« Ton image (...) apparait entre les phrases que je cherche »
p. 21-41
Texte intégral
Flaubert à Louise Colet
19 septembre 1852.
1« Oui, aimons-nous, aimons-nous, puisque personne ne nous a aimés. »1.
2Au tout début de leur liaison, cette phrase de Flaubert fait paraître la relation naissante comme la conséquence d’une déréliction primitive. Tout se passe comme si Flaubert, doué du sentiment très vif d’être abandonné, voyait dans sa solitude une exception, et dans la rencontre de Louise l’occasion de réunir deux destins également exceptionnels. Dès l’origine, il conçoit leur amour comme né de leur isolement et durable par leur décision commune de protéger ce caractère hors pair, en une sorte de fidélité à l’image qu’il se fait de lui-même.
3A la fin de leur liaison, Flaubert attribue leur échec à l’abandon par Louise de cette marque originelle, de ce caractère essentiel et seul satisfaisant :
« J’avais cru que tu me tiendrais compagnie dans mon âme et qu’il y aurait autour de nous un grand cercle qui nous séparerait des autres. Mais non. Il te faut, à toi, les choses normales et voulues. Je ne suis pas « comme un amant doit être ». En effet, peu de gens me trouvent « comme un jeune homme doit être ». (...) tu m’aimes comme une autre m’aimerait, avec la même préoccupation des plans secondaires et des mêmes misères incessantes. »2.
4Cette explication de l’échec contenue dans la lettre de 1853 se trouvait déjà fort clairement exprimée au début de leur liaison :
« J’ai fait avec toi ce que j’ai fait en d’autres temps avec mes mieux aimés : je leur ai montré le fond du sac, et la poussière âcre qui en sortait les a pris à la gorge. (...) [Mon père] n’entendait rien à mon idiome, lui comme toi, comme les autres. J’ai l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul j’ai la clef. »3
5S’estimant voué à un destin exceptionnel, Flaubert cherche à y associer Louise, mais n’y parvient pas : elle ne voit pas en lui celui qu’il se voit être.
***
6Au début de l’été 46, la violence du désir de Flaubert est le premier trait de cette liaison :
« Nous la flamberons, la nuit ! je serai ton désir, tu seras le mien et nous nous assouvirons l’un de l’autre pour voir si nous en pouvons nous rassasier. Jamais, non, jamais. »4
7Mais, derrière cet amour fou se cache fort mal une autre image de son propre moi que Flaubert brandit avec fierté :
« Je veux, quand je te reverrai, te couvrir d’amour, de voluptés, d’ivresse : je veux te gorger de toutes les félicités de la chair, t’en rendre lasse, t’en faire mourir. Je veux que tu sois étonnée de moi et que tu t’avoues dans l’âme que tu n’avais même pas rêvé des transports pareils. »5
8Les deux amants se retrouvent à Mantes, en septembre, et cette rencontre est à peu près la première (la deuxième plus exactement) et la dernière qui paraisse les avoir satisfaits. En effet, malgré cette passion qu’affirme Flaubert, il se refuse, dès le début, à modifier en quoi que ce soit ses projets ou ses habitudes pour faciliter leurs rencontres dont il souhaite qu’elles soient fort espacées et qu’elles n’interfèrent en rien avec sa vie à Croisset. Louise en fut très violemment déçue et l’expression de son vif désir de rencontrer Gustave plus fréquemment se transforme rapidement en récriminations, doutes ou reproches. Les lettres de Flaubert attestent que son attitude devint très vite fortement défensive contre ce qu’il percevait comme une tentative pour le forcer dans sa « nature ». Les refus répondent aux demandes et deviennent en quelques mois exaspérants pour tous deux. A noter que pendant toute cette période, Flaubert, qui par ailleurs exprime si souvent son indifférence au « qu’en dira-t-on », se montre étonnamment respectueux des convenances ; par exemple, à Paris, au mois de mars 47, Louise le demande par deux fois à son hôtel, ce que Flaubert lui reproche, car cela lui
« donne un air assez ridicule. J’ai la faiblesse d’aimer le convenable.»6
9Flaubert redoute en effet plus que tout les « scènes » que peut lui faire Louise, théâtralisation et dramatisation d’un amour auquel il ne croit pas.7
10Un an plus tard (août 48), il cesse toute correspondance, sans qu’on sache si Louise l’a imité. Il est sûr que chacun des deux était prodigieusement exaspéré par l’autre. Il est remarquable qu’à compter de cette date, Flaubert n’en parle plus à personne et paraît se comporter comme si rien n’avait existé en occultant tout ce qui se rapporte à elle.8
11L’année suivante, Flaubert partait pour l’Orient sans lui avoir fait la moindre visite : Louise y vit un oubli méprisant. Pas un mot à son sujet pendant le voyage. A son retour, Louise, qui se tient informée, lui écrit, lui demande de lui faire une visite d’amitié et, devant le silence de Flaubert, lui rend visite, le 27 juin 51 à Croisset ; Flaubert lui fait répondre qu’il ne la recevra pas chez lui, mais va la retrouver le soir à Rouen. Un mois plus tard, reprise de la correspondance, jusqu’au 6 mars 55, et reprise de leurs relations, moins tendues mais moins intenses : Louise Colet n’est plus guère que La Muse et leur correspondance, pendant cette période, vaut surtout par les précieux renseignements qu’elle nous donne sur la gestation de Madame Bovary. Louise paraît y avoir abandonné ses rêves les plus chers, ce qui n’empêche pas leur rupture finale, moins brutale que la première, mais fondée sur le même désaccord.9
12Trois thèmes reviennent avec une constance frappante dans la majeure partie des lettres de Flaubert. C’est d’abord l’affirmation nette de la primauté de son amour pour Louise sur toutes ses affections antérieures :
« Tu es bien la seule femme que j’ai aimée et que j’ai eue. Jusqu’alors, j’allais calmer sur d’autres les désirs donnés par d’autres. »10
13Cela suffit pour éclairer un premier point : cet amour est le premier et le seul qui satisfasse son cœur et ses sens ; personne ne succèdera à Louise dans cette fonction, semble-t-il.
