Louise Colet - mémoranda (1851-1852) et extraits de la correspondance
p. 123-166
Texte intégral
1 – PRÉSENTATION DU TEXTE
1Exhumer les pages d’un mémento qui, par définition, n’a pas été écrit pour être publié, mais simplement « pour mémoire » est une entreprise qui risque d’être décevante parce qu’elle introduit toujours un peu brutalement dans la quotidienneté, généralement banale, d’hommes ou de femmes dont la mémoire collective ne conserve habituellement que des épisodes exceptionnels. Le journal intime ne présente pas cet inconvénient parce qu’il est le lieu privilégié, sinon le refuge, de l’intériorité de personnes qui voient dans cette tâche quotidienne quelque chose comme une règle, sinon la loi de leur existence : peu importe donc le degré de leur célébrité ou l’excellence de leurs exploits ; on sait bien que la plupart des diaristes n’ont d’autre titre à la postérité que leur journal ; car, justement, le journal intime présente cet intérêt d’être le lieu spécifique d’écriture de l’intériorité. Rien de tel dans un mémento : il ne comporte aucun effort particulier d’écriture, bien au contraire ; il a parfois le caractère lapidaire d’un carnet de rendez-vous ; il est souvent fait de phrases sans lien, qui renvoient à mille choses et mille gens qui n’ont aucun rapport entre eux. Il n’est qu’un ensemble de traces. Il faut donc bien que ces traces nous importent assez pour qu’on prenne la peine de se pencher sur ces pages dont la lecture est parfois rendue malaisée, non pas par ces ratures et ces retouches où se lisent simultanément l’insatisfaction de l’écrivain et la lente construction d’un texte, mais par le seul fait que le mémento est souvent écrit à la hâte, bourré d’initiales ou d’abréviations dont la forme dit assez qu’elles suffisaient au scripteur pour qu’il se comprenne. Le mémento, dans cette mesure, n’est pas très éloigné de quelque « pense-bête » dont il a l’absence quasi-totale d’organisation et la relative négligence de rédaction.
2Ce sont donc ces traces elles-mêmes qui peuvent nous retenir, parce que si le mémento est fait pour que son auteur se souvienne, il apporte aussi à un lointain lecteur quelque chose comme une mémoire, souvent fragile, souvent suspecte, souvent presque exclusivement anecdotique. Mais c’est de cela aussi que peut se constituer notre connaissance du passé. Il nous faut donc préciser quelle sorte de trace nous avons pensé pouvoir y trouver.
3Louise Colet n’est pas un écrivain impérissable. Les dictionnaires et les manuels peuvent l’ignorer sans très grand dommage, et, lorsqu’ils la mentionnent, c’est généralement sous le portrait peu flatteur que Maxime Du Camp, en particulier, a laissé d’elle dans ses Souvenirs Littéraires. La biographie qu’on peut établir d’elle mentionnerait sans doute qu’elle fut quatre fois couronnée par l’Académie, soit le score le plus élevé qu’une de nos compatriotes ait pu atteindre ; mais, sous le Second Empire, comme en d’autres temps, une « record-woman » dans cette catégorie peut n’avoir obtenu ce succès qu’au prix d’une œuvre parfaitement « académique », à l’instar de l’Acropole que nous n’avons pas jugé utile d’infliger aux lecteurs de ce recueil. Louise Colet elle-même, à ses débuts, et un peu plus longtemps encore, jugeait nécessaire de faire accompagner son nom – ou plutôt celui de son mari, Colet, qui occupa la première chaire d’harmonie du Conservatoire de Paris – de celui de Revoil, moins parce qu’il était le sien que parce qu’il avait été illustré par un oncle que la génération précédente avait su estimer. La nièce de Revoil, donc, avait cependant pu conquérir assez l’amitié de Madame Récamier, dès 1838, pour prendre la succession de son célèbre salon. Et, dans les années qui suivirent, elle devint l’amie, et parfois un peu plus, d’un certain nombre d’hommes qui ne doivent pas à Louise la place qu’ils occupent dans notre mémoire : Flaubert, Musset, Vigny, pour ne citer que trois des plus intimes, sans parler de Victor Cousin dont l’étoile a beaucoup pâli. Il est vrai qu’elle fut la maîtresse de beaucoup d’autres, voués plus sûrement à l’oubli. Son indiscutable beauté dont témoignent ses contemporains et les portraits qu’ils nous ont laissés d’elle y fut sans doute pour beaucoup, mais il nous semble difficile d’attribuer à ses seuls appâts, la séduction incontestable qu’elle a pu exercer. Ses mémentos, en tout cas, ne laissent pas le sentiment d’une femme comblée mais plutôt celui d’une amante perpétuellement inquiète de ses amants et très profondément insatisfaite des relations plus ou moins durables où elle paraît toujours s’engager un peu plus que ses amis. Il faut reconnaître que la « Muse », comme la surnommaient quelques-uns de ses intimes, était assez avide d’une considération sociale consacrée par la célébrité et qu’elle ne ménageait pas ses efforts pour s’entourer de personnalités en vue ou en cour. C’est ce qui rend particulièrement difficile une appréciation exacte de la nature des liens qu'elle entretenait avec une foule de personnes ; il est malaisé de savoir si leurs propos flatteurs signifient plus qu’une simple politesse.
4Ne nous proposant ici que d’introduire à la lecture de ses mémentos, nous nous sommes trouvés sans cesse devant quelques questions à peu près insolubles dont celle, évidemment, qui a trait à sa sincérité. Peut-on la croire lorsqu’on sait qu’un des buts de son mémento était de constituer un ensemble de matériaux susceptibles de devenir poème, drame ou roman ? Pour ne prendre qu’un exemple, nous pensions, à la première lecture de ces pages, que la pauvreté dont elle se plaint n’était qu’une ritournelle, un refrain obligé pour entrer dans le panthéon de la Bohème. Mais lorsque, dans la masse imposante des papiers qui constituent le fonds Colet, nous découvrons ici un compte méticuleux des victuailles de la semaine, là le bilan, fortement négatif, de la publication du Poème de la Femme, pourtant couronné par l’Académie, ailleurs le soin qu’elle prend à obtenir la publication de toutes sortes de textes, et son dépit de voir une copie refusée, non par une blessure narcissique, mais parce que cela met en péril l’équilibre financier du moment, notre question initiale – est-elle sincère ou insincère ? – nous semble à la fois moins simple et moins pertinente. Nous avions espéré pouvoir établir le bilan exact de ses ressources, en particulier parce qu’il nous semblait utile de pouvoir situer avec précision son activité journalistique, et l’urgence des démarches auxquelles elle se livre pour obtenir une pension du ministère ou un prix de l’Académie. Nous ne pouvons le faire pour le moment car nos investigations ne nous ont fourni jusqu’ici que des résultats parcellaires, donc insuffisants ; il nous semble pourtant que des phrases assez anodines comme « je refais mon poème pour le concours » prennent un sens supplémentaire quand on sait que le prix (3.000 F) correspond, très exactement, à dix années de la pension de sa fille. On sera plus à même, sur cette simple indication, d’apprécier dans les pages suivantes les démarches pressantes faites à Cousin, qu’à cette date elle détestait, et son impuissance radicale à laisser voir sa gêne à Flaubert, qu’elle cherchait à retenir.
5C’est cette mémoire-là, très prosaïque, que les mémentos fournissent : les journées passées en allées et venues, le dépit d’une critique qui fera baisser les ventes, et l’incertitude profonde de cette femme qui ne demanderait sans doute pas mieux que de devenir Madame Gustave Flaubert, et qui ne sait parfois plus très bien ce qu’elle attend, ou ce qu’elle demande à Gustave, à Auguste, à Franz, à Alfred (de Musset), (de Vigny), etc...
6Car au fond, il faut bien le dire, on ne s’intéresserait pas de prime abord à Louise Colet s’il n’y avait eu, autour d’elle, ces hommes, ou ces femmes (Anaïs Segalas, Marcelline Desbordes-Valmore, plus tard George Sand, etc.) dont on espère que, par elle, on en saura plus. C’est le premier intérêt, parfois très anecdotique, de ces mémentos ; ils apportent un complément appréciable à ce que nous savons de tel de ses amis ; sous ce point de vue, nous ne faisons que compléter la publication de la Correspondance de Flaubert par Jean Bruneau, qui contient, dans ses deux premiers tomes, tout ce qui se rapporte à Flaubert, et quelques pages peu flatteuses sur Musset ; nous nous contentons donc de renvoyer à l’édition remarquable de Jean Bruneau pour cette partie-là. En revanche, on pourra lire ici à peu près tout ce qui se rapporte à Victor Cousin dans les années 1851 et 1852, qui nous ont paru les plus riches de ce mémento.
7Mais il nous semble possible de déceler dans ces notes deux autres sources d’intérêt : le fonctionnement même du mémento est à la fois une façon de se souvenir et un mode de persuasion ; dans cette mesure, il nous fournit un exemple de procédures « fiduciaires » parce qu’il s’agit sans cesse d’y établir comme une version véridictoire de ce qui s’est passé. L’autre source d’intérêt, complémentaire, tient à ce que Louise Colet, y inscrivant ses désirs et ses déceptions, nous fournit ainsi une image de la femme qu’elle voulait être ; elle donne d’elle-même, non pas évidemment une connaissance exacte – on ne saurait la trouver là –, mais une représentation, parmi d’autres, de la femme de lettres, et de l’amoureuse, version 1850. Et c’est à ce titre, dont nous reconnaissons bien volontiers les limites, que nous croyons pouvoir le présenter.
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8Le mémento, avons-nous dit, n’est pas destiné à être publié, mais à se souvenir. Il s’agit donc de construire, ou de transmettre une connaissance, un objet de savoir. Ce savoir n’a qu’un destinataire, Louise, qui en est aussi le destinateur ; quant à l’objet, c’est un savoir sur sa propre vie. L’absence évidente d’élaboration esthétique indique qu’il ne s’agit que d’une opération cognitive ; mais, dans la mesure où destinateur et destinataire sont la seule et même personne, il semble qu’elle n’ait rien à s’apprendre puisqu’elle sait déjà tout ce qu’elle peut se dire. Encore une fois, le mémento n’est pas absolument comparable avec cet examen de conscience que fournissent les journaux intimes, et qui, par suite, sont bel et bien une recherche. Et pourtant, il y a bien dans le mémento un travail du sens, une opération persuasive qui doit aboutir soit à agir, ce qu’on trouvera ici sous la forme de « résolutions » : « changer de vie », « travailler », « s’occuper de ma fille », soit à assurer une identité vacillante : qui suis-je, et qui sont-ils ?
9Conserver pour mémoire, c’est donner un sens discursivement, à quelque événement qui a existé dans la réalité, ou à quelqu’un. Et la question fondamentale, qui revient sous les formes les plus variées, est toujours celle de la liberté, la sienne, et celle de ceux qui l’entourent. On peut donner à cette question la forme de quatre modalités : la liberté, d’abord, ou la reconnaissance d’un « pouvoir faire » ; Louise l’affirme pour les autres, mais pas pour elle : Flaubert, par exemple, pouvait acheter l’album (d’autographes), ce qui l’aurait tiré d’un sérieux embarras, et il ne l’a pas fait. Une seconde modalité est celle de l’indépendance, ou la reconnaissance qu’on peut ne pas faire ; Flaubert pouvait ne pas me recevoir ainsi à Croisset, Du Camp pouvait ne pas parler ainsi à mon commissionnaire. La troisième modalité est la reconnaissance de ce qu’on ne peut pas ne pas faire ceci ou cela : « malgré moi, je les désire, Gustave surtout » (31 mai 1851). La dernière modalité est la reconnaissance de l’impuissance, bien fréquente dans ces pages : « pour tous mon amour fut vrai, et s’ils l’avaient voulu, il n’eût jamais cessé » (11 mai 51). Si on tente d’indexer les divers personnages de ce mémento selon le schéma, on découvre avec curiosité que les hommes y sont toujours donnés comme libres ou indépendants (sauf Musset), mais qu’elle, Louise, se situe constamment dans une position négative, celle de la contrainte (je ne puis pas faire autrement) ou celle de l’impuissance (je n’y puis rien) ; seuls parmi les hommes, Musset se trouve, à tous les sens du mot d’ailleurs, frappé d’impuissance, mais son alcoolisme en est cause : il n’est plus ce qu’il était, il n’est plus. Alors qu’elle-même, Louise, ne peut qu’accuser sa position (veuve sans grandes ressources), ou son destin (amante délaissée, ou déçue). En revanche, ses « résolutions » sont toutes faites sur le mode d’une reconquête de la liberté. Le « désir de me retrouver dans un autre monde » du 12 juin 1851 est cependant toujours accompagné de propos qui indiquent la résignation : « ma fille et l’art devront me suffire » (5 nov. 51). On découvre ainsi que ce qu’elle appelle l’art est assez éloigné de l’« Idée » que poursuit Flaubert ; c’est plutôt pour elle le seul moyen technique de se procurer l’indépendance, à défaut de la liberté qui lui manque.
