L’aventure de l’unité nationale dans la satire illustrée italienne : le cadre européen de la caricature
p. 395-402
Texte intégral
1Mon approche repose sur une analyse sémiotique des images autant que des légendes – que celles-ci anticipent sur celles-là, qu’elles les commentent à l’intérieur du même cadre temporel, ou bien encore qu’elles se bornent à les résumer. La sémantique des images tendant naturellement à s’affaiblir avec le temps qui passe, j’essaierai de la régénérer par le rappel des circonstances historiques qui l’ont provoquée. Pareille tentative requiert la connaissance des faits de discours autant que celle des référents caricaturés, des symboles et des emblèmes dans leur historicité. Car le surplus de sens que produit la satire imagée demande une double attention : attention à l’image, disons, archétypale, et attention à sa transformation par la caricature ; attention au référent original, et attention à la déformation idéologique que constitue la caricature qui l’interprète. Les éléments langagiers qui accompagnent l’image caricaturale peuvent tantôt signifier de façon tout à fait autonome, tantôt entrer dans une relation de complémentarité avec le discours iconographique, tantôt avoir une fonction dont on ne découvre qu’après coup la nécessité pour la compréhension synthétique du message caricatural. Un jeu intertextuel s’établit ainsi entre texte iconique et texte langagier, mais aussi entre ce texte langagier-ci, auquel on a affaire, et d’autres textes langagiers qu’il convoque. C’est une démarche archéologique que de reconstituer de la sorte une lecture aussi proche que possible de la lecture que faisaient, de la caricature considérée, ses contemporains. Mais c’est cette démarche qui est opératoire sur le satirique napolitain L’Arlecchino, dont j’ai extrait, dans la période 1860-1861, un corpus relativement cohérent.
2M’aidant des réflexions d’E. Gombrich1, je m’efforcerai de repérer dans ce corpus les éléments et procédés suivants, que j’énumère par ordre d’importance :
- les traits saillants et les déformations allusivement transparentes (qui mettent en jeu un rapport visibilité/lisibilité/historicité) ;
- les contrastes fortement accentués (qui produisent un effet de densité sémiotique) ;
- le procédé de la répétition sérielle et paradigmatique ;
- les métaphores qui exploitent des comparaisons avec la nature ou des traits de physionomie ;
- l’utilisation d’un bestiaire symbolique.
3Après avoir évoqué le référent historique des années 1860-1861, j’appliquerai donc point par point ce schéma d’analyse, sans toutefois m’astreindre à en respecter l’ordre.
Panorama des journaux humoristiques italiens à l’époque du Risorgimento et repères historiques
4En 1848, en Italie, on observe la création d’un grand nombre de périodiques. Cela tient tant à la multiplicité des régions italiennes qu’au caractère éphémère de ces publications, sans cesse poursuivies par la censure :
« En Italie, les journaux humoristico-satiriques apparurent en 1848, quand un vent de liberté commença à souffler sur la quasi-totalité de la péninsule À Milan, Lo Spirito Follette, à Turin, Il Fischietto, à Rome, Il Don Pirlone et à Naples, L’Arlecchino, furent les premiers grands représentants de ce nouveau type de journalisme2. »
5Ce n’est pas pour rien que Baudelaire refuse aux caricatures italiennes une intention purement comique. Contrairement à ce qu’il prétend, la source de ce trait national n’est cependant pas climatologique, mais bien historique et politique3. Comment en effet expliquer autrement la coïncidence, en Italie, entre l’essor de la caricature et l’essor de la liberté ? Pour comprendre la réussite de L’Arlecchino, il suffit de se rappeler les étapes fondamentales de l’histoire italienne entre 1860 et 1861 :
- Marche sur la Sicile des Mille de Garibaldi, partis de Gênes avec l’intention d’annexer au Piémont tout le royaume de Naples, Sicile comprise ;
- Arrivée de Garibaldi à Naples le 7 septembre 1860 ;
- Fuite à Gaète de François II, roi de Naples, dans l’espoir que l’Autriche et ses alliés (Prusse et Russie) viennent le délivrer ;
- Plébiscite favorable à l’annexion de Naples et de la Sicile au Piémont (le 21 octobre) ;
- Départ de Garibaldi (le 9 novembre) et fin des espoirs démocratiques dans le sud de l’Italie, sous la pression internationale ;
- Chute définitive du roi de Naples à Gaète (février 1861).