14A cet égard, Flaubert distingue radicalement Louise du reste des femmes, non sans une misogynie bien peu faite pour la séduire :
« Si je te jugeais légère et niaise comme les autres femmes, je te paierais de mots, de promesses, de serments. »11
15Le deuxième leitmotiv est l’affirmation d’une grande défiance à l’égard de l’amour et du bonheur qu’il procure, presque un désir d’en être privé :
« Accepte cette confidence : avant toi, je n’ai pas été aimé. En secret, je n’en sais rien, mais de fait, non, jamais. Tu es la première et la seule que j’aie vue m’aimer, comme toi. d’une manière aussi douloureuse et partant aussi solide (...). Tu m’as ôté une opinion que j’avais : c’est qu’une femme ne pouvait s’éprendre de moi et garder cette manie longtemps, ce qui me semblait impossible. Mais j’aimerais mieux être resté dans cette conviction. Et pourtant, je sens que t’ôter de moi, ce serait trop. Restes-y donc. »12
16Ce souhait étrange (n’être pas aimé) était présent dès le premier mois de leur liaison, sous une forme encore plus nette :
« Mais ne m’aime pas tant, tu me fais mal. Laisse moi t’aimer, moi (...). La vie n’est pas faite pour cela ; le bonheur est une monstruosité (...). Je ne suis pas fait pour jouir. »13
17Flaubert donc prétend ne pas croire au bonheur amoureux, et se dit affligé d’une tare, d’une « impuissance » d’amour. C’est cela que nous chercherons à comprendre.
« Je t’aime avec les restes de mon cœur que d’autres amours ont dévoré jusqu’au dernier fil. »14
« Est-ce que je peux te dire des mots d’amour qui plaisent, moi dont la voix s’est enrouée dans la rage. »15
18Flaubert ne cesse de se référer à une expérience antérieure décevante, qui lui interdit à tout jamais l’effusion amoureuse ; il y a dans son passé, prétend-il, un traumatisme violent qui, sous différentes formes (« impuissance », « restes de mon cœur », « rage »), affirment la même altération violente et définitive de sa capacité à aimer et à jouir16 11 a reconnu la force de son désir et son impossibilité à le satisfaire, ce à quoi il s’est résigné :
« On m’a si souvent humilié, j’ai tant scandalisé, fait crier, que j’en suis venu, il y a déjà longtemps, à reconnaître que pour vivre tranquille il faut vivre seul et calfeutrer toutes ses fenêtres, de peur que l’air du monde ne vous arrive. »17
19Ce qui frappe dans ces lignes et tant d’autres du même ordre, c’est l’absence totale de précisions sur les maux dont il a souffert : qui donc l’a humilié, quand, et à quel sujet ? Qui a-t-il scandalisé, comment, et pourquoi ? Tout cela reste sans réponse, comme s’il s’agissait de quelque désespérance diffuse et constante. Et nous n’avons que quelques faits clairs : il vit seul avec sa mère, loin du monde, il dit aimer Louise, mais la voit le moins souvent possible. Il affirme sans cesse une profonde frustration, un échec douloureux dans la réalisation de ses désirs, mais la résignation qu’il s’accorde très volontiers ne s’explique que dans la mesure où son désir a trouvé un autre objet : l’écriture, seule affirmation de soi qui se puisse réaliser sans concours étranger.
20Un troisième « thème » de son discours amoureux s’affirme surtout après le voyage en Orient :
« C’est sur toi que ma pensée revient quand j’ai fait le cercle de mes songeries ; je m’étends dessus comme un voyageur fatigué sur l’herbe de la prairie qui borde sa route. Quand je m’éveille, je pense à toi et ton image, dans le jour, apparaît de temps à autre entre les phrases que je cherche. »18
21Flaubert lie alors sans cesse son amour pour Louise et son travail d’écrivain en un rapport où l’image de Louise apparaît comme détente après l’effort, ou comme élément dynamique à un moment difficile du travail, bref, en dépendance de ce travail.
***
22Ce que Flaubert attend d’abord de Louise, et ce qui le comble d’aise quand il l’obtient, c’est qu’elle lui renvoie sa propre image comme un miroir vivant :
« Et moi, dis-moi comment je t’apparais. De quelle façon mon image vient-elle se dresser sous tes yeux ? »19
23Encore s’agit-il là d’une question que paraît motiver une incertitude réelle. Mais quelques jours plus tard, le même motif est repris sous une autre forme, plus nette :
« C’est moi qui suis resté le dernier. M’as-tu vu comme je te regardais jusqu’à la fin ? »
24Flaubert cherche fort clairement ici sa cohérence et son plaisir dans le regard de l’autre qu’il force ainsi à jouer le rôle d’un simple reflet. Il poursuit ainsi la quête de soi comme celle d’un spectacle où tous deux ne sont plus qu’un objet dont la vue réjouit :
« Tout a été doux, n’est-ce-pas ? Rien ne nous a gênés, et je ne t’ai rien dit, il me semble, qui t’ait affligée, ni toi à moi. Quel beau souvenir ! C’est à en faire dire une messe commémorative. »20
25L’ironie ne suffit pas à masquer la profonde jubilation que lui procure la représentation de son image aimante et aimée. C’est ainsi qu’il faut comprendre son regret fréquemment exprimé de ce que cet amour vient trop tard :
« Pourquoi n’es-tu pas venue il y a six ans, il y a huit ans ? Je me répète cela à satiété car c’est alors que j’étais l’homme qu’il te fallait. »21
26Il songe avec nostalgie à l’image qu’il aurait offerte alors. Ce regret reprend l’assertion déjà rencontrée plus haut, que quelque chose en lui s’est rompu, mais confirme l’importance qu’il accorde à son image ou plutôt à une certaine image de lui qu’il faut préciser davantage.
27Pendant l’automne 46, encore au tout début de leur liaison, Flaubert décidait d’écrire à Madame Foucaud qu’il avait connue, comme on sait, quelques années plus tôt à Marseille ; ce projet irritait d’autant plus Louise qu’il prétendait lui faire lire la lettre en question. A deux reprises, Flaubert donne à ce sujet un utile renseignement.