10Comme dispositif de persuasion, le mémento propose à son auteur des objets positifs, l’incite à rejeter des objets négatifs ou vise à construire l’image d’une compétence qui viendra remplacer l’incompétence reconnue. Louise écrit, par exemple, le 31 mai 51 : « B(ancel) m'a paru vulgaire, taille et sourire », le 24 Déc. après le coup d’État, » « mais pourquoi gémir sur la honte d’hommes cadavres avant de mourir », ou, le 1er octobre de la même année, à propos de son polonais : « il m’ennuie, vulgaire, médiocre, et pas assez fier et généreux pour que le cœur compense l’esprit. » etc... Dans tout cela, c’est le même mécanisme qui fonctionne : il faut s’écarter d’un objet marqué négativement. C’est un peu comme une menace et une provocation : « tu n’es pas capable de te laisser aller à cela » et « tu vaux mieux que cela ».
11En somme, ce mémento ne peut exister que s’il apporte comme une plus-value de sens aux menus faits de la vie quotidienne, comme à ses grands événements, et cela dans deux directions : c’est d’abord une valorisation narcissique qui revient à dire : comme je suis bien ! En voici deux exemples : le 1er octobre 51 « Seulement, j’ai de plus qu’eux (ses amants) l’élan qui me pousse toujours à partager avec l’être aimé ». Et, le 21 novembre, à propos de Gustave : « moi, si j’avais un million, je le lui donnerais ». Cette valorisation s’effectue en particulier par la constitution d’un système axiologique qui définit en somme son « idéologie » : ainsi, voit-on fort souvent opposer à un amour vrai (le sien) l’amour faux ou feint des autres, ce sur quoi nous reviendrons. S’agissant d’amour, les qualités qu’elle privilégie sont la générosité et la fierté, le pire défaut étant la vulgarité, etc... Dans son rôle de mère, il ressort que la qualité la plus élevée à ses yeux est le dévouement dont le point culminant est atteint lorsqu’il pousse à des sacrifices dont le bénéficiaire (Henriette) ne sera sans doute jamais reconnaissant. Et pour l’art, comme on peut en juger par ses propos sur Flaubert, il y faut de l’imagination (Gustave en a), mais aussi de la sensibilité (il en manque). La seconde valorisation possible porte sur la tâche à accomplir : le travail est ainsi perçu comme une discipline salvatrice et le soin de sa fille un devoir constant ; devant l’avarice de Cousin, par exemple, elle brandit à la fois la grandeur de son travail d’artiste et le militantisme maternel qui lui interdit de laisser sa fille dans la pension que lui conseille le philosophe. Amante généreuse, mère dévouée, artiste scrupuleuse, voilà en bref la triple face de l’identité qu’elle revendique.
12Si elle écrit, c’est fort peu pour se féliciter de ce qui s’est passé ; nous n’en avons trouvé qu’un exemple indiscutable, ce sont les pages qui relatent la semaine du 8 au 14 février 1852. C’est, en revanche, le plus souvent pour combler un manque qui prend une double forme. Ce peut être une insatisfaction très momentanée : « mes larmes, mon découragement en quittant Maxime » (5 nov. 51), ou très générale : « Je suis bien sombre ; pas un être qui me plaise et qui m’aime » (16 juin 51). Ce manque à faire ou ce manque à être nous retient parce qu’il n’a pas le même sens pour Louise écrivant et pour Louise lisant son mémento. Raconter son histoire, après un échec, comme c’est souvent le cas, c’est d’abord traduire en discours un faire insuffisant ; c’est, à la limite, combler par du texte le vide de ce qui n’a pas eu lieu ; c’est aussi se convaincre par la parole quand on n’a pas su convaincre dans la réalité ; c’est encore tenter d’établir la vérité des faits susceptibles d’être occultés par l’oubli ou déformés par un regard malveillant (Du Camp et Cousin semblent dans son esprit être les champions de la déformation historique) ; c’est enfin se donner à nouveau un interlocuteur. Si on se place de l’autre côté de cette communication mémorielle, obtenir sa propre histoire de soi-même, c’est ressaisir son propre moi (l’image de son identité) comme un objet tangible alors que le manque à faire ou le manque à être tendaient à le dissoudre.
13Il reste que toute cette élaboration repose sur le fait que ce qui s’est passé ne convenait pas, que quelque chose manquait à sa « compétence » pour qu’elle pût réussir. Et on ne saurait envisager aucune action si un « vouloir faire » ou un « devoir faire » n’étaient préalablement acquis. On s’aperçoit à l’examen qu’il y a chez Louise une rupture assez nette entre ce qui est régi par son devoir (travailler, s’occuper de sa fille) et ce qui relève de son vouloir (ses amis, ses amants) : cela fait apparaître, d’une autre façon, que l’art est un gagne-pain, quoi qu’elle puisse en dire ailleurs, et qu’elle se passerait volontiers de la présence de sa fille, dont elle paraît souvent ne s’occuper que pour combler un manque qui lui vient d’autre part. On voit donc que le seul objet certain de son vouloir tient aux relations (amoureuses surtout) où, n’étant pas seule en cause, la réalisation peut fort bien lui échapper. En témoigne ce passage où, se questionnant sur les projets de Flaubert, elle écrit :
« Dans toutes ces combinaisons d’avenir, je ne suis rien, rien, moi qui ne pense qu’à lui, moi qui demain, si je gagnais le lingot, irait lui dire : voilà ! laisse moi vivre près de toi, avec ma fille et ta mère. Oh ! je suis folle. »
(18 nov. 51)
14Le mémento est une réécriture de l’histoire où Louise s’évertue à se montrer à elle-même que les échecs qu’elle constate ne sont pas liés à son incapacité, mais à la défaillance ou au mauvais vouloir des autres, qui l’empêchent de réussir dans ses entreprises. A la limite, on pourrait dire qu’elle se risque volontiers à faire l’examen de conscience de ceux qui l’entourent. Encore devons-nous remarquer que son vouloir est souvent assez éloigné de lui paraître très clairement, comme l’indiquent toutes les pages où elle s’avoue ne pas être maîtresse de ses attachements : c’est « malgré elle », répète-t-elle, pour Bancel, comme pour Gustave, comme pour Musset, qu’elle les recherche et ne peut se passer d’eux.
15Le mémento, en effet, est toujours plus ou moins une recherche de la vérité, qui suppose un questionnement de ses propres sentiments, comme du comportement des autres. Voici pour elle :
« Est-ce que j’aime Auguste ? C’est plutôt de l’amitié que de l’amour (...) il frappe plus qu’il n’attache (...). J’éprouve un sentiment fraternel pour lui. Mais depuis son aveu, le charme est tombé. » (31 mai 51)
16Dans ce mouvement qui rejoint la quête de l’identité dont nous parlions plus haut, il lui arrive de faire d’elle-même un portrait plus développé. Ainsi, à propos d’Auguste :
« Sa proposition de demeurer tout à fait avec moi. Impossible ! Trop d’émotions successives ont passé dans mon cœur pour me laisser cette fraîcheur d’enthousiasme, ce dévouement de l’amour qui ne recule pas devant cette idée : être toujours ensemble ! Puis je suis encore sensible au mépris que le monde se croirait d’avoir pour moi (...). En vérité j’aimerais assez l’isolement, le travail avec ma fille, et régulièrement quelques personnes sympathiques. » (31 mai 51)
17Mais la plupart du temps, il s’agit plutôt d’établir la vérité des autres. Voici pour Bancel :
« Ainsi donc, jusqu’à la fin mensonge, promesse d’amitié et de visite et toujours mensonge ! quelle lâche et indigne nature ! Ah cela me rattache à Auguste. » (23 juin 51)
18Il est ennuyeux que, dans tout cela, on ne puisse jamais savoir si le portrait qu’elle fait ainsi d’elle-même et de ses amants n’est pas déjà la recherche du trait qui, plus tard, caractérisera tel ou tel des personnages de Lui, ou de quelque autre œuvre en lointaine gestation. On est souvent tenté d’induire de ces pages une interprétation biographique précise, par exemple, de voir dans le mouvement qui la conduit d’un amant à un autre au début de 1851 la profonde déception qu’elle ressent d’être privée de Flaubert, puisque ce mouvement cesse dès qu’elle l’a retrouvé. Il ne nous semble pas que ce soit possible.
19En revanche, il est certain que l’intention de « véridiction » inhérente à la conception même du mémento suppose l’élaboration d’une sorte de code de sa propre complicité avec elle-même ; on en voit le signe dans les citations des propos de tel ou tel, qui constitueront la preuve qu’elle pense justement. Mais, plus que des signes de cette nature, il nous semble qu’on trouve la matière essentielle de cette complicité dans les trois directions autour desquelles elle ordonne son portrait.
20Le premier élément constitutif de ce portrait tient évidemment à ses relations amoureuses. Femme, elle paraît vouloir se définir d’abord par la forme de ses amours. Or, ce qui nous surprend un peu est que le nombre de ses amants ne paraît pas faire le moindre problème pour elle. Pourtant, il est assez clair que la considération sociale à laquelle elle aspire suppose une respectabilité qu’une vie sentimentale aussi tumultueuse que la sienne ne garantit pas. L’évidente transgression du modèle de moralité que Cousin se fait un hypocrite devoir de lui rappeler lui semble parfaitement naturelle, le fait même d’une nature aimante. Dans une large mesure, le sentiment qui la porte successivement vers tel ou tel est justifié par le seul fait qu’elle aime, quand elle ne voit pas dans des rencontres fortuites (la « conjonction » qui revient à plusieurs reprises sous la plume) le signe du destin. C’est ce qui nous donne des pages aussi étonnantes que celle du 9 septembre 51 :
« Hier singulière conjonction entre ceux qui m’ont approchée ! Je devais passer une journée de délices avec Gustave. Cela avait été convenu ce samedi. A mon réveil, je reçois cette lettre d’Octave. Comme j’allais sortir pour conduire ma fille à la pension dans la maison de l’ami d’Auguste, le polonais Delondre arrive. En revenant de la pension chargée de provisions pour le dîner de Gustave, je rencontre le polonais Cristien ; à peine suis-je rentrée qu’on me remet un billet du philosophe qui me propose une promenade. Enfin Gustave arrive (...).
21Cette réunion est assez exceptionnelle dans le mémento, mais les comparaisons des mérites de « ceux qui l’ont approchée » sont beaucoup plus fréquentes et recouvrent des oppositions constantes que nous avons déjà effleurées : l’amour vrai ne peut rien contre un amour feint (trompeur ou calculé), l’amour passionné est toujours victime de l’amour tiède, et enfin le véritable amour se reconnaît à ce qu’il est don de soi : il constitue la proie sans défense des amants égoïstes. Qu’elle ait le beau rôle dans ces comparaisons ne saurait surprendre aucun lecteur de mémento. Ce qui est sans doute plus remarquable est la constance du « cœur » que Flaubert lui reprochait. L’absence totale de toute distance critique à l’égard des aspirations de ce « cœur » nous laisse penser qu’il semblait à Louise normal qu’une femme se définît ainsi.
22Le deuxième trait constant de son portrait est relatif à sa situation économique. La place considérable que tiennent dans ce mémento les visites « académiques », les démarches auprès des éditeurs, des directeurs de journaux ou de théâtre, ne s’explique que par la nécessité où elle se trouvait de vivre de sa plume. Si ses amis n’étaient pas richissimes, du moins jouissaient-ils d’une aisance que Louise leur enviait, car il nous semble assez assuré qu’elle était dans une gêne constante. Ce qui semble l’affecter le plus dans cette situation ne paraît pas être la gêne elle-même, et les ruses qu’il lui faut déployer pour la masquer dans la confection d’un repas par exemple ; c’est bien davantage la dépendance où la pauvreté la met, dépendance des hommes en particulier. N’avoir plus d’argent est un leitmotiv incessant :
« J’ai dix francs chez moi pour atteindre mon trimestre d’octobre (le 15 septembre 51, ce qui, s’il n’y avait, toujours, des expédients, lui laisse moins d’un franc par jour).
« Je n’ai plus que dix francs chez moi. Être à la merci du Ph(ilosophe) me révolte » (24 octobre).
