Tartuffe ou Faust ? Bismarck et Napoléon III dans les caricatures allemandes et françaises après 1852
p. 383-394
Texte intégral
1Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les références littéraires sont de plus en plus exploitées par la caricature, tant en Allemagne qu’en France, pour représenter des personnages historiques1. C’est en particulier le cas du couple Faust/Méphistophélès et du personnage de Tartuffe. Leurs traits de caractère, devenus des stéréotypes, jouent donc dans ce contexte un rôle important, car ces modèles littéraires sont appliqués, par transposition des attributs sémantiques2, aux deux personnages historiques que sont Napoléon III et Bismarck. Les événements politiques concrets et les actions de ces personnages historiques peuvent donc être traduits par la caricature sous forme d’allusions littéraires. Dans l’article qui suit, nous partirons de la représentation de Napoléon III dans le Kladderadatsch des années 1850. Au cours des années 1860 et 1870, c’est la figure de Bismarck qui prend toute son importance. Pour finir, nous tenterons de comparer des caricatures françaises représentant les deux personnages.
Le Kladderadatsch et la caricature de Napoléon III
2Il convient d’abord de reconstituer le projet idéologique du Kladderadatsch au moment de la révolution de 1848. Depuis les guerres de libération, deux revendications étaient fortement liées : la revendication nationale, avec pour but l’unification de l’Allemagne, et la revendication de liberté, tendue vers l’obtention d’une Charte constitutionnelle, si ce n’est démocratique. Or ces deux buts étaient devenus obsolètes dans la Prusse d’après la révolution, car toute revendication d’unité nationale pouvait y être comprise comme une attaque contre la souveraineté des États et contre le principe de la légitimité de la monarchie. On ne parlait d’ailleurs plus, du moins publiquement, de peuple armé et de responsabilité des ministres face au peuple qu’ils représentent. La liberté de la presse, réclamée en 1848, fut réduite à néant par toute une batterie de décrets de censure qui visaient en particulier les journaux satiriques3 Confronté à cette situation, le Kladderadatsch se consacra de plus en plus fortement à la politique extérieure, et fit de Napoléon III, dans presque tous ses numéros, « la cible préférée de ses attaques satiriques4 ». L’unité allemande pouvait ainsi se constituer, au moins de façon imaginaire, comme une position antibonapartiste, une réponse à la représentation d’un ennemi extérieur5 Tout en restant aux yeux du Kladderadatsch le représentant de la classe sociale contre laquelle il s’agissait d’affirmer des revendications libérales, Napoléon III pouvait être attaqué sans crainte de protestations directes de la part de la Prusse6 Comme le montre un échange de lettres de l’été 1857 entre Bismarck et Léopold von Gerlach, beaucoup d’aristocrates conservateurs prussiens voyaient en effet en lui l’« homme de la Révolution7 », et donc leur « ennemi naturel8 ». Les deux revendications mises en avant lors de la révolution de mars 1848, unité nationale et liberté, pouvaient donc être liées dans les caricatures de Napoléon, y compris pendant la phase de réaction des années 1850. De ce fait, Napoléon III devint rapidement pendant les années 1850, l’« ennemi le plus intime9 » du Kladderadatsch, si bien que, dès le numéro du 14 mars 1852, le journal pouvait lui « présenter la note » des satires qu’il lui avait consacrées (p. 43) :
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3Le déplacement de la politique intérieure vers la politique extérieure influa sur le tirage : de 1851 à 1852 – donc dès l’apparition des caricatures contre Napoléon III –, le tirage du Kladderadatsch double et passe de 6 000 à 12 000 exemplaires10. En un temps très bref, on est parvenu à créer une image particulièrement marquante de ce personnage, qui, au-delà de l’individu Napoléon III, représente une figure si typée qu’elle n’a plus besoin d’être nommée et n’est plus dès lors désignée qu’à l’aide des deux lettres ER [Lui11]. Napoléon III devient ainsi une figure emblématique12.
