Du nouveau en vue ?
p. 404-415
Texte intégral
1Avec l’effondrement de l’Empire, l’avancée des armées prussiennes sur la capitale française, la proclamation de la République à Paris le 4 septembre 1870, le journalisme satirique imagé reconquiert son champ d’action originel : la rue. La feuille volante domine par rapport à la caricature incluse dans un journal. Parmi les quelque 4 000 publications parues entre septembre 1870 et l’écrasement de la Commune, fin mai 18711, de nombreuses feuilles volantes ont pu atteindre le tirage-record de 50 000 exemplaires. Ce qui rend difficiles la définition et l’exploitation systématique de la discursivité à l’œuvre dans cette presse satirique, c’est le fait que peu de ces dessins sont datés. Un bon moyen de datation serait la date même de l’événement représenté, si l’on ne savait qu’un regard rétrospectif répercute inévitablement sur l’événement passé dont il prétend faire le bilan historique sa propre position dans la successivité du discours iconographique. Mais on peut aussi, pour classer chronologiquement les dessins sans date, prendre ses repères dans des périodiques illustrés tels que L’Illustration, L’Univers illustré et Le Monde illustré, ou dans des journaux satiriques tels que Le Charivari et La Charge2, ou encore dans la série Actualités Grognet, laquelle, dans une suite de 87 dessins (signés, entre autres, par Baudet, Dutasta, Vidal, Faustin, De la Tremblaye, Renaux, Bar, Rosambeau, Corseaux et Fréville), contribue à constituer l’opinion plébéienne par ses commentaires de toute cette période.
2Les thèmes importants qui, par leurs liens avec les événements, permettent de situer la parution, sont la capitulation de Sedan, le 2 septembre 1870, et les soulèvements populaires en faveur du rétablissement de la République. Pour les satiristes, ces événements sont naturellement l’occasion de régler leurs comptes avec le régime déchu. Leur discours en images ne se borne pas à évoquer les vingt années de règne dictatorial, il dénonce aussi le maintien de l’appareil militaire et administratif bonapartiste et la persistance de certaines visées de restauration de l’Empire. Les menaces réitérées de Bismarck en ce sens, les proclamations de Napoléon III, qui se prétend toujours le représentant légitime de la nation française, en confirment l’actualité. Ce n’est qu’après que l’Assemblée nationale a confirmé l’abdication de Napoléon III, le 1er mars 1871, et rendu l’ex-empereur responsable de l’invasion prussienne et de l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine par la Prusse, que ces sujets passent à l’arrière-plan. Un deuxième thème est lié à la défense nationale objectif déclaré du gouvernement provisoire constitué le 4 septembre. Dans les caricatures, la Prusse apparaît comme l’agresseur. Cependant, le discours satirique est beaucoup plus complexe : la défense nationale est un mandat imposé par le peuple au gouvernement ; elle ne comprend pas seulement la défense de l’intégrité territoriale, mais aussi la constitution d’un État républicain démocratique. L’iconographie satirique pointe la contradiction entre le programme démocratique et patriotique du mouvement populaire, et la volonté commune des républicains bourgeois et des royalistes de maintenir le statu guo social. Le discours satirique veille ainsi à ce qu’aucun des deux volets de ce mandat ne soit négligé. Ce troisième centre thématique connaît son apogée après l’armistice du 18 janvier et les élections du 8 février 1871, qui donnent au gouvernement de Thiers une Chambre majoritairement royaliste. L’impuissance du gouvernement à désarmer Paris au cours de la nuit du 17 au 18 mars 1871, sa fuite à Versailles, le deuxième siège et le bombardement de Paris par les troupes versaillaises, tout ceci forme un quatrième centre thématique : la défense et la justification de la Commune de Paris. L’iconographie satirique intègre dès lors de plus en plus souvent des revendications sociales dans l’argumentation politique.