« Pourquoi te blesses-tu par avance d’un mot de souvenir que j’ai l’intention d’envoyer à Madame Foucaud ? Je fais plus que mon père,22 car je te mets en tiers dans notre conversation qui se tient à travers l’Atlantique. Oui, je veux que tu lises ma lettre, si je lui en écris une. »23
28La lettre n’est pas encore écrite, « l’idée lui en est venue », dit-il, il avait été le spectateur de la démarche de son père et cette « politesse » à une ancienne maîtresse lui avait paru sublime, le fait d’un homme « supérieur » ; il s’apprête à répéter la même action, mais il ne pourra en jouir que si quelqu’un lui en renvoie l’image ; ce sera Louise, qui ne s’y trompe pas, La lettre suivante, cinq jours après, est très nette :
« Tu me diras franchement, amour, l’effet qu’elle (la lettre à Madame Foucaud) t’a produit. J’ai écrit ça tout à l’heure, assez vite. En la relisant, je viens de m’apercevoir qu’elle avait une tournure assez dégagée et que l’ensemble était d’un chic assez ferme. Cette créature là n’avait pas pour elle une très grande intelligence, mais ce n’était pas là ce que je lui demandais. »24
29Ce n’est pas « pour information », comme il paraissait le dire plus haut (« je te livre tout mon passé ») qu’il envoie cette lettre à Louise Colet, mais pour qu’elle lui reflète l’image de quelque « moi ». Ainsi seulement, il pourra en jouir pleinement. Mais ce n’est pas tout ; ce n’est pas exactement la répétition de l’acte du père, il ne va pas revoir Madame Foucaud, il lui écrit ; et ce n’est pas lui qui est « supérieur », c’est la tournure de ses phrases qui est « dégagée » et « chic ». Nous pouvons saisir ici, en un des rares moments où cela est perceptible, le passage de la jouissance du vécu à la jouissance par la littérature : c’est déjà un amour « littéraire » ; il cherche à en saisir l’image, image d’un amour ancien mais déjà déplacé ; il a pu relire cette lettre, c’est un objet plus tangible et plus sûr que le souvenir ; mais comme c’est de lui qu’il s’agit, il a encore besoin de percevoir le reflet de son image dans un regard posé sur elle. Le rôle qu’il prétend jouer à Louise en cette affaire laisse deviner le passage de l’affirmation de soi dans un amour réel à l’affirmation de la seule écriture qui lui apportera enfin le plaisir qu’il renonce à trouver dans sa propre vie. La suite de la lettre revient sur la même chose :
« C’était il y a dix ans qu’il eût fallu me connaître. J’avais une distinction de figure que j’ai perdue ; mon nez était moins gros et mon front n’avait pas de rides. Il y a encore des moments où, quand je me regarde, je me semble bien, mais il y en a beaucoup où je me fais l’effet d’un fameux bourgeois. Sais-tu que, dans mon enfance, les princesses arrêtaient leur voiture pour me prendre dans leurs bras et m’embrasser. »25
30L’attention évidemment narcissique portée à l’aspect de son visage, jointe au motif de la dégradation déjà mentionné, est accentué par la remarque finale. Flaubert raconte alors que la duchesse de Berry avait fait ce geste quand il était tout enfant. Cette image de lui-même – bel enfant choyé des dames – le satisfait tant qu’il cherche à la reproduire. De la même façon, une lettre à Louis Bouilhet, pendant le voyage en Égypte, confirme le plaisir qu’il éprouve à cultiver l’image d’un moi aimé :
« Je me suis promené en ces lieux et repromené, leur donnant à toutes des batchis (il s’agit du quartier des prostituées, à qui il donne quelque gratification), me faisant appeler et raccrocher ; elles me prenaient à bras le corps et voulaient m’entrainer dans leurs maisons... Mets du soleil par là dessus. Eh bien, j’ai résisté, exprès, par parti pris, pour avoir la mélancolie de ce tableau, et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse cédé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur. »26
31Flaubert paraît goûter ici le rare plaisir véritablement spéculaire (« ce tableau ») de soi-même entouré de femmes qui appellent l’amour ; il y est centre d’un univers où, pour une fois, ses rêves sont réalité ; mais il refuse toute action pour ne conserver que les possibles et en garder surtout l’image inaltérée. L’écrire à un ami très cher, c’est le moyen pour lui de la ressaisir, ou de la vivre sur le mode qu’il chérit le plus ; l’épisode de Madame Foucaud ne peut laisser de doute à ce sujet :
« Tu me dis que j’ai aimé sérieusement cette femme, cela n’est pas vrai. – Seulement quand je lui écrivais, avec la faculté que j’ai de m’émouvoir par la plume, je prenais mon sujet au sérieux mais seulement pendant que j’écrivais. Beaucoup de choses qui me laissent froid ou quand je les vois ou quand d’autres m’en parlent, m’enthousiasment, m’irritent, me blessent si j’en parle et surtout si j’écris. »27
32S’il y a un moment heureux pour lui dans sa relation avec Louise (comme ici avec Bouilhet), c’est lorsqu’elle lui renvoie, en un fidèle miroir, l’image de lui-même qu’il chérit.
33Nous ne disposons malheureusement que de quelques lettres de Louise Colet28, mais d’autres parties de la correspondance de Flaubert nous donnent des indications claires sur la façon dont il percevait le comportement de la « Muse ». Or, curieusement, on retrouve là un élément qui apparaît constamment dans la relation de Flaubert à sa mère, la hantise d’une castration :
« Et c’est toi, toi, qui fais comme les autres, comme tout le monde, qui blâmes en moi la seule chose bonne, mes soubresauts et mes élans naïfs. Oui : toi aussi, tu veux tailler l’arbre et, de ses rameaux sauvages mais touffus, qui s’élancent en tous sens pour aspirer l’air et le soleil, faire un bel et doux espalier. »29
34« Tailler l’arbre », on ne peut rêver d’une image plus claire. Il ne s’agit pas là d’une constatation tardive, motivée par le dépit, mais d’une accusation portée au tout début de leur liaison.