4Quel est le type caricatural de l’empereur ? Une caricature du 8 février 1852, dont le titre est en français13, fait apparaître un premier aspect (ill. 449). Napoléon y pratique une politique d’alliance et de paix multilatérales, entre autres avec la Russie, la Prusse et l’Italie, auxquelles il tend la main par devant, tout en allumant par derrière un tonneau de poudre caché derrière lui. Il apparaît ainsi comme un tricheur ou comme un hypocrite, ce qui est plus net en français qu’en allemand grâce à la double signification du mot fausses. Napoléon III lui-même est peint comme une figure double : les menées militaires de la partie arrière du personnage, chaussée de bottes, sont à peine dissimulées par le manteau de la partie avant, en apparence pacifique, comme si la politique d’alliance n’était plus alors qu’un jeu de masques. Ce qui est important ici, c’est la position de sujet dans laquelle est placé le spectateur, à même de voir que l’empereur prend l’ensemble des nations européennes pour ses dupes. Il en résulte des oppositions sémantiques comme honnête/faux qui, par la suite, réapparaîtront à l’occasion de toute une série de caricatures enfermant le personnage de Napoléon III dans le stéréotype du tricheur. En 1863, sous le titre « Dichtung und Wahrheit » (Poésie et Vérité] (ill. 450), le Kladderadatsch montre l’empereur « comme quelques feuilles françaises se plaisent à le représenter », c’est-à-dire comme un pauvre homme, souffrant et malade, et « comme en réalité, il est secrètement chez lui ». Dans le dessin suivant (ill. 451), « Französisch-Oesterreichische Entente cordiale » [Entente cordiale franco-autrichienne], Napoléon III cherche secrètement, en contradiction avec sa politique officielle, à conclure un accord avec l’Autriche. Il se cache derrière une haie afin de n’être pas vu de Bismarck. Le lecteur prussien se sent là encore trompé, comme dans beaucoup de caricatures du Kladderadatsch. Ce trait « trompeur/menteur » attribué à Napoléon III en génère un troisième : le souhait de s’enrichir à tout prix, traduit en image par Wilhelm Scholz, qui dépeint l’empereur sous les traits de Faust (ill. 452). Le pseudo « vieux Faust », entouré de ses ambitieux projets italiens et mexicains, souhaite fonder sa propre dynastie et suivre les traces de Napoléon Ier. Il se plaint en reprenant les paroles du Faust de Goethe : « Je suis trop vieux pour me borner à jouer, trop jeune pour être sans désirs14 ». De telles transpositions demeurent une exception, car la figure de Faust, appréciée positivement en Allemagne, ne sert ici qu’à illustrer le côté insatisfait de l’empereur et n’est en aucun cas la projection du caractère complexe et ambivalent de Faust sur sa personne. Napoléon III est en règle générale plutôt représenté, au contraire, sous les traits diaboliques de Méphistophélès, en conformité avec son caractère de menteur.
Le Kladderadatsch et les caricatures de Bismarck
5Si Napoléon III est la figure principale du Kladderadatsch dans les années 1850, Bismarck lui succède dans les années I86015. En tant que co-éditeur du journal Kreuzzeitung, sous les traits duquel il apparut la première fois dans le Kladderadatsch16, il est représenté aux côtés de Stahl et Gerlach, en complète opposition avec les revendications de la révolution de 1848. jusqu’au milieu des années 1860, Bismarck passe pour un provocateur réactionnaire, au même titre que Napoléon III : il est donc attaqué durement, en tant que représentant d’une droite qu’il s’agit de combattre. Vus sous l’angle de la révolution bourgeoise, Napoléon III et Bismarck se retrouvent ainsi étroitement associés dans le Kladderadatsch des années 1860, ce qui pouvait être fondé idéologiquement, comme nous venons de le montrer, mais aussi concrètement : Bismarck avait en effet été l’envoyé de la Prusse à Paris en mai 1862. Les Allemands étaient persuadés que Bismarck ferait en Prusse ce que Napoléon III avait fait en France. On craignait qu’il ne plagie les « recettes parisiennes17 » et n’abolisse la Constitution, si bien qu’en 1862, on vit les deux personnages dans une relation de maître à élève (ill. 453). En 1898, « L’album de Bismarck » du Kladderadatsch, publié pour le centième anniversaire du chancelier du Reich, commente ainsi la caricature : l’image tend à montrer que le coup d’État, pour lequel Napoléon devait servir de modèle illustre à l’envoyé prussien Bismarck18, est attendu par tout le monde. Napoléon montre de la main l’« Institut du 2 Décembre » en disant à Bismarck : « Montrez donc ce que je vous ai appris ! ». On retrouve le même thème dans un dessin publié dans le Frankfurter Latern de 1862 (ill. 454), intitulé : « Bismarcks Abschied von Napoleon nach seiner Berufung als Minister » [Les adieux de Bismarck à Napoléon à l’occasion de sa nomination comme ministre19] ; même chose en 1863 dans le Figaro de Vienne, avec ce sous-titre : « Bismarck, c’est le coup d’État, criaient ses adversaires ; il montre ce qu’il a appris auprès de son maître Napoléon ». Bismarck enfile des bottes napoléoniennes, l’une porte l’inscription « botte de coup d’État », et l’autre la mention « 2 Décembre20 ».
