleuris
On s’est abandonné... la barque s’y balance ;
L’œil suit de gais sentiers et de riants abris ;
L’air tiède se parfume et s’emplit de silence :
Confiant, on s’endort ; la pourpre du couchant
Vous promet un réveil plus caressant encore :
Mille oiseaux chanteront au retour de l’aurore,
Mille fleurs écloront pour écouter leur chant !
Mais voici qu’au matin, quand la paupière s’ouvre,
Le beau fleuve limpide est un torrent fangeux ;
Le soleil est noyé dans un ciel orageux ;
La rive de débris et d’ossements se couvre :
Tout est détruit et mort où tout était vivant ;
Des roseaux desséchés monte une odeur fétide ;
Et sur la nudité de la campagne aride,
Molosse furieux, hurle et roule le vent.
Dans ta course éblouie où t’ont-elles menée,
Pauvre âme, ces lueurs si douces de l’amour
Qui sur ton jeune front rayonnèrent un jour ?
Vers quel âpre désert marches-tu consternée ?
Des rivages heureux ce n’est plus l’horizon ;
Au loin ne passe plus le Léon de ton livre :
Tu touches le fantôme, hélas ! tu le vois vivre,
Et son impure vie égare ta raison.
Par ta douceur riante et tes soins de chaque heure,
En vain espères-tu réveiller sa pitié !
Il ne se souvient plus : dans ce cœur vicié
Tant d’amours sont entrés, que pas un n’y demeure.
Rien ne survit en lui, lorsque meurt son désir.
Quant tu passes, courbée à ta tâche fervente,
Vain et dur, il ne voit en toi que la servante ;
Qu’importe ton angoisse ! ailleurs est son plaisir.
De ses nuits de débauche il a repris la chaîne ;
Et lorsqu’à son logis inerte on le ramène,
Il s’endort abruti. Debout à son chevet,
Mariette est en pleurs. Dans cette veille amère,
Elle se sent frémir : elle croit voir sa mère,
Comme si de sa tombe elle se relevait.
Le réveil est sinistre après ces nuits de honte.
Il raille sa tristesse avec brutalité ;
Tantôt sombre, tantôt d’une obscène gaîté,
A ce cœur asservi ces nuits il les raconte ;
Puis c’est l’emportement de son génie éteint,
La rage de sentir sa jeunesse épuisée,
Et son nom glorieux être un nom de risée.
Lorsque de sa grandeur se réveille l’instinct,
Son orgueil inquiet rend son âme plus dure ;
Et si, pour l’attendrir, la pauvre créature
S’agenouille et lui dit : – « Revenez à l’amour !
Pourquoi ne plus m’aimer ? Vous m’aimâtes un jour ! »
Lâchement il répond à cette infortunée :
« – Ta main est rude et noire, et ta joue est fanée. »
Reporte à ton miroir tes regards insultants
Et contemple-toi donc, ô vieillard de trente ans !
D’autres fois tout souillé de luxure et d’ivresse,
Il insulte ses pleurs d’une lâche caresse ;
Et frémissante alors d’orgueil et de dégoût,
Elle sent qu’en son cœur son amour se dissout.
Mais 1’invindble attrait qui rend la vierge épouse,
Renaît quand elle voit d’autres femmes venir.
Comment le captiver, comment le retenir ?
Elle le revendique, elle aime, elle est jalouse !
« – Qu’il me frappe et m’outrage, il est mien, je le veux,
Se dit-elle. Oh ! pourquoi me fuit-il pour les autres ?
Pour que vous m’enseigniez ce qui le rend heureux,
O femmes de plaisir, je me ferai des vôtres. »
Son pauvre amour s’égare et s’abaisse aujourd’hui.
Hélas ! la foi chancelle où le Dieu s’est enfui !
X.
Dans un petit salon d’où le benjoin émane,
Dont l’âtre est flamboyant et les rideaux fermés,
Trois femmes, aux coussins d’une large ottomane
S’accoudent en cambrant leurs beaux seins parfumés.
L’une, superbe et brune, ainsi qu’une statue,
D’un long péplum de pourpre est à peine vêtue ;
L’autre est petite et svelte, aux traits vifs et mignons ;
Des perles de Venise entourent ses bras ronds
Et ruissellent aux plis de sa tunique rose ;
Dans une de ses mains son joli pied repose.
La troisième, la plus éclatante des trois,
Est une blonde altière ; elle enroule à ses doigts
Les boucles de cheveux qui, de sa joue ovale,
Jusqu’à l’épaule nue ondulent en spirale.
Comme un flocon d’écume au bord d’un flot d’azur,
Sur le velours bleu clair de sa robe échancrée
Le marabout s’étale en bordure nacrée,
Et son sein s’en échappe aussi blanc, aussi pur.
Ne cherchez pas le cœur sous cette chair d’albâtre,
Elles sont toutes trois des femmes de théâtre,
Et leur cœur, que ce soit lassitude ou métier,
Dans leur geste et leur voix a passé tout entier.
Rien ne pense et ne souffre en ces têtes légères ;
Vers aucun idéal ne se tendent leurs bras.
Prêtresses de l’amour, à l’amour étrangères,
Interprètes de l’art que l’art n’ennoblit pas !
Elles n’ont hérité des grandes courtisanes
Que le goût des festins et des ajustements,
Assez pour éblouir les vulgaires amants
Passant dans ces déserts comme des caravanes.
Quoi ? si belles, ce soir, ce n’est pas au plaisir,
Ce n’est pas au succès que s’en va leur sourire ?
C’est à l’espoir du lucre, et le lucre à saisir
Aux bacchantes tantôt donnera le délire.
La flamme qui jaillit de leur œil moite et doux
Ce n’est pas le désir de l’ivresse prochaine ?
C’est l’éblouissement de quelque bourse pleine
Dont ce soir trois lourdauds pairont un rendez-vous.
Oui, c’est là ce qui rend leur attente rêveuse ;
La brune Melpomène en a la pâmoison ;
Une langueur saisit la petite danseuse ;
Et la blonde Thérèse, autrefois Théréson,
Prend sa pose extatique ainsi qu’au dernier drame.
C’est chez elle, à minuit, qu’on soupera ce soir ;
Mais qui donc avant l’heure arrive chez la dame ?
Qui donc vient tout à coup de heurter au boudoir ?
On entre ; le rideau se soulève et retombe ;
Une voix dit : « C’est moi, Théréson ; es-tu là ?
– Toi, Mariette ? ici ! Dieu ! comme te voilà !
D’où viens-tu ? l’on dirait que tu sors de ta tombe ? »
Sous son habit de deuil qu’elle avait conservé
Elle était, il est vrai, bien pâle et bien défaite ;
Sur elle avait jailli la fange du pavé.
Sa présence irrita les trois femmes en fête :
– Que me veux-tu ? lui dit Théréson brusquement.
– De toi je viens savoir comme on garde un amant.
– Ah ! ah ! fit Théréson qu’adoucit la surprise,
Aimes-tu donc quelqu’un des gens de la marquise ?
– J’aime son frère et veux qu’il m’aime !... – Lionel !
Ce pauvre don Juan, il est donc éternel ?
A ton tour il t’a donc enjôlée et séduite,
Puis chassée ? – Oh ! non pas, chez lui toujours j’habite.
– En ce cas-là c’est toi qui vas me protéger.
Dans son drame nouveau je veux avoir un rôle.
– Oh ! ne plaisante pas, Théréson, je suis folle.