35Il est extrêmement curieux que, tout au long de cette correspondance, Flaubert se trouve associer l’amour qu’il reçoit de sa mère et celui que Louise lui voue pour reconnaître dans elles deux la menace d’une aliénation, ou pire, d’une castration. Ainsi, dans une lettre de la même époque :
« les deux femmes que j’aime le mieux ont passé dans mon cœur un mors à double guide, par lequel elles me tiennent ; elles me tirent alternativement par l’amour et la douleur. »30
36Cette oppression et cette souffrance ont la même origine, la peur de se voir privé de ce à quoi il croit tenir : le canotage, dont sa mère l’a privé, ou ses « élans naïfs », comme ici. Dans les deux cas, il vit cette aliénation (« elles me tiennent ») sur le mode quasiment explicite d’une crainte de la castration.
37Les lettres de Maxime Du Camp font un portrait du Moi flaubertien qu’il est utile de relever ; c’est d’abord l’affirmation péremptoire d’une immutabilité presque définitive.
« Prenez-le avec résignation tel qu’il est, vos efforts seraient impuissants à le vouloir changer (...). Ne vous désespérez pas, ne lui laissez pas voir vos larmes, ne soyez jamais exigeante ; quand on lui dit : je veux, il répond : je ne veux pas ! et tout est dit. C’est un homme de fer et d’acier, la douce chaleur de votre amour l’amollira peut-être. »31
38Le conseil est très clair : rien ne changera Flaubert ; il y a bien des périls à éviter dans une telle relation, qui conduisent au même conseil : ne manifestez aucun désir propre (le reproche ou les pleurs sont-ils autre chose ?), ça le dérange. Il suffit de lire Du Camp :
« 1) il a de l’affection pour vous : une vive amitié, mais c’est tout, je crois,
2) il est capable de grands sacrifices pour vous, mais jamais il ne consentira à se déranger de ses occupations, pas même une heure. (...) Et enfin je vous dirai que le seul moyen de le conserver un peu, c’est de vous en tenir à cette amitié, à cette camaraderie dont vous êtes convenus ensemble : elle va à ses goûts, à ses habitudes. »32
39Le premier tort de Louise, naturellement, pour Flaubert, fut de lui demander une heure de temps à autre (ou quelque argent, ce point-ci étant assez vif entre eux). C’est d’ailleurs ce qu’elle lui demande sans cesse, et qu’il refuse tout autant. Ainsi Du Camp peut-il reprocher deux choses à Louise : de déranger Flaubert par l’affirmation intempestive de son désir ou l’affirmation des souffrances qu’elle endure par ses refus ; de vouloir le faire changer. Voici pour le premier grief :
« il est, sous ce rapport, comme tous les hommes, il n’aime pas les récriminations et il déteste les larmes ; il veut avant tout être amusé, et le moyen le plus certain de la conserver est de ne point lui montrer votre tristesse (...) dans votre propre intérêt (...) ne lui laissez voir ni votre chagrin, ni votre irritation, quelque raison que vous ayez d’en avoir. »33
40Ce grief là, et ces conseils pour une séduction plus efficace, paraissent avoir été très pénibles pour Louise, comme en témoignent les mémoranda, puisqu’il revenait à lui demander de n’avoir aucun désir : à quoi bon dès lors « conserver » un tel amant ? Mais ce n’est pas vraiment là qu’est la menace. En revanche, le désir de Louise apparaît à Gustave comme la volonté de le « changer », de l’aliéner :
« Du jour où vous l’avez connu, vous avez essayé de déranger sa vie et de ce jour là, j’en suis certain, il a lutté contre vous, contre lui-même, et comme il est fort dans sa volonté, il a réussi à se vaincre. »34
41Ce grief, selon Du Camp, explique le silence final de Flaubert. On doit tout de même signaler que Du Camp ne tenait pas à Flaubert le même langage qu’à Louise, en le félicitant par exemple d’une lettre de rupture :
« Tu as bien fait, parfaitement fait. La vie n’eût été qu’un emmerdement sans intermittence avec cette femme-là. »35
42Que penser ? Louise était indiscutablement (tous les témoignages concordent sur ce point) avide de parvenir à une considération sociale importante, ce qui ne pouvait qu’exaspérer Flaubert. Mais ce ne fut pas un motif essentiel de désaccord. Les propos de Flaubert, Du Camp et Louise Colet elle-même concordent sur quelques points essentiels : Louise était follement amoureuse de Flaubert qui, de son côté, tenait par-dessus tout à maintenir l’ordre qui lui permettait de travailler. Cette incompatibilité seule leur paraissait radicale, et Louise n’y comprenait rien :
« S’aimer ainsi et ne pas se voir ! Brûler de désirs et ne jamais les satisfaire, cela se peut-il ? »36
43C’était là pour Louise, une énigme fondamentale, d’autant plus incompréhensible que la relecture des lettres anciennes lui fait dire comme une évidence, dans son memento, qu’« il (l’)aimait » ; et pourtant, « c’était toujours le même amour s’attachant à un fantôme qui m’échappait toujours» (31 mai 1851).
44Louise, qui ne s’est jamais méprise, comme Du Camp, sur la nouveauté et la force de la plume de Flaubert, ne semble jamais avoir compris qu’il pût l’aimer et la fuir dans le même temps. Flaubert, pourtant, ne lui avait pas caché qu’elle était la première femme qui éveillât en lui plus que l’habituelle pulsion sexuelle. C’est ce désir menaçant qu’il tente de réduire en accablant la « féminité ».
« Ce qui te déplaît peut-être, c’est justement que je te traite comme un homme et non comme une femme (...). J’avais cru dès le début que je trouverais en toi moins de personnalité féminine, une conception plus universelle de la vie ; mais non ! Le cœur ! Le cœur ! »37
45Cette phrase exclut tout rapport sexuel pour ne conserver qu’un échange intellectuel où Flaubert ne trouve pas son compte. Non sans une misogynie peu faite pour plaire à la Muse ; le « cœur » féminin lui paraît être une infériorité, presque une infirmité pour l’activité de l’esprit qui s’affirme ici en priorité.
