La lettre et la formule
p. 113-119
Texte intégral
Remarques générales
1Les dossiers Louise Colet que conserve le Museum Calvet d’Avignon comprennent surtout un nombre imposant de lettres à la Muse de Flaubert et par elle précieusement conservées. Nous avons eu sous les yeux un échantillon de ces lettres (117), inédites pour la plupart (les lettres les plus connues, celles de Flaubert par exemple, n’ont pas été retenues), déchiffrées et dactylographiées par les soins d’un groupe de chercheurs de l’Université Lyon 2. Ces lettres avaient été choisies en vue d’étudier la situation de la femme de lettres au XIXe siècle ; chacune d’entre elles avait paru apporter une contribution à cette étude en fournissant des informations sur l’attitude des éditeurs et directeurs de revue, ou d’autres femmes de lettres (Anaïs Segalas, G. Sand) à la fois à l’égard de la personne de Louise Colet et sur ses propres choix professionnels.
2La problématique qui avait présidé à la constitution du corpus n’est certainement pas dépourvue d’intérêt, mais nous avons choisi, à la suite d’études entreprises dans d’autres domaines sur le lieu commun, de faire le détour par une étude formelle de certains aspects du corpus. Si en effet les incipit et les formules finales des lettres font partie des stéréotypes les moins contestables, alors, l’étude des variations dans ces stéréotypes aurait dû permettre :
- Dans le domaine de la synchronie, d’élaborer une sorte de configuration sociale au centre de laquelle se trouverait Louise Colet : chaque stéréotype ou groupe de stéréotypes assigne à celui qui l’emploie une place déterminée dans l’espace qui entoure Louise Colet ; cette étude devait aboutir à la découverte des codes en vigueur dans cet espace ou plutôt qui le constituent ; elle devait confirmer ou plus vraisemblablement infirmer ou au moins affiner les données fournies par les manuels de correspondance, de savoir vivre, des bons usages et des bonnes manières du XIXe siècle et peut-être ainsi mettre en évidence les tensions intéressantes entre les codes explicites et théoriques et les codes implicites mais réellement en vigueur.
- Dans le domaine de la diachronie, de mettre en évidence une double série de modifications : a) le changement de stéréotype traduit et/ou suscite un changement de position de chaque individu dans l’espace social que nous avons cherché à décrire : ce changement consiste alors simplement à utiliser une autre combinaison fournie par le code sans mettre en péril le code lui-même b) le changement de stéréotype traduit et/ou suscite une modification du code lui-même : par changement de stéréotype, il faut entendre soit l’apparition de stéréotypes nouveaux (par exemple « citoyen » substitué à « Monsieur », « Salut et fraternité » substitué à « Veuillez agréer », etc...), soit la modification de la distribution des différents stéréotypes à l’intérieur du corpus, tel stéréotype qui servait à marquer une forte intimité entre correspondants devenant banal et utilisé sans nuance spéciale : par changement il faut donc entendre ou bien subversion ou bien érosion, deux mécanismes bien distincts.
3Ces hypothèses, qui au point de départ paraissaient vraisemblables, n’ont pas résisté à un examen plus sérieux. En effet, les traits distinctifs que nous avons relevés et qui nous paraissaient relever du lieu commun ou stéréotype se sont révélés être tout autre chose : il s’agit là de formules, et la formule est presque aux antipodes du lieu commun. Le lieu commun a pour caractère essentiel d’être, lorsqu’il n’y a pas ironie, c’est-à-dire trope, inconscient : à partir du moment où il est conscient il y a forcément ironie, par mise à distance. Au contraire, la formule est toujours consciente, sans pour autant, sauf dans quelques cas bien particuliers, être ironique.
4De plus, l’incipit et la formule finale jouent deux rôles non seulement distincts mais même apparemment contradictoires. L’auteur de la lettre, quand il choisit telle formule de préférence à telle autre, peut obéir à deux mobiles : dans le premier cas, la récurrence de la formule traduit seulement une sorte d’originalité individuelle ; tel personnage, par exemple, utilise toujours la même formule. La récurrence fonctionne ici comme signe de reconnaissance, comme estampille ; la formule est alors une sorte d’anticipation ou d’expansion de la signature qui suit ; elle équivaut à un ex-libris. A la fin de toutes ses lettres, sans exception, Garibaldi écrit : « Votre dévoué G. Garibaldi » ; « votre dévoué » n’est dans ce cas qu’un élément parmi d’autres de la signature. A l’opposé, la variation dans le choix de la formule n’a pas, semble-t-il, d’autre raison que la volonté de varier. Chacune des formules employées par Philarète Chasles : « l’assurance de mon dévouement respectueux », « l’assurance de mon respect et de mon dévouement », « mille civilités cordiales et empressées »,... est aussi creuse et désémantisée que sa voisine ; le passage de l’une à l’autre traduit seulement la volonté d’actualiser, de rendre vivante la communication. Pas de changement sans sujet : s’il y a changement, c’est qu’il y a sujet et sujet vivant. Mais ce sujet, vivant et mouvant et changeant, est aux antipodes du sujet sclérosé et constant que nous avons décrit précédemment.