6Que Bismarck et Napoléon soient vus comme ressemblants du fait de leur goût commun pour la dictature n’empêche pas qu’on les distingue sous l’angle de la nationalité. En Prusse, Napoléon III était en effet considéré de plus en plus comme la « voix de l’économie et du capital français », le concurrent direct d’une industrie prussienne en pleine expansion. À cet égard, le dessin « Der freie deutsche Rhein » [Le Rhin allemand libre21], qui représente Napoléon Ier en conquérant militaire et Napoléon III en conquérant économique, est révélateur de l’attitude du Kladderadatsch.
7Le couple Faust/Mephistophélès permet de mettre en corrélation Bismarck et Napoléon. Dès le numéro du 29 juin 1862 (ill. 455), le Kladderadatsch publia un « Lebendes Bild aus Göthe’s Faust » [tableau vivant du Faust de Goethe] : Bismarck/Faust, les yeux fermés, en transes, paraît totalement livré à Méphistophélès/Napoléon III, qui lui fait miroiter tout un arsenal d’images trompeuses. Des vers tirés du drame de Goethe commentent le dessin. La « mer d’illusions » à laquelle il est fait allusion, c’est ici l’éloge de la vie de Bismarck publié dans le Journal des Débats – qui apparaît dans la caricature sous la forme d’une danseuse française. Ce sont aussi les rêves non encore réalisés d’alliance avec différents États, ainsi que la statue esquissée à l’arrière-plan, avec les initiales de Bismarck. Napoléon III/Méphisto a ici les traits d’un enchanteur, d’un trompeur qui présente à Bismarck un monde illusoire, afin d’en tirer des avantages. Si les deux personnages sont ici en relation, Bismarck semble malgré tout encore subordonné à son interlocuteur. L’application de la configuration du Faust de Goethe à la relation Napoléon III/Bismarck crée ainsi la possibilité à la fois d’une corrélation et d’une différenciation des deux personnages historiques.
8Il en va autrement lorsque la liberté est la connotation dominante, et que les deux personnages sont caricaturés en tant que gouvernants. Leur position est alors interchangeable, parce qu’ils ont les mêmes tendances. Voici quelques exemples : dans le dessin « Das schwarze Gespenst » [Le spectre noir] du 20 juin 1869, Napoléon III et Bismarck se font face (ill. 456) : Bismarck apparaît comme le reflet prussien de Napoléon III, et réciproquement. La représentation des deux hommes comme deux brochets dans un étang de carpes22, ou comme deux coqs de combat, sous le titre emprunté ici encore à Goethe « Wesöstlicher Diwan23 », a la même fonction.