3Tous ces centres thématiques doivent être complétés par un autre élément : la caricature anticommunarde. Par ses modalités d’expression comme par sa fonction, elle se différencie de manière fondamentale du discours satirique présenté jusqu’ici. La satire ouvertement anticommunarde naît après l’écrasement de la Commune de Paris dans le contexte de répression et de réorganisation politiques de l’ensemble de la France. Ce discours satirique ne fait plus corps avec un mouvement populaire révolutionnaire, il n’est plus un moyen d’intervention d’une opinion politique, mais bien plus un discours de légitimation de la république royaliste en place depuis juillet 1871, un regard en arrière qui se veut satirique sur un événement déjà férocement réprimé par la police et l’armée3. La plus grande partie des caricatures anticommunardes est parue en série sous forme d’albums : La Communardiana de Demare (sous le pseudonyme de Nix), Les Folies de la Commune de Cham, L’Agonie de la Commune de Marcilly, les Souvenirs de la Commune de Schérer, la série Les Communards de Renaux (sous le pseudonyme de Marcia), la série Les Communeux de Nérac, la série Les Communeux de Paris 1871 de Bertall à partir de juillet 1871, Paris sous la Commune de Dubois, etc. De nombreux artistes avaient fui en exil après la chute de la Commune, et s’étaient attachés à la réhabiliter4. Le discours anticommunard est-il une réponse à cette presse d’exilés ? Quel rôle y jouent les mesures de la censure prises par la Commune, la loi sur la presse promulguée par Versailles le 15 avril 1871 et interdisant les caricatures politiques, l’état de siège en vigueur sur une grande partie de la France jusqu’en 1873, sur Paris et d’autres grandes villes jusqu’en 1876 ? Que nous révèle le fait que ce discours anticommunard soit tenu par des dessinateurs qui s’étaient opposés au gouvernement provisoire, aux « ruraux » de l’Assemblée nationale, au pouvoir exécutif de Thiers, et qui, une fois la Commune défaite, dessinent sous pseudonyme (par exemple Renaux, alias Marcia) ? La discursivité du langage satirique imagé repose-t-elle sur des facteurs externes qui réduiraient l’importance de l’engagement subjectif de l’artiste ?
4La complexité du discours anticommunard, ses refoulements, ses fantasmes et ses perspectives, est illustrée par deux caricatures de Marcia parues après l’écrasement de la Commune.
5Dans « Le Départ de la Commune » (ill. 475), la Commune est mise en scène comme une destinée mortifère, et la reconquête de Paris par les troupes versaillaises est donc vue dans une perspective eschatologique. La Commune est représentée comme un squelette juché sur un canasson étique, brandissant d’une main un drapeau rouge de sang et de l’autre une torche ; à l’arrière-plan, le ciel sombre n’est éclairé que par les flammes qui embrasent Paris. Toute référence à la réalité historique est éliminée au profit d’une diabolisation fantasmatique. Marcia n’est pas le seul à s’inspirer de l’Apocalypse :
« Une folie incomparable dans l’histoire, un crime inouï ! Ni Babylone, ni ses filles, ni la vieille Sodome, ni la vieille Gommorhe n’ont ainsi péri de leurs propres mains. Pluie de feu, pluie de soufre, averses de feu liquide, trombes de fer brûlant. Le ciel était serein, Dieu n’a pas élevé la voix. »
6Cette complainte pathétique de Louis Veuillot5 pourrait servir de sous-titre à l’évocation du sanglant mois de mai par Marcia. Une analyse des prises de position de l’intelligentsia de l’époque, telle que Lidsky la mène, montre dans quelle mesure ce point de vue était répandu. La Commune en tant que dernier maillon d’une chaîne d’actes attentatoires à l’ordre « voulu par Dieu » ou à l’ordre « naturel », voilà comment de nombreux artistes et intellectuels réinterprètent les chocs que la Révolution de 1789, les soulèvements du XIXe siècle et l’industrialisation de la société française ont assénés à la société traditionnelle. Le prolétaire qui vient de se soulever remet en cause un asservissement pluriséculaire ; non « domestiqué », il devient le personnage sur lequel se projettent des peurs profondes : c’est un barbare, un monstre des temps modernes :