46Mais cette infirmité ou L. Czyba voit, non sans raison, le signe de la sentimentalité bourgeoise de la Muse ne saurait faire oublier que cette affirmation est tout de même une dénégation, car il n’est rien de moins platonique que leurs rapports à cette date. Flaubert y perçoit sans doute quelque excès car il s’empresse de corriger, quelques lignes plus loin, comme s’il craignait d’être pris au mot : il faudrait qu’en somme elle soit bien une femme, mais pas seulement, car, au moment où ses faveurs le comblent, il attend encore d’elle autre chose :
« Je voudrais enfin qu’hermaphrodite nouveau, tu me donnasses avec ton corps toutes les joies de la chair et avec ton esprit toutes celles de l’âme. »38
47Plus tard, nous trouvons une crainte analogue dans une lettre à Melle Leroyer de Chantepie :
« Je vous remercie de m’avoir dit votre âge, cela me met plus à l’aise. Nous causerons ensemble comme deux hommes. »39
48La satisfaction de Flaubert à entamer une correspondance avec cette femme qu’il n’a jamais vue paraît venir de ce qu’il reconnaît en elle un être assez asexué, pour lui permettre un échange sans risque !
49Une autre lettre à Louise qui contient le même motif est beaucoup plus précise :
« Toi, tu n’es pas une femme et si je t’ai plu et surtout plus profondément aimée (...) que toute autre, c’est qu’il m’a semblé que tu étais moins femme qu’une autre. Toutes nos dissidences ne sont jamais venues que du côté féminin. Rêve là-dessus, tu verras si je me trompe ; je voudrais que nous gardassions nos deux corps, et n’être qu’un même esprit. Je ne veux que toi, comme femme, que la chair. Que le reste soit donc à moi, ou mieux soit moi, de même pâte ou de la même pâte. Comprends-tu que ceci n’est pas de l’amour, mais quelque chose de plus haut, il me semble, puisque ce désir de l’âme est pour elle presque un besoin même de vivre. »40
50On imagine sans peine que Louise n’y ait rien compris.
51Pour Flaubert, l’autre doit être l’image de lui-même. C’est dire qu’une telle relation ne peut que décevoir Louise, qui ne s’y « reconnaît » pas. C’est cela d’abord qui explique ce « besoin même de vivre » dont il parle, et l’échec inévitable et quasiment immédiat de ce qu’il reconnaît bien n’être pas de l’« amour ».
52L’aliénation que Flaubert paraît craindre à chaque rencontre et presque à chaque lettre, la castration dont il dit se sentir menacé se trouvent surgir au lieu exact où le désir de Louise se révêle contradictoire avec l’affirmation de son propre moi. Ce n’est rien d’autre que la contradiction bien connue que le désir éveille entre le sujet (« je ») et le moi ; plus exactement encore, on sait qu’il n’est pas de désir qui ne traverse l’organisation que chacun bâtit autour de sa propre image. Quelque chose pointe là, émerge ou surgit de l’Autre que Flaubert, en l’occurrence, ne veut pas entendre parler. On pourrait presque dire que l’énorme correspondance qu’il lui adresse a pour fonction essentielle de colmater cette brêche où il pourrait lire pourtant ce qui le constitue. Ce n’est rien d’autre que la fêlure du sujet qui se lit à chaque page. C’est l’effondrement possible des représentations que le désir menace. Et Flaubert entend bien préserver l’ordre de ses représentations, même s’il doit pour cela se constituer « l’ermitage de Croisset ». Il est tout à fait curieux de voir à quel point, malgré ses multiples dénégations, le corps de Louise le gêne, ce corps qu’il ne peut confondre avec celui des prostituées. Après les premières rencontres qui semblent le troubler beaucoup – il reste six semaines sans écrire une ligne – il évitera avec soin de rencontrer Louise, de mettre leurs corps en contact, sous les prétextes les plus variés, à quoi s’ajoute ce motif décisif que la moindre rencontre le perturbe durablement : il lui faut, dit-il, tantôt huit jours, tantôt quinze, pour se remettre d’une nuit passée en sa compagnie. En somme, il se perd quand il retrouve Louise ; il ne la verra donc plus. Les danseuses égyptiennes ne lui procuraient pas ce trouble, au contraire, elles produisaient une image magnifique : tout y était bien. Et avec les prostituées, il n’y a rien à craindre, sinon les affections qu’il lui faut bien soigner quand il a su s’en préserver : « je » n’y risque rien. C’est bien parce que le corps de Louise lui parle d’autre chose qu’il lui reproche d’être une femme, et en particulier d’avoir ce « cœur » ridiculement « bourgeois ». A l’aube de leur liaison, Flaubert rêve tout haut d’une extraordinaire unité, d’une fusion éclatante que nulle fissure ne viendrait questionner. Après la seconde nuit, l’unité a disparu, et il y a une forte brêche. Au lieu de vivre leurs rencontres comme « symbole » (signifie d’abord « jointure, emboîtement »), il perçoit Louise comme un « diabole » (de : insérer quelque chose qui écarte, qui traverse, qui divise). Il est facile de conclure : la féminité de Louise est « diabolique » ; elle présente pour lui un risque dont il tient absolument à se préserver pour maintenir intacte une unité dont on voit bien qu’elle est une image. Il reste que cette unité imaginaire, close de toute part, était sans doute indispensable à l’édification des textes sans lesquels cette liaison ratée ne nous retiendrait pas.
53C’est sans doute pour cela que le meilleur moment de leur intimité est celui où le romancier confère avec la Muse. Après le retour d’Orient, leur correspondance est très largement remplie, presque exclusivement, par les conseils de Flaubert sur les retouches à apporter à tel ou tel poème de Louise, ou par le rapport qu’il lui fait très régulièrement de l’élaboration de Madame Bovary. Ces lettres nous sont souvent fastidieuses parce que les vers de Louise paraissent fréquemment indignes des efforts de Flaubert (et de Bouilhet) pour les améliorer, et qu’il est étrange de voir Flaubert suer pour une Acropole destinée à l’Académie. Mais l’énergie qu’il y consacre manifeste (avec moins de succès) la même passion que nous le voyons apporter à modifier un mot de Madame Bovary.
54Ce fut sans doute une autre erreur de Louise que de se méprendre sur la nature de cette attention. Méprise bien compréhensible, sans doute, quand on connaît la « vanité littéraire » de la Muse, mais, de cette vanité, Flaubert était fort dépourvu.