- Proclamation à Turin du Regno d’Italia par le premier Parlement national (le 17 mars 1861).
L’Arlecchino comme observatoire politique
6Premier en date des journaux satiriques italiens, L’Arlecchino dure, dans sa première série, jusqu’en 1849. Son interruption est causée par une loi qui restreint la liberté de la presse. Il reparaît en 1860, le 4 novembre. C’est précisément cette reparution qui nous intéresse. Car L’Arlecchino de 1860 renaît aussi bien des cendres de son prédécesseur de 1848-1849 que de celles de La Torre di Babele, un journal qui n’a jamais eu que deux numéros, en date des 28 octobre et 1er novembre 1860. Or cet éphémère satirique avait été censuré parce que, rapporte le premier numéro du nouvel Arlecchino, « il attend[ait] au sens moral du pays par des caricatures visant des personnes inviolables » : voilà qui n’est évidemment pas sans rappeler la loi de septembre française de 18354. Cette continuation de La Torre di Babele par L’Arlecchino est signifiée par la reprise de l’image, au milieu d’une foule plongée dans la confusion, de la tour de Babel portant gravée à son sommet l’inscription « Giornale-caos di tutti colori ». Mais c’est seulement à partir de 1861 que la continuité devient manifeste, car, en 1860, le nouvel Arlecchino avance encore masqué en Arlequin de la Commedia dell’Arte, avec toute l’ambiguïté de comportement qu’implique ce personnage emblématique : acrobaties, habit de toutes les couleurs et tendance – par nécessité – à suivre et à servir deux maîtres à la fois.
7L’Arlecchino, pour autant, n’a jamais été idéologiquement neutre. Il fait au contraire preuve de pugnacité, et son « carattere democratico e di opposizione anticléricale » est indubitable5, il exprime même dès l’origine – dès 1848 – une conscience, pourrait-on dire pour emprunter une formule de Gramsci, « nazional-popolare ». J’en veux pour preuve le fait que le 15 mai 1848, lors du coup d’État de Ferdinand II, les journalistes et les caricaturistes de L’Arlecchino se rangent aux côtés du peuple révolté contre le régime absolutiste6.
L’Italie comme question internationale
8À sa reparution, L’Arlecchino donne une vision naturellement caricaturale du cadre européen où se situe la « question » italienne. Son no 1, du 4 novembre 1860, comporte une caricature intitulée « Terzetto finale del Convegno di Varsavia ». On y voit un congrès international réunissant Autriche, Prusse et Russie pour discuter un mémorandum français à propos de la chute du royaume de Naples et de l’occupation des Marches et de l’Ombrie. Les trois puissances, selon la caricature, se contentent de boire un bon coup de rouge. Des observateurs, grimpés le long de la bouteille, se moquent des espoirs de restauration déçus du roi de Naples. Mais un autre vent soufflait sur l’Histoire, et si la bouche était bien le royaume du Piémont, les poumons étaient situés ailleurs : en France précisément. Il faut de plus rappeler à ce propos qu’en 1799, la proclamation de la République de Naples s’était inspirée du modèle jacobin, et qu’après l’issue malheureuse de cette tentative, l’occupation napoléonienne avait recréé un royaume napolitain, confié à Murat, dont la chute, en 1815, n’entraîna nullement la fin du jacobinisme dans cette région d’Italie. C’est en fonction de cet héritage jacobino-napoléonien qu’il convient d’apprécier l’attitude de Napoléon III face à la question de Naples et d’interpréter la caricature de ce premier numéro de L’Arlecchino en 1860.
Répétition sérielle et paradigmatique
9La répétition d’une même image caricaturale est un procédé très fréquent pour certains personnages historiques. Napoléon III (le « tisserand » de l’Europe) et Cavour (le « Tessitore » de l’Unité italienne) sont à cet égard privilégiés par rapport à d’autres acteurs du Risorgimento, Garibaldi et Mazzini notamment.