5En résumé, dans le premier cas le choix de la formule spécule sur la prévisibilité, l’infinie probabilité et comble une attente supposée du destinataire. De l’autre côté, c’est l’imprévisibilité qui se trouve utilisée. D’un côté, une éthique de la variation, mais non de la surprise, puisque cette variation n’a lieu qu’au sein d’une série très limitée de formules ; de l’autre, celle de la reconnaissance et de la permanence.
6L’élément commun aux deux emplois c’est la désémantisation à peu près complète de la formule ; il serait fastidieux, inutile, dérisoire d’étudier une sémantique des formules de politesse : elles ne dénotent rien. On n’est pas « dévoué » à la personne à qui on exprime son «dévouement» ;«dévouement» ; on n’éprouve pas nécessairement du respect pour celui que l’on assure de son « respect » et l’on n’est pas le domestique de celui dont on se dit le « très humble serviteur ». Étudier les systèmes dénotatifs des formules de politesse, c’est passer à côté de la question : il en va de même des formules homériques, de celles des chansons de geste1... : elles ne dénotent rien du tout ; cette considération, notons-le en passant, permet de réduire à leur juste mesure, c’est-à-dire à l’insignifiance, les études de sémantique structurale que les linguistes voudraient mener sur de tels corpus. En revanche, on peut dire qu’il y a bien dans ces formules une certaine forme de connotation – à condition de définir la connotation d’une façon assez particulière. On peut en effet penser qu’à côté des systèmes sémantiques dénotatifs dont le sujet parlant a plus ou moins conscience, et que le linguiste peut expliciter en les paraphrasant, il en existe d’autres d’une nature tout à fait différente, qui échappent entièrement à la conscience des sujets.
7On peut par exemple formuler l’hypothèse que la distribution dans le temps (dates) et l’espace (destinataires) d’une formule comme « l’hommage de mon respectueux dévouement » parmi le stock des formules utilisables et effectivement employées, révèle tel ou tel système d’oppositions dont le sujet, dans le cas d’un corpus constitué par des lettres d’une seule personne, ou une collectivité dans le cas d’un corpus attribuable à un groupe, n’aurait pas conscience. Pour mettre en évidence des systèmes d’opposition connotés et inconscients il faudrait procéder à des relevés d’une très grande ampleur (des milliers de lettres) et mettre en mémoire un nombre assez élevé de paramètres : âge, sexe, année, moment de l’année (Noël, semaine ordinaire...), situation sociale, situation événementielle (lettres de demande, de remerciement, de rupture, d’information...), degré de parenté... Et même si cette hypothèse était vérifiée, ce qui présenterait l’intérêt le plus grand, ce ne sont pas les lois statistiques qu’on arriverait ainsi à formuler ; ce seraient bien plutôt les écarts par rapport à ces lois, les cas apparemment aberrants, les lapsus non pas inconscients mais de l’inconscient, qui, sans doute, signaleraient déchirements ou ruptures dans le tissu individuel ou social.
8On voit l’ampleur du programme et la nature des moyens qu’il faudrait mettre en œuvre : il s’agirait bien toujours de définir un espace social, mais les phénomènes inconscients joueraient alors un rôle important et l’on peut parier que les résultats d’une pareille enquête auraient peu de points communs avec les recommandations des manuels de correspondance ou de savoir vivre.
Note descriptive
1 – L’incipit
9L’incipit comprend un locatif, un complément de temps et un vocatif. Il arrive bien entendu que tel ou tel de ces éléments soit omis et même parfois tous les trois. Les deux premiers peuvent figurer après la clausule ou formule finale ; la commutativité de ces éléments confirme, s’il en était besoin, l’identité de leur fonction. On notera également que la place des formules leur confère, outre leur rôle d’identification (exploité par les éditeurs de correspondances), un rôle prosodique ; elles délimitent dans l’espace des unités (lettres) considérées comme équivalentes. Enfin, le vocatif est, dans certains cas, en incise dans le cours du message proprement dit : procédé visant de toute évidence à défaire la formule, à ne pas l’utiliser comme telle, à la re-sémantiser en quelque sorte.
2 – La clausule ou formule finale
10Elle comprend quatre éléments : la formule de politesse (veuillez agréer...), le vocatif, la pré-signature (votre bien dévoué...) et la signature. Il arrive que la présignature soit rattachée à la formule de politesse (« les salutations les plus empressées de votre humble serviteur »...). Les considérations qui suivent ne portent que sur la formule de politesse. Du point de vue de la syntaxe, il faut distinguer la phrase nominale (« Adieu », « Mille civilités »...), familière en général, et la phrase verbale, plus protocolaire (« Veuillez agréer »...). Dans ce dernier cas, on peut classer les formules selon les formes verbales employées : l’impératif (« veuillez agréer, agréez, daignez agréer »...), l’indicatif à la première personne (« je vous prie d’agréer ») et la troisième personne (« M. de Chateaubriand a l’honneur »...)2, cette dernière forme paraissant être réservée à des échanges épistolaires brefs (cartes de visite, billets). Dans certains cas, une incise dans la formule finale rappelle le contenu informatif de la lettre (« Veuillez agréer avec mille remerciements et mille excuses pour une faute involontaire, mes hommages... ») et contribue à actualiser et à naturaliser pour ainsi dire un message entièrement figé – procédé inverse de l’incipit. Si l’on fait abstraction de ces incises et également des raccords, plus ou moins adroits et voyants entre la communication formulaire et la communication informative, des vocatifs ainsi que de la présignature, on s’aperçoit qu’il est possible d’élaborer à peu de frais les paradigmes de la formule de politesse.