Voyant mon désespoir prêt à me submerger,
Comme chez une sœur chez toi je suis venue ;
Je te dérange, adieu ! » – Non, non, tu resteras ;
Seulement, tu ne peux rester ainsi vêtue.
Laisse-nous te parer et ne pleure donc pas. »
Et faisant apporter les robes, les coiffures,
Les boîtes de parfums, les écrins de bijoux,
De leurs riants atours les folles créatures
Vêtirent l’humble fille au front pensif et doux.
Dans son égarement elle les laissait faire.
– « Ce satin nacarat brodé de jais et d’or
Te sied, dit Théréson, et nous allons encor
Te mettre un peu de blanc pour rendre ta peau claire.
Ce rouge doublera l’éclat de ton oeil noir.
Laisse à tes pieds tomber ta chevelure brune ;
Tes yeux et tes cheveux sont toute une fortune ;
Et dix-huit ans n’est pas l’âge du désespoir.
– Si je me pare, ainsi, m’aimera-t-il ? dit-elle.
– Qui donc ? Ton Lionel ! Il ne sait plus aimer,
Il ne sent même plus quand une femme est belle !
Mais dans ce fol amour pourquoi te renfermer ? »
Elle n’écoutait pas et pleurait en silence.
Tout à coup elle dit, souriant au miroir :
– « Dans ces toilettes-là, vous attendez, je pense,
Vos amants ? – Oui, sans doute. – Eh bien, je veux les voir
Et comprendre comment l’amour vous rend heureuses.
– Ah ! dit la femme brune aux yeux noirs et profonds,
Ne cherche pas ici l’amour, nous l’étouffons
Et nous ne sommes pas comme toi langoureuses.
L’homme est notre ennemi, nous le sentons assez
A ses mépris d’instinct, à ses rigueurs de maître ;
Rendons-lui, rendons-lui nos affronts entassés,
Lorsque sa convoitise arrive à le soumettre !
S’il est beau, s’il est jeune et s’il nous plaît, songeons
Qu’on nous dénie à nous l’amour qui refait l’âme ;
Que jamais notre amant ne nous prendra pour femme,
Et qu’en l’avilissant de lui nous nous vengeons.
S’il est vieux, s’il est riche, oh ! des jours de misère
Souvenons-nous !... Alors que quelque impur vieillard
Nous sourit, en songeant au sourire d’un père,
Nous allâmes vers lui des pleurs dans le regard ;
Il pouvait nous sauver et nous nommer sa fille,
Cet homme que la mort réclamera demain ;
Mais pour nous secourir il a fermé sa main,
Et pour nous acheter son or s’étale et brille.
Punissons-le, joutons avec lui d’impudeur ;
Pillons, trompons, raillons cette immonde matière ;
Avec notre beauté flageolions sa laideur
Ainsi que fit Lola de son roi de Bavière ! »
Comme elle prononçait ces mots avec mépris,
Dans l’élégant boudoir entrèrent les convives.
Elle sourit. Thérèse eut des yeux attendris,
La danseuse étala ses grâces les plus vives.
C’étaient trois financiers ventrus, couperosés,
Chauves, les doigts carrés, le pied osseux et large ;
A plusieurs millions on estimait leur charge,
Le monde les traitait en hommes bien posés.
Mais la société d’un moderne prophète
Qui se pique aux instincts d’assortir les métiers,
En eût fait des bouchers ou des palefreniers :
Ils en avaient vraiment l’encolure et la tête.
Pour la délicatesse ils ne dépassaient pas
Un garçon d’abattoir, un rustre d’écurie ;
Ils ne comprenaient l’art que comme une industrie,
Et par eux chaque jour l’art descendait plus bas.
Ils doublaient tous les trois leur charge officielle.
L’un du Grand-Opéra s’était fait l’exploiteur,
Du journal de la cour l’autre était directeur,
Et le troisième avait la haute clientèle
D’un ministre, et par lui, dans un trafic d’enfer
Passaient les actions de nos chemins de fer.
Flatteurs des vanités et soudoyeurs des vices,
Ils étaient en amour l’idéal des actrices.
Aussi, royalement, on les fêta ce soir.
Fleurs, parfums, vins et mets, tout était délectable,
On riait, on buvait, on se pâmait à table.
Mariette à l’écart, altière, alla s’asseoir.
Elle écoutait les voix des pauvres insensées
Par de faux sentiments faussement cadencées.
Le propos jaillissait impur, populacier,
De ces corps merveilleux qu’eût adorés la Grèce ;
Comme un vase d’onyx rempli d’un vin grossier,
Leurs lèvres ne versaient qu’une écœurante ivresse.
Pâle, elle regardait cet hymen effronté
Que formaient la débauche et la rapacité ;
Et l’or qui découlait de ces lâches caresses
Paraissait à ses yeux la pire des détresses.
De sa robe d’emprunt elle se dépuilla,
Et belle d’épouvante elle sortit de là.
Par une froide nuit elle errait dans la rue,
Emportant le fardeau de sa misère accrue.
Tout dormait, hors l’orgie, et sur les boulevarts
Les masques avinés hurlaient de toutes parts.
Craintive, elle rasait les maisons comme une ombre,
Et triste elle pensait : Que de femmes sans nombre
Dans un long désespoir voient leur cœur se fermer !
Oh ! trompeuse est la voix de toute la nature
Qui nous parle d’amour ! et chaque créature
Cherche en vain dans les pleurs l’être qui doit l’aimer.
Elle se souvenait de sa pure chimère
Qui riait sur les flots du grand Rhin écumant ;
Aux bords du fleuve assise elle voyait sa mère,
Elle entendait Julien l’appeler tristement.
Ce n’est plus ton vieux Rhin, ce n’est plus ta jeunesse,
Ce fleuve, ces palais se déroulant au loin ;
Ces marbres, ces jardins que la lune caresse,
C’est Paris endormi qui ne te connaît point !
Aux balustres d’un pont longtemps elle se penche ;
Le ciel s’est éclairci, le fleuve est en repos,
Et sur les monuments reflétés dans les eaux
L’aube qui va renaître étend sa lueur blanche.
La ville semble alors un immense cercueil ;
Ce calme, la fraîcheur qui monte de la Seine
Sur son front abattu passent comme une haleine ;
Et dans ce grand silence elle apaise son deuil.
– « Je n’ai rien ici-bas, que mon amour, dit-elle ;
« Eh bien ! qu’il vive en moi, je n’en veux pas guérir ;
« Je veux toujours aimer, je veux toujours souffrir :
« Des femmes sans amour la vie est trop cruelle ! »
XI
« Soyez bons pour le pauvre et pour le serviteur,
« Comme vous le seriez pour moi, » dit le Sauveur ;
« Je suis en eux. » Oh ! tous, sitôt qu’une humble vie
Gravite tristement à la nôtre asservie,
Songeons aux mots divins remplis d’un sens profond.
Dieu seul pénètre l’âme invisible des êtres ;
Ne les dédaignons pas pour le métier qu’ils font,
Ces hommes, nos pareils, qui nous nomment leurs maîtres !
Caressés comme nous par quelque songe heureux ;
Ils espéraient, enfants, l’amour ou la fortune :
L’espérance, ici-bas, est la mère commune,
Et sa mamelle à tous offre un lait savoureux.
Mais aux lèvres du pauvre, il s’épuise ou s’altère ;
La misère a soumis la fière égalité,
Et l’esclavage antique en mourant sur la terre
Pour sa fille a laissé la domesticité :
C’est le joug de la faim, c’est l’immuable chaîne,
C’est le mal renaissant qui jamais ne décroît,
Le servage éternel qui met sous chaque toit
Auprès d’une âme libre une âme dans la gène.
