La femme au bonnet phrygien, de la Commune au Centenaire (1871-1889)
p. 435-437
Texte intégral
1Le bonnet phrygien n’a pas été seulement la coiffure mise sur la tête de la femme représentée par les sculpteurs, les graveurs et les peintres. Il a été aussi un objet réel, en étoffe, porté de temps en temps par des êtres vivants, étoffe rouge, ou bleue, ornée d’une cocarde, ou non. Il a été enfin quelquefois un objet représenté mais seul – je veux dire sans tête... à l’intérieur (ce qui permet un graphisme plus simple et plus aisé à reproduire).
2Il y aurait donc trois histoires à suivre, celle de la femme à bonnet phrygien, celle du port réel du bonnet et celle du bonnet seul. Je n’ai étudié que la première, mais je n’ignore pas que les deux autres existent et mériteraient d’être parcourues un jour.
3Dans un livre ancien, Marianne au combat1, j’ai raconté comment le bonnet phrygien, attribut de la Liberté, était devenu peu à peu aussi celui de la République, puisque, en septembre 1792, la Convention, qui venait de proclamer la République, décidait que le nouveau sceau de l’État, remplaçant l’emblème royal, serait « une figure de la Liberté ». C’est par là que le bonnet phrygien est entré dans l’Histoire de France.
4Cela n’était pas à découvrir. J’ai en revanche beaucoup insisté sur ceci, qui était plus neuf. Le XIXe siècle a été parcouru, idéologiquement, par la querelle des deux Républiques. La bonne (si l’on se place du côté conservateur) est celle qui s’associe à Sagesse, Modération, Ordre, règne de la Loi, et la mauvaise, celle qui signifie Révolution, dynamisme et lutte, affinités avec le Peuple. Or cette dualité d’idées a souvent été traduite en dualité de représentations figurées : c’est à la République révolutionnaire que s’attache le plus souvent le bonnet phrygien, tandis que l’on affirme la République sage en la coiffant... autrement.
5Bien entendu, la Commune de Paris s’est faite sous le signe et avec les emblèmes de la République à bonnet phrygien, ce qui ne pouvait que renforcer en retour la volonté des fondateurs bourgeois et « opportunistes » (mot d’époque) de la Troisième République de refuser ce signe distinctif.
6La querelle du bonnet va donc connaître son plus haut degré d’acuité dans la période (1871-env. 1889) ici considérée.
7Je la raconte en détail au début de Marianne au pouvoir2.
8C’est là qu’on trouvera, si on le désire, les références précises pour ce qui suit.
9La Troisième République a commencé chaotiquement. Proclamée en pleine guerre le 4 septembre 1870. Consolidée par la nomination de Thiers à la Présidence en février 1871, mais en contrepartie de l’écrasement de la Commune. Menacée par « l’Ordre Moral ». Victorieuse enfin avec les lois de 1875, mais là encore en contrepartie d’une extrême modération. Les emblèmes officiels adoptés en urgence sont les emblèmes de type conservateur qu’avaient fait élaborer les gouvernements modérés de la Seconde République : le sceau dessiné par Barre (femme assise couronnée de rayons de soleil – c’est celui qu’on peut toujours voir en France sur les panonceaux de notaires), le timbre-poste dit « à la Cérès » (tête de femme couronnée d’épis de blé), les monnaies dues à Oudiné (République en femme coiffée de feuillage), etc.
10Mais bien vite surgit un problème, celui des bustes de la République, que les républicains veulent introduire dans les bâtiments publics pour remplacer les bustes de Napoléon III.
11Beaucoup de ces bustes représentent une femme à bonnet phrygien, et sont l’objet de la part du pouvoir d’une opposition catégorique. De là une multitude de conflits et d’incidents (multitude : il y a alors en France quelque quatre-vingts préfectures et quelque trente-six mille mairies !).
12C’est parfois une affaire de gouvernement : en 1872, Thiers, président de la République, doit mettre tout le poids de son autorité pour empêcher le Conseil général de l’Hérault d’introduire une République à bonnet dans la salle de réunion de la préfecture de Montpellier. Cette répulsion est partagée par les opportunistes ; en 1879 encore, le célèbre Paul Bert, ami de Gambetta qui le fera ministre en 1881, farouche anticlérical, écrira à un de ses amis sculpteur qui fabriquait des bustes républicains : « Je n’aime pas vos emblèmes. Surtout, pas le bonnet phrygien ! ». Or, le curieux de cette histoire c’est que le bonnet phrygien va, en une quinzaine d’années, gagner la bataille.
13Dans les mairies, les bustes de République que l’on installe librement après 1880 sont le plus souvent du modèle à bonnet, et les gouvernements laissent faire.
14Dans les statues ou bustes érigés en place publique en hommage à la Révolution autour de 1889 (le Centenaire !, la plupart des modèles sont à bonnet phrygien.
15Enfin, en 1895, les nouveaux types allégoriques de la République, choisis pour les pièces de monnaies et pour les timbres-poste, sont des femmes à bonnet phrygien.
16L’emblème jadis séditieux s’est tranquillement imposé. La République « bourgeoise » n’était pas pour autant devenue très radicale. Était-elle machiavélique ? et faut-il admettre que des politiciens opportunistes ont cédé dans une assez anodine bataille de symboles pour n’avoir pas à faire, quant au fond, des concessions plus importantes ?