« Il y a sous toutes les grandes villes des fosses aux lions, des cavernes fermées d’épais barreaux où l’on parque les bêtes puantes, les bêtes venimeuses, toutes perversités réfractaires que la civilisation n’a pu apprivoiser, ceux qui aiment le sang, ceux que l’incendie amuse comme un feu d’artifice, ceux que le vol délecte, ceux pour qui l’attentat à la pudeur représente l’amour, tous les monstres du cœur, tous les difformes de l’âme ; population immonde, inconnue au jour, et qui grouille sinistrement dans les profondeurs des ténèbres souterraines. Un jour, il advient ceci que le belluaire distrait oublie ses clefs aux portes de la ménagerie, et les animaux féroces se répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages. Des cages ouvertes s’élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune6. »
7Ce n’est pas un hasard si la mort brandissant sa torche est identifiée dans la caricature de Marcia à la pétroleuse. La communarde, qui a participé activement aux événements révolutionnaires et qui, dans le même temps, a combattu pour libérer son sexe des contraintes patriarcales, devient le support favori d’une relation, dominée par l’angoisse, avec la nature refoulée. La seconde caricature de Marcia (ill. 476) peut être lue comme un complément et un commentaire de celle-ci. Au centre, se dresse une Marianne ambivalente, qui, vu l’absence des attributs qui pourraient lever l’ambiguïté, peut aussi bien représenter la République que la Nation. Dans sa main droite, un épi de blé, dans sa main gauche, un drapeau avec l’inscription de l’année : 1871. Elle est flanquée des représentations allégoriques des classes laborieuses : à droite, le paysan, à gauche, le forgeron, tous deux accoudés à des autels. L’avenir heureux qu’évoque le soleil resplendissant est lié à une formule enroulée sur un globe : « le travail c’est la liberté ». Le libre épanouissement des forces productives (agriculture et industrie) est présenté comme participant d’un ordre cosmologique (figuré par le soleil et le globe terrestre). Le paysan et l’ouvrier sont considérés comme les instruments du progrès. L’opposition travail/capital, en somme, est occultée.
8Cette image pieuse appelle les classes laborieuses à procéder à leur propre mise sous tutelle et à célébrer leur asservissement. La liberté est ainsi dépouillée de sa connotation républicaine et se réduit au discours idéologique d’un travail « libre » – c’est-à-dire non soumis à un contrôle social. Les leçons que le peuple a tirées de son expérience depuis la Révolution française sont ainsi refoulées, notamment cette leçon que la libération politique est la condition préalable à une émancipation sociale et au maintien de la promesse de fraternité. Mais ce qui est refoulé avant tout, c’est l’espoir, porté par la Commune, d’une « république sociale ». La diabolisation et l’idyllisation apparaissent comme des méthodes complémentaires, qui servent à détruire et à refouler les souvenirs. Que Marcia ait tout d’abord publié des caricatures contre Napoléon III, voire contre Thiers et contre l’Assemblée rurale de Bordeaux, n’est qu’une contradiction apparente : confrontés à la « provocation » de la Commune, les classes dirigeantes oublient leurs divergences. Marcia dresse ainsi le programme de la Troisième République, baptisée dans le sang de la Commune : mise sous tutelle politique du peuple, réconciliation de la bourgeoisie avec les fractions monarchistes pour le maintien d’un pouvoir commun et des privilèges.
9Ce procédé de diabolisation peut remplir une autre fonction dans le discours satirique imagé, comme en témoigne la caricature de Faustin intitulée « la Mare au Diable » (ill. 477). Ici, Guillaume Ier, en chevalier de l’Apocalypse armé d’une faux – celle de la restauration de la monarchie-, est désigné comme une menace mortelle pour la République. Parmi les grenouilles, on reconnaît les prétendants : le prince de Joinville, le comte de Paris, le duc de Chartres et l’ex-empereur. La caricature peut être datée de novembre 1870, alors qu’on connaissait déjà l’intention de Bismarck de rétablir par la force l’ordre monarchique en France. Tout comme chez Edmond Guillaume qui, dans une série de quatre dessins portant le titre Les Génies de la Mort7, représenta Pie IX, Bismarck, Napoléon III et Guillaume Ier sous les traits de vampires, la diabolisation sert à conforter la perception, étayée sur l’analyse historique, de la situation politique au terme de laquelle la France va être, avec l’accord de la Prusse, livrée aux partisans d’une nouvelle restauration. Le point de vue ici n’est pas celui de la résignation, mais bien plutôt celui d’une opposition politique résolue, enracinée dans une pratique et fondée sur une claire conscience de l’Histoire.