« Si je n’ai pas le prix, si mes pièces ne sont pas jouées, que deviendrai-je ? » (13 avril 52).
« J’ai été forcée aujourd’hui d’accepter 30 F que m’a prêtés ce pauvre petit Simon. Je les lui rendrai demain en empruntant au notaire ou au docteur » (6 mai).
23Il n’est plus étonnant, dès lors, que son comportement à l’égard de Cousin ait été aussi peu limpide : on trouvera plus loin (mémento du 21 avril 52 et lettre à Cousin du 6 mai) la preuve irréfutable qu’Henriette était la fille de Colet et que Louise mentait effrontément à Cousin, qui du reste n’était pas dupe. Il n’est pas étonnant non plus qu’elle ait lassé bon nombre de ses amis par des démarches multiples dont le seul objet était d’accroître le montant de sa pension.
24Alors même que l’absence de ressources plus importantes lui est un mal permanent, elle n’y voit rien d’autre que le fait du destin, ce qui est parfaitement cohérent avec l’image qu’elle donne de la femme : une femme victime du destin (jeune veuve) se trouve dans une situation de dépendance, et une femme est victime du destin parce qu’elle est dépendante.
25C’est par le destin aussi que le temps se trouve introduit, et toujours sous la forme d’un passé irrémédiablement perdu : passé des morts oubliés (son « pauvre mari ») et passé des vivants qui oublient (comme Gustave). Mais la nostalgie n’est pas vraiment son lot et elle tient à donner d’elle l’image d’une femme forte dont la vie est une lutte incessante. Elle admet aussi, piètre consolation, que la pauvreté force à vivre. Mais elle se trouve prise au sein d’une contradiction insurmontable : il lui est impossible de faire son deuil d’espoirs anciens, et il lui est indispensable d’en faire le deuil ; et chaque fois que cette contradiction apparaît, on voit surgir sous la plume la panacée : son travail et sa fille.
— 22 septembre 51 : « qu’espérer pour ma fille ! je veux pourtant la garder avec moi, je n’ai qu’elle. Nécessité du travail, pauvreté ; personne, personne sur qui compter. »
— 1er octobre 51 : « Le travail, le travail et ma fille. »
— 18 octobre 51 ; « Combien d’amertume dans mon cœur, je me réfugie dans le travail ; mais souvent le travail me fait défaut. Ma fille, que je l’aime ! ».
26Cette situation nous conduit au dernier aspect de ce portrait : la place de la poésie. Il ne faut pas chercher dans le mémento de grands développements sur l’Art, le Beau, ou l’essence de la poésie. On y trouve en revanche l’idée qu’il est nécessaire de transformer les impostures de la vie en matériau poétique. Cela n’a rien à voir avec une esthétique de la laideur, c’est plutôt une forme d’éthique ; il faut conserver le spectacle de ce qui fut déplaisant pour en faire du beau. On pourrait ainsi donner une double définition de la poésie pour Louise : la poésie est ce qui rend beau, et, dans cette mesure, elle aide à vivre. La seconde définition est qu’il existe un accord secret entre la beauté du sentiment et la beauté poétique. Étant d’une nature « sentimentale », la poésie est pour elle un mode d’expression privilégié et le plus approprié tout à la fois ; le travail du poète consiste à rendre sensible cet accord dont on trouvera un exemple dans ce recueil avec les extraits du Poème de la Femme. Mais le mémento contient aussi des remarques très désabusées sur la fonction de la littérature :
« Lassitude profonde. Désir de me retrouver dans un autre monde. Il le faut pour moi, pour ma fille ; assez de Bohème. Laissons cela pour les écrits, pour l’art. » (12 juin 51)
27Louise Colet fut sans doute aussi souvent dépréciée qu’elle fut courtisée. La lecture de ses mémentos ne laisse pas le sentiment d’un génie méconnu, mais celui d’une femme déçue et, malgré l’affectation probable dont elle entoure ses déceptions, il ne nous a pas semblé inutile d’en livrer des extraits, car son « cœur » ne la trompait pas toujours, comme le montrent les lignes suivantes consacrées à Flaubert :
« ... malgré ce qu’en dit Ducamp (sic), je ne trouve pas que son imagination soit engourdie. Il a un sens littéraire très exercé et très fin. Après tout, je le vois peut-être à travers mon amour ; je ne veux pas perdre cette optique, j’ai besoin de l’admirer pour l’intelligence car pour le cœur je trouve des lacunes navrantes. » (18 octobre 1851)
28J.F. TETU
2 – ORIGINE DES DOCUMENTS
29Les mémentos de Louise Colet sont conservés au Musée Calvet, à Avignon, sous les références Ns 6.416 et Ns 6.317.
30Le Ns 6.416 contient les mémentos correspondant aux années suivantes :
f° 1 | 1832 |
f° 1 ter | 1845 |
f° 18 | 1847 |
f° 24 | 1848 |
f° 34 | 1849 |
f° 46 | 1850 |
f° 49 | 1851 |
f° 97 | 1852 |
f° 182 | 1853 |
f° 210 | 1868 |
f° 211 bis | 1869 |
f° 212 | 1872 |
f° 214 | Inventaire de Paul Mariéton |
31Il contient en outre une gravure, deux lithographies et deux photographies.
32Le Ns 6.417 comporte des copies des mémentos de Louise Colet avec des notes de Paul Mariéton.
33Nous devons ici exprimer notre gratitude à M. Georges de Loÿe, Conservateur du Musée Calvet, qui nous a facilité l’accès au fonds Colet et nous a fourni les photocopies qui nous ont permis d’y travailler plus commodément.
3 – TEXTE DES MÉMORANDA
34Mémento, samedi 31 mai 1851
[Il est de ces soirs de printemps où je voudrais embrasser d’une seule étreinte, tous ceux que j’ai aimés, car pour tous mon amour fut vrai, et s’ils l’avaient voulu, il n’eut jamais cessé. C’était toujours le même amour s’attachant à un fantôme qui m’échappait toujours.]1.
35Mercredi passé 25. – Je suis allée le matin chez B(ancel). J’ai sonné longtemps à sa porte ; enfin il m’a ouvert. Je lui ai réclamé mes lettres avec assez de calme. Il m’a dit que ce qu’il m’avait écrit était vrai, qu’elles avaient été brûlées par sa mère. Il m’en a donné sa parole d’honneur. Pourtant j’ai peine à y croire. Mes vers, mes souvenirs, tout cela brûlé... Je lui ai parlé de la mort de mon mari, du procédé de Girardin, de Langlais, de tout cela, sans trop d’émotion ; mais quand il m’a demandé de venir me voir et de m’apporter le volume d’évangiles, j’ai pleuré. Je lui ai dit : « Vous ferez comme toujours, vous ne viendrez pas. » Il m’a répondu : « Vous verrez, vous verrez. » C’est aujourd’hui samedi, il n’a pas paru ! Viendra-t-il ? J’en doute ! – Quelle nature ! Et pourtant malgré moi il me préoccupe. Lui et Gustave sont les plus regrettés. Malgré moi je les désire. Gustave surtout. B(ancel) m’a paru vulgaire, taille et sourire.
Est-ce que j’aime Auguste ? C’est plutôt de l’amitié que de l’amour. C’est une nature élevée ; il frappe plus qu’il n’attache. Hier soir il était malade. Sa proposition de demeurer tout-à-fait avec moi ! Impossible ! Trop d’émotions successives ont passé dans mon cœur pour me laisser cette fraîcheur d’enthousiasme, ce dévouement de l’amour qui ne recule pas devant cette idée : être toujours ensemble ! puis je suis encore sensible au mépris que le monde se croirait le droit d’avoir pour moi. Il l’a bien compris et me l’a dit. En vérité, j’aimerais assez l’isolement, le travail, avec ma fille, et régulièrement quelques personnes sympathiques. Je suis allée le voir le matin. Je l’ai trouvé au lit. J’éprouve un bon sentiment fraternel pour lui. Mais depuis son aveu, le charme est tombé. D’où vient que Ville-vieille ne me répond pas. Gustave viendra-t-il ? Voici la lettre que je lui ai écrite !...
36Mémento, lundi 16 juin 1851
[Hier, tristesse dans la journée. Après mon dîner, Ferrat arrive, il m’apprend que Gustave est ici. Il le savait depuis trois jours. Imbécilité et méchanceté. J’écris ce matin. Le mot de Du Camp : il ne la recevra pas.
Je reçois en dînant aujourd’hui la réponse ci-jointe. Je doutais que ce fut la vérité et je suis allée pour m’en informer. Rencontré en route une personne que je voyais souvent Rue Fontaine. Cette personne me suit et m’aborde Rue Taitbout, Je la prie de demander si Gustave est parti. Il était en effet parti avec sa mère à trois heures. J’ai jeté alors à la poste le billet que je lui adresse à Croisset.2 J’attendrai à présent.]3. Hier soir, Auguste m’a fait mal à voir. Combien tout ce monde me paraît ennuyeux. Quel sophiste dans sa conduite vis-à-vis de moi. Aujourd’hui, dans mon agitation fébrile, je suis allée chez Ferrat et chez lui. Il n’y avait personne. En revenant de m’informer de Gustave la personne que j’ai rencontré m’a accompagnée. Elle m’a dit se nommer Gustave (étrange) Godefroid. Il savait mon nom et m’a demandé à venir me voir dimanche. Folie ! – J’ai passé chez B. Il n’y est jamais le soir. Chez Franz. Je l’ai trouvé. Étrangeté de cette nature, faible mais assez bonne. Mon mépris lui a fait beaucoup de mal ; parfois il a été tenté de se brûler la cervelle. Sa vue m’a été fort pénible. Ferrat avait menti l’autre jour en me parlant de lui. Il l’a rencontré seulement l’autre jour en me parlant de lui. Il l’a rencontré au Luxembourg et dans un omnibus. Je suis arrivée chez moi, brisée. J’y ai trouvé la musique qu’Auguste avait rapportée. Le reverrai avant son départ. Je suis bien sombre ; pas un être qui me plaise et qui m’aime, sur qui m’appuyer. Le Philosophe m’a envoyé des fraises. Ce que m’a dit cette petite gouvernante qui lui ressemble tant !... Toujours le même avare empoté. Quelle triste compagnie ce serait.
37Mémento du lundi 22 septembre 1851
[Enfin ce mot de Gustave. Quelle personnalité ! Rien à attendre dans les misères de ma pauvre vie de cette affection.
Nécessité d’un travail assidu, d’une force d’âme inébranlable. Après tout, mieux vaut l’avoir retrouvé ; c’est un rayon bien pâle préférable à de complètes ténèbres. Article de la Patrie : à quoi bon répondre ? Je réfuterai tout cela en temps et lieu. Pas de nouvelles de Londres. C’est étrange ! Le Polonais aurait-il fait quelque tout ! Il ne reparaît pas chez moi, depuis neuf jours. – Tourments pour ma fille. En somme la vie ne vaut pas grand chose et quand la santé s’altère, la quitter est un bonheur. Je vais m’efforcer de la conduire aussi tranquillement et laborieusement que possible.]4.
38Mémento du 25 septembre 1851
Tristesse profonde ce soir. J’ai quitté le spectacle avec Villevieille. Ennuyeux. Tout le monde m’ennuie. Avant-hier, répondu à la Patrie, conseils de Bareste. Hier porté la lettre chez l’huissier. [Rencontre de Du Camp. Ce qu’il me dit de Gustave, de son égoïsme.]5. Il viendra me voir. Passé rue Bergère. Le Polonais à Paris. Pourquoi ne reparaît-il plus ? Lettres du Philosophe, il y a trois jours. Sophiste sans cœur – Hier lettre de Mazzini. J’y ai répondu le soir. Ce soir tristesse amère à l’Odéon. Vu que cet Anselme joue aux Français. Ce misérable me doit encore cette somme extorquée. Il va sans doute chez la Lopez. Le Polonais y va aussi. Étrange conjonction. Et le mulâtre ! Quelle vie, quel monde ! Qui donc est pur et dévoué ? J’ai cru trois mois à la bonté de Franz ! – Qu’espérer pour ma fille ! Je veux pourtant la garder avec moi, je n’ai qu’elle. – Nécessité du travail, pauvreté. – Personne, personne sur qui compter.