55C’est pourtant ce qui permet de comprendre la hiérarchie, souvent affirmée, qu’il établit entre son travail et l’amour :
« Nous nous verrons de temps à autre, quand nous le pourrons ; nous nous repaîtrons de nous-mêmes à nous en faire mourir, puis nous retournerons à notre jeûne. Qui sait ? C’est peut-être la meilleure méthode pour bien travailler et pour bien s’aimer. »41
56L’amour y est une saisie de soi, aussi voluptueuse que possible, nécessaire pour que le « jeûne » soit fécond. Louise ne comprend pas davantage, si on en juge par le nombre de lettres où Flaubert se justifie en reprenant le même motif. Son « cœur » à lui a une activité prioritaire : écrire. C’est là d’abord, qu’il cherche à satisfaire son désir, car l’écriture lui offre, plus que l’amour, la réalisation et la jouissance de son propre moi. Si Louise pouvait être un fidèle miroir, ou encore mieux sa propre image, il serait heureux, mais chaque fois qu’elle manifeste un désir propre, il le perçoit comme une menace directe ; heureusement, il reste toujours la possibilité de se satisfaire de son propre travail :
« Demain peut-être, je surjouirai d’enthousiasme, je gueulerai de plaisir, je marcherai à grands pas sur mon tapis et, si je rencontre ma figure dans la glace, je l’y regarderai avec satisfaction. »42
57Par bonheur pour nous, c’est aussi à Louise, naturellement, qu’il explique le plus volontiers son attachement « viscéral » à l’écriture, victorieuse rivale de la Muse délaissée :
« J’écris pour moi, pour moi seul, comme je fume et comme je dors, c’est une fonction presque animale tant elle est personnelle et intime. » (II, 200. B. p. 467)
58Écrire, dit-il encore, est un « exutoire (comme on dit en médecine). Le papier est là, et je me soulage » (1er juin 1853). Pour mieux comprendre cela, il faut se reporter aux multiples pages où il dit sa rage devant tout art qui se prétend « réaliste ».
« Je n’aime pas à retrouver l’amour de la grisette, la loge du portier et mon habir rapé, là où je vais pour oublier tout cela. Que les gens qui sont heureux là dedans s’y tiennent, mais, donner cela pour du beau, non, non ! J’aime encore mieux rêver, dussé-je en souffrir, de divans en peau de cygne et des hamacs en plume de colibri. »43
59Par suite, l’élaboration d’un roman est le moment privilégié où il peut vivre sur le mode de l’illusion, c’est-à-dire selon la forme de son désir. L’activité artistique doit se conformer à la forme du désir pour procurer une satisfaction, essentiellement affective, adéquate.44 A son terme, le mouvement que poursuit Flaubert lui procure une jouissance réelle :
« Voilà une des rares journées que j’ai passées dans l’illusion, complètement et depuis un bout jusqu’à l’autre (...). Je me sens comme un homme qui a trop (...). »45
60La suite de cette lettre explique cette volupté :
« C’est une délicieuse chose que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt... »
61Cette lettre paraît contredire ce que nous affirmions plus haut en disant qu’écrire lui est essentiellement un moyen de jouir de soi. Ce serait une incompréhension radicale de Flaubert que de tirer parti de l’« exutoire » dont il parle pour imaginer le roman comme un transfert où il ne ferait que placer ses désirs inassouvis, et c’est une tentation facile devant des lettres comme III. 413, citée plus haut. En réalité, le contenu du roman n’est pas, et ne saurait être transférentiel ; c’est l’activité littéraire qui est le lieu du transfert. Par exemple, ce qui le fait jouir en écrivant la promenade en question, ce n’est pas de rêver comme sienne la jouissance de Rodolphe, mais de « ne plus être soi », c’est-à-dire de pouvoir être « homme et femme tout ensemble », « amant et maîtresse à la fois ». C’est dans cette seule mesure qu’il peut affirmer sans contradictions, tantôt que l’art, c’est de « n’être plus soi », et, au sujet du même livre, « Madame Bovary, c’est moi. »
62C’est la même raison qui rend vaine la recherche de ce qu’aurait pu être « l’homosexualité » de Flaubert. Il est sans doute plus juste de souligner le dépit qu’il se sent d’être un homme, c’est-à-dire de n’être qu’un homme, fatalement limité par l’existence même de la sexualité à laquelle il doit d’être né. L’hermaphrodite nouveau qu’il aimerait voir en Louise répond à sa propre quête d’une « bisexualité » car il paraît surtout chercher à abolir la différenciation sexuelle, « afin de pouvoir, comme le dit Marthe Robert, se regarder non comme la moitié d’un Tout, mais comme une indivisible totalité. »
63Il faut examiner de la même manière ce qu’il affirme de l’impersonnalité nécessaire au contenu de son œuvre :
« Adieu, c’est-à-dire adieu et pour toujours au personnel, à l’intime, au relatif. Le vieux projet que j’avais d’écrire plus tard mes mémoires m’a quitté. Rien de ce qui est de ma personne ne me tente. »46
64L’œuvre d’art ne peut lui procurer de plaisir que si elle a une existence d’objet séparé de lui, que si elle se présente comme l’autre. Il affirme clairement ne pas y mettre sa personne, le problème pour nous est de savoir s’il n’y cherche pas son image. Dans la phrase que nous venons de citer, il associe « personnel » à « intime » et « relatif » et, très clairement, parle de « Mémoires » ; c’est donc bien son histoire qu’il refuse, mais rien n’indique qu’il exclut l’image d’un moi universel et inactuel.
65Ainsi pouvons-nous trouver des textes qui, à la lettre, se contredisent ; par exemple, nous citions plus haut le mot d’« exutoire », mais voyons ceci :
« Vous êtes heureux, vous autres les poètes, vous avez un déversoir dans vos vers (...). Mais nous autres, pauvres diables de prosateurs, à qui toute personnalité est interdite (et à moi surtout), songe donc à toutes les amertumes qui nous retombent sur l’âme. »47
66Il ne s’agit pas là d’une fausse plainte ni d’une contradiction : l’acte d’écrire est un « exutoire », mais il ne « déverse » pas sa personne dans ce qu’il écrit. La preuve en est qu’il met explicitement son plaisir sur le compte du travail d’écrivain :
« Les larmes me coulaient sur la figure. Je m’étais attendri moi-même en écrivant, je jouissais délicieusement, et de l’émotion de mon idée, et de la phrase qui la rendait, et de la satisfaction de l’avoir trouvée. »48
67Il est bien évident ici qu’il ne jouit pas de sa personne, et que pourtant sa jouissance devant la page nouvelle vient de lui et y retourne.