10La comparaison entre Marcia (ill. 475) et Faustin (ill. 477) montre comment le même procédé esthétique, l’amplification mythique d’un événement accompli chez l’un et celle d’une situation encore actuelle chez l’autre, peut correspondre à des usages politiques différents. D’autres caricatures mettent en œuvre un autre procédé, caractéristique du discours iconographique satirique de cette période : l’amplification historique des événements actuels.
11L’éditorial de Pierre Véron, dans Le Charivari du 6 septembre 1870, met en parallèle l’année révolutionnaire de 1792 et la situation historique et politique de septembre 1870 : « Que 1870 donne dans l’histoire la main à 1792 ! ». Comme le prouve le Bulletin Politique rédigé régulièrement par Véron dans Le Charivari, il s’agit de rallier les forces révolutionnaires au gouvernement provisoire de « défense nationale », de créer une unité politique en faisant appel au patriotisme national. L’actualisation émotionnelle d’une double blessure de la fierté nationale – Waterloo et Sedan – sert cette volonté d’unification politique, au même titre que l’évocation du spectre de la guerre civile qui livrerait la France à la Prusse. Dans ses dessins, Cham adhère à ce discours. Daumier, lui, s’y oppose. Le 31 octobre 1870 il publie dans Le Charivari une caricature (ill. 478) qui tire argument de deux séries d’événements : d’une part, comme le souligne l’inscription « Musée des Souverains », elle montre l’écroulement des régimes dynastiques successifs, représentés par leurs symboles spécifiques : le régime bonapartiste en 1815 (représenté par le chapeau de Napoléon), le régime des Bourbons en 1830 (représenté par le lys), le régime orléaniste en 1848 (représenté par le parapluie et la poire), et enfin le deuxième régime bonapartiste en 1870 (représenté par l’aigle embroché). D’autre part, l’image du garde national demandant : « À qui le tour ? », permet de prendre pour cible le gouvernement provisoire de défense nationale, qui dès cette époque négocie avec la Prusse pour obtenir un armistice tout en cherchant à instaurer, par le moyen d’une « nouvelle dynastie » une république bourgeoise et tricolore, hostile aux mouvements populaires. Même si Daumier, au moment où il réalise ce dessin, ne pouvait pas connaître le soulèvement de Paris contre le gouvernement provisoire (le 31 octobre, le jour même de la parution du dessin), il imagine le mécontentement du peuple devant ces perspectives. Bien plus, sa satire est un avertissement qui s’appuie sur l’histoire, comme le montre une feuille volante de Pilotell parue dans la série Croquis révolutionnaires, et contemporaine de la caricature de Daumier (ill. 479). Ici aussi, le rappel du passé permet d’éclairer la situation actuelle : le coup d’État du 2 décembre de Louis-Napoléon Bonaparte renvoie au coup d’État du 18 brumaire de Bonaparte, et l’image rappelle aussi comment la monarchie de Juillet a confisqué la révolution de 1830 avec l’aide de la bourgeoisie financière. Cette suite d’événements historiques doit être un avertissement face à l’alliance possible des bonapartistes, des orléanistes et des républicains bourgeois, dont l’intérêt commun est de désarmer le peuple : l’image montre ainsi que la défense de la Nation va de pair avec la défense de la République. Début mars 1871, après la capitulation forcée et l’occupation de Paris par les troupes prussiennes, Pilotell use à son tour d’un rappel historique – l’évocation des soulèvements populaires et révolutionnaires de juillet 1830, de février 1848 et de septembre 1870 – pour lancer cet avertissement : « Qui s’y frotte s’y pique » (ill. 480). Le drapeau rouge, symbole de la république sociale, est en berne ; il porte l’inscription « la République ou la mort ».