39Mémento du 18 octobre 1851
(...) [G. est d’une personnalité inébranlable et m’a dit : « Je voudrais vous paraître déplaisant, pour que vous ne m’aimiez plus, car je vois bien que cela vous fait souffrir ». J’ai répondu que ces paroles prouvaient l'absence de tout amour, et des larmes me sont venues aux yeux. Alors il a voulu m’embrasser et a voulu baiser mes yeux qu’il faisait pleurer m a-t-il dit. – Il m’a conduite chez Madame Didier vers 6 heures ; il m’a dit à la porte qu’il reviendrait dans trois semaines, pour 2 jours. Mon Dieu, que c’est peu, mon Dieu que c’est triste ma vie ! Pas un cœur vrai, pas un dévouement ; et pourtant G. vaut mieux que tout ce que j’ai connu. Au moins, il ne ment pas comme cet infâme B.]6 dont Madame Didier m’a parlé ; débauche, de sa jeunesse, criblé de dettes et tâchant d’épouser une héritière qu’il n’aura pas. Elle m’a aussi parlé du philosophe. Oh tout cela est bien amer ! Il faut laisser croire ! Combien d’amertume dans mon cœur, je me réfugie dans le travail ; mais souvent, le travail me fait défaut. Ma fille, que je l’aime ! Mon Dieu, pourvu qu’elle soit heureuse ! Aujourd’hui, sortie pour aller chez Dirieu, rencontré au retour Octave. Pauvre garçon, maigre, défait, laid, je n’ai pas rougi, j’ai eu le cœur. J’ai causé avec lui depuis la cour du Louvre jusque sous les arcades de l’Institut, amicalement, sans échanger un mot du passé. – A 4 heures est venu Michel de Bourges, et ce soir le fils Béchard qui m’a rendu compte de la commission pour Anselme. S’acquittera-t-il ?
40Mémento du 24 octobre 1851
[Hier jeudi, sortie dès le matin. Allée chez la Guéronnière. Sa promesse positive de faire passer mes articles. Allée au cimetière. Navrée devant cette tombe. Pauvres enfants, lui ! et eux ; plus rien, et elle, ma fille, là en pleurs.]7 Mon doute toujours subsistant. Comme la fortune, comme l’amour, comme la gloire s’anéantissent dans un tel lieu. Abattement. Rentrée dans la grande ville dont les bruits me semblaient démence en pensant à cette ville des morts.
Le soir, trouvé cette lettre du Philosophe8. Il est tourmenté et cherche des atermoiements pour être en paix avec lui-même. Faible nature, petit cœur. Mon Dieu, sur qui m’appuyer ? Enfin, j’ai ma fille ! [Rien de Gustave, rien de son ami. Oh ! ce n’est pas là où je trouverai le dévouement ! je ne dois rien attendre, rien demander.]9 Je n’ai pas répondu au Philosophe. Je me raffermissais par l’espérance d’un travail régulier et fructueux. – Ce matin, la lettre de cet Anténor Joly m’a navrée. Il va me nuire au Pays. Tout me déçoit, tout m’échappe. [Je n’ai plus que dix f(rancs) chez moi. Etre à la merci du Ph... me révolte ! Oh quelle vie, quelle vie ! et pas un sentiment vrai. – Le travail, la solitude. Rien ne vaut la peine de rien. Ce soir reçu de la Préfecture la lettre qui m’autorise à réunir dans la même sépulture, les trois corps. Tout aboutit là. Nos passions, nos douleurs, nos joies, quel néant...
Ma défaillance est extrême. Aurais-je demain plus de ressort ?](4)
41Lettre de Victor Cousin
Voir mémento du 24 octobre 1851
Je me félicite d’avoir eu le courage d’échapper hier, par la fuite, à une scène nouvelle bien inattendue de ma part, et de la vôtre visiblement préméditée. Mais je sens que de telles épreuves sont au-dessus de mes forces, et à mon âge, avec ma santé et mes projets, je considère comme le premier de mes devoirs de sortir à tout prix d’une situation qui m’avilit et me tue. Je viens donc vous le déclarer, sans vous rendre injure pour injure, sans vous accuser, sans me plaindre : il ne peut y avoir entre nous d’autre lien qu’Henriette.
J’ai toujours pris soin de cet enfant ; je ne l’abandonnerai jamais volontairement. J’aurais désiré pour elle que vous eussiez bien voulu la laisser chez M. Langlais. C’était la maison qui lui convenait par le petit nombre des élèves, l’honnêteté des maîtres, la simplicité du régime. J’aurais fait pour elle ce que je faisais chez les dames de Saint-Maur, et la somme de huit cent francs eût suffi à couvrir l’extraordinaire de tous les frais de trousseau. Vous n’auriez plus eu qu’à embrasser cet enfant et à en jouir. Mon intention était de vous délivrer de toute dépense. Cette intention subsiste. Vous avez voulu avoir auprès de vous cet enfant : je le conçois. Mais vous avez plus consulté en cela votre cœur que votre budget. Je vous offre donc d’affecter à l’éducation d’Henriette le même tribut qu’auparavant, en l’augmentant, s’il vous plaît, et en le portant à mille francs.
42Mémento du 5 novembre (1851)
[Hier l’ouverture de la Chambre. Je n’ai pas voulu y aller pour ne pas revoir B. Ce matin, allée chez Maxime. Il m’a lu la lettre de Gustave et celle qu’il lui a écrite et dont il a gardé copie. Dans tout cela, rien pour moi. Quelle monstrueuse préoccupation de ses douleurs ; comme si tous nous ne traînions pas ce lourd fardeau de l’humanité et de plus la misère.]10
(...) Mes larmes, mon découragement en quittant Maxime. Ma fille et l’Art devront me suffir.
(...) Lettre du Philosophe ce matin. Il a envoyé de nouveau pendant que j’étais sortie.
Je suis allée chez lui pour avoir une dernière explication au sujet de ma fille. Avec ces natures il n’y a pas de prises. A quoi m’arrêter ? Je suis battue par toutes les tourmentes de la misère et de la douleur.
[Écrit à Gustave une lettre bien découragée. C’est peut-être un malheur que je l’aie retrouvé. Il n’y a rien dans cet homme. Maxime a raison : il tarit ceux qui l’approchent et pourtant je l’aime !]11
L.
Pourquoi aime-t-on ce qui fait souffrir ? Ce soir une lettre du cousin Aldaric.
43Mémento du 21 novembre 1851.
Vendredi soir 21 novembre 1851
[Horrible nuit du dimanche au lundi, l’idée de le (Gustave) tuer plutôt que de le voir passer à une autre femme. Jusqu’à quatre heures du matin roulé dans mon lit les plus sinistres projets. Demeurée seule pour le recevoir, le soir envoyé ma fille chez sa maîtresse. Parée en robe de velours ; le poignard. Enfin à 9 heures, il sonne. Je me compose ; à quoi bon ? Du Camp a raison, c’est un être à part et peut-être un non-être ; j’avais deviné instinctivement : il ne s’agissait, dans ce parti solennel à prendre, que de savoir s’il publierait ou non et s’il viendrait à Paris.
(...)
(...) Il me tarde de lire de lui (Gustave) un ouvrage complet. Il m’a dit qu’il m’enverrait ses manuscrits. Il m’a apporté le poème et une lettre de son ami Bouilhet. Enfin le sentiment, tel qu’il est, vaut mieux que les autres ; il me fera travailler. Dans huit jours je lui enverrai ma comédie (Les lettres d’amour). Toujours sans ressources ! Il me faudrait 500 fr.. A qui m’adresser ? Il va écrire en Angleterre pour cet album ! Qu’il n’ait pas la pensée de m’aider par cette occasion, avec délicatesse, sans que je le sache, c’est étrange !]12 Moi, si j’avais un million, je le lui donnerais ! L’idée de m’adresser au philosophe m’est odieuse ; il le sait et ne me demande pas comment je fais. Le Pays encore aujourd’hui ; je suis lassée. Allons, travaillons, puis je lui écrirai.
44Mémento du mercredi 24 décembre 1851
L’année va finir. On vote pour Napoléon. Le Coup d’État s’affermit. Quelle honte pour la France. Quel affaissement pour l’intelligence. Mais pourquoi gémir sur la honte d’hommes cadavres avant de mourir. Il n’avait pas le sens moral, le dévoûment du vrai et de l’honnête ; voilà pourquoi le parti démocratique est tombé, pourquoi il n’avait pas pris racine dans le peuple. Hélas ! tout ce que j’avais prédit à B(ancel) dans un désespoir de sentiment, s’est fatalement réalisé.
Depuis quelques jours, je n’ai pas eu le courage d’écrire des mémento. Je suis accablée des événements publics, et navrée de ma situation particulière. [Gustave m’aime exclusivement pour lui, en profond égoïste, pour satisfaire ses sens et me lire ses ouvrages. Mais de mon plaisir, mais de ma satisfaction, peu lui importe ! Se met-il en souci de mes larmes ? Il ne se met pas en souci de ma misère : pas un mot venant du cœur sur ma comédie. Il m’a fait l’offre de me prêter 500 francs, mais de quelle façon ! il savait bien que je n’accepterai pas. Il avait un moyen bien simple de m’y forcer en me disant que cette somme lui était envoyée d’Angleterre. Avant-hier (lundi soir) quand je lui ai emprunté dix francs, il ne m’a même plus reparlé des 500 ! Étrange, étrange. O mon Dieu, est-ce ainsi que j’obligerais ceux que j’aime ! S’il n’a pas l’idée d’amener sa nièce à ma fille, je lui ferai voir la blessure de mon cœur avant son départ. A quoi bon ! n’a-t-il pas vu mes larmes, l’autre soir ; et ma lettre de hier soir ne devrait-elle pas l’éclairer sur ma souffrance ! Il m’aime de la sorte, et mes plaintes ne font pas qu’il m’aime autrement. Tel qu’il est, je ne puis m’en détacher en le comparant aux autres. Le nom d’Auguste V. l’a frappé l’autre jour, quand Villevieille a dit qu’il devait arriver. Si Gustave vient aujourd’hui, je lui rendrai ses dix francs. Hier j’ai fait des courses désespérées pour vendre deux partitions. Rien. J’arrive à la Sorbonne ; toujours le même homme, l’avare ; passion enracinée qui gâte tout. Je le quitte en lui disant ses vérités. Il veut me montrer une lettre de notaire. – Il a apporté 300 francs hier soir et en a envoyé ce matin 100. (Je vais lui porter le tableau. Cette tête de vierge était dans la chambre de mon père quand il est mort. –). Il hésite et tâtonne toujours : les mêmes tiraillements d’Harpagon combattu par son intelligence et le respect humain qui lui font honte.]13.
45Mercredi 21 janvier 1852
Aujourd’hui on se souvient de la mort de Louis XIV et quelques-uns la pleurent et la déplorent. Ce jour rappelle pour moi un autre anniversaire plus douloureux, plus lamentable, cette pauvre petite créature venue au monde morte dans la rue de la Clef ! (La femme de l’avocat Langlois est accouchée le 18). J’y ai pensé ce matin à mon réveil pour faire les visites au Comité pour ma comédie. J’ai reçu cette lettre de la fille de ma nourrice ; pauvre nourrice ! les gens du peuple, eux, souffrent obscurément. Mais ils souffrent.
J’ai pensé à la Drôme, à B(ancel) et, singulier rapprochement, aujourd’hui à 4 heures j’ai eu la visite d’un de ses amis qu’il m’a envoyé.
Je suis allée d’abord chez Chasles. Voilà 16 ans qu’il venait chez moi !... il était sorti. De là chez Beauvallet. Singulière scène. Souvenir de Franz. Beauvallet me reproche d’avoir parlé de l’affaire de deux mille francs et nie qu’il l’eut acceptée. Singuliers et amers combats entre la vérité et ma fierté d’une part et la nécessité de l’autre. Je cherche à adoucir le dogue par un récit. Suis-je parvenue ? Je ne sais, je crois qu’il vaudrait mieux ne pas lire encore aux Français et attendre d’avoir quelque chose au Gymnase dont j’ai vu le directeur avant hier. Il m’a fort bien accueillie et en le quittant, un plan m’est venu d’une pièce en 3 actes, l’Institutrice. Après Beauvallet j’ai vu Philippon. Il m’a promis la rédaction d’un album qui me rendra 500 francs ; de là à la Presse corriger l’épreuve des vers. Resouvenirs poignants. Que dira Ducamp ! Passée au Français. – Rentrée. Reçu Villevieille, Monsieur Labrousse, cet ami de B(ancel), Bordelais assez vulgaire mais bon. Il était déjà venu une fois chez moi. B(ancel) n’est parti que depuis quelques jours. Il avait reçu ma lettre, il en avait parlé à M. Labrousse, son compagnon de logement rue de la Victoire ; il lui a dit qu’il voulait me répondre, et enfin chaque jour s’est passé sans qu’il l’eût fait. Il a dit à son ami de venir me voir et me remercier. Quel être mou ! Il paraît que l’estaminet, la paresse, la boisson, la blague prenaient tout son temps. Il n’était pas très ferme. Le voilà à Bruxelles ; il doit écrire à Labrousse qui lui répondra qu’il m’a vue. Tout cela est bien étrange !... Quelles mœurs, mon Dieu !