9Si dans le Kladderadatsch, Faust servait dès 1862 à figurer Bismarck, il devint après 1871, dans les textes et les images, la figure emblématique de la Prusse et/ou de l’Allemagne. Si Bismarck/Faust évoquait la volonté d’hégémonie allemande hésitant entre le réalisme et l’idéalisme, il désignait aussi la position correspondante de leader à laquelle aspirait en Europe la Prusse, et avec elle l’Allemagne dans son ensemble. Il n’est donc pas étonnant que le Kladderadatsch ne cesse de projeter la figure de Faust sur le personnage de Bismarck. Trois exemples permettront d’illustrer mon propos : En 1873, il montre Bismarck/Faust dans son cabinet de travail (ill. 457) : la question catholique lui apparaît comme le « diable en personne24 », et le sous-titre est ici aussi une citation de Goethe25 ; la caricature elle-même est exécutée d’après une eau-forte de Rembrandt, « Le magicien », qu’on trouve parfois dans des éditions illustrées de Faust. Un autre dessin est intitulé : « Aus dem neuen Faust26 » : Marguerite/Germania se tient aux côtés de Bismarck et soupire, effrayée par la réforme des impôts prévue27. Après que le Reichstag eut rejeté un projet de loi projeté par Bismarck pour l’armée, « le prince Bismarck lut, aussitôt après ce vote, l’arrêté impérial annonçant la dissolution du Reichstag. Les nouvelles élections prévues après la dissolution eurent lieu le 21 février28 ». Le Kladderadatsch traite des élections sous le titre « À propos du 21 février29 », et il représente Faust/Bismarck dans la cuisine des sorcières en train de tirer d’un rayon l’urne des élections. La légende lui fait dire : « Je te salue, fiole solitaire, que je saisis avec un pieux respect !... Accorde toutes tes faveurs à celui qui te possède30 ! »
10Mais dès le Kladderadatsch des années 1860, Bismarck devient presque systématiquement l’adversaire et l’égal de Napoléon31. En octobre 1865, son entrevue avec lui à Biarritz à propos du Holstein et du Rhin fut représentée sous le titre : « Diplomatisches Frühstück in Biarritz » [Petit déjeuner diplomatique à Biarritz] (ill. 458). Comme à l’occasion de la guerre de Crimée et de la question luxembourgeoise, Napoléon III cherche à tirer des avantages personnels de cette entrevue, mais cette fois Bismarck réagit avec habileté, comme en témoigne la légende de l’illustration. Si l’on compare ce dessin avec le « Tableau vivant du Faust de Goethe » (ill. 455), on note que la relation entre les deux personnages s’est totalement inversée. Bismarck est maintenant en position de supériorité. L’année suivante, on retrouve les deux protagonistes (ill. 459) : Bismarck a encore gagné en force. Toutes ces images montrent que Bismarck, honnête représentant des intérêts allemands, est le bon berger qui ne perd aucune de ses brebis et peut donc apparaître plus tard comme la figure positive de Faust, tandis que Napoléon III, toujours à l’affût d’un profit possible32, ne recule devant aucune ruse. Une satire anonyme et non datée (ill. 460) le dépeint ainsi comme le diable qui tente le moine Bismarck en lui faisant miroiter un traité franco-allemand33. Autre exemple : la caricature intitulée « Der letzte Versuch » [Le dernier effort] (ill. 461) : Napoléon III, désireux de conquérir le Rhin, est représenté comme un Faust/Méphistophélès assoiffé de sang34. La légende établit à nouveau une relation complexe avec la tragédie de Goethe : elle fait allusion à la fois à la cure de rajeunissement de Faust dans la cuisine des sorcières35, et au pacte scellé par le sang36. Napoléon III devient donc le Faust qui cède aux pressions de Méphisto, et qui dès lors est jugé négativement37.
11Les deux figures historiques représentent donc des positions antagonistes. « Voici les deux planètes qui alternativement montent et descendent38 », tel est le titre d’une caricature tirée du Kikeriki viennois. Si c’est la caractéristique sociale « représentant de la classe dominante » qui est mise en avant – au contraire du projet idéologique et social du Ktadderadatsch –, et si l’opposition nationale n’est pas soulignée, alors Bismarck et Napoléon sont présentés comme semblables. Si c’est l’opposition des caractères, trompeur vs honnête, qui est mise en avant, alors tous deux sont dépeints comme très différents.