12La Commune reproduit en grand l’expérience des journées de juin 1848 : de nouveau, les classes et les couches de la société française se trouvent face à face, dans un combat dramatique où se décident l’organisation de la vie sociale et la gestion du pouvoir politique. De nouveau, l’intelligentsia doit choisir son camp, trancher entre la république bourgeoise et la république sociale, et définir ainsi son propre statut social. L’histoire individuelle se fond dans l’histoire collective :
« Allons ! C’est la Révolution ! La voilà donc, la minute espérée et attendue depuis la première cruauté du père, depuis la première gifle du cuistre, depuis le premier jour passé sans pain, depuis la première nuit passée sans logis — voilà la revanche du collège, de la misère, et de Décembre ! »
13C’est ainsi que Jules Vallès exprime dans L’Insurgé son enthousiasme face au soulèvement du 18 mars 1871 : pour lui, la Commune est l’accomplissement des efforts individuels et collectifs vers l’autonomie et la liberté. Une lithographie de Mathis, publiée le 26 mars 1871, donc juste après la proclamation de la Commune de Paris (ill. 498), montre la détermination politique et la conscience historique du Paris révolutionnaire. Le peuple, symbolisé par la Marianne révolutionnaire allégorie de la Commune-, s’est levé après une longue période d’oppression. La monarchie de Juillet, représentée sous les traits de Louis-Philippe, est abattue par le peuple au cours de la révolution de février 1848. De nouveau asservie au cours du Second Empire8, la République se redresse après la chute de Napoléon III, mais la bourgeoisie, représentée par Thiers, pèse encore sur les épaules du peuple et le tient enchaîné. La poire (symbole de la monarchie de Juillet) qui glisse des mains de Thiers montre que les plans qu’il avait échafaudés pour restaurer la monarchie échouent avec la proclamation de la Commune. Ces reviviscences successives de Marianne, ainsi que la dynamique qui la porte à se libérer, l’un après l’autre, de ses oppresseurs, expriment la conviction que l’on a pu renouer le fil avec les antécédents révolutionnaires. C’est une façon, aussi, d’indiquer des raisons de croire en l’avenir.
14L’avertissement donné par Daumier le 31 octobre 1870 au Gouvernement provisoire de défense nationale (ill. 478) et son opposition à la ligne politique officielle du Charivari sont-ils remis en ordre satiriquement par Cham le 18 novembre 1870 ? En employant une légende presque identique à celle de Daumier (« À qui le tour maintenant ? »), Cham met en scène un soldat prussien armé d’un sabre sanglant qui fait reculer de terreur les nations européennes que l’on voit en arrière-plan : l’Autriche, la Russie, l’Angleterre et l’Italie. La nation en danger face à la menace prussienne est un thème employé quotidiennement par Le Charivari. La controverse entre Cham et Daumier serait d’autant plus intéressante à analyser que Le Charivari édite au début de mars 1871 un Album du siège composé des caricatures de Cham et de Daumier qu’il a publiées précédemment. Trois mois plus tard, Le Charivari commence à publier la série de Cham Les Folies de la Commune, éditée plus tard sous forme d’album. On peut ainsi se demander dans quelle mesure l’élimination des problèmes sociaux et des revendications sociales est inhérente au discours républicain entre septembre 1870 et mars 1871, tel qu’il transparaît dans l’engagement national et patriotique de l’iconographie satirique, et comment cette élimination prépare le chemin à un discours anticommunard.