Me retrouvant seule ce soir, j’ai répondu à la fille de ma nourrice. Écrit à Victoire (singulier rapprochement avec le 21 janvier, conjonction !) pour le philosophe qui cherche une servante. Madame Morin le quitte, il se lamente, fait l’attendri, dit qu’elle est égoïste et ingrate ; mais ses regrets ne vont pas jusqu’à suggérer à son avarice d’accorder deux cents frs de plus à cette femme pour la retenir. – Qu’il était assomant hier soir ! Je suis accablée du poids de cette journée. [La pensée m’est venue d’aller surprendre Frans, à quoi bon ! On ne réveille pas les cadavres, surtout ceux qui n’ont jamais eu qu’une apparence de vie. Je vais rêver à Gustave, finir les vers commencés pour lui. Bouilhet m’a écrit une charmante lettre. Lui du moins (Gustave), est le talent, et partant plus de cœur. Mais ce n’est pas encore, hélas ! le vrai cœur !].14
46Mémento du 4 février 1852
Depuis que je n’ai écrit de mémento, mes vers ont paru dans la Presse. Je n’ai plus entendu parler de Maxime, [j’ai reçu deux bonnes lettres de Gustave ; son Saint-Antoine m’a causé une grande admiration et une vive surprise. C’est un génie.]15 Ai-je dit que B. m’avait envoyé un de ses amis, Labrousse de Bordeaux, pour me remercier de ma lettre ? Ce matin je songeai à écrire à ce Labrousse pour l'engager à venir demain. – J’aurai demain soir quelques personnes, Madame Roger, le Capitaine, l’italien Delphi ou Philippi, le jeune Simon, etc... Je vais dans l’après-midi à l’Institut pour la réception de M. de Montalembert. – Auguste peut-être viendra le soir ! Blême figure ! il va retourner à Lyon.
Rien en moi que l’ennui. Le Polonais que je n’avais pas vu depuis longtemps a paru dans la journée (...).
Le Polonais est venu dîner. Nous en sommes venus à parler de Maria Lopez qui m’a rappelé Franz et aussi qu’Anselme n’avait pas répondu à ma réclamation. – Puis je ne sais par quelle transition j’ai nommé B(ancel). Le Polonais m’a alors raconté que parlant un jour avec un Monsieur de La Madeleine (ou Madeleine) de 22 ans, auteur dramatique en herbe, qui avait connu Miskiewicz, celui-ci, (La Madeleine) lui avait dit m’entendant nommer, ce que j’avait été pour B(ancel) et que B(ancel) lui avait raconté la chose en lui citant la date du 24 février que j’avais célébrée avec lui en faisant des vers.
Voilà un bien indigne personnage ! Ah que les douleurs de l’exil en l’abreuvant lui fassent regretter celles dont il ne craint pas de parler entre deux ivresses. Je ne lui en veux pas, je n’en veux à personne, [j’ai retrouvé le calme en retrouvant l’affection de Gustave. Elle n’est pas tout, mais elle me soutient ; elle me fait travailler, et si le travail peut tout à fait m affranchir du philosophe pour ma fille, je serai presque heureuse. Voici les étranges billets qu’il m’écrit. L’avarice aveugle cet homme. Je vais me mettre au travail et oublier.]16
47Mémento du jeudi 12 février (1852)
[Ah quel bonheur d’avoir retrouvé G. ! Quelle que soit l’indifférence de son affection, je m’en tiendrai là. Je l’aime plus qu’aucun et lui-même m’apprécie ; puis toutes ces liaisons rompues font du mal et humilient !]17. Dans douze jours il y aura deux ans de B. ! Chose étrange, son ami Labrousse est entré comme Auguste venait de sortir. Il n’a pas reçu de lettre de lui. 11 a eu de ses nouvelles par une lorette de ses amies qui est allée là-bas passer deux jours avec lui. Il m’a parlé du décousu de sa vie et je lui ai fait de demi-confidences. Je m’en tiendrai là. – [Ville-vieille est arrivé. Singulier magnétisme. Je ne l’avais pas vu depuis le jour où il s’était trouvé là avec le même Labrousse. Il m’a raconté l’entrevue du Président et de George Sand. Il paraît qu’elle a obtenu qu’il n’y aurait pas de transporté politique à Cayenne, puis obtenu aussi la circulaire qui ordonne aux Préfets de relâcher beaucoup de prisonniers.
Nous avons ensuite parlé de G. de son talent, etc. Je refais mon poème pour le concours ; le philosophe a dit aujourd’hui à ma fille : « Ta maman aura le prix » ! Dieu le veuille.]18
48Mémento du dimanche soir 14 mars 1852
Quel ennui m’ont causé aujourd’hui tous ceux que j’ai vus après la belle et bonne journée passée hier avec lui (Flaubert). Sa venue à deux heures et demie, nos lectures de mes vers, de ceux de Mme Valmore ; le plan de son roman Bovaris qu’il m’a dit ; nos baisers ; sa passion, ses tendres paroles. Notre dîner à ce restaurant Durant de la place de la Madeleine des premiers jours d’autrefois. Notre retour en voiture après avoir passé par la place de la Concorde et par les Champs-Élysées jusqu’au Rond-Point ; notre lecture du dialogue de Syla ; nos deux heures d’ivresse. J’ai retrouvé ce matin son mouchoir dans mon lit ! il m’a laissé sa bague égyptienne ! – quelle bonne semaine, lundi, mardi, mercredi une courte visite, mais jeudi fête complète, l’arrivée de Bouilhet, le dîner, – la soirée, Babinet, le capitaine.
Le lendemain Gustave me parlait de la veille avec bonheur, il me remerciait, il m’embrassait : il m’aime, je crois qu’il ne pourra plus se passer de moi comme je ne peux plus me passer de lui. Nous sommes à une hauteur où nous devons nous rencontrer, et assez seuls pour sentir que nous sommes nécessaires l’un à l’autre.
Il n’y a que Gustave et le travail. Je voudrais bien fermer ma maison et me murer dans le travail comme lui. Avec ma fille c’est bien difficile. Puis les complications de la gêne ; qu’il n’ait pas songé à me dire un mot à ce sujet, à user du prétexte de l’album pour m’obliger, cela me paraît toujours plus étrange. Il a toutes les quintessences de l’esprit, il devrait avoir celles du cœur. Tel qu’il est, il vaut mieux que tout ce que j’ai connu ; je l’aime, il me relève. Je vais me remettre ardemment au travail.
Je suis ce soir accablée de lassitude et aussi de tristesse ; la fuite du temps est navrante. Jamais nous n’arrêterons les heures. Les heures fuient si rapides qu’elles nous rappellent notre néant. Hier dans ses bras, aujourd’hui parti loin ! maintenant deux mois d’absence !
Enfin ! au travail ! au travail ! je vais d’abord faire l’article pour Bouilhet.
49Mémento du mardi 13 avril 1852
[Hier Madame Roger est venue lire mon institutrice : cette femme a un esprit charmant, et un cœur, je crois. J’ai regretté d’avoir écrit l’histoire d’Enaut à Gustave qui à tout prendre est inamusable. Ses deux dernières lettres me sont arrivées pendant que j’étais au lit avec la fièvre. Elles n’ont pas été propres à me guérir. Quel cœur sans expansion, sans étincelles. Pas un mot, jamais, sur ma situation, rien sur cet album. Ah ! je suis sombre, sombre.]19 Si je n’ai pas le prix, si mes pièces ne sont pas jouées, que deviendrai-je ? Aujourd’hui, je retourne chez ce Romieu que je sais triste et malade. Puis ce souvenir de mort de ma mère, d’Hippolyte, tous dans ce mois. Le philosophe est venu me voir lundi soir. J’étais malade. Sa mine en voyant le petit Simon, ses procédés. Cet homme m est de plus en plus antipathique. Cependant il m’a touché un moment ce soir là. Il a prétendu qu’en étant à un concert la semaine dernière, la pensée d’Henriette lui était venue, et qu’un air l’ayant touché, il avait essayé de faire des vers sur elle, adaptés à ses vers. Il n’avait pu parvenir qu’à ceci :
Si je te perdais, ma fillette,
Quel ne serait pas mon chagrin :
Est-ce du jour au lendemain
Qu’on peut remplacer Henriette.
50Depuis lors il n’a même pas envoyé savoir de mes nouvelles.
Il y a quinze jours, je rencontrai cette Emma dont j’ai tant amusé la fantaisie de Gustave dans le temps.
Jeudi, comme j’étais malade, le père Béchard est arrivé. Souvenir de jeunesse de Nîmes. Je l’avais engagé à dîner pour dimanche ; il n’a pas répondu.
51Mémento du mercredi 21 avril 52
Aujourd’hui anniversaire de la mort d’Hippolyte. Hier je suis allée au cimetière avec ma fille, attendrissement de celle-ci en passant devant la maison où il est mort. Au cimetière, pas de larmes. Seulement elle a voulu mettre sur sa tombe les fleurs qu’il aimait. Le tombeau est simple, le médaillon fait très bien. Mais si je tenais à ma tombe je ne voudrais pas être au milieu de cet amas de morts. Sans orgueil, je comprends le vœu de Chateaubriand, je voudrais que mes os fussent couchés sur quelque plage déserte ou plutôt sur un des rochers de Servanne. En revenant du cimetière j’avais le cœur lourd mais moins d’émotion que la dernière fois ; les préoccupations matérielles dessèchent et rendent moins sensibles aux douleurs morales, et [depuis quelque temps la maladie et les soucis d’argent m’accablent. Gustave reste silencieux à ce sujet. Comment n’a-t-il pas eu la pensée d’acheter (sans me le dire) en partie cet album ! Ducamp aurait-il raison ? Pour ce qui est du talent, non ! mais pour ce qui est de certaines éclipses de cœur, oui !... peut-être. Je lui ai écrit combien j’étais malade et triste et ma lettre d’il y a huit jours est encore sans réponse.]20 Hier quelle triste journée. Anthony Deschamps ne connaissait pas M. Lebrun et n’ayant pas voulu y aller je me suis décidé à y aller moi-même avec ma fille. Cette visite comme toute sollicitation m’a beaucoup coûté. J’avais reçu ce (le) matin ce billet du philosophe qui m’avait fort effrayée. En rentrant j’ai trouvé celui du capitaine. Vers cinq heures le philosophe est accouru. Victoire. J’ai été réservée pour le prix. J’ai écrit à M. Lebrun pour lui recommander le secret. Ce matin, j’ai reçu de lui ce billet qui me donne beaucoup d’espoir. Dieu veuille qu’il se confirme demain. Je suis allée hier dîner chez Mme Didier ; elle doit revoir ce soir Mr. Villemain et Mr. Rey doit engager Lamartine à aller voter. Qu’il me tarde que cette journée soit passée.
– Vendredi matin – J’ai réussi, mais par combien d’angoisses j’ai passé. Je n’ai eu contre moi que les imbéciles de l’Académie, Baour, Viennet, Villemain, Bizot, Tocqueville et Lebrun, Dupin, etc., etc. ont parlé vivement en ma faveur. L’étonnement a été général en lisant mon nom. Excepté le philosophe et Lebrun personne n’était dans la confidence, je suis contente. J’étais aux abois de toute façon. Mais j’ai le cœur bien noir, [le caractère de ma fille me navre ; c’est l’esprit envieux, malveillant et léger d’Hippolyte. Le cœur n’est pas mauvais, mais il est impossible d’obtenir une heure de travail et de repos. Puis Gustave qui ne m’écrit pas ! Ma dernière lettre était triste, je poussais une plainte vers lui. Au lieu d’être ému, il s’est roidi ; il craint d’être importuné, dérangé. Son ami m’a écrit une bonne lettre ! Je sais qu’il se porte bien et qu’il travaille. Je lui ai écrit hier soir.]21. Le philosophe a été bien ; mais que de couleuvres à avaler. Sa scène à propos des journaux. Ses tentatives de caresse ; sa colère. Oh le vilain homme. Hélas, ils le sont tous plus ou moins. J’ai écrit à Béranger, à Anthony, à Mme Roger, à Vetta, à Ville-vieille, au petit Simon, etc., etc.
52(Minute de la réponse de L.C. à V.C.)