Les caricatures de Bismarck et de napoléon III en France
12À propos de l’image de Napoléon III dans les caricatures, on pourrait dire que, tout comme le Tartuffe de Molière, « Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie ». Les rôles sont inversés dans la caricature française : c’est Bismarck qui devient à son tour un Tartuffe et un faussaire ambitieux, comme dans le dessin « Bismarck-Tartuffe » (ill. 462), tiré de la série Les Célébrités, où Bismarck est caractérisé comme « ambitieux faussaire, vil imposteur39 ». Deux autres caricatures soulignent de manière plus indirecte la fausseté du personnage. Dans un dessin de Mobb intitulé « Le roi s’amuse », paru le 24 juin 1870 dans L’Éclipse, Bismarck joue au soldat devant l’empereur Guillaume Ier, pendant sa cure à Bad Ems40, et dans la série Actualités41 le chancelier du Reich est présenté en 1871 comme un jésuite ayant toujours un double langage. À la fin du siècle, l’image de Bismarck-faussaire peut être à nouveau réactualisée. Dans le Don Quichotte du 4 septembre 1892 (ill. 463), paraît ainsi une caricature qui se réfère à la discussion et à la rédaction de la dépêche d’Ems, dont la genèse a pu être reconstituée au début des années 1890 par la publication des actes correspondants, et qui montre Bismarck cloué à la porte comme faussaire42. Le chiasme opéré entre les caractères affectés soit à Bismarck, soit à Napoléon III par l’intermédiaire des figures littéraires auxquelles ils sont respectivement assimilés, va encore plus loin : si Napoléon 111 est diabolisé, les caricatures françaises représentent Bismarck sous les traits de Méphisto. Le 6 mai 1867, après la victoire de la Prusse sur l’Autriche, Le Charivari publia un dessin d’Hadol (ill. 434) qui montre les aspirations de la Prusse à avoir un rôle hégémonique en Allemagne. L’entremetteuse Martha, sur le vêtement de laquelle on peut lire « Pan-Germanisme », plaisante en arrière-plan avec Méphistophélès/Bismarck pendant que Guillaume Ier, déguisé en Faust, fait la cour à Gretchen/Germania. Dans une caricature de Pilotell de 1871 (ill. 464), Bismarck est affublé des insignes du diable, si bien que le chiasme opéré entre les caractères littéraires et les valeurs qui leur sont attachées est maintenant complet. Le couple « Méphistophélès/Faust » peut aussi servir à délimiter en politique intérieure des positions idéologiques. Le fait qu’un journal satirique anti-prussien Mephistopheles, paraissant à Hambourg, ville traditionnellement libérale, réclame pour soi une position contraire à cette volonté d’hégémonie, est un bon indice en faveur de ce qui vient d’être dit à ce sujet par Ute Harms. Dans une lettre adressée à Maximilian Harden, Théodore Fontane parle lui aussi du « jaune soufre43 ». Fontane se réfère certainement aux miroirs jaunes qui ornaient l’uniforme de cuirassier de Halberstädt, porté par Bismarck, mais en même temps cette expression peut se rapporter de façon métonymique au personnage de Méphisto.
Les caricatures françaises après 1870
13Avec la guerre de 1870-1871, l’opposition entre les deux personnages ne fait que s’accentuer, compte tenu de l’aggravation des tensions internes et du développement de l’opposition en France. Les deux hommes sont représentés, soit ensemble, soit dans des séries de portraits satiriques, comme des gouvernants agissant contre les intérêts du peuple. Souvent, Napoléon III, Bismarck et Guillaume Ier sont regroupés : c’est le cas dans des séries de caricatures assez célèbres comme Les Guillotinés de Faustin44 (ill. 465) et Les génies de la mort d’Edmond Guillaume45, ainsi que dans un dessin humoristique français de Talons (ill. 466), dont le titre reprend le refrain de la Marseillaise46. Ce qui apparaît au premier regard, c’est la récurrence de l’opposition entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. En même temps est résolu le problème de l’opposition nationale « allemand/français », traité dans la perspective française : le « mauvais français » – entouré par Bismarck et Guillaume Ier – peut être emmené chez les « mauvais allemands », ce qui est une sorte d’élimination sémantique de l’identité nationale, liant la lutte contre les Allemands avec la lutte contre Napoléon III. Ainsi André Blum peut-il constater que « sous le gouvernement de Défense Nationale, la verve des dessinateurs est aussi dirigée contre ce qu’on a appelé la culture allemande47 », pour conclure enfin, quelques pages plus loin, que Napoléon III, dans le trio des personnages le plus souvent caricaturés, a lui aussi un caractère allemand : « Ce sont Guillaume Ier, Bismarck, auxquels est associé, comme s’il était allemand, Napoléon III ».