68C’est encore par ces maux anciens que Flaubert explique son travail actuel :
« N’as-tu pas vu que toute l’ironie dont j’assaille le sentiment dans mes œuvres n’était qu’un cri de vaincu, à moins que ce ne soit un chant de victoire. »49
69Flaubert a une conscience claire de son insatisfaction affective, c’est par là qu’il est « vaincu » ; sa force victorieuse lui vient, non de ce qu’il triomphe dans une relation amoureuse – il écrit cela à Louise, faut-il s’étonner de ses violentes réactions ? – mais de ce qu’il parvient à écrire, du lieu de sa frustration surmontée et effacée par sa jubilation devant la page à ses yeux réussie.
70Une question se pose encore sur un aspect particulier de ce « désir d’écrire », qui nous vient de phrases comme celles-ci :
« J’aime mon travail d’un amour frénétique et perverti, comme un ascète le cilice qui lui gratte le ventre. »50
« les livres que j’ambitionne le plus de faire sont justement ceux pour lesquels j’ai très peu de moyens. »
71La comparaison du cilice montre que ce travail est en quelque sorte le lieu sacrificiel où s’accomplit le passage d’un moi historiquement stérile et frustré à un autre moi, chéri à mesure qu’il lui paraît inaccessible51. Cette forme de masochisme n’est pas incompatible avec le narcissisme déjà relevé : ce n’est que par un intense sacrifice de sa personne qu’il rejoint son image. Ainsi comprenons-nous sa vie recluse et la façon dont il repousse les rencontres de Louise :
« Ma vie est si plate qu’un grain de sable la trouble. Il faut que je sois dans une immobilité complète d’existence pour pouvoir écrire. »52
72Mais la jouissance qu’il en retire est pour lui essentielle, comme en témoigne, longtemps avant la rencontre de Louise, la jubilation qui termine Un Parfum à sentir :
« Vous ne savez pas quel plaisir c’est, composer. Écrire ! Oh ! Écrire, c’est s’emparer du monde (...) c’est sentir sa pensée naître, grandir, se dresser debout sur son piédestal, et y rester toujours. »
73Plus tard, avec Louise, l’affirmation de cette jouissance fut moins naïve, et prenait la forme fréquente de la jonction des contraires : à la fois cri de vaincu et chant de victoire, jouissance d’être à la fois homme et femme, etc... Le bonheur d’écrire est fort clairement un bonheur de puissance. Nous ne pouvons développer ici les origines et les formes de ce qu’il perçoit comme une limitation insupportable. Qu’il nous suffise de dire, non sans un certain schématisme qu’on voudra bien excuser ici, qu’écrire, ou « s’emparer du monde », c’est devenir le Père absolu. Il n’est plus désormais nécessaire de tuer le père, comme Julien, pour sortir des limites reconnues ; l’écriture est la vengeance radicale, la victoire définitive contre la loi œdipienne qui le figeait dans sa reconnaissance d’être limité. Si tant est que la figure du Père est perçue comme source de toute création – à partir de sa constatation de son pouvoir de procréer, et la liaison avec Louise nous apprend, dans un épisode avorté, à la fois son angoisse et sa révolte violente à l’idée d’être lui-même un géniteur – l’écriture est un moyen de participer à la création du monde, mais sans la chair, comme Dieu. En écrivant il échappe à sa propre limitation, il devient lui-même auteur d’une création, il devient « illimité ». Les pages qui se succèdent sont, il le dit assez, « autant de manières de vivre » ; il est enfin, à sa façon, la matière toujours transformable et illimitée dont il fera rêver Saint-Antoine. Et c’est sans doute cette conscience aigüe de sa propre libération qui lui fait fuir le « personnel », l’« intime », le « relatif », puisqu’il en sort dès qu’il écrit. Il est, pour nous, particulièrement significatif que pendant le temps de sa liaison avec Louise, cette « écriture » subit une mutation décisive : à l’hyperprésence de l’auteur, ou plus exactement du sujet de l’énonciation, qui marque ses tentatives antérieures, succède une absence radicale de ce sujet, qui constitue, à n’en pas douter, un des traits les plus originaux de son œuvre.
Notes de bas de page
1 I.120, L.C., 12 août 46. Cette phrase apparaît exactement dans Novembre où Maria dit au narrateur « Aimons-nous puisque personne ne nous a aimés, tu es à moi. » Les citations sont données dans l’édition Conard et comportent l’initiale du destinataire et la date de la lettre (mise entre parenthèse lorsqu’elle nous semble incertaine). Une 2ème référence est faite à l’édition Bruneau (Bibliothèque de la Pléiade t.1-1830-51.1973) précédée de la lettre B (Bruneau). La référence à l’édition Conard nous semble devoir être maintenue, malgré la supériorité incontestable de l’édition Bruneau, tant que cette dernière n’aura pas été achevée.
2 III.444, L.C. (déc. 53).
3 I.117, L.C., 11 août 46.-B, p. 287.
4 B. L.C., 8-9 août 46, p. 284.
5 B. L.C., (14-15 août 46), p. 301.
6 B. L.C., p. 445.
7 Cf. ce qu’il pouvait dire deux ans plus tôt de Louise Pradier dont il devient alors l’amant : « J’irai (...) déjeuner avec cette bonne Madame P[radier], mais il est très douteux que je fasse plus, à moins qu’elle ne m’y invite très ostensiblement. La baisade ne m’apprend plus rien. Mon désir est trop universel, trop permanent et trop intense pour que j’aie des désirs. Je ne me sers pas de mes femmes, je fais comme le poète de ton roman, je les (...) use par le regard. » (B., Le Poittevin, p. 230). Cf. par ailleurs ses affirmations constantes, et à Louise en particulier, que tout bonheur est impossible, et à lui particulièrement. Ne lui disait-il pas dès le début de leur correspondance que « le bonheur est une monstruosité ! punis sont ceux qui le cherchent. » (B. L.C., 8-9 août 46, p. 281).