Jeudi 6 mai 1852
A une simple demande que je vous adressai sur votre dessein au sujet de ma chère enfant, vous avez osé répondre des choses que je ne subirai pas et qui sont aussi mensongères qu’elles sont indignes. Ah, vous croyez que vous pourrez continuer à jeter votre bave et votre insolence sur ma vie ! me prêtant les passions que vous (avez) vous-même, la soif du bruit et de l’argent, vous osez me dire que quand la révolution de 1848 est arrivée, j’ai rompu avec vous parce que les honneurs vous quittaient. Et en effet, ils m’avaient un bel honneur, vos honneurs ! Vous savez d’ailleurs que c’est un flagrant mensonge et que depuis bien des années, je ne vous étais rien et j’avais pour vous la plus vive répulsion.
Vous oubliez encore dans votre aveuglement d’avarice et quand vous osez me taxer de vénalité (moi !) qu’après l’explication de la terrasse de Bellevue, vous vîntes le lendemain m’apporter une lettre que j’ai encore, dans laquelle vous m’offriez (à certaines conditions il est vrai) six mille francs de revenu assuré sur vos fonds sur l’État, me disant que sur les dix mille francs que vous aviez en rente vous ne vous en réserviez que quatre mille, m’assurant le reste en toute propriété. Tout cela est très détaillé dans cette lettre que j’ai gardée et qui m’a fait savoir nettement, sans que je vous le demandasse, que vous aviez dix mille francs de rente sur l’État. Vous savez que je repoussai vos offres ; vous savez qu’à mon retour d’Angleterre je fus plusieurs mois sans vous voir et sans vouloir que vous vissiez Henriette. Vous me suppliâtes de vous laisser voir cet enfant et de permettre que vous m’aidassiez dans son entretien. J’acceptai par excès de misère et à mon corps défendant, mais que pouvais-je faire ? J’avais vendu mon argenterie, je vous vendis plus tard le tableau de la chambre de mon père ; j’étais endettée auprès de M. de St Marc, endettée pour mon procès, endettée pour le tombeau de mon mari ! dettes que vous vous êtes vanté d’avoir payé, car vous vous vantez beaucoup auprès de Béranger et auprès d’autres : j’étais donc forcée par la nécessité d’accepter vos avances (?) pour ma fille. Depuis que vous avez perdu votre place au Conseil (et l’autre jour surtout) vous n’avez cessé de pleurer misère devant moi et de me faire sentir que ce que vous faisiez vous était une gêne. Il a fallu, je l’avoue, toute votre insistance à ce sujet pour me le faire comprendre, car vous sachant dix mille frs de rente sur l’État, (réduits à 8 par la diminution), de plus 5.000 de retraite et 2.000 d’institut, total 15.000 de revenus, je me serais imaginée vous faire injure en pensant que vous vous jugiez très misérable, surtout en comparaison de la mère et de la fille réduites à deux mille francs de revenus. Il paraît que je ne vous connaissais pas encore bien, car certes je ne me serais pas attendue à cette proposition de 300 frs par an pour ma pauvre enfant ; offre accompagnée de phrases hypocrites qui la rendent plus insultante encore. Ainsi, vous avez osé me dire : « le 2 décembre m’enlevant ma fortune, vous allez me priver de voir votre fille. Je prie Dieu qu’il ne vous punisse pas de me frapper ainsi » et vous accompagnez cette phrase de Tartuffe (oubliant que je sais par vous-même le chiffre des revenus qui vous reste) de cette offre d’un revenu de 300 frs à cette enfant qui a peut-être le malheur d’être le vôtre ! Il est vrai que c’est ce même gage de domestique que vous donniez à la petite fille de Mme Blanchard qui passait pour être de votre sang et dont vous aviez fait votre servante.
Après l’explication que vous avez refusée ce soir, et que je vous donne ici sur mon indignation, vous devez comprendre que je n’en accepterai aucune. Vos lettres, si elles me parviennent par la poste ou autrement, vous seront renvoyées sans être ouvertes.
53Mémento du 6 mai 1852
6 mai. – Je suis navrée, accablée de la vie. Que faire de beau et de grand quand la nécessité vous presse ainsi de toutes parts : Ce prix, s’il n’est suivi de quelque réussite au théâtre, ne me sauvera pas du naufrage. Voilà les billets de cet homme (V.C.) et ce que je lui ai répondu. Tous ! tous sans cœur, sans dévouement, sans délicatesse. J’ai été forcée aujourd’hui d’accepter 30 frs que m’a prêtés ce pauvre petit Simon. Je les lui rendrai demain en empruntant à mon notaire ou au docteur.
Pas un ami, pas un parent, pas une affection qui se préoccupe de moi ! Je suis donc seule. Cet homme aurait voulu profiter du prix pour me ressaisir ; il est venu deux fois me sachant seule ! mais mon ironie lui a fait voir clair dans mon cœur. De là son humeur traduite en redoublement d’avarice. [Ah ! si Gustave m’aimait mieux, comme je lui ouvrirais tout mon cœur, comme pleurer avec lui et être plainte par lui me ferait du bien. Mais à quoi bon, ce serait perdre de l’attrait qui l’attire à moi et rien de plus. Toutes les douleurs que je pourrais lui dire, si elles avaient dû le toucher, il les aurait devinées !]22.
Demain, je verrai Houssaye. Quelle fibre pourrais-je toucher en cette médiocrité pourrie ! j’ai peu d’espoir, peu de courage. Il faut agir pourtant !
54Lettre de Victor Cousin
voir mémento du 6 mai 52
Je regrette d’autant plus de n’avoir pas été chez moi quand vous êtes venue hier, que je ne puis demain dîner chez vous. Mais je vous prie de venir dîner chez moi avec Henriette samedi. Il me tarde bien d’embrasser la chère enfant et de vous renouveler l’expression de mes sentiments.
Ma démission est acceptée.. Villemain fait comme moi. Mais je déplore en l’honorant la résolution de Mr St-Hilaire. On me dit que je ne toucherai ma pension de retraite que par trimestre, comme le peu qui me reste de ma rente. L’institut est ma dernière ressource mensuelle. Nous voilà tous pauvres. Si du moins nous nous portions bien !
J’apprends que vous avez fait visite à Mr. Lebrun et vous étiez ouverte à lui. Vous auriez pu me le dire. Même c’eût été une tricherie de moins, ô Muse, et il est décidé que vous me tromperez toujours.
Mille amitiés
signé V.C.
55Lettre de Victor Cousin à Louise Colet
voir mémento du 6 mai 52
Quel engagement fixe puis-je contracter dans l’état incertain de mes affaires et ne sachant pas si demain un caprice ne me chassera pas de la Sorbonne, étant bien décidé à braver ce caprice par la liberté de mon langage et la fidélité à mes principes, et, si je dois quitter la Sorbonne, bien résolu à m’aller ensevelir à Versailles ou aux Batignolles avec M. St-Hilaire. Mon intention est bien de faire pour cette chère enfant tout ce qui sera en moi selon les circonstances. Il me sera doux de lui être souvent agréable et utile ; mais je ne puis prendre des engagements que je ne pourrais tenir.
Rappelez-vous mon empressement depuis 4 ans à payer la pension d’Henriette. Je le pouvais, je ne le peux plus, ou de moins je n’en puis contracter l’engagement fixe. – Je le prévois : la Révolution de février en m’ôtant mon rang et toute ma situation politique, m’a enlevé votre cœur, (ici, note de Louise Colet : « Bêtise, insolence et mensonge. La rupture datait de huit ans !... ») le deux décembre en me ruinant m’enlèvera Henriette. Eh bien je boirai le calice jusqu’à la lie, et prierai Dieu, et de bon cœur, qu’il ne punisse pas celle qui me frappe.
Donnez-moi quelques mois pour éclaircir mes affaires. Alors peut-être vous proposerai-je un arrangement convenable. En attendant, gardez Henriette auprès de vous pendant cet été. Je paierai fidèlement le mois de Mlle Chéron qui est de 25 Frs si vous voulez bien me le permettre, et si la modicité du tribut ne vous blesse pas, j’y joindrai ma petite douceur accoutumée pour cette aimable enfant. Enfin, si elle voyait mon cœur elle en serait contente.
Adieu, j’irai après dîner l’embrasser rapidement en allant faire mes adieux à m. de B.
56Mémento du 15 août 1852
Le matin, dans mon lit, à 9 h. 1/2.– Le temps est voilé. Il pleuvra dans la journée. La fête de Napoléon le Grand donnée par Napoléon le Petit, ne sera pas brillante. Ceci me fait penser au pamphlet de Victor Hugo que Jacottet le libraire m’a promis de m’apporter jeudi soir. J’avais vu M(usset) dans la journée et m’étais occupée de l’emprunt (chez Chatrain, qu’il désirait). Bonne soirée avec G(ustave). Le lendemain il est venu avec l’ami Louis et nous avons passé toute l’après-midi du mercredi à faire le triage de mon volume de poésies. Ils m’ont ensuite conduite à la porte Maillot chez ma cousine et m’y ont repris à leur retour de chez Maxime où ils avaient dîné.
Le lendemain jeudi, vu Villemain, et allée à la Sorbonne avec ma fille pour engager le Philosophe. Sa fureur quand je lui ai dit que j’avais revu Mr. de Rouen.]23. Son rapprochement les lettres qui s’en sont suivies ci-jointes.
M(usset) est venu dans l’après-midi après l’académie. Son mécontentement en lisant le billet de Chatrain. Parti de suite. Rencontré Madame Roger dans l’escalier.– Le soir j’ai pris la peine de lui écrire trois fois. Je lui ai adressé Hervé. La soirée, charmante : Babinet, Dupin, Félicien David, Jérôme le peintre, etc., etc.
[Le lendemain, Gustave a dîné avec moi. Le samedi, il n’a pu venir. Le dimanche il est venu à deux heures jusqu’au soir. Visite de Parin. Le lundi nous avons dîné ensemble chez Madame Sasportas. Sa crise à l’hôtel, mon effroi. Il me supplie de n’appeler personne. Ses efforts, son râle, l’écume sort de la bouche. Mon bras meurtri par ses ongles crispés. Dans à peu près dix minutes il revient à lui ; vomissements. Je l’assure que son mal n’a duré que quelques secondes et que sa bouche n’a pas écumé. Profond attendrissement et profonde tendresse que je me sens pour lui. Je rentre chez moi à une heure, accablée de fatigue et de tristesse. Il vient passer toute la journée du lendemain, plus amoureux, plus passionné que jamais, brisé, mais en apparence très bien. Mercredi je ne le vois que deux heures. Je m’occupe exclusivement de son volume de poésies.]24. Les Hervé m’aident. Leurs difficultés à trouver de l’argent pour M(usset).– [Le jeudi G(ustave) vient me dire adieu le matin. M(usset) ne paraît pas.]25. J’apprends par Hervé sa mauvaise humeur. Celui-ci lui a remis seulement 500 Frs. Vendredi allée chez Villemain. Il n’accepte pas son invitation à dîner pour jeudi prochain et n’est qu’à moitié aimable pour les billets : il m’en fait donner un très petit nombre. Pingard me raconte le voyage au Havre et me parle de M(usset) qui a eu, dit-il, un grand succès, quoi qu’en ait dit la Presse.
Je lui avais écrit un mot la veille, voyant qu’il n’était pas venu, pour lui parler de Mr. Feuillet et lui redemander ma comédie. Henriette me décide à passer chez lui pour les billets. Nous ne trouvons que Mlle Colin. Ce qu’elle dit de ses excès, de sa mère qui n’a rien pu, de tous ses amis blasés, d’elle sans courage. Il vient de lui faire une scène horrible. Je la prie de réclamer mon manuscrit. En rentrant chez moi je trouve sa carte. Il paraît qu’il était venu deux fois. Hier matin il m’écrit ce mot : je lui réponds que j’y serai à trois heures. Il arrive à quatre, gris, vascillant, il se trouve avec Carafa et Patin. Après bien des hésitations il reste à dîner, il lit de mes vers. Il est très content de La place Royale, de l’ouvrière et surtout du sonnet à ma fille. Il a des larmes dans les yeux en l’écoutant. Toute son intelligence revient pour juger la poésie. Changement de (?) a été brisée me dit-il. Dans un accès de colère, je songe à la pauvre Adèle Colin, malheureuse femme ! Il veut passer la soirée seul avec moi. Je tiens bon. Je vais aux Champs-Élysées en calèche voir les préparatifs de la fête. Son ennui, sa colère au sujet des vers de onze pieds. Il oublie qu’il en a fait (je crois bien) et qu’il m’a dit une heure avant que Collé en avait fait. Nous le laissons au Cirque. Je lui réclame ma comédie. C’est un homme fini, pourri d’égoïsme.