Quelques inductions
14Différentes ressources littéraires (utilisation de citations, transposition de figures littéraires ou de certains des traits de caractère qui leur sont normalement attachés) offrent un fonds de schémas de vision permettant de représenter picturalement des personnages historiques dans des contextes politiques précis. Comme notre comparaison franco-allemande vient de le montrer, la projection de personnages littéraires sur des acteurs historiques est affaire de rôles, et non de psychologies individuelles. On ne pourrait par conséquent guère interpréter ce type de représentations sans prendre en compte la distribution des formes figuratives à l’intérieur d’un corpus chronologiquement isolé : leur sens se construit à partir de tout un ensemble d’éléments, comme cela vient d’être montré à travers la configuration minimale de Faust, Méphistophélès et Tartuffe servant de projections à Napoléon III et à Bismarck. De manière plus générale, on pourrait dire48 que le système d’oppositions formé par un tel ensemble est susceptible de développer une dynamique propre qu’il conviendrait de cerner davantage pour mettre en évidence les relations entre caricature et réalité.
15Cette idée pourrait être explicitée à l’aide de la métaphore du miroir, traditionnelle quand il s’agit de penser de telles relations49 : à côté du modèle du « miroir », qui permet d’avoir un regard clair sur une réalité apparemment plus profonde (modèle qui accorde à la caricature une fonction d’explication et en fait un instrument de critique de l’idéologie au sens de l’école de Francfort), on trouve, à l’opposé, l’image de la caricature comme miroir déformant, qui ne fait que troubler le regard porté sur la réalité et doit par conséquent être soumis lui aussi à un examen critique. Souvent ces deux modèles sont étroitement mêlés et se reflètent l’un l’autre sans s’appliquer à la structure esthétique des caricatures. Mais ce dilemme peut être résolu, si on considère que le système complexe des représentations culturelles, situé entre la réalité socio-historique et la matérialité sémantique des caricatures, est une instance particulière à analyser en tant que telle50. Une analyse procédant de cette conception devrait être comprise comme une tentative pour briser le modèle théorique « miroir de la caricature ».
Notes de bas de page
1 Voir aussi l’article de Ute Gerhard dans ce volume.
2 Jürgen Link (Elementare Literatur und generative Diskursanalyse, Munich, 1983, p. 22) désigne comme transposition (« Applikation ») l’utilisation de structures littéraires telles que les citations, les sentences, les caractères de certains personnages dans des contextes pragmatiques.
3 À propos des procédés de la censure contre le Kladderadatsch, voir Rudolf Hofmann, Der ‘Kladderadatsch’ und seine Leute 1848-1898. Ein Culturbild, Berlin, 1898, p. 139 et suiv.
4 Klaus Schulz, ‘Kladderadatsch.’ Ein bürgerliches Witzblatt von der Märzrevolution bis zum Nationalsozialismus. 1848-1944, Bochum, 1975, p. 110. Sibylle Obenaus constate une situation semblable pour le Punsch de Munich après 1848 (Literarische und politische Zeitschriften 1848-1880, Stuttgart, 1987, p. 77). Voir aussi Liesel Hartenstein, « Die Geschichte des Kladderadatsch », dans L. H, Facsimile-Querschnitt durch den ‘Kladderadatsch’, Munich, 1965 p. 7-16, en part. p. 12.
5 Ainsi Hofmann (voir supra note 3) peut faire du Kladderadatsch, avec ses caricatures de Napoléon, le « plus courageux combattant des grandes guerres décisives de 1870-1871 ».
6 Ingrid Heinrich-Jost (‘Kladderadatsch.’ Die Geschichte eines Berliner Witzblattes von 1848 bis ins Dritte Reich, Köln, 1982, p. 88) souligne : « Les prises de position que le Kladderadatsch se refuse à adopter par rapport à la situation intérieure, sont appliquées à la situation des autres pays. Il les projette sur la situation française ».
7 Voir aussi Lothar Gall : Bismarck. Der weisse Revolutionar, Frankfurt, 1983, p. 177.
8 Gerlach à Bismarck avril 1857. Cité d’après Gall (voir supra note 7), p. 175.
9 Hofmann (voir supra note 3, p. 136)
10 Voir Hartenstein (voir supra note 4) ; p. 12.
11 Voir Schulz (voir supra note 4), p. 110.
12 Voir Schulz (voir supra note 4), p. 44
13 Jusqu’à son interdiction en France (1852) le Kladderadatsch imprima occasionnellement des textes en français.
14 Faust, v. 1546-1547
15 Voir Schulz (voir supra note 4), p. 113
16 Kladderadatsch, 4 novembre 1849.
17 Voir Hartenstein (voir supra note 4), p. 21
18 Bismarck-Album des Kladderadatsch 1849-1898, Berlin, 1898, p. 8 Voir aussi John Grand-Carteret, Bismarck en Caricature, Paris 1890, p. 11.