10Mon corpus de cinq caricatures illustre parfaitement le rôle capital alors joué par Napoléon III dans la politique européenne, en particulier sur la question de l’unité italienne.
11La première image, en date du 20 janvier 1861, est un portrait de l’Empereur en araignée, au centre d’une grande toile où il retient et exploite de nombreuses victimes, plus ou moins animalisées, dont Cavour, François II (roi de Naples), l’empereur d’Autriche (sous les espèces de l’emblème de l’aigle à deux têtes), etc. (ill. 467). L’efficacité de la composition tient à sa densité : l’ordre européen est ramené à un système qu’on peut saisir d’un seul coup d’œil7.
12Ma seconde caricature, en date du 10 février suivant, figure Napoléon III et Cavour (ill. 468). Le premier ministre piémontais se tient derrière l’Empereur. Curieux et hébété, il l’observe en train de redessiner (« restaurer ») la carte de l’Europe sur son chevalet. D’autres cartes, déjà traitées, sont raccrochées au mur. Il y a un fort contraste entre les expressions respectives des deux personnages.
13À son tour, le contraste entre cet artiste élégant et l’araignée du dessin précédent signifie une évolution de la situation et de l’opinion internationales. On dirait que, sorti de sa toile après avoir vidé ses proies de leur substance, l’Empereur a désormais les mains libres, avec son auxiliaire italien, pour rectifier la géographie du continent et du monde entier. Par analogie, on se souvient alors d’une caricature parue le 5 avril de l’année précédente à Turin, dans Il Fischietto, de Turin. Le caricaturiste piémontais Redenti y avait représenté la cession de Nice et de la Savoie à la France comme des « obstacles à surmonter et qui seront surmontés ». Napoléon III y est subsumé par le signe symbolique, métaphorique et... homophonique d’un lion aux aguets derrière deux énormes pierres, Nizza et Savoia, sur lesquelles se profile une échelle – le moyen, bien sûr, de « surmonter » ces « obstacles ». L’échelle est celle de Gianduja – un personnage populaire, lui aussi masqué, qui symbolise traditionnellement le Piémont. Ainsi le processus politique de l’unification italienne est-il ici encore représenté sous un travestissement. La légende de ce dessin cite les justifications officielles avancées par Cavour le 26 mai devant la Chambre, en réponse aux protestations des patriotes contre ses abandons : « Par reconnaissance pour la France, pour le bien de l’Italie, un grand sacrifice s’est accompli ». Mais, rapportée à l’image, la citation fonctionne de façon antiphrastique et inverse le sens du propos.
14Le Napolitain Delfico traite du même sujet national en y apportant des variations de son cru8. Ma troisième caricature, consacrée au Riconoscimento dell’Italia, porte la date du 12 mai 1861 (ill. 469). Elle donne à comprendre que le passage de l’Italie au statut d’État-nation est acquis dans l’opinion internationale. La caricature est tripartite. À droite : une femme couronnée avec, à ses côtés, un ridicule petit garde en armes – Cavour-, ainsi qu’un beau et respectable guerrier – Garibaldi. Le trio est sur une estrade. La femme, assise, le regard hautain, offre ses mains à l’hommage de toute une série de personnages qui descendent un escalier à la file. Le cortège est conduit par Napoléon III qui allonge un cou démesuré pour le baisemain. À sa suite on reconnaît, entre autres, le roi de Prusse, Guillaume Ier. À gauche enfin, apparaît un troisième groupe, composé de deux monstres, mi-hommes, mi-bêtes, l’un à double tête d’aigle et l’autre à tête de licorne qui pousse le premier vers l’avant. Les référents sont transparents : l’Angleterre pousse l’Autriche, récalcitrante, à une reconnaissance diplomatique à laquelle elle vient, pour sa part, de consentir. À l’exception des personnages italiens, donc, les acteurs de la scène font l’objet de métaphores animalières, selon un bestiaire archi-connu.