57(4 septembre 1852)
Lettre de Victor Cousin à Louise Colet (en tête de la lettre, Louise Colet a écrit : « Hypocrite ! faux sophiste charlatan »)
Hélas, que puis-je vous dire ? Ce que je vous ai dit à notre dernière et triste entrevue. Ma conduite n’est pas changée. Elle est celle que la vôtre m’impose. Je me borne à cela pour ne pas vous blesser et renouveler les troubles de mon cœur...
Je ne veux vous revoir que mariée à celui que vous aimez en ce moment (il s’agit évidemment de Flaubert. J.-F.T.). Croyez-moi ; si vous êtes sûre de lui, de son caractère, de son honnêteté, de sa fidélité, épousez-le, mettez un terme à cette triste vie qui retombera sur vous quand vous vieillirez, et sur l’innocente Henriette. Mariez-vous, et soyez fidèle à votre mari, même obéissante ; renoncez à jamais à cette littérature énervante qui entretient sans cesse en vous des idées d’amour et de volupté, vous pousse dans une route fausse, et consacrez-vous à une littérature noble et [?] qui vous honore et vous assure une considération nécessaire à votre fille. Aimez votre fille pour elle et non pour vous. S’il le faut, faites-lui quelques sacrifices. Pour elle, il fallait ne jamais quitter son père, pour elle il fallait ne pas abandonner, en 1848, l’ami sincère et dévoué, pour lequel vous avez fait une faute, excusable lorsqu’elle est seule avec constance. Pour elle il faut aujourd’hui vous ressaisir dans les dispositions immuables de fidélité, de respect et de douceur que je vous ai dit. Ce jour-là, je vous resterai, je serai un ami pour vous, pour vous, pour votre mari, pour votre fille. Jusque là, vous voir me serait aussi pénible qu’il m’était doux autrefois.
Autrefois, aujourd’hui, contraste qui pèse sur mon cœur et que le temps seul adoucira. Adieu, je ne vous demande pas même où vous allez. S’il vous arrivait quelque grand malheur, écrivez-moi. Mais vous n’avez pas besoin de moi pour les jours de bonheur !
Je suis persuadé qu’à votre insu, vous céderez à un sentiment d’amour propre personnel en refusant de me laisser voir Henriette sans vous. Soyez bonne, et envoyez moi demain avant midi la chère enfant par Marie ; vous ne lui ferez pas de peine et vous me ferez à moi un plaisir infini dont je vous serai bien reconnaissant.
Adieu, je vous autorise à montrer cette lettre à votre ami. Lundi.
V.C.
Annotations de Louise Colet :
Tandis qu’il écrit de la sorte, lui, vieillard, lui décrépi, il fait venir des femmes chez lui. Misérable ! misérable : puis, cette phrase sur mon mari dans sa bouche à lui, Tartuffe.
58Mémento sur le 2 décembre
Septembre 1852
J’ai depuis plus de trois ans un coiffeur nommé Camus, demeurant rue de Grenelle St-Germain 34. Cet homme, par timidité, et pour conserver sa clientèle, ne s’est jamais mêlé de politique. Il me coiffe, moi, républicaine, et il fait la barbe au nonce du pape. C’est un homme doux, d’un sens très droit, intelligent de son état et ayant une certaine finesse de jugement. Il tient du boutiquier et du bourgeois ; il accepte tout gouvernement de fait, mais il juge assez bien ses actes et n’approuve jamais ce qui est injustice et cruauté. Il me racontait un jour avec une indignation froide, mais sentie, ce qui suit :
Je dois dire d’abord que Camus qui est âgé de 34 ans est de Bar-sur-Aude, petite ville natale du ministre Maupas ; que né la même année que lui, ils ont joué souvent ensemble dans la même rue, ainsi qu’Antoine Robillard, du même âge et de Bar-sur-Aude aussi. Camus s’indigne que ce petit Maupas à qui il a si souvent donné des taloches, ait pris la particule et soit devenu un ministre de la police, qui est peu honorable, dit Camus.
Maupas avait pris pour domestique son compagnon de jeux Antoine Robillard qui est monté depuis les grandeurs de Maupas au rang de domestique en chef. Robillard allant causer avec Camus, et prendre un petit verre de punch dans sa boutique lui parlait des journées de décembre. Il était à la préfecture avec Maupas. On y amenait chaque jour une foule de prisonniers, très peu de blouses, beaucoup de redingotes (le peuple est resté inerte en décembre.) On les entassait avec les voleurs ; ils se récriaient et alors sans jugement on les menait en masse dans la cour de la préfecture et on les fusillait. C’était la gendarmerie et la garde municipale qui étaient chargés de ces assassinats. C’est ordinairement au point du jour que s’exécutaient les razzias de prisonniers s’étant faites pendant la nuit. La chambre d’Antoine Robillard était sous les toits ; il montait sur le bord de la fenêtre et voyait avec terreur ces horribles exécutions. Certes Victor Hugo a bien raison, celui qui a ordonné ou souffert de tels crimes pour se saisir du pouvoir est aussi cruel que les empereurs romains, il a de moins une certaine grandeur et l’excuse du paganisme qui ne faisait pas du meurtre une tâche indélébile.
59Mémento du 24 septembre 1852
(au dos du mémento, minute d’une lettre à Musset)
16 septembre 1852
Ainsi donc plus même une petite visite à l’issue de l’académie ? Cela me semble étrange et j’ai beau chercher je n’en comprends pas le motif. Je n’ai dans le cœur que de bons sentiments pour vous et je vois que mes procédés ont toujours été l’expression de mes sentiments. A ce qui a pu m’affliger ou me blesser je n’ai laissé échapper qu’une fois (il s’agit sans doute des vers « Ingénéreux » qu’elle lui a envoyés le jeudi 9 septembre précédent. Cf. mémento du 12 septembre. Voir Bruneau II, p. 896. J.-F. Tétu) une plainte, un reproche. Or, vous savez l’adage latin, facile indignatio versum, mais ce qu’on dit en poésie est sans conséquence, témoin le sonnet si tendre, si ému, que vous m’adressiez il n’y a pas un mois et dont vous avez si bien perdu le souvenir. Moi je garde toujours celui de nos bonnes heures d’improvisation si gaie et si franche.
J’ai rencontré aujourd’hui Riquet. Il m’a dit que tout ce que je lui inspirais l’avait empêché de me louer en public ; il m’a annoncé sa visite ; ce sera amusant.
J’ai vu aussi M. Feuillet Le comte (17 rue de la Ferme.) Il tient toujours à votre disposition ses trésors Louis XV et Pompadour. Vous n’aurez qu’à lui écrire le jour et l’heure où vous voudrez aller chez lui.
Adieu ou plutôt au revoir, car l’inimité et même l’oubli me semblent impossibles de votre part. Pour moi, je reste votre dévouée et affectionnée.
60Mémento du 24 septembre 1852
Vendredi soir 24 septembre 1852
Pas de réponse à cette lettre. Dimanche le capitaine (S. d’Arpentigny, voir lettre suivante) me dit que la veille il a vu M(usset) au café, qui l’a fait entrer le soir aux Français ; que M. l’a pris à part (à moitié gris) et lui a dit qu’il se vengerait si je publiais les vers que je lui ai adressés. Ma profonde irritation. Décidée à aller chez lui. Un mot que je reçois du capitaine le mardi, et où je vois le mépris que M(usset) inspire me décide à différer. Lundi, visite de Lemoine. Mardi sa lettre que j’envoie à G(ustave). Peut-être y a-t-il une émotion réelle et sentie dans cet homme, il me paraît fou. Mercredi dîné avec les Chéron à qui je raconte cette histoire. M. Chéron me propose de voir cet homme. Hier jeudi, rencontre du vieux Tissot, la dame de St-Maur toute décoiffée. Mes soupçons sur elle. Elle dîne chez moi. Chéron arrive. Il a vu Moine dans un mauvais hôtel garni. Il lui récite par coeur toute la pièce sur la femme. Ce n’est point un aventurier, mais à mon avis, un cerveau à idées fixes sur la régénération de la femme, et qui voyant cette idée bien exprimée dans mes vers en a été empoigné. Il veut dit-il, faire un testament en ma faveur à condition que je ne me remarierai jamais, il a épousé mon âme. Le libraire Ledoyen et sa femme qui le connaissent depuis dix ans disent que c’est un très honnête homme.
Vu les Plaideurs au Français. Souvenir de Servanne où j’apprenais en me promenant toute la pièce par cœur. J’aperçois M(usset). Il se retire en me voyant, pour l’avoir vu devant le Café en allant au Français. Henriette va lui parler dans le couloir avec M. Chéron. Il s’excuse et prétend qu’il vient de passer 10 jours à Fontainebleau ! qu’il n’est arrivé ce jour même que pour l’académie, qu’il n’a pu ni venir me voir, ni m’écrire. M. Chéron m’a dit qu’il avait l’air gris et Henriette qu’il sentait l’eau de vie. En repassant en omnibus devant le Café je l’ai vu affaissé dans un coin du Café ! quelle vie, mon Dieu. Je ne le recevrai que dans huit jours. Ce matin, une lettre de Suisse de Mme Didier. Dans la journée, malaise, ennui. Dîné horriblement rue Rochechouart. Rentrée.
61Mémento du 4 octobre 1852
Lundi 4 octobre 1852
[Lundi passé, cet extravagant (et peut-être intrigant) Gagne est venu le soir. Sa scène de testament. Je l’ai prié de ne plus revenir, et j’ai écrit le tout à G(ustave)]26. J’avais passé cette journée à lire le livre de Napoléon le Petit, et trois autres pamphlets que Mr. de Chantelauze m’avait apportés le matin. Celui d’Hugo m’a vivement remuée. J’ai retrouvé là toute bouillante notre indignation des jours de décembre. Mardi j’ai terminé mon conte La princesse et dîné le soir avec le capitaine. Le mercredi, je suis allée dîner avec Henriette place Royale. J’ai appris que Gagne avait revu Mr. Chéron et lui avait dit que, d’après la manière dont je l’avais reçu, il serait bien dupe de me laisser sa propriété du Bouton d’Or (ce que le capitaine me raconte sur Bonaparte qui devait acheter cette même propriété). Voilà donc la fin de cette héroïque histoire, tant il est vrai que même à la folie se mêle le ridicule. Le jeudi je ne suis pas sortie ; le mardi je me suis déterminée à aller chez M(usset) après avoir retiré mon trimestre et être allée chez Madame Doche à qui je lis demain ma comédie. Je n’ai trouvé que la bonne, elle m’a fait entrer pour écrire. J’ai vu que mon portrait était encore là dans sa chambre. Il était sorti dès le matin. Il sombre de plus en plus, peu à peu. La bonne m’a tout dit. Il n’a pas écrit une ligne depuis qu’il ne me voit plus. Il a reçu quelque argent de Charpentier et du théâtre, et sa pension. Il va le manger avec des filles et reste gris tout le jour. Parfois on vient réveiller la pauvre Adèle pour avoir de l’argent (afin qu’on le relâche des mains des maisons de prostitution.) 11 était la veille rentré à trois heures et l’avait obligée à lui faire à manger puis à lui faire la lecture. Sa scène à propos de Lara (?) dans la loge de Rachel. J’avais deviné ; sa chute avait été dans un escalier un soir qu’il rentrait gris et sa canne avait été cassée par lui dans un mouvement de colère. Il n’a plus de fibre sensible que la vanité. Ce qu’elle me dit de son impuissance, de sa vanité nobiliaire. Il lui avait parlé du portrait de mon grand oncle. Sa mère est très égoïste, très vaine. Cette pauvre Adèle a de l’esprit ; elle les juge et me comprend. Aussi je lui ai dit que si jamais je pouvais lui être utile, elle n’avait qu’à s’adresser à moi. Il a travaillé l’an passé parce qu’il s’est fait couper une artère au doigt contre un crachoir de cristal. Il a dicté à cette fille la comédie publiée dans le Constitutionnel. Quand il reste chez lui, il lit ou il travaille ; mais depuis longtemps il ne fait que boire et s’enfonce de plus en plus dans la crapule. Il se sent dépérir corps et intelligence. D’autres fois il a l’orgueil de se comparer à Lord Byron et dit : Byron se grisait et voyait des filles, ce qui ne l’empêchait pas d’être un grand poète.
Quelle différence ! Byron n’a eu que des passades en ce genre, il a fini par une philosophie ferme et par l’expédition de Grèce. Lui finira par la confession et par quêter de l’argent chez le Président (qui va se faire empereur et sacrer le deux décembre par le pape, dit-on).