17Ou, plus simplement, ne se rendait-on pas à l’évidence historique ? le bonnet phrygien évoque d’abord la naissance de la République en 1792. Et si l’on admet que la République est fille de la Révolution française, on peut difficilement tenir à l’écart le premier emblème qui ait matérialisé cette filiation.
18Vers 1890, il est donc admis que la République française a pour symbole le plus familier une femme à bonnet phrygien.
19Ici, une hypothèse nous paraît s’imposer, par sa logique, et par la concordance d’époque. Depuis les années 70, Auguste Bartholdi, sculpteur à succès, et républicain modéré, travaillait à la statue de la Liberté éclairant le Monde, qui fut achevée à Paris en 1884, démontée, transportée, remontée en Amérique, et enfin dressée dans la baie de New York en octobre 1886. Lui aussi avait refusé de coiffer la Liberté de son bonnet, pourtant de rigueur dans les codes iconologiques, et lui avait imposé la coiffure à rayons de soleil. Intéressante coïncidence, déjà ! Mais son monument eut très vite un immense succès de notoriété et de popularité. Bien vite s’imposa à la culture commune l’association qui nous est toujours familière (et que les agences de publicité savent utiliser) entre l’idée de Liberté et l’image d’une grande femme coiffée de rayons et brandissant un flambeau. On peut alors se demander si, en dissociant ainsi l’idée de liberté de l’emblématique bonnet phrygien, Bartholdi n’allait pas involontairement favoriser la nouvelle conjonction entre cet emblème et l’idée de République, et même de République française.
20Car les symboles ne sont pas les éléments d’un vocabulaire stable. Ils évoluent avec l’histoire globale.
21Ainsi naturalisé français, le bonnet phrygien allait connaître d’autres avatars.
22Sous la Troisième République (1870-1940), il est de plus en plus usuel pour coiffer la femme-République, et, désormais, quelle qu’elle soit, « bonne » ou « mauvaise », aimée ou détestée. Le bien ou le mal s’expriment désormais, et notamment dans l’art de la caricature, par la beauté ou la laideur. L’artiste qui veut faire respecter la République lui donne une forme attirante, celui qui attaque le régime l’enlaidit (type de la « mégère », ou type de la vieille embourgeoisée, emperlée mais obèse, ou type de la servante avec tablier de « cuisine » et « casseroles »).
23Mais deux nouveautés apparaissent avant la fin du XIXe siècle.
24D’une part, la République étant le gouvernement de la France, le bonnet phrygien va tendre à devenir un attribut de la Nation France, de la France représentée comme telle. On commence à en voir ainsi sur la tête d’allégories de la Patrie dans des monuments aux morts de la guerre 1870-71 ; à en voir sur des figures désignant la France dans la caricature étrangère (allemande, italienne, britannique, etc.) ; à en voir même dans la caricature française sur des thèmes de politique extérieure.
25D’autre part, cependant, le mouvement ouvrier et socialiste français se constituait. Il se sentait en continuité, à la fois sociologique et sentimentale, avec tout le mouvement populaire qui avait donné à la lutte républicaine du XIXe siècle ses plus nombreux combattants. En vertu de quoi, il revendiqua longtemps la femme à bonnet phrygien comme un symbole légitime de la lutte populaire devenue désormais socialiste.
26On sait, pour s’en tenir à cet exemple célèbre, la présence de l’allégorie féminine à bonnet rouge dans l’œuvre ardente de Steinlen. Citons sa « Libératrice », thème plusieurs fois traité (ill. 515, 516 et 517), notamment dans une grande fresque qui décore une salle de conférences de la Bourse du Travail de Paris3.
27Bref, il est impossible de ne pas reconnaître que la femme au bonnet phrygien peut signifier tantôt la République (comme forme et idéal politiques opposés à la monarchie ou à la dictature), tantôt la France (en tant que distincte et rivale de l’Allemagne ou de l’Angleterre), tantôt la Révolution (en tant que volonté de lutte contre le vieux monde et les injustices).
28Seul, le contexte de la représentation, le sens de l’œuvre où elle est incluse, permettent de l’identifier.
29La caricature fin de siècle fourmillera ainsi de « Mariannes » diverses et antagonistes.
30Cette polysémie est le reflet et le résultat d’une histoire française spécialement complexe. Elle peut d’autre part avoir pour conséquence un affaiblissement du sens. Un symbole qui dit trop de choses n’en dit plus aucune de façon forte, et il glisse fatalement vers une banalisation familière et, à la limite, irrespectueuse. Dans cette fin du XXe siècle, où nous sommes, le bonnet de Marianne tend à devenir une sorte d’Oscar de la célébrité pour vedettes féminines des arts du spectacle et de la communication.
31Mais ceci est une autre histoire.
Notes de bas de page
1 Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1780 à 1880, Flammarion, 1979.
2 Marianne au pouvoir, l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Flammarion, 1989.
3 D’origine suisse, le peintre, dessinateur, graveur et affichiste Théophile Alexandre Steinlen (1859-1923) a commencé sa carrière parisienne dans les journaux publiés par les cabarets montmartrois, Le Chat Noir (de Salis) et le Mirliton (de Bruant). Il a ensuite collaboré au Gil Blas, au Chambard socialiste, au Rire, à L’Assiette au beurre, etc Illustrateur de Zola, de Courteline, de Jehan Rictus, ou de Iules Renard, il milita sans relâche contre l’injustice, la misère la guerre, la bêtise.
Auteur
Collège de France
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014