15Tout autre est le langage utilisé par Daumier. La force analytique de ses caricatures et l’historisation précise des événements actuels débouchent sur la perspective d’un avenir meilleur sur le plan social et politique. On peut remarquer que Daumier renonce largement aux images politiquement codées que sont le bonnet phrygien, le drapeau, ou la République. Il utilise les moyens les plus simples pour condenser en messages politiques les expériences quotidiennes9, et il concentre son regard sur la guerre et les dévastations engendrées par le bonapartisme. Ce n’est pas l’amertume qui s’exprime dans ses images, mais une confrontation impitoyable entre la cause et ses effets. Le 22 septembre 1870, Le Charivari publie une caricature (ill. 481) qui montre, sur fond de paysage vide, une tour fortifiée au-dessus de laquelle trône un casque prussien. L’argumentation de Daumier se développe en trois temps. C’est d’abord l’inscription « Capitulation de Sedan » qui met l’Empire au pilori. Mais la tour fortifiée symbolise aussi la capitale, assiégée par la Prusse depuis le 19 septembre, et, de manière plus générale, compte tenu de l’emploi que fait Daumier de l’allégorie, la France. Le message est clair : c’est le bonapartisme qui est coupable de l’oppression prussienne subie par la France. En même temps, la légende cite ironiquement un slogan de l’Empire : maintes fois- et en particulier au début de l’année 1870- Napoléon III a affirmé qu’après avoir stabilisé son pouvoir, il allait, pour « couronner l’édifice » fondé en 1852, accorder la liberté. L’image montre qu’en réalité, c’est l’inverse qui s’est produit : le « couronnement de l’édifice », c’est la suppression des libertés et l’asservissement de la nation au militarisme prussien. Bien que témoignant d’une analyse politique sérieuse, le dessin reste drôle : la porte de la Tour évoque l’image d’un piège à rat, et Napoléon, si grand qu’il s’imagine, est tombé, tout petit qu’il est, dans le piège des Prussiens. Daumier reprend en décembre 1870 et en janvier 187110 le thème de la croissance de la puissance prussienne, et prépare ainsi, de manière satirique, le couronnement de l’empereur prussien.
16Après la capitulation forcée et avant les élections à l’Assemblée nationale, Daumier rappelle les étapes qui ont mené à l’instauration de l’Empire, en particulier le vote du 10 décembre 1848, parachevé par le coup d’État du 2 décembre 1851, et les oui des plébiscites qui ont conforté le régime. La caricature que Le Charivari publie le 9 février 1871 (ill. 482) en rappelle les conséquences funestes de manière impitoyable. Elle n’autorise pas ce confort que peut procurer une certaine distance par rapport à l’événement, mais oblige, bien au contraire, à en assumer la responsabilité dans toute son actualité qui perdure. Conscient de la prégnance des « idées napoléoniennes », en particulier à la campagne11 Daumier voudrait empêcher que l’Assemblée nationale ne devienne une « Assemblée de ruraux », qui tolérerait un nouveau despotisme pour assurer l’ordre bourgeois. À peine deux mois plus tard, le 1er avril 1871, Daumier remet en image le même thème de la responsabilité collective, afin de provoquer une réaction de ses lecteurs (ill. 483). Avec l’aide de la Prusse, l’Assemblée des ruraux a levé une armée qui expose Paris à un deuxième siège, et qui commence le 2 avril à bombarder les faubourgs : les dévastations de cette deuxième guerre rappellent celles de la première, tout comme les oui au bonapartisme annonçaient les oui aux ruraux. Le bombardement et l’incendie qui ont ravagé sa ferme contraignent le paysan à douter de l’inviolabilité de sa sacrosainte propriété. Il a voté pour la restauration d’un ordre ancien qui fait maintenant sa ruine.