Ombre qui suit un corps, désir toujours plié,
Angoisse qui revêt une morne attitude,
Comme tu dois souffrir, pauvre être humilié,
Si ton maître est sans âme et sans mansuétude !
Si ce qu’a dit le Christ ne le fait pas rêver ;
Lorsqu’à son dur labeur il te voit te soumettre,
S’il ne sent pas en lui ce doute s’élever :
« Celui qui m’obéit vaut mieux que moi, peut-être ? »
Oh ! si l’orgueil du maître en fait un oppresseur
Qui ne traite jamais l’âme opprimée en sœur,
Elle alors se relève, et le juge en silence,
Et témoin de sa vie en est la conscience.
Elle le connaît trop, il ne l’éblouit plus :
Elle sait le plomb vil du boulet qu’elle traîne.
Et comme uns justice elle comprend la haine
Qui sur toute la terre a fait des Spartacus !
Certes, ce ne fut pas la tendre Mariette,
Humblement résignée à sa tâche muette,
Dont ce songe vengeur dressa le front courbé ;
Crédule, elle avait fait l’abandon de sa vie
Et servait Lionel en esclave éblouie,
Comme l’on sert un dieu dont l’autel est tombé.
Elle voyait sa chute, et n’y voulait pas croire ;
Elle le couronnait du reflet de sa gloire,
Comme le ciel revêt, lorsque meurt le soleil,
De l’astre disparu le sillage vermeil.
Elle jetait ce voile à toutes ses souillures :
Quand il courait le soir à ses plaisirs sans nom,
Elle, après son travail, dans son morne abandon,
Lisait de Lionel les œuvres les plus pures.
Comme l’humble croyant qui lit un livre saint,
Sent sur son front penché courir un souffle éteint
Et dans l’enivrement de la foi qui l’embrase
Pense qu’un Dieu muet répond à son extase !
Le jour vint cependant où ce candide esprit
Que l’amour ébaucha, que la douleur consomme
S’affermit par l’étude ; alors elle comprit
Dans quel abaissement était tombé cet homme !
A force de souffrir, sur sa pâle beauté
La douleur mit sa forme ; elle était triste et grave,
Et quand le maître avait injurié l’esclave
Il se sentait rougir devant sa dignité.
C’est qu’elle s’élevait, tandis que dans l’abîme
Comme une chose inerte il roulait aujourd’hui :
Elle ne pelurait pas sur elle, mais sur lui
Précipité si bas de son destin sublime.
Aucun écho d’honneur, de jeunesse et d’orgueil,
Ne le soulevait plus de son vivant cercueil.
Quelquefois, pour payer sa débauche insensée,
11 demandait des chants à la Muse offensée ;
Mais l’instrument souillé ne rendait qu’un son vain,
Il n’était pas ému par le contact divin.
Cependant l’âme tendre à la sienne asservie
Le contemplait alors frémissante et ravie,
Et croyant au réveil qu’épiait son amour,
Disait à ces lueurs : « C’est le jour ! c’est le jour ! »
Et lorsqu’il s’écriait : « Je ne puis plus écrire ! »
Heureuse et rougissante elle accourait lui dire :
« Pensez tout haut, et moi j’écrirai près de vous !
« Vous, l’esprit, moi, la main, cela me sera doux ! »
Il la railla d’abord, mais un jour de paresse
En buvant et bâillant il lui dicta Nola,
Un drame italien dont longtemps on parla ;
Deux théâtres rivaux se disputaient sa pièce.
Ivre un soir, et donnant le bras à Théréson,
Mariette le vit paraître à la maison ;
Attrayante, l’œil vif, hardie, évaporée,
Avec un art profond l’actrice était parée :
« Oui, mon cher, il me faut ce rôle et je l’aurai ! »
Fit-elle bruyamment ; « et je ne m’en irai
D’ici qu’en emportant votre promesse écrite
Que vous me le donnez. » – « Ta beauté le mérite ! »
Dit Lionel, dardant son regard aviné
Sur un sein éclatant d’hermine environné.
Et pâle il la suivait avec l’étrange rire
Que fait monter la nymphe aux lèvres du satyre.
Mariette debout et tenant un flambeau,
Les précédait, souffrant d’un supplice nouveau.
Thérèse ne semblait pas même l’avoir vue,
Et sur une causeuse, en entrant au salon,
S’étendit en jetant par terre son manchon
Et le manteau posé sur son épaule nue.
– « Si je reste à souper, me lirez-vous Nola ?
Dit-elle. – Oui, reprit-il ; soupons ! j’ai du falerne ;
« Ta beauté me rend fou dans ce costume-là.
Et démesurément il ouvrait son œil terne :
« A souper ! » cria-t-il. Immobile en un coin
Mariette écoutait, le désespoir dans l’âme.
« A souper ! ai-je dit, que l’on serve madame ;
« Et vite ! – « Non, monsieur, je n’obéirai point, »
Répliqua froidement la douce Mariette.
Lionel fit siffler sa canne sur sa tête ;
Mais elle, dédaignant d’échapper à son bras,
Répétait : Frappez-moi, je n’obéirai pas !
Il frappa ; sans un cri, sans tourner son visage
D’où le sang jaillissait, Mariette sortit.
« Mon cher, votre servante est vraiment sans usage ;
« Allons souper ailleurs, car j’ai grand appétit, »
Dit la comédienne ajustant son hermine.
Il la suivit ; ce vice effronté le domine.
XII.
Lorsque le lendemain il arriva chez lui,
A son ouvrage assise il vit la pauvre fille.
Elle ne leva pas les yeux de son aiguille :
– « Cette dame d’hier doit venir aujourd’hui,
« Dit-il ; j’ai décidé qu’elle joûrait mon drame ;
« D’ici tu vas sortir ou tu la serviras... »
– « Dieu sait si c’est à moi de servir cette femme ;
« Mais je la servirai, je ne vous quitte pas,
Fit-elle en pleurs ; mon cœur au vôtre a sa racine. »
Il fut presque attendri par sa douceur divine.
Puis il trouvait son compte à ses soins assidus,
Au patient servage, aux gages toujours dus,
A l’immolation de la tendre victime.
L’égoïsme de l’homme est un hideux abîme.
Malgré l’égalité que nous donne l’amour,
De l’amant, avec joie, elle était la servante ;
Mais qu’une autre, à ses yeux, maîtresse provoquante,
Sous le toit de son maître arrive chaque jour ;
Qu’une autre, pour montrer ses grâces de sultane,
Faisant craquer ses pieds dans l’éclat du satin,
Se balance au fauteuil, et foule l’ottomane
Que la pauvre servante a brossés le matin ;
Qu’une autre, l’excitant au vice qui le mine,
Boive avec Lionel dont elle se joûra,
Se délecte à sa table, et qu’elle, à la cuisine,
Mange un reste des mets que sa main prépara ;
Dans ce lit qu’elle fait, inquiète et navrée,
Comme pour insulter sa tendresse épurée,
Qu’une autre, sans amour, étalant sa beauté,
Au débauché flétri vendre la volupté ;
Qu’une autre, esprit grossier, vous souille et vous lacère,
Beaux livres adorés qui consoliez son cœur ;
C’était pour Mariette une telle misère,
Qu’elle allait murmurant : « C’en est assez, Seigneur ! »
Avec sa pâleur triste et sa taille amaigrie,
Contre la courtisane et son effronterie
La lutte est sans espoir, lui disait sa raison ;
L’autre avait la beauté, qui seule le fascine.