8 On peut lire dans les dernières lettres de Du Camp à Louise les phrases suivantes : « il m’a dit en passant : tout est rompu et voilà tout », et plus tard : « dans sa lettre il ne parle pas de vous. »
(B. O.C., pp. 827-828).
9 Les « memoranda » de Louise Colet sont conservés au musée Calvet d’Avignon, sous les références Mss 6416 (et copies 6417). Bruneau en donne des extraits, O.C., Appendice II, pp. 807 à 815. Les lettres de Maxime Du Camp à Louise Colet sont également au musée Calvet (Mss 6108) ; cf. Bruneau O.C., Appendice III, pp. 817 à 830). Ce sont, en dehors des lettres de Flaubert, nos sources essentielles.
10 I. 114, L.C., 6 août 46. – B, p. 279.
11 B., L.C., 6-7 août 46, p. 279.
12 II. 194, L.C., 11 juin 47 – B., p. 456
13 I. 115, L. C., 9 août 46. –B, p. 281
14 15 juin 1847.
15 II. 185, L.C. (47 ?).
16 On retrouvera ce double mouvement à un autre propos, sa relation à l’argent ; par exemple : « Je soutiens que c’est un malheur immense… que d’être né dans la médiocrité avec des instincts de richesse (…). Je suis d’une cupidité excessive en même temps que je ne tiens à rien. » I., 144, L.C., 20 sept. 46 – B., p. 354.
17 I. 143, L.C., 18 sept 46.
18 III. 343, L.C. (19 sept. 52).
19 B., L.C., 13 août 46, p. 299.
20 B., L.C. (10 sept. 46), p. 334.
21 II.189, L.C. (20 mars 47). – B, p. 448.
22 Flaubert fait ici allusion à un épisode de son enfance qui l’avait beaucoup frappé (Sartre la relève à d’autres fins) : au cours d’une promenade à Rouen, le père de Flaubert avait laissé sa femme et ses enfants dans la rue pendant qu’il allait rendre une longue visite à une femme qu’il avait aimée à dix-sept ans.
23 I.152, L.C., 4 oct. 46 – B., p. 370.
24 B., p. 374.
25 Repris IV-612, E. Feydeau.
26 II.252, L.B., Syène, 13 mars 50. – B., p. 600.
27 B. L.C. (8 oct. 46), p. 380.
On peut alors se demander si ce ne fut pas la même chose avec Louise, en remarquant par exemple qu’il préfère lui écrire plutôt que la voir. Ce fut certainement en partie le cas, nous le verrons plus loin, mais il reste que son enthousiasme initial ne paraît pas être qu’artifice et que la façon dont ses romans « empruntent » à cette liaison (la « baisade » dans le fiacre de Madame Bovary, par exemple) contient une amertume qui n’aurait pas lieu d’être s’il n’avait pas été déçu par l’échec de cet amour.
28 On ne sait si les lettres de Louise Colet ont été détruites, et par qui (Bruneau, O.C., Préface XVIII, note 2). L’édition Bruneau en comporte trois, pp. 482, 781 et 784. Mais on peut avoir d’autres informations sur son comportement et ses sentiments grâce aux memoranda et par Du Camp, notamment, dans ses lettres à Louise (fonds Colet au musée Calvet).
29 I., 121, L.C., 23 août 46 – B., p. 310.
30 I.126, L.C. – B., p. 309.
Ajoutons que les noms qu’il leur donne comportent une ambiguïté curieuse puisqu’il appelle Louise « ma pauvre vieille » (B., p. 349) exactement comme sa mère (pp. 501, 514, 515, etc...).
31 Lettre de Du Camp à Louise (14 oct. 46) B., O.C., p. 817.
32 B. (3 janv. 47), p. 821.
33 B. (15 fév. 47), p. 825.
34 B. (3 janv. 47), p. 821.
35 Lettre de Maxime Du Camp à Flaubert, B., p. 800. Du Camp ajoute une pointe sur les qualités de la Muse : « elle m’a dit qu’elle (...) allait se mettre au travail. C’est fâcheux pour la littérature. »
36 Memento du 23 juin 51, B., p. 811.
37 I.149, L.C., 28 sept. 46 – B., p. 366.
38 B. (28 sept. 46), p. 367.
39 30 mars 57.
40 III. 378, L.C. (Pâques 53).
41 I. 137, L.C., 12 sept. 46 – B., p. 336.
42 S.I. 136, C. (fin mai 48). A noter que, quelques lignes avant cette phrase qui porte sur sa volupté de la page bien faite, il raconte à Maxime qu’il vient de se masturber !
43 II. 211, L.C. – B., p. 425.
44 « Un livre n’a jamais été pour moi qu’une manière de vivre dans un milieu quelconque », IV. 598, Mlle Leroyer de Chantepie, 26 déc. 58, p. 229. – Id. IV. 324, Sandeau – IV. 357, Chantepie. – IV. 359, Schlésinger, toutes à propos de Salammbô.
45 III. 446, L.C. (23 déc. 53).
46 III. 421, L.C. (août 53).
47 III. 435, L.C. (24 avril 53).
48 II. 318, L.C. (24 avril 52).
On pourrait également expliquer l’importance du plaisir qu’il prend à écrire par le fait que toute écriture est fondamentalement une absence de représentation et que par suite, l’investissement dont nous parlons se manifeste dans l’attention portée à l’organisation du texte ; cf. A. Green ; « En fin de compte, si l'écrivain exhibe quelque chose en écrivant, ce qu’il montrera ce sera tout juste l’écriture ; c’est-à-dire la spécificité littéraire. Il est donc partiellement juste de dire que l’écrivain ne montre rien par l’écriture ; en fait, il donne à voir sa construction d’écriture. » La Déliaison, in Littérature no 3, oct. 1971.
49 IV. 458, L.C. (fév. 54).
50 III. 357, L.C. (juil. 52).
51 Nous rejoignons ici en partie le « qui perd gagne » par lequel Sartre voit dans la « Chute » de 1844 et dans l’attitude postérieure de Flaubert un pari, une décision dotée d’une intentionalité claire. Pour notre part, nous trouvons bien une conduite d’échec – il serait difficile de ne pas la voir – mais nous n’y voyons que la reconnaissance d’un déplacement affectif dont nous cherchons les modalités.
52 II. 317, L.C. (15 avr. 52).
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014