17La ratification du traité de Paix par l’Assemblée nationale à Bordeaux, le 1er mars 1871, sonna le rétablissement de l’ordre ancien. Après un siège de cinq mois, après les bombardements, la famine, les maladies et la mort qui ont sévi à Paris, l’Assemblée nationale décide, le 10 mars, conformément à la loi promulguée par le ministre de la Justice Dufaure, de faire payer à tout locataire parisien, le 1er avril 1871, six mois de loyer (alors que le recouvrement des sommes dues avait été repoussé pendant le siège de trimestre en trimestre). Cette mesure prise par les ruraux, parmi lesquels se trouvaient de nombreux propriétaires, précipite non seulement la population ouvrière de Paris dans la misère, mais enlève aussi à de très nombreux petits artisans leurs moyens d’existence. Le 29 mars 1871, la Commune de Paris vote un décret selon lequel le paiement des loyers pour les termes d’octobre 1870, de janvier et d’avril 1871 n’est pas dû, parce que la propriété aussi doit faire des sacrifices pour le pays. Le 3 avril, Daumier met face à face l’ordre ancien et le nouveau : dans Le Charivari paraît en pages intérieures une double image intitulée « Question des loyers » (ill. 484). La page droite, qui attire l’œil en premier, représente une séance de tribunal. Un locataire qui ne sait à quel saint se vouer essaye, face au parti des propriétaires, de faire valoir son droit. Selon Dufaure, ce sont les propriétaires qui sont dans leur droit et qui ont la loi de leur côté : la perspective qui va d’en haut (à droite) vers le bas (à gauche) souligne les rapports hiérarchiques, et la légende ironise : « Projet Dufaure. Arbitrage amiable ». Sur la page de gauche, le dessin reprend le mouvement de perspective qui mène du haut (à droite) vers le bas (à gauche) : des factures de loyer pleuvent sur les Parisiens. Cependant, ce mouvement d’affirmation des droits des propriétaires est arrêté par un bras qui tient une éponge et efface sur une table les quittances de loyer : « Décret de la Commune. Liquidation générale ». La Commune décide d’un acte politique en faveur du droit social, et Versailles cherche, conformément au droit formel, à entraver l’application de cette loi sociale. Le dessin de Daumier met, littéralement, le nouveau en vue : la vivacité visuellement rendue de ce coup de patte symbolise la force subite du pouvoir qui vient d’interrompre le cours de l’ordre ancien, fondé sur des lois dictées par la Propriété. L’opposition entre les deux dessins met face à face le pouvoir politique institutionnalisé (la juridiction comme institution, l’administration juridique hiérarchisée) et le pouvoir direct exercé par le peuple et symbolisé par le bras qui intervient directement ; la simplification artistique opérée par Daumier va de pair avec la simplification de l’organisation politique, passée de la démocratie représentative à la démocratie directe. Dans un autre contexte historique et avec d’autres visées politiques, mais également dans une situation révolutionnaire décisive, le bras du peuple, expression de la rupture, s’oppose au pouvoir politique : dans une gravure réalisée par Villeneuve en 1793 (ill. 485), un bras brise un mur et écrit sur la pierre, au-dessus du roi, le jugement de Dieu. Vox populi, vox Dei : en 1793, le bras du peuple a encore besoin de légitimer ses actes par l’intervention divine. Daumier connaissait-il cette gravure et lui a-t-elle servi de modèle ? Chez lui la force démocratique du bras populaire trouve sa légitimité en elle-même.
18V. E./R. R.
Notes de bas de page
1 Berleux 1890 et Ducatel 1873 offrent un large aperçu sur cette période ; voir aussi d’autres détails dans le catalogue Stuttgart 1976 et Reshef 1984.
2 Qui publie 17 numéros supplémentaires de septembre 1870 à mars 1871.
3 À propos du renforcement de la censure et des lois contre la presse promulguées à Versailles par l’Assemblée nationale, voir Goldstein, Censorship, 1989, chapitre 6.
4 Par exemple Pilotell dans son album Avant, pendant et après la Commune paru en 1879 à Londres ; Gaillard Fils et ses Souvenirs de 1871 parus également pendant sa période d’exil de 1882 à 1885.
5 Paris brûlé, 25 mai 1871, cité d’après Paul Lidsky, Les Écrivains contre la Commune, Paris, 1982, p. 73.
6 Théophile Gautier, Tableaux du siège, Paris 1870-1871, cité par Lidsky, 1982, p. 46.
7 Dessins reproduits chez Feld, 1970, p. 41, 48, 52, 53.
8 On voit Napoléon III opprimant le peuple et le menaçant de son poignard, tandis que l’aigle napoléonien se bat contre le coq gaulois.
9 Voir par exemple « Histoire d’un règne » (12 septembre 1870), « L’Empire c’est la paix » (19 octobre 1870), « Square Napoléon » (28 novembre 1870), « Un paysage en 1870 » (10 décembre 1870), « Épouvantée de l’héritage » (11 janvier 1871), tous parus dans Le Charivari.
10 Par exemple avec sa satire de « L’Unité allemande » du 23 décembre 1870.
11 À propos des « idées napoléoniennes », voir Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1852.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014