Et l’humble Mariette était à Théréson
Ce que la chaste épouse est à la concubine.
C’est ainsi que tous deux lui montraient, sans pudeur,
Cette nuit de l’esprit et cette nuit du cœur !
XIII.
Diapré de joyaux, de couleurs, de lumières,
Le théâtre a l’aspect des beaux jardins fleuris,
Et faisant chatoyer leurs grâces printanières,
Les femmes, en bouquets, se groupent aux lambris ;
Les hommes, noirs faisceaux, à leur beauté font ombre,
Comme de bruns massifs d’arbres, aux fleurs mêlés,
Et le lustre éclatant luit dans chaque coin sombre,
Ainsi que le soleil sous les bosquets voilés !
La scène, en déroulant sa longue perspective,
Va former l’horizon du tableau radieux,
L’orchestre qui prélude, imite, harmonieux,
Le chant de l’alouette, et le bruit de l’eau vive !
Qu’il est joyeux et fier, le grand théâtre plein,
Par ces soirs où le drame inconnu va paraître !
Lui, si morne toujours de voir l’art en déclin,
Comme il rit à l’espoir que l’art pourrait renaître !
Comme dans cette foule où si peu, pris à part,
Auraient senti du beau la magnétique flamme,
Tous, émus, attentifs, ne formant plus qu’une âme,
S’embrasent à ce feu qui circule dans l’art
Et qui, s’évaporant du cerveau du poète,
Tel qu’un parfum divin monte de tête en tête.
Qui ne sent que Shakspeare aimait dans Roméo,
Quant il chante au balcon le bonheur qui l’inonde !
Quelle sincérité pousse au meurtre Othello !
Toute sa passion dans le sang fume et gronde !
Dans le doute de Faust quel désespoir altier !
C’est Goethe s’indignant d’une science aride ;
Le tourment du génie éclate, tout entier,
Dans ce vol éperdu qui n’atteint que le vide !
Quand Schiller nous fait voir, dans son drame immortel,
Les pasteurs d’Underwald s’armant de cime en cime,
On comprend qu’il aimait la liberté sublime,
Et, qu’au besoin, sa main eût tendu l’arc de Tell.
Mais toi, qu’aimes-tu donc ? que sens-tu dans ton âme,
O pâle Lionel ! sépulcre où tout est froid ?
Le rayon ne jaillit que d’un foyer de flamme,
La croyance ne sort que de celui qui croit !
Pourtant le souvenir des chants de ta jeunesse
Palpite, ce soir-là, dans tous les cœurs émus,
Et l’air vibre déjà des beaux vers inconnus
Qui vont te racheter de ta lâche faiblesse !
Dans l’angle le plus sombre et le plus ignoré,
Ombre de ton destin se cache Mariette ;
Elle écoute, elle attend, frémissante, inquiète,
Elle a peur de ce jour qu’elle a tant désiré !
Sur l’immobilité de sa pâle figure
Chaque applaudissement en éclair vient jaillir ;
Et comme un fer aigu chaque insultant murmure
Pénètre dans son cœur et la fait défaillir.
Ah ! pour voir son amant relevé par la gloire
La pauvre âme s’offrait victime expiatoire !
Elle disait, passant de l’espoir à l’effroi :
Qu’il redevienne grand et soit perdu pour moi !
XIV.
La pièce fut sifflée, et méritait de l’être,
Plus justement encore on siffla Théréson ;
Mariette accourut pour consoler son maître,
Mais il ne rentra pas, la nuit, à la maison ;
Il sentait que, chez lui, se hâtait la détresse,
Et que ses créanciers qui comptaient sur sa pièce
Et qu’il éconduisait, d’ordinaire, en marquis,
L’enverraient en prison, le trouvant au logis.
Le moment, en effet, leur sembla péremptoire,
Et dès le lendemain, irrémissiblement,
A Mariette en pleurs ils lurent un grimoire :
Elle devait sortir sur l’heure, et seulement
Emporter ses habits. – Ce n’est pas l’indigence
Qui la navre, mais lui, sa fuite, son silence.
A Marly Théréson avait une villa,
Sa douleur lui criait qu’il devait être là !
Elle court, elle court comme un corps privé d’âme,
Et bientôt elle arrive au seuil de cette femme.
La fermière lui dit : – « Ils sont partis, hier soir,
« Pour la Suisse ; ils iront après en Italie. »
Comme un coup qui l’aurait par derrière assaillie,
Ces paroles la font chanceler et s’asseoir
Au travers du chemin. Insensible et muette,
Sur ses genoux pliés elle cachait sa tête.
Tout à coup, se dressant, comme par un ressort,
L’œil sec, le cou tendu, la figure hautaine,
Avec l’air d’un soldat qui s’avance à la mort,
Elle marche à grands pas sur les bords de la Seine ;
Le fleuve, s’enroulant au détour d’un coteau,
Par les bois, par les prés, de village en village,
Fuyait, et le soleil riait sur son sillage.
Mariette, en courant, suivait le fil de l’eau.
Sur un tertre ombragé, soudain elle s’arrête :
L’onde jusqu’à ses pieds monte en blancs tourbillons,
Et d’une immense roue aux tranchants aiguillons
Les cris vertigineux enveloppent sa tête ;
Derrière elle elle entend un murmure joyeux
Qui semble défier l’affreux bruit de la roue.
Vers la cour du moulin elle tourne les yeux :
Un beau groupe d’enfants sur la pelouse joue ;
Une fraîche meunière à son sein blanc veiné
Avec une chanson endort le dernier né.
Mariette sentit des pleurs sous sa paupière,
Une église était proche ; humble et le front baissé
Elle entra. Dans son sein s’éveillait la prière,
Une senteur d’encens tombait du mur glacé :
Elle erra dans la nef, comme un pâle fantôme,
Puis à l’autel des morts elle s’agenouilla ;
Couverte d’un drap noir, une bière était là.
Quelques parents pleuraient, et, nasillant un psaume,
Un prêtre savourait des prises de tabac,
Et de sa grosse main secouait son rabat.
Que lui dire à cet homme ? Hélas ! l’eût-il comprise ?
L’âme désespérée, elle quitta l’église,
Et s’élança d’un bond aux flots fascinateurs,
Comme eût fait une pierre en roulant des hauteurs !
Seine, que nos aïeux nommaient la nourricière,
Ton lit n’est aujourd’hui qu’un immense ossuaire !
Aux regards des heureux, si, sur tes bords fleuris,
Se dressaient tout à coup tous les spectres meurtris
De ceux que dans ton sein le malheur précipite,
Oh ! comme épouvantés, les heureux fuiraient vite !
Et comme les doux bruits qui glissent sur tes eaux,
Les poursuivraient, changés en lugubres sanglots !
Toi, tu n’as pas souci de l’horrible hécatombe,
Aux vivants tes flots clairs, les grâces de tes bords ;
Mais aux suicidés ta vase pour leur tombe,
La nature jamais n’a pleuré sur les morts !
Quand tout meurt, elle vit... impassible, éternelle,
Rigide exécuteur d’une immuable loi,
Face de l’inconnu qui se reflète en elle,
O nature, nature !... oui, le vrai sphinx, c’est toi !
Au cri qui s’échappa du cœur de Mariette
Sous l’étreinte des flots, toi tu restas muette,
La regardant mourir... Mais quelqu’un l’entendit,
Et, plongeant auprès d’elle, un bras fort s’étendit.
Elle touchait déjà la roue aux dards véloces,
Déjà ses longs cheveux en effleuraient les bords,
La roue allait saisir et déchirer son corps,
Comme un cerf éventré par la dent des molosses !