Adèle m’a encore dit que M(usset) était allé à Fontainebleau chez son ami, qu’il devait y passer dix jours et qu’il était revenu le surlendemain dans la nuit, après s’être disputé avec lui à propos de sa maîtresse. Elle a vu Tattet pleurer sur la conduite de M(usset). Elle a vu les femmes les plus charmantes l’aimer et être forcées de rompre avec lui. Sa personnalité monstrueuse. Vers le milieu de la nuit, souvent des hommes (souteneurs de filles) arrivent pour réclamer de l’argent à la bonne afin de le rendre à la liberté.
Je lui ai dit : « Ne dites point que je suis venue, cela vaut mieux ».– « Je le crois, m’a-t-elle répondu. Il est dans sa mauvaise veine et tant que cela dure il est incapable d’un bon mouvement et d’une heure de travail. » Je suis sortie triste, mais relevée.
Le soir, j’ai vu jouer au Français Les Caprices de Marianne. Il n’était pas dans la salle. Il paraît que le jeudi, le jour même où Rachel jouait Monime et l’a mis à la porte de sa loge, il avait demandé au capitaine s’il m’avait parlé de lui. Le capitaine lui répondit : Non.
Hier dimanche le capitaine venant dîner m’a dit que samedi soir tandis qu’on jouait Tartuffe, M(usset) s’était endormi dans une loge de baignoire ; il ronflait ; troublait le spectacle. L’ouvreuse est venue l’avertir, il a fait une scène et a crié des sottises : cochons, etc... Il est allé se plaindre au contrôle. Il était gris ; il est allé de là au café où il a conté lui-même la chose au capitaine.
Samedi, allée à Meudon avec Henriette pour voir le libraire Bric. Le roi Jérôme habite le château. Son fils (le montagnard) y fait le prince. Sa fille y vient en princesse. Le vieux roi bambocheur fait encore venir des femmes, des actrices ; un sergent s’est permis un mot en le voyant passer, il a été envoyé aux forts. Il y a chaque jour quatre couverts.– [Hier beaucoup de monde. Nouvelle politique.– Lettre de G(ustave). Aujourd’hui temps horrible.]27. Lettre de Bric. Ce soir visite de Madame Lacoste. Elle me parle de Canino, celui qui présidait l’assemblée de Rome et que je connais. Il a vendu au Président les papiers qui constataient sa naissance et dont lui et le fils Jérôme m’avaient parlé !
Vetter est réellement marié avec une fille qui n’a rien.
Comme je rentrais vendredi, j’ai trouvé une lettre du philosophe, de la confiture, et la Revue. Je lui ai renvoyé le tout avec une lettre comme il la méritait. Il m’a répondu par la poste et une heure après, hier soir, par son domestique. Je ne lui ai pas écrit ni ne lui écrirai pas.
62Mémento du 8 octobre 1852
Aujourd’hui vendredi huit octobre, passé un traité avec Barba pour tous mes ouvrages dans ses éditions à 4 sous. Écrit à Gustave, à Ste Beuve, et passé à l’Institut pour y déposer cette dernière lettre. Trouvé là Mlle Colin qui venait y retirer le mois d’académie de Musset. Elle attendait ; nous avons causé un moment. Il vient de déménager et occupe un nouvel appartement rue Mont Thabor, ou plutôt il ne l’occupe pas car il passe quelques fois quatre jours sans rentrer chez lui. Elle a replacé mon petit portrait dans sa chambre à la place qu’il occupait rue Romefort. Elle n’a pas dit que j’avais passé l’autre jour, c’était convenu. Mais elle lui dira qu’elle m’a rencontrée. Il ne paraît plus à l’académie et Pingard m’a dit qu’on savait sa conduite. Il sombre de plus en plus. Je suis allée de là chez mon notaire et chez quelques libraires.
63Lettre de Victor Cousin à Louise Colet correspondant au mémento du 4 octobre 1852
Toujours la même chose, des injures pour des bons procédés, et quelles injures, bon Dieu !
Il est certain que je suis allé moi-même à la Revue, que je me suis plaint, que nul libraire n’a envoyé votre livre, que c’est moi qui ai porté le compte rendu officiel de la séance, à l’occasion duquel on a mis sur votre pièce le contraire de ce qu’on vous avait dit d’abord. C’est trop peu dites-vous, et vous avez raison. Mais ce peu est un démenti. En tous cas, si cela ne valait pas de grands remerciements, cela certes ne devait pas m’attirer ce déluge d’invectives.
J’étais résolu à ne plus vous voir, par mille raisons. Croyez-vous qu’une telle lettre m’attire, et ne comprenez-vous pas qu’elle me repousse pour longtemps ? Vous me reprochez de ne plus payer la pension d’Henriette. Comment ! Mais c’est vous qui m’y forcez, c’est vous qui me séparez d’Henriette, c’est vous qui, tout en me rappelant qu’elle est ma fille, me noircissez dans son esprit, interceptez mes billets, mes petits comme mes grands cadeaux, et lui laissant croire que je l’oublie, lui enseignez à me haïr !
En effet, qu’ai-je vu la dernière fois, quand la nouvelle de sa maladie me donna la force d’aller chez vous ? Une aimable enfant qui devant vous n’osait pas même me parler, qui dans votre absence même endoctrinée par vous, me disait Monsieur. Cent fois je vous ai proposé de continuer de payer la pension d’Henriette à ces excellentes gens de la Place Royale. Qu’ai-je demandé en retour ! de voir celle que vous dites ma fille et que j’aimais comme si elle l’eût été, de la voir un peu à mon aise, de la pouvoir embrasser, de m’en faire aimer. C’est là ce que vous ne voulez point. Ah, Madame, que Dieu vous pardonne. Vous chargez ma vieillesse de malédictions affreuses, dictées par les furies de l’orgueil et de la haine. Moi je désire sincèrement et ardemment que ces imprécations abominables ne retombent pas sur vous. Concluons.
Concluons. Après votre lettre et tant d’autres, il ne peut plus y avoir de commerce un peu amical et honorable entre nous. Nous ne nous devons rien, nous n’avons ni confidences à nous faire, ni visites à nous rendre. Nous ne nous touchons que par Henriette. Si vous la remettez à la place Royale, je vous propose de continuer à payer sa pension. Le premier ou le quinze de chaque mois vous la recevrez, je ne vous demande que votre parole de l’avoir remise à son adresse. Si vous avez la délicatesse de dire à Henriette que je ne l’abandonne point et me souviens d’elle, ce sera très bien ; si vous ne le jugez pas à propos, je me soumets : cela vous regarde. Elle me haïra quand elle devrait m’aimer : ce ne sera ni sa faute, ni la mienne. S’il vous plaît de me l’envoyer quelquefois seule, je vous en remercierai, elle n’entendra jamais un mot contre vous, je lui ferai des cadeaux, elle sentira mon amitié vraie et sérieuse. Si vous voulez quelques fois la conduire vous-même je tâcherai d’avoir la force d’oublier pour le moment vos procédés et vos lettres. Si vous voulez seulement le prix de la pension et que je ne revoie jamais Henriette, en sorte qu’elle n’aime que vous et me haïsse de plus en plus, j’accepte. J’aime encore mieux mon rôle que le vôtre.
Si après cela vous n’êtes pas contente de moi, vous êtes difficile.
64Mémento du samedi 16 octobre 1852
[Ce matin point de lettre de G(ustave). J’en suis bien en peine. Aurait-il eu quelque attaque ? C’est étrange qu’il ne m’ait pas écrit après avoir lu le pamphlet de V.H.]28. Hugo lui-même ne m’a pas répondu. La lettre dans laquelle je lui envoyais mes vers et une note sur les journées de décembre ont-elles été interceptées ? Rapprochement étrange, le coiffeur m’a dit il y a deux jours qu’Antoine Robillard au service de Maupas depuis venait d’être renvoyé. Je me suis habillée élégamment ce matin, non grand Dieu pour fêter l’arrivée du président dont le triomphe me semble l’abaissement du pays, mais pour passer chez M(usset). J’étais résolue à savoir un peu dans quelles dispositions je le trouverais. Il était une heure quand je suis arrivée. Mlle Colin était dans la loge du concierge. Elle m’a dit : Monsieur va sortir, montez, la bonne vous ouvrira, je m’en vais (je me demande à présent si elle n’est plus à son service). J’ai trouvé une vieille bonne, je lui ai donné ma carte ; j’ai attendu dans le salon. Il s’habillait dans la pièce à côté. Il est venu clopin dopant, pâle, défait, il m’a tendu la main, je la lui ai touchée à peine. J’ai commencé par parler de l’Institut, de l’opposition du philosophe ; il l’a blâmée, il est rampant et aime le pouvoir. Je lui ai dit : mais parlons d’autre chose. Sommes-nous amis ou ennemis ? Il m’a dit que mes vers, surtout celui « à ce spectre qui tend les bras » l’avait beaucoup blessé, il en avait parlé à d’Arpentigny, que je les imprimerais, que c’était sûr ! Je lui ai répondu que non. Je l’ai vu très préoccupé de cette crainte. Il n’a que de l’amour-propre, plus de cœur, plus rien. Il m’a parlé de ce qui s’était dit au Théâtre français à propos de sa scène dans la loge de Rachel. J’ai répondu qu’en passant j’avais entendu à peine quelques mots. Il m’a demandé l’adresse d’Howe, il avait à lui parler m’a-t-il dit, pour affaires, (son déménagement lui a beaucoup coûté), sans doute pour renouveler le billet. Je lui ai dit (ce qui est vrai) que je ne la savais plus bien exactement, que je lui enverrais. Je ne la lui enverrai pas. Je ne veux plus l’obliger en rien, car cet homme n’a aucune espèce de cœur. Ses mains tremblaient en me parlant, il est sorti sous prétexte de dire un mot à sa vieille bonne et j’ai entendu déboucher une bouteille dans la salle à manger. Il a bu. En rentrant il était plus ferme mais moins doux. Je l’ai quitté. Il voulait sortir pour se joindre au cortège de l’académie. En le quittant je l’ai baisé au front. Il m’a embrassée.– M’en voulez-vous toujours de ces vers ? – Oui, toujours un peu m’a-t-il dit.– Vous n’avez que de l’amour-propre ai-je réparti. Il ne fait rien, sa nouvelle n’est pas finie. Je crois qu’il ne travaillera plus. Je l’ai quitté en lui disant que je le reverrais et que je lui écrirais mais je crois que je ne ferai ni l’un ni l’autre. J’ai parlé de tout cela à d’Arpentigny, comme si j’avais vu M(usset) chez moi. M(usset) m’avait dit que d’Arpentigny lui avait dit que j’avais un amant. J’ai recommandé au capitaine de ne rien dire et je verrai bien s’il se tait. Nous sommes sortis et nous avons vu passer ensemble le Président de chez mon libraire Jacottet. Quelques cris de « Vive l’Empereur » parmi la troupe mais aucun enthousiasme dans la population. Le café de Paris était occupé militairement, les arcs de triomphe étaient ridicules. Nous avons dîné au passage de l’Opéra. Le vieux capitaine m’a quittée n’en pouvant plus. Je suis allée chercher la petite dame juive. Elle était sortie. En revenant j’ai vu les illuminations. A l’Opéra et à l’opéra comique des couronnes impériales, au Français, un L et un N : Houssaye est moins courtisan que je ne pensais. Le courage me manque pour écrire. Le silence de G(ustave) me navre.
Notes de bas de page
1 Flaubert. Correspondance. Édition de J. Bruneau. Bibliothèque de la Pléiade, t. I, p. 810. Les références à l’édition Bruneau qui, seule à ce jour, contient des extraits de ces mémentos seront données dans les pages suivantes avec la lettre B suivie de l’indication de la tomaison et de la page.
2 Cette lettre est publiée par Bruneau. B. t. I, p. 784.
3 B. t. I, p. 810
4 B. t. I, (t. II) p. 878.
5 B. t. II, p. 878.
6 B. t. II, p. 879.
7 B. t. II, p. 880.
8 Voir page suivante.
9 B. t. II, p. 880.
10 B. t. II, p. 880.
11 B. t. II, p. 880.
12 B. t. II, pp. 881 et 882.
13 B. t. II, p. 882.
14 B. t. II, p. 883.
15 B. t. II, p. 884.
16 B. t. II, p. 884.
17 B. t. II, p. 884.
18 B. t. II, p. 884.
19 B. t. II, p. 885.
20 B. t. II, p. 886.
21 B. t. II, p. 886.
22 B. t. II, p. 886.
23 B. t. II, pp. 891-2.
24 B. t. II, pp. 891-2.
25 B. t. II, pp. 891-2.
26 B. t. II, p. 898.
27 B. t. II, p. 898.
28 B. t. II, p. 898.
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