19 Voir Liman, Bismarck in Geschichte, Karikatur und Anekdote. Ein groβes Leben in bunten Bildern, Stuttgart, 1915, p. 72.
20 Voir Liman (voir supra note 19), 1915, p. 76.
21 Kladderadatsch, 25 janvier 1863.
22 « Allzuviel ist ungesund » Kladderadatsch, 5 mai 1867.
23 Kladderadatsch, 12 mai 1867.
24 Kladderadatsch, 16 février 1873.
25 Faust v. 1253-1254.
26 Kladderadatsch, 12 janvier 1879.
27 La légende cite Faust, v. 3469-3470. Image à rapprocher d’une autre, parue dans le Kladderadatsch le 24 novembre 1867.
28 Bismarck-Album des Kladderadatsch, p. 173.
29 Kladderadatsch, 20 février 1887.
30 Faust, v. 690-691.
31 Voir Schulz (voir supra note 4), p. 134
32 « Fabula docet », Kladderadatsch, 26 mai 1867.
33 Voir Liman (voir supra note 19), 1915, p. 109.
34 La caricature revient sur les propos prétendument tenus par Napoléon III : « Je veux fortifier ma dynastie dans le sang prussien », qui sont aussi l’objet d’une caricature du Kladderadatsch le 7 août 1870 sous le titre « Qui creuse une tombe pour les autres, tombe lui-même dedans ».
35 Faust, v. 2348.
36 Faust, v. 1740.
37 Certaines éditions du dessin portent le titre « Bonapartistisches Hausmittel » (Remède bonapartiste) et la légende : « Das Ungethüm muβ Blut saufen, um sich zu verjüngen und zu erhalten. Nun wohl ! gebt ihm sein eigenes ! » [Le monstre doit boire du sang afin de rajeunir et de se maintenir en vie ! Eh bien, qu’on lui donne du sien !].
38 Voir Liman (voir supra note 19), 1915, p. 108.
39 Voir Liman (voir supra note 19), 1915, p. 10.
40 Voir Liman (voir supra note 19), 1915, p. 126.
41 Sous le titre collectif Actualités, l’imprimeur Grognet édita toute une série de caricatures de différents dessinateurs. Voir Karl Eugen Schmidt, Deutschland und die Deutschen in der franzosischen Karikatur, Stuttgart, 1907, p. 67. Image reproduite chez Liman (voir supra note 19), 1915, p. 142.
42 Voir Liman (voir supra note 19), 1915, p. 127.
43 Voir Walter Müller-Seidel, Theodor Fontane. Soziale Romankunst in Deutschland, Stuttgart, 1975, p. 48-493.
44 Voir Friedrich Wendel, Das neunzehnte Jahrhundert in der Karikatur, Berlin, 1925, p. 100 ; Mittel und Motive der Karikatur in fünf Jahrhunderten. Bild als Waffe Munich, 1984, p. 123.
45 Voir Bild als Waffe (voir supra note 44), p. 124-125.
46 Voir Liman (voir supra note 19), 1915, p. 148
47 André Blum, « La caricature politique en France pendant la guerre de 1870-1871 », Revue des Études napoléoniennes, 8 février 1919, p. 301-311.
48 Voir l’introduction de Jürgen Link et Wulf Wülfing dans Bewegung und Stillstand in Metaphern und Mythen. Fallstudien zum Verhaltnis von elementarem Wissen und Literatur im 19. Jahrhundert, Stuttgart, 1984, p. 7-14. Link étudie de telles formes de représentation comme un système synchronique d’éléments interdiscursifs.
49 Voir par exemple les réflexions de Jean Baudrillard sur le simulacre dans Agonie du réel, Paris.
50 Voir l’analyse très détaillée de lürgen Link, « Literaturanalyse als Interdiskursanalyse Am Beispiel des Ursprungs literarischer Symbolik in der Kollektivsymbolik », dans Jürgen Fohrmann/Harro Müller, Diskurstheorien und Literaturwissenschaft, Frankfurt, 1988, p. 284-307
Auteur
Université de Dortmund
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
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2014