Le plongeur, détournant le sinistre courant,
De sa robuste main la ramène au rivage.
Mais à peine a-t-il vu ce pâle et doux visage,
Qu’agenouillé près d’elle, il s’écrie en pleurant :
– « Oh ! comme te voilà, ma pauvre Mariette !
« Comme je te retrouve ! oh ! je le savais bien ! »
Au soleil, sur la plage, il soutenait sa tête,
Elle entr’ouvrit les yeux, et reconnut Julien.
Longtemps, sans espérance, il l’avait attendue,
Puis, il avait pris femme ; et ces enfants rieurs,
Cette alerte meunière, au ménage assidue,
Ce riche et beau moulin, conquis par ses labeurs,
A sa tranquille vie avaient rendu la joie.
Mariette reçut ses soins avec douceur ;
– « Oh, c’est Dieu, disait-il, qui près de nous t’envoie.
« Ma femme t’aimera ; tu seras notre sœur ! »
Tout le monde accourut soigner la pauvre fille :
La meunière chauffa son lit pour l’y coucher ;
Curieux, les enfants, près du feu qui pétille,
Déployaient ses cheveux, et les faisaient sécher.
Elle sentit d’abord comme un calme bien-être :
Dans cette vie agreste, elle crut au repos,
A sa sereine enfance elle espéra renaître ;
Mais après le malheur nous gardons ses échos !
Tandis que résignée, elle aidait la meunière,
Endormait les enfants, préparait les repas,
Se détachant du corps, son âme tout entière
Volait aux souvenirs qui ne s’éteignent pas !
Ses larmes, à l’écart, tombaient silencieuses ;
Son chagrin refoulé remontait comme un flot,
Et le contentement de ces faces joyeuses
Souvent au pauvre cœur arrachait un sanglot.
Leur gros rire, leurs jeux, leur robuste tendresse,
Blessaient, sans le vouloir, son esprit recueilli,
Et l’air même des champs, dans sa saine rudesse,
Était une souffrance à son corps affaibli ;
Lorsque assise au foyer, muette et consternée,
Le soir, elle entendait le couple travailleur
Qui supputait gaiement le gain de la journée,
Sur sa lèvre errait presque un sourire railleur.
Les époux s’accoudaient sur la table encore mise
Où soupaient longuement les enfants tapageurs ;
Les viandes et le lard répandaient leurs vapeurs,
Et le vin renversé tachait la nappe grise ;
Sur le reste des mets s’allongeait un vieux chat ;
Julien fumait sa pipe avec un air béat.
La chambre regorgeait de ces odeurs mêlées
Sans souci d’élégance, en famille exhalées ;
Le dégoût lui montait de la lèvre au cerveau.
De ces êtres heureux c’était donc là la vie !
Sans instinct de beauté, sans idéale envie,
Leurs jours passaient ainsi, jusqu’au jour du tombeau !
Elle ne pouvait plus goûter leur quiétude,
Son cœur s’était rouvert aux rêves enflammés,
A la voix de l’amour, à celle de l’étude,
A tous les horizons qui leur étaient fermés !
XV.
Elle sortit un soir de la ferme paisible,
Monta sur la colline, et contempla Paris.
Puis, poussée en avant par un bras invisible,
Elle courut longtemps avec de joyeux cris.
Elle ne s’arrêta qu’aux portes de la ville.
Où chercher Lionel ? où trouver un asile ?
Des gens de la marquise elle pouvait savoir
S’il était de retour, et comment le revoir.
On lui dit qu’il avait poursuivi son voyage,
Et que même à sa sœur il n’avait pas écrit.
Sa détresse éclatait sur son pâle visage ;
Une femme de chambre à la placer s’offrit.
Elle dut accepter, puisqu’elle voulait vivre,
Vivre pour le revoir, pour l’aimer, pour souffrir.
Et dès le lendemain, triste, elle alla servir
Une vieille à l’œil vif, plâtrant son teint de cuivre :
Vivandière titrée, et qui soumit vingt ans
Les beaux du Directoire et les beaux de l’Empire.
Aujourd’hui, vieux débris du plaisir et du temps,
L’or manque à ses amours, les dents à son sourire.
D’un éclat et d’un rang autrefois célébrés,
Il ne lui reste plus, humble et mince bourgeoise,
Qu’une servante à qui son humeur cherche noise,
Et qu’un chien, compagnon de ses jours délabrés.
C’est le dernier ami de la vieille asthmatique :
Il dort sur son fauteuil, luisant, sale, replet,
Et tandis que de faim pâtit la domestique,
A table il a sa part de crême et de poulet’
Un matin il mordit le doigt de Mariette
Qui lavait et peignait son poil fauve et frisé ;
Elle se défendit ; un meuble fut brisé ;
Et dans tout le quartier ce fut une tempête.
D’un entomologiste au visage bénin
Mariette s’offrit pour faire le service.
De ses collections son logis était plein,
Et les phalènes noirs envahissaient l’office.
Leurs ailes s’étendaient comme aux champs autrefois ;
Alignés sous le verre ils dressaient leurs antennes.
Un soir, laissant tomber un lourd panier de bois,
Mariette brisa quatre vitrines pleines.
L’amateur, qui rentrait, un scarabée en main,
Sa boîte de fer-blanc passée en bandoulière,
Vit ses beaux papillons s’envoler en poussière ;
Les épingles sans corps restaient au parchemin.
Hagard de désespoir, écumant de colère,
Lui lançant des débris de carton et de verre,
Il chassa Mariette ; en pleurs elle sortit...
Deux aimables époux la prirent pour servante ;
Ils avaient, par malheur, un enfant tout petit,
Filant ses miaulements en roulade énervante.
Il fallait l’empâter et l’endormir d’un chant,
Préparer le repas, faire le savonnage,
Courir dès le matin de marchand en marchand,
Descendre et remonter le quatrième étage.
La triste esclave, après les fatigues du jour,
Couchait avec l’enfant, la nuit, dans la mansarde.
Il faut être une mère, il faut avoir l’amour,
Pour ne pas étrangler cette engeance criarde.
Elle franchit encore bien des seuils inconnus,
Sonda bien des douleurs, surprit bien des mystères :
Là, c’étaient les amants des femmes adultères,
Qu’il fallait dérober aux maris survenus !
Sultan d’terminé de toute chambrière,
Quand l’épouse était laide, ailleurs, c’était l’époux
Qui la brutalisait parce qu’elle était fière.
Partout abaissement, servitude, dégoût.
Qu’avait-elle, un matin, pour que sur son visage
Si pâle et si défait, courût un gai rayon ?
Elle allait, elle allait, jusqu’au sixième étage,
Qui s’ouvrait sur le toit d’une blanche maison ;
D’une petite chambre, à la persienne verte,
Elle faisait le tour avec ravissement ;
Puis, en bas, regardait par la fenêtre ouverte
Se dérouler Paris ; là-haut, le firmament.
Quoi, cette chambre est sienne ? ô douceur ineffable !
Quoi ! ce lit de recluse, à blancs rideaux fermés,
Cette chaise mignonne, et cette étroite table,
Et l’étagère où sont les livres bien-aimés,
Tout cela, tout cela t’appartient, pauvre fille !
De deux ans de servage et de morne labeur,
Tout cela, c’est le fruit. – N’ayant pas de famille,
Tu voulus vivre seule et reposer ton cœur !