15Ma quatrième image, parue le 23 juin 1861, constitue une suite thématique de la troisième (ill. 470). Elle est pareillement tripartite : en haut, sur une montgolfière en flammes qui s’écrase, on lit le millésime de 1815 et des inscriptions qui rappellent les catégories et les référents d’alors : Armonia, Coalizione, etc. ; à droite de l’engin, un gnome rond comme Cavour paraît avoir mis le feu au ballon de la Restauration par son « Regno d’Italia » ; en bas, à droite, l’allégorie féminine de l’Italie, la licorne anglaise, Napoléon III, Soliman et le Grand Mogol expriment une joie provocante face à un autre groupe composé des Habsbourg (toujours symbolisés par un aigle bicéphale), du tsar et de l’Église catholique, tous en larmes (déformation caricaturale). Voilà des « effets » contradictoires de la « reconnaissance » du Royaume d’Italie. Le rapport de Delfico à Napoléon III est ici ambigu : tout en soulignant le coup de main apporté par l’Empereur à l’unification italienne lors de la guerre de 1859, il traduit la méfiance suscitée dans les milieux politiques italiens par ses volte-face. Ce caractère fuyant et inclassable du personnage, Delfico le note aussi hors de L’Arlecchino, dans un Album di caricature in 24 tavole publié à Naples en 1861. Napoléon III y est caricaturé avec une légende qui tient lieu de commentaire : « Chisto non saggio addo’ cancaro l’aggio da porta’... » [Je ne sais vraiment pas où le placer, celui-là... — ou bien, moins délicatement : Je ne sais où le foutre, ce bougre...].
16Comme nous le rappelle Gombrich9, ce thème de la fonction de la France en Europe fait l’objet d’une caricature de Daumier publiée dans dans le Charivari du 3 avril 1867, sous le titre « Équilibre européen » (voir ill. 409). On y voit l’allégorie d’« une Europe terrorisée qui essaie de maintenir son équilibre en se tenant sur une mine qui roule sous ses pieds et qui a déjà la mèche fumante ». « Renouvelé des Japonais », un autre dessin de Daumier paru dans le même journal le 30 décembre suivant, exprime la même situation : sous un arc formé par l’inscription Équilibre Européen, une toupie tourne sur le tranchant d’un sabre (voir ill. 410).
17L’orientalisme aidant, Napoléon III aurait-il appris du lapon cet art subtil et dangereux ? Il se trouve en tout cas que cette caricature française en évoque une napolitaine. Car dans son Album de 1861, Delfico avait déjà proposé un « Jeu surprenant sur le tranchant d’un couteau » :
« L’équilibre instable de l’Angleterre, de la Chine, des États pontificaux, de l’Autriche et de la Turquie sur la lame du couteau brandi par Napoléon III est une allusion plaisante au rôle déterminant joué par la France dans la politique européenne. Au sol gisent les gouvernants que cette politique a définitivement renversés : Marie-Louise de Parme, Léopold II de Toscane, François II des Deux-Siciles10. »
18Une autre caricature de Delfico, parue le 15 septembre 1861 dans L’Arlecchino, attire l’attention sur des indices relatifs à l’actualité européenne que l’opinion publique de Naples pouvait reconnaître et interpréter (ill. 471). « La telegrafia napoletana in moto » [Le télégraphe napolitain en action] montre cinq personnages à peu près identifiables, disposés de gauche à droite devant une console télégraphique et en train d’envoyer des messages dans leurs langues respectives :
- « Grande joie Grande Ivresse » message français envoyé par Napoléon III à... Napoléon III, qui à l’autre bout du fil, reçoit froidement son propre message ;
- « Siamo fritti – anche i ragazzi in fasce – gridano – viva Garibaldi » [nous sommes cuits – même les enfants au maillot crient Vive Garibaldi !] – message italien, adressé à Marie-Louise de Parme, à François II de Naples et à un représentant du clergé ;
- « Giornate 7 e 8 riuscite magnifiche » [journées 7 et 8 magnifiquement réussies] – on croit reconnaître Lamarmora envoyant un message à Turin ;
- « Sei cente mille abitante folere tutti Italia una » [six cent mille habitants fouloir tous Italie unie] – un ministre germanophone envoie son message de l’autre côté : un personnage tressaille en recevant l’écho de ce jargon quelque peu allemand ;
- « Neapolitan Public Impazzided for Garibaldi » [Public napolitain fool of Garibaldi] – autre message en jargon anglo-italien : un ministre assis, bien à l’aise, le reçoit de l’autre côté, encadré dans son bureau portant l’inscription « Foreign Office ».