11Pour ce qui concerne la phrase nominale, deux possibilités seulement : le brusque « Adieu » (G. Sand, une seule occurrence) et « Mille » suivi de « civilités cordiales et empressées », « hommages », « souvenirs empressés», « remerciements avec mille amitiés », « amitiés »3.
12La phrase verbale la plus courante a pour noyau un syntagme verbal avec agréer ou un verbe équivalent, souvent modalisés par divers procédés. Dans notre corpus nous avons :
- agréez ; agréez l’assurance de ; agréez l’expression de ; je vous prie d’agréer ; agréez, je vous prie ; veuillez agréer ; daignez agréer.
- croyez à ; je vous prie de croire à ; veuillez croire à.
- recevez ; recevez l’expression ; recevez l’assurance (avec la variante plus sophistiquée : permettez-moi de vous renouveler). A la suite de ce syntagme verbal vient un syntagme nominal qui désigne les « sentiments » de l’expéditeur de la lettre : au centre de ce syntagme se trouve un substantif choisi parmi les vingt suivants : hommages, respect(s), civilités, sentiments, dévouement, sympathie, salutations, attachement, salut, salutations, admiration, regrets, compliments, estime, affection, amitié, considération, sincérité, amitié, remerciement. Ces substantifs offrent deux particularités :
- ils peuvent être redoublés et cela par deux procédés syntaxiques : l’emploi de la conjonction et ; celui de la préposition avec ;
- ils sont souvent, eux et/ou les substantifs qui leur sont subordonnés, qualifiés par des adjectifs choisis eux aussi dans une liste très limitée : empressé, dévoué, respectueux, distingué, (les) meilleurs, tous (tous mes respects), affectueux, sympathiques, sincère, inviolable (attachement), particulier (hommage bien particulier), fraternel (le « salut » que Pauline Roland donne à Louise Colet !), haute (considération), mille (remerciements), inaltérables (sentiments), cordial, parfaite (considération), vive (amitié).
13Tout l’art de la formule consiste dans les combinaisons multiples (mais non infinies) réalisables à partir des trois paradigmes (verbes, substantifs, adjectifs) qui viennent d’être établis : ces combinaisons sont souvent des redoublements d’adjectifs et de substantifs (« mes sentiments les plus sincères et mes respectueux hommages ») ; il faut noter également l’emploi du superlatif (« l’expression de la plus haute considération et l’hommage le plus empressé »). Malgré la faible dimension du corpus on voit ainsi se dégager les grandes règles de la formule épistolaire (il faudrait évidemment mettre en rapport les paradigmes ainsi constitués avec les paramètres dont nous avons parlé plus haut) ; sur ce fond se dégagent déjà quelques intéressants cas d’espèce : dans la formule « J’ai l’honneur, Madame, de déposer mes respectueux hommages à vos pieds », certains éléments (« déposer... à vos pieds ») n’apparaissent qu’une fois dans le corpus, dans une lettre d’insulte (de Jacques Chaudes-Aigues) ; le verbe embrasser n’apparaît que deux fois et seulement chez des femmes (Tullie Blum et Anne Esquiros) – ce qui n’a rien d’inattendu.
Notes de bas de page
1 Ce rapprochement mériterait d’être approfondi ; la formule épique, où la mémoire joue un rôle essentiel à la fois chez le conteur qui la retrouve et chez l’auditeur qui la reconnaît, permet à la société épique de s’identifier elle-même, de se reconnaître : c’est bien moi qui parle, nous sommes bien entre nous. La formule épistolaire, survivance anachronique d’un protocole tombé en désuétude, a ainsi pu être considérée comme un phénomène marginal. C’est pourquoi un grand nombre d’éditeurs de correspondances, autrefois, la supprimaient ou l’abrégeaient, à tort nous semble-t-il, car une bonne partie des effets épistolaires tiennent effectivement à la juxtaposition de la formule figée et du texte où le sujet est censé s’exprimer. La formule épique n’apparaît peut-être pas seulement, au XIXe siècle, dans la lettre, mais aussi dans la poésie. Voir à ce sujet notre article « Sur deux vers de Leconte de Lisle », Bulletin des Études Parnassiennes, juin 1980, p. 15-21.
2 La 2ème personne de l’indicatif (« Vous savez que je suis votre tout dévoué ») est rarissime.
3 Nous considérons des formules comme « Bien à vous », « Tout à vous » comme des « présignatures » et non comme des formules de politesse.
Auteur
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014