Oh ! sentir qu’on n’a plus de chaîne qui vous lie,
De voix qui vous commande et d’ombre qui vous suit
Qu’on est libre le jour de souffrir recueillie,
De rêver en cousant et de pleurer la nuit ;
De sa fenêtre voir, par les belles soirées,
La lune au front des tours poser son disque clair ;
Et, comme faisant trêve à nos heures navrées,
Goûter la volupté du silence et de l’air !
Si l’on ne peut ouïr les voix qui nous sont chères,
N’entendre pas du moins celles qui font souffrir !
Le repos, c’est l’ami qui reste à nos misères :
La solitude apaise et prépare à mourir.
XVI.
Elle venait un soir de porter son ouvrage.
Son salaire serré dans sa petite main,
De sa chambre elle allait regagnant le chemin.
L’air tiède de novembre animait son visage ;
Sur la longueur des quais couraient dans le ciel bleu
De beaux nuages blancs enroulés à la file ;
S’arrêtant sur un pont pour respirer un peu,
Elle voyait en bas couler l’onde tranquille.
Elle se rappela l’heure de désespoir
Où dans ces mêmes flots elle s’était jetée ;
Cette tombe, souvent elle l’a regrettée ;
Mais avant de mourir elle veut le revoir.
Tout à coup au milieu des confuses images
Qui glissaient sur le pont sans attirer ses yeux,
Elle le voit, c’est lui ! lui, pâle et soucieux ;
Il marchait lentement regardant les nuages.
Oh ! quel cri de tendresse, ardent, dominateur,
En le reconnaissant s’échappa de son cœur !
Comme elle l’enlaça sans rougeur et sans crainte,
Au milieu des passants, d’une invincible étreinte !
Et comme elle était belle en son ravissement
Tandis qu’elle pleurait au cou de son amant !
Languissant, ruiné, dans sa mélancolie,
A l’attendrissement il était disposé ;
Puis folle de bonheur à son regard blasé
La triste Mariette apparut plus jolie.
La flamme jaillissait de ses grands yeux émus ;
Elle avait de ces mots d’où tant d’amour découle,
Qu’heureux et presque fier, sans souci de la foule,
Il lui donna le bras et ne la quitta plus.
Ils montèrent tous deux dans la calme mansarde
Qu’habitaient le travail et la sérénité :
« Vois ! tu vivais ici, lui dit-elle ; regarde !
« Tout était plein de toi, je ne t’ai pas quitté !
« Là, sous ce crucifix que m’a laissé ma mère,
« Ton portrait m’a souri comme tu fis un jour ;
« Et sur ce coussin blanc dans sa cage de verre,
« O mon maître adoré, vois ton livre d’amour !
« Que de fois en pleurant j’en ai relu les pages !...
« Les pleurs sont oubliés, te voilà revenu ! »
Et des baisers joyeux confondaient leurs visages,
Et la crédule enfant disait ; Tu m’es rendu !
« Chez moi te voilà donc ! » Et souriante, alerte,
Elle va, vient, s’agite en soins multipliés,
Ouvre les deux battants de sa persienne verte,
Et dépouillant ses fleurs elle en jonche ses pieds.
Puis sur le froid plancher tendant son petit châle
Elle y pose sa table, elle met le couvert,
S’excuse en rougissant de la chère frugale,
L’embrasse, pleure et rit tandis qu’elle le sert !
Quel ineffable orgueil de donner un asile
Au poète malade et pauvre ; avec ferveur
Elle prodigua tout : soins d’amante et de sœur,
Grâce, travail, gaîté, trois jours dura l’idylle ;
Le quatrième il fut dédaigneux et brutal,
Le cinquième il força Mariette à le suivre,
Enfin il la battit un soir qu’il rentrait ivre ;
Elle se retrouva dans le cercle fatal.
De cette impure vie, ombre désespérée,
Tu descends avec lui dans sa tombe murée,
O triste Mariette ! et l’air calmant du soir
Ne te rafraîchit plus dans ta morne attitude.
Souvent, pour attendrir cette âpre solitude,
Tu rêves d’un enfant qu’il serait doux d’avoir !
Ah ! si comme rançon de la torture amère
Son fugitif amour eût pu te rendre mère !
Si quand tout est muet dans tes nuits de douleur
Une petite voix répondait à ton cœur !
Si quand tes bras tendus n’étreignent que le vide
Tu sentais les baisers d’une lèvre candide !
Mais hélas ! cet enfant qu’appelait ton amour,
Peut-être il serait mort sans avoir vu le jour !
La vie a son tombeau dans le sein qui tressaille,
On rejette au néant l’être à peine formé,
Et l’on dérobe une âme au Dieu qu’elle eût aimé :
De la maternité la débauche se raille !
Si l’on prêtait l’oreille au murmure des nuits,
Partout on entendrait une plainte de femme ;
Nos sanglots ont des voix, nos douleurs ont une âme
Qui gémit, et que l’homme étouffe de ses bruits.
Lui cependant s’il souffre ou reçoit un outrage,
Il s’indigne, il éclate, il arme un bras vengeur,
Et c’est du sang qu’il faut aux larmes de son cœur ;
Quand un tyran l’irrite, il brise l’esclavage :
Pour l’injure amassée et pour les maux soufferts,
Il a ses rédempteurs lorsque l’heure est sonnée !
Nous, hélas ! au malheur faible race enchaînée,
Comme nous y naissons, nous mourons dans les fers !
XVII.
Des ténébreux faubourgs quand l’émeute accourue,
Métal en fusion ondoyait dans la rue,
Quand fumait dans les airs, comme un volcan qui bout,
Le grand souffle flottant des poitrines humaines,
Lave où grondent les flots des douleurs et des haines,
Lionel avait peur : Mariette debout,
Fière, le cou tendu, dilatait sa prunelle
Et sentait s’agiter l’âme du peuple en elle.
L’abandon, le malheur, les affronts insensés
Sur elle aussi s’étaient lentement amassés !
Comme lui sous le joug elle s’était pliée ;
Mais redressant soudain sa tête humiliée,
Dans ses yeux un éclair de vengeance avait lui,
Elle eût voulu punir et frapper comme lui !
Son sein était gonflé d’une sainte colère,
En songeant à ses sœurs d’angoisse et de misère
Qu’on flétrit, qu’on bafoue et qui n’ont qu’à mourir.
Vers cette foule armée elle eût voulu courir,
Et dirigeant son bras qui châtie et qui tue,
Lui crier : « Oh ! vengez vos filles et vos sœurs,
« Frappez les débauchés, ce sont nos oppresseurs ;
« Frappez celui qui m’a torturée et battue.
« Au lieu d’aller briser quelque trône de roi,
« Brisez l’impureté ! Tuez-le, vengez-moi ! »
Mais la pitié venait suspendre l’anathème ;
En le voyant, aux cris qui montaient du dehors,
Si pâle, si défait, si frappé par lui-même,
Et le front inondé de la moiteur des morts,
Elle s’attendrissait ; c’est avec ce visage
Que la première fois il tomba dans ses bras.
Dans son cœur outragé survivait cette image,
Et dix ans de douleur ne l’en effaçaient pas.
La vengeance !... oh ! jamais ! contre ce corps débile
Elle était impossible, elle était inutile.
Déjà comme un supplice, implacable et rongeur,
Le mal dont il mourait s’était fait son vengeur !
Il devenait une ombre, et sa décrépitude
S’acharnait aux désirs qu’il n’assouvissait plus.