19La situation à Naples, telle qu’elle est diversement perçue par ses victimes, ses profiteurs ou ses spectateurs, est rendue par cette caricature avec une densité maximale grâce à la trouvaille de l’utilisation du télégraphe. Quant à l’exploitation réitérée qui y est faite du personnage central de Napoléon III, elle participe du procédé de répétition sérielle ou syntagmatique.
20Une autre répétition de type paradigmatique dans L’Arlecchino concerne un personnage qu’on ne se serait pas attendu à trouver ici, et dont la présence à Naples en ces années n’a guère retenu l’attention des critiques et des biographes : Alexandre Dumas. Le 23 décembre 1860, Delfico fait en effet paraître une caricature de Dumas intitulée « Ego sum ! !... Il nuovo Lampione di Napoli ! » [Ego sum ! !... La nouvelle lanterne de Naples ! !] (ill. 472). Les traits physionomiques renvoient clairement au référent, physiquement bien connu à l’époque, alors que notre capacité à l’identifier passe par la médiation de la célèbre photo prise par Nadar vers 1860, justement. La présence de Dumas à Naples s’explique aisément dans le cadre de l’expédition garibaldienne. Se rendant en Orient, le romancier français s’était joint aux troupes de Garibaldi en partance de Gênes pour la Sicile. Il avait même donné une somme considérable pour l’achat d’armes et de munitions, de sorte que plus tard Garibaldi, en guise de récompense, l’avait nommé directeur honoraire des musées de Naples et des fouilles de Pompéi, non sans susciter de vives polémiques parmi les intellectuels et les patriotes napolitains. Toujours sous l’inspiration et le patronage de Garibaldi, Dumas avait en outre fondé un quotidien, L’Indipendente, dont le premier numéro était paru le 11 octobre 1860, qui avait deux éditions, en italien et en français, et qui durera jusqu’en 1864. Ce journal, au ton véhément et où la signature de Dumas était omniprésente, s’inscrivait franchement dans la perspective de l’Unité italienne et dans la ligne commune au roi de Piémont et à Garibaldi.
21Dans la caricature de Delfico, Dumas, assis sur l’un des monts qui font cercle autour de Naples, éclaire la foule en lui renvoyant à l’aide d’un miroir la lumière du soleil qui resplendit sur la ville. En bas du dessin, des pêcheurs emballent des anguilles dans L’Indipendente pour les vendre. Caricature dans la caricature, le titre du journal est décliné en deux versions, qui jettent un doute sur sa véritable nature : « L’Indipendente », « Pendente ». Cette image revêt une valeur paradigmatique autonome et ses éléments sémiotiques (soleil, Dumas, lumière réfléchie, marchands de poissons, journal) se comprennent immédiatement : Dumas prétend éclairer le peuple (il y a même un intellectuel-bourgeois dans la foule), mais la lumière ne lui appartient pas et son journal est tout juste bon à emballer une marchandise qui est le symbole même du glissant. Comment ne pas interpréter la viscosité des anguilles, ici représentées, comme un sème apte à se transférer (comme dans un processus onirique) d’un élément à l’autre du discours caricatural ? Quant à la périphrase de la « nouvelle lanterne de Naples » pour désigner Dumas, elle a manifestement valeur ironique. Il suffit, pour s’en assurer, de se reporter à un morceau de bravoure mystificatrice paru à la date du 25 novembre 1860 : « Un articolo di Alessandro Dumas » |Un article d’Alexandre Dumas] (ill. 473). L’indication entre parenthèses, « (Libera tra duzione dell’Indipendente [librement traduit de l’indépendant]) », met sur la piste du double sens. De plus, le pronom personnel IO (moi, en majuscules) sature le texte jusqu’à l’obsession : encombrante omniprésence, qui s’offre à éclairer un peuple censément ignare et livré à l’oisiveté. La rhétorique caricaturale s’empare des réactions à la présence de Dumas à Naples et les exagère à l’extrême. Ensemble, caricature imagée et parodie langagière détournent et inversent la signification des signes affichés par Dumas : ce moi envahissant n’existe pas, sa prétention à apporter la lumière est une escroquerie, son journal n’est pas aussi indépendant qu’il veut bien le dire... L’Arlecchino, ne lâchant pas facilement sa proie, réédite la plaisanterie le 21 avril 1861, en publiant un autre faux article qu’il attribue encore à Undipendente. Bien que Dumas ne soit pas nommément visé, c’est encore son égo-tisme qui est visé et thématisé : il prend la forme d’une sorte de prosopopée de son moi – une pure figure de l’égo-lâtrie.