Des fantômes lascifs peuplaient sa solitude,
Chaque femme attirait ses vœux irrésolus ;
L’été, comme un vieillard que le temps courbe et glace,
Lorsque dans les jardins il cherchait le soleil,
Si quelque jeune fille au visage vermeil
Passait en répandant son sourire et sa grâce,
Il marchait sur ses pas, y recueillant, jaloux,
Comme une fraîche odeur d’amour et de jeunesse,
L’hymen longtemps raillé, mais que vieux on caresse,
Attendrissait son cœur ; il se rêvait époux !
Quelques larmes roulaient sur sa joue amaigrie !
Il pensait ardemment : « J’aime ! il n’est pas trop tard ! »
Et croyant au réveil de sa force tarie,
Il courait, puis soudain il s’affaissait vieillard !
Ainsi le trépassé doit avoir dans la tombe,
Comme un ressouvenir de vie et de clarté,
Il s’agite, il se lève, en poussière il retombe,
Et le néant le rend à l’immobilité !
D’autres fois, vers le soir lorsque Paris s’éclaire,
Quand les voitures vont en tous sens par milliers,
Que les théâtres pleins ruissellent de lumière,
Et que des grands hôtels brillent les escaliers,
Tout à coup s’animant à ces lueurs de fête,
Par sa pauvre servante il se faisait vêtir :
Elle nouait ses croix, elle frisait sa tête,
Et de chez lui, livide, on le voyait sortir.
Dans les mêmes salons qui fêtaient sa jeunesse
Il entrait comme un spectre, et, soudain châtié,
Les femmes l’accablaient de la tendre pitié
Que familièrement on donne à la vieillesse.
Et s’il allait quêter, débauché langoureux,
Quelque semblant d’amour au détour des coulisses,
De leurs petites mains les moqueuses actrices
Pinçaient sa peau ridée ou couvraient ses yeux creux.
Il était poursuivi, durant son insomnie,
Par les impuretés qu’il fit ou qu’il rêva,
Et souvent s’échappaient de sa bouche ternie
Des mots de Louis-Quinze et de Casanova.
Seule, près de son lit où l’enchaînait la fièvre,
Mariette veillait : il est sien nuit et jour
Maintenant... L’œil éteint,, le délire à la lèvre,
Il n’a plus que ses soins et que son pauvre amour.
Plus de banquets bruyants, et plus de courtisane ;
Sa sœur rougit de lui, ses amis en sont las ;
On l’évite, on le fuit, seule elle ne fuit pas :
Elle sent que sur lui la destruction plane.
XVIII.
Un vent mystérieux nous pousse à l’inconnu,
De nos cieux assombris disparaît chaque étoile ;
Rapide tisserand qui se hâte à sa toile,
Le temps se précipite et le terme est venu.
C’était hier encore que notre douce mère
Autour de ses doigts blancs enroulait nos cheveux,
Calmait de ses baisers notre plainte éphémère,
Et caressait le songe où s’envolaient nos vœux.
C’était hier : la terre en robe purpurine
Mêlait sa fraîche haleine au printemps de nos cœurs,
Et nos premiers transports de tendresse divine
Aux brumes des vallons dansaient en légers chœurs.
Oh ! la suavité des naissantes délices
Quand l’âme est attirée aux saveurs du désir,
Comme la blonde abeille aux parfums des calices ;
Oh ! le monde à savoir ! l’idéal à saisir !...
L’amour nous illumine et Dieu nous accompagne,
Ou plane, impatient d’air et d’immensité ;
Puis, les cieux entrevus on descend la montagne :
Tout est sombre au versant, tout est aridité.
Des pures visions le rayon se retire,
Les sommets ont fléchi comme des sables mous ;
Ce n’est plus à l’espoir que l’on nous voit sourire,
C’est à nos souvenirs flottants derrière nous.
Les larmes ont terni la fleur de nos années
Comme l’orage aux fruits enlève leur duvet.
Voici venir le temps des heures consternées,
Solitude au foyer et spectres au chevet.
Notre deuil s’éclaircit de lueurs fugitives ;
Les caresses d’enfants, leurs regards éblouis,
Font monter dans nos cœurs comme les voix plaintives
Des jours insoucieux si vite évanouis.
Nous passons, nous passons, et la mort nous emporte
Quand tout est froid en nous, quand déjà l’âme est morte ;
Ainsi le bûcheron prend sur son dos courbé
Le bois dont le feuillage en automne est tombé.
Lionel atteignit cette heure désolée
Où nous touchons la rive incertaine et voilée.
L’égarement flottait sur ses traits amaigris,
Des gestes de terreur s’alternaient à ses cris,
Ses cheveux se collaient sur ses tempes livides,
Ses yeux étaient profonds comme s’ils étaient vides ;
Et sa voix, où déjà le râle vient courir,
Stridente, répétait : « Je ne veux pas mourir ! »
A genoux sanglotait et priait Mariette :
Hélas ! depuis quinze ans elle n’a pas prié !
Comme la Madeleine, en affaissant sa tête,
Elle disait : « Dieu bon ! sauvez-le par pitié ! »
Tant d’amour éclatait sur sa pâle figure,
Qu’irrésistible alors en devint la beauté :
Lionel se redresse ébloui de clarté ;
Il la voit qui rayonne et qui se transfigure ;
Les bras tendus vers elle en extase penché,
Des grandeurs de son âme il la voit revêtue :
« Oh ! c’est donc toi l’amour que j’avais tant cherché ?
« Oui, l’épouse, c’est toi ! viens ! je t’ai reconnue ! »
Et de ses doigts raidis au sien il met l’anneau
Que mourante à sa main avait passé sa mère ;
Puis il l’enchaîne à lui d’une étreinte dernière,
Comme pour l’emporter sur son cœur au tombeau !
XIX.
Paris resplendissait d’une de ces journées
Où sous le vif éclat d’un soleil du Midi,
Les vitres des maisons brillent illuminées ;
Un or fluide court dans le fleuve attiédi,
Et sur les boulevarts, scintillants de lumière,
Dans les jardins fleuris, sur les ponts, sur les quais
Qui vont du Champ-de-Mars à la Salpêtrière,
Passent les promeneurs épanouis et gais.
Malgré le sombre amas des douleurs qu’il abrite,
Le sinistre hôpital au dôme de plomb noir,
Dans son nid de verdure est attrayant à voir
Par un de ces jours chauds où tout vit et palpite.
Les joyeux cabarets y chantent à l’entour ;
Les enfants du quartier s’ébattent à sa porte,
Et sur les blancs pavés de son immense cour
Des chèvres au poil roux vont broutant l’herbe morte.
Mais là tout bruit se tait ; sur le fond du ciel bleu
La chapelle octogone au soleil étincelle,
Et sa lueur s’étend comme un regard de Dieu
Vers les longs bâtiments déroulés derrière elle.
Sous ces murs nus, que rien ne saurait éagayer,
La détresse a parqué six mille vieilles femmes ;
Mortes encore debout, débris de corps et d’âmes,
Ossuaire vivant plus triste qu’un charnier,
Restes de la débauche et de la servitude,
Drames froids et muets comme leur attitude.
Ce beau jour sur leurs yeux fait peser le sommeil ;
Sur ces bancs alignés, assises au soleil
Elles ne parlent pas. Leur pensée engourdie
Retombe sur leur cœur en lave refroidie,
Et sous l’affaissement du visage et du corps
Semblent ensevelis tous les sentiments morts.
On n’entend pas leur plainte, on ne voit pas leurs plaies,
Quelques-unes, peut-être, ont des figures gaies ;
Elles ne montrent pas des os sous les haillons,
Ni la hideuse faim dans ses convulsions.
Pourtant le cœur se serre à ce morne assemblage
De tous ces chefs branlants de vieilles du même âge !