22Une double planche de L’Arlecchino du 11 juin 1861, qui illustre parfaitement mon propos, me servira à conclure (ill. 474). À ce « divertissement de chasse » participent bon nombre des protagonistes des relations internationales de l’époque. La composition évoque leurs différends selon un système binaire fondé sur la dichotomie homme/animal : l’homme tire sur l’animal, à moins que, selon le principe du mundus inversus, ce ne soit l’animal qui tire sur l’homme. Ainsi Napoléon III vise-t-il un aigle à deux têtes cependant que Garibaldi décharge son plomb sur des canards transformés en chapeaux ecclésiastiques. Sous l’enseigne « Trattoria di Campagna di A. Dumas », l’écrivain dresse une table pour les chasseurs.
23Au-delà de l’anecdote biographique de la présence de Dumas, l’important est que nous puissions aujourd’hui encore saisir la signification historique globale de cette chasse : c’est la preuve de sa capacité persistante à inspirer d’elle-même, de façon autonome, une lecture à peu près pertinente de ses signes. Reste que le contenu référentiel constitue bien, on le vérifie également sur cet exemple, le noyau dur de la caricature politique. Si tel n’était pas le cas, la cible serait ratée, et l’effet manqué.
Notes de bas de page
1 E. H. Gombrich, « Les armes du caricaturiste », Meditations on a Hobby Horse, Londres, Phaidon Press, 1963.
2 S. Rocchietta, « Il Dottor Politica : Papagallo e Medicina » Kos, no 15, 1985, p. 52
3 Sur l’objet et les modalités des réflexions de Baudelaire à propos du comique et de la caricature, voir V. Carofiglio, « Théorie du rire et anthropologie comparée du comique chez Stendhal et Baudelaire », Stendhal et le Romantisme, Actes du xve Congrès international stendhalien (Mayence, 1982), Aran, Éditions du Grand-Chêne, 1984 p. 279-285.
4 Voir A. Negri, Grandville, introduction à Un Autre Monde, Milan, Mazzotta, 1982.
5 Catalogue des Periodici popolari del Risorgimento, par D. Bertoni Jovine, 2 vol., Milan, Feltrinelli, 1959-1960. Voir également C. A. Pétrucci, La caricatura italiana dell’Ottocento, Rome, De Luca, 1954, et Caricatura e Satira politica in Italia dal 1848 all’Unità, Rome, Biblioteca dell’lnstituto di Storia Moderna e Contemporanea, 1975.
6 Voir B. Schneider, « Sulle barricate con Arlecchino e Pulcinella », catalogue Honoré Daumier. Il ritorno dei barbari Milan, Mazzotta, 1987, p. 163.
7 Gombrich, qui a attiré l’attention sur les métaphores « universelles ou naturelles » dans les langues, indique qu’on les retrouve dans le langage de la caricature. Selon lui, le caricaturiste serait un artiste essentiellement apte à mythifier le monde politique en le décrivant (op. cit.).
8 Le caricaturiste napolitain Melchiorre Delfico, descendant du grand patriote de la République napolitaine de 1799, avait travaillé à L’Arlecchino de 1860 à 1864, après avoir travaillé à la première série du même journal et au Punch de Londres. Il est, entre tous les caricaturistes italiens de son époque, « il più fine e completo » (G. Molisano Morghen, dans Caricatura e Satira politica in Italia.., op. cit., p. 6)
9 E. H. Gombrich, op. cit. (traduction italienne, « Le armi del vignettista », A cavallo di un manico di scopa, Turin, Einaudi, 1976, p. 196).
10 Caricatura e Satira politica in Italia..., op. cit., p. 47-48.
Auteur
Université de Bari
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014