Avec plus de misère, oh ! qu’il leur vaudrait mieux,
Aux champs avoir vieilli sous le chaume en famille,
Au milieu des enfants d’un fils ou d’une fille,
Grand’mère qu’on harcèle avec des cris joyeux.
C’est la peine et le bruit ; mais on ne meurt pas seule ;
Comme un écho de vie au néant dérobé,
Le nouveau-né sourit au trépas de l’aïeule,
Lorsque la mort s’abat sur son vieux front courbé.
Mais ici, sous leurs yeux, pas d’enfant qui s’élève,
Pas de jeunes amours leur réchauffant le cœur,
Pas de danse le soir, faisant danser en rêve
Leur premier amoureux et leur premier danseur.
Rien ne dérobe plus la tombe à leur vieillesse ;
Toutes en se voyant voient la mort accourir ;
Leur marche qui fléchit, leur tête qui s’affaisse,
Se disent en passant : « Ma sœur, il faut mourir ! »
A l’heure des repas, dans les longs réfectoires,
S’ouvrent, sans se parler, mille bouches sans dents ;
Partout vont s’agitant des mains sèches et noires ;
Partout des fronts ridées, partout des cous pendants.
Dans les salles, la nuit, sur leurs lits parallèles,
Couvertes du drap gris qui dessine leur corps,
Elles semblent dormir, se regardant entr’elles,
Dans le grand cimetière où l’on couche les morts.
Au loin le vent se plaint et les arbres frémissent,
La cloche retentit à chaque heure qui fuit ;
Plus près montent les cris des folles qui rugissent
Comme des loups hurlants qui rôdent dans la nuit !
XX.
Elles sont toutes là les pauvres insensées,
Holocauste oublié de misère ou d’amour.
Avec leur regard fixe, allant de cour en cour,
Elles semblent chercher des traces effacées.
Le soleil les attire, et, par ce jour d’été,
S’accroupissent aux murs les pâles idiotes,
Chantant un refrain gai sur de plaintives notes,
Ou grimaçant en pleurs un sourire hébété.
Parfois se relevant, elles courent ensemble
Poussant des cris aigus comme le chat-huant ;
Ou bien, pris d’un frisson, tout à coup leur corps tremble,
Et sans but dans l’espace elles vont se ruant.
Dans la cour la plus sombre et la plus retirée,
Close avec de hauts murs hérissés et rugueux,
On enferme à l’écart, bande pestiférée,
Celle dont la folie a des bonds furieux.
Là, sous le triste abri de vieux arbres sans branches,
Qui n’ont plus qu’au sommet un feuillage amaigri,
Gisent, couverts de chaux, comme des tombes blanches,
Les cabanons épars sur le gazon flétri.
Le soleil commençait à baisser ; quelques folles
Allongeaient leur cou hâve à travers les barreaux,
Glapissant ou criant de bizarres paroles,
Et se tordant le corps dans leurs rudes sarraux.
Pantelantes, debout contre le tronc des arbres,
Bouche ouverte, œil hagard, d’autres faisaient penser,
Dans leur fauve attitude, à ces étranges marbres
Qu’en un cloître gothique on voyait se dresser.
C’est ici qu’on jeta la pauvre âme en ruines,
Qui vécut pour aimer et pour se dévouer.
Mariette était là, pieds nus sur les racines
D’un orme où les moineaux se plaisaient à jouer.
Ses bras liés pendaient sous sa chemise rousse,
Ses os en saillissaient comme au drap d’un cercueil ;
Jusqu’au sol ses cheveux, tels qu’un voile de deuil,
Traînaient y ramassant des brins d’herbe et de mousse.
Ses regards se perdaient dans le couchant en feu,
La sueur ruisselait sur sa face tranquille,
Et, sans son vêtement qui s’agitait un peu,
On l’eût cru morte, tant elle était immobile.
Si doux et si placide est son égarement,
Qu’on se demanderait si cette femme est folle,
Et pourquoi l’on revêt de l’âpre camisole
Ses membres délicats au léger mouvement ?
C’est avec frénésie, aussitôt qu’elle est libre,
Son cou, ses bras, ses pieds, s’agitent pour monter,
Et qu’un souffle d’en haut, qui dans son âme vibre,
Sur ses ailes la prend comme pour l’emporter.
Les arbres, les grands murs, les toitures l’attirent ;
Dans l’écorce fendue et les moellons disjoints,
Elle enfonce ses doigts : ses ongles s’y déchirent,
Et comme des crampons elle y crispe ses poings.
La douleur l’aiguillonne et l’obstacle l’anime ;
Elle veut s’affranchir de sa morne prison,
Ainsi qu’un oiseau libre aller de cime en cime,
Plus loin que le nuage et le vaste horizon.
Ce jour-là, cependant, immobile statue,
On eût dit qu’à son rêve elle avait renoncé ;
Son cœur seul s’agitait. A travers l’étendue
Par le vol de l’extase il s’était élancé.
Vers quelle vision monte donc son sourire ?
Quel éclair tout à coup l’inonde de clartés ?
Vibrante dans les airs, quelle voix vient lui dire
Des paroles d’amour et de félicité ?
D’un éclat inconnu se revêt l’humble fille,
En orgueil s’est changé tout ce qui fut affront,
Sa souffrance aujourd’hui, c’est sa beauté qui brille,
Ses larmes sont les fleurs qui couronnent son front.
Ses sanglots ignorés sont des chants magnifiques
Que ceux de son amant n’égalèrent jamais ;
Elle plane sereine, et ses beaux pieds mystiques
De toutes les grandeurs vont foulant les sommets ;
La terre a disparu.
L’on riait autour d’elle,
Elle n’entendait pas, et plus obstinément
Au zénith se tendait son ardente prunelle.
Des visiteurs joyeux passaient en ce moment !
Sous le bras d’un jeune homme une femme encore belle,
Des sombres cabanons s’approche en minaudant :
« Horreur ! » murmura-t-elle. Aux folles cependant,
Rieuse, elle touchait du bout de son ombrelle.
Mais quand elle parvint à l’arbre où s’appuyait
Mariette livide et tout échevelée,
En poussant un grand cri ; loin du spectre muet,
La dame, avec terreur, soudain s’est reculée.
A ce cri, qui sembla réveiller sa raison,
S’abaissent flamboyants les yeux de Mariette ;
Sinistre, elle tressaille, elle avance la tête :
Dans cette femme elle a reconnu Théréson !
Vers elle elle bondit d’un effort si sauvage
Que ses bras déliés s’agitent vers le ciel ;
Puis, calme, elle lui tend avec un doux visage
Sa main frêle où brillait l’anneau de Lionel.
Mais l’autre, épouvantée, à l’écart se retire,
En criant : « Sauvez-moi ! j’ai peur ! enchaînez-la ! »
Tandis que Mariette, avec un joyeux rire,
Murmure : « Descends donc, Théréson, me voilà !
« Le soleil est levé, lève-toi, paresseuse ;
« L’ouvrage commencé nous attend au château-,
« Oh ! le beau jour de juin ! oh ! la vallée ombreuse !...
« Viens voir le Rhin courir derrière le coteau !
« Ah ! ah ! le joli livre, un parfum s’en exhale !
« Il est rouge et brillant, on dirait une fleur. »
Et de ce jour lointain l’ivresse virginale
Tandis qu’elle parlait remonta dans son cœur !...
Théréson disparut frémissante, inquiète ;
Dans son cabanon sombre on jeta Mariette.
1Écrit en 1853 et 1854.
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