L’agonie
p. 364-369
Texte intégral
1C’est à nouveau par un plébiscite que l’empereur cherche à renforcer sa puissance : le 8 mai 1870, les électeurs doivent se prononcer à la fois sur deux questions, le maintien du régime impérial et sur les réformes libérales engagées. Le piège était sans échappatoire. Dire « oui » à la libéralisation, c’était en effet exprimer le vœu de plus de liberté, mais aussi approuver la politique nouvelle du régime, et donc le relégitimer. Et dire « non » au régime impérial, c’était, dans ce contexte évolutif, paraître se joindre aux nostalgiques de l’Empire autoritaire. Les résultats (7 358 000 voix pour le oui, 1 572 000 voix pour le non) furent donc officiellement interprétés comme une confirmation du régime impérial et un rejet du républicanisme. C’est à cette interprétation d’un optimisme injustifié que réplique un dessin d’Alfred Le Petit, paru le 21 mai 1870 dans le journal La Charge (ill. 424). Le Petit, à première vue, constate le décès, souhaité par le régime, de la liberté et de l’idée républicaines. Mais l’image, pour peu qu’on s’y arrête, retourne ce deuil en haine : représentée en tête de mort, l’allégorie républicaine renvoie au régime l’image d’une menace de mort bien plus actuelle encore. Deux jours plus tard, André Gill publie dans L’Éclipse un dessin qui procède à une conversion analogue : il transforme en une insupportable provocation l’affirmation triomphante de la stabilité du régime, personnifié par ce gendarme, certes en savates et aux champs, mais dont la massivité bouche la vue et qui porte son sabre dans le dos tout en regardant un coucher de soleil symbolique de l’inévitable usure du temps (ill. 425). La caricature fut saisie par la censure.
2Ces deux images attestent un changement dans la qualité esthétique de l’iconographie satirique : placé dans un décor soigneusement choisi, qui fournit au lecteur des informations sur la situation politique, le portrait satirique devient l’élément central du dessin. Cette « condensation esthétique » caractérise les hebdomadaires satiriques qui choisissent une caricature en couleurs pour illustrer leur première page1. La réaction de la censure prouve que cette nouvelle forme de caricature politique était perçue par le pouvoir comme dangereusement efficace. L’Éclipse est ainsi censurée huit fois au cours de l’année 1868, et sept fois au cours de l’année 1869. Tandis que Le Charivari, pendant l’année 1869, fustige la politique extérieure et la course aux armements, l’art du portrait satirique dénonce les contradictions du régime en matière de politique intérieure et montre le renforcement de l’opposition politique. Malgré les rigueurs de la censure, qui limitent singulièrement les effets de la réforme des lois sur la presse promulguées en mai 1868, la presse républicaine se consolide au cours de l’année 1868, avec la création de L’Électeur Libre (juin 1868), Le Réveil (juillet 1868), et surtout La Lanterne d’Henri de Rochefort (mai 18682), pamphlet hebdomadaire interdit dès août 1868, et dès lors imprimé à Bruxelles, où il tire à 50 000 exemplaires.
3En juillet 1868, Eugène Ténot publie une étude historique critique du coup d’État de 1851 : Paris en Décembre 1851. Étude Historique sur le Coup d’État. Cette publication, dont les journaux d’opposition donnent de larges extraits, est un acte politique : on y rappelle que le coup d’État a fait des victimes, entre autres le député républicain Baudin, tué le 3 décembre 1851. Le 2 novembre a lieu au cimetière Montmartre une manifestation à la mémoire de Baudin, et plusieurs journaux (L’Avenir national, Le Réveil, La Tribune et la Revue politique) lancent une souscription pour ériger le 3 décembre suivant un monument commémoratif. Le gouvernement riposte en engageant des poursuites pénales, mais au procès, qui s’ouvre le 13 novembre, la défense parvient à mobiliser l’attention publique et cite l’Empire au banc des accusés3. Le 3 décembre enfin, d’importantes forces militaires et policières sont déployées au cimetière Montmartre pour y imposer un silence de mort. L’Éclipse commente ces événements en publiant des portraits satiriques. Le 9 août 1868, la censure empêche la parution d’une caricature de Gill, « la Justice et la Vengeance poursuivant le Crime » (d’après Prud’hon) : Gill la remplace par l’image d’un fusain menaçant un melon dans lequel le public peut reconnaître les traits du président de la justice impériale et de la Sixième Chambre pénale, Monsieur Delesvaux (ill. 423). De Bruxelles, Henri de Rochefort, victime lui aussi de la Sixième Chambre, écrit dans La Lanterne :
« André Gill le charmant et spirituel dessinateur des charges si réussies que le journal L’Éclipse publie toutes les semaines, avait fait une adorable parodie du tableau de Prud’hon : La Justice poursuivant le Crime. On y voyait Charles de Bussy, cette clef de voûte de l’empire français, serrant la main droite d’un magistrat connu et lui glissant, avec un sourire, un franc dans la main gauche. — Le dessin ayant été biffé par la censure, Gill le remplaça par un melon privé d’une de ses tranches et semblant ouvrir la bouche pour prononcer un discours. — L’autorité a fait alors pour Gill ce qu’elle a fait pour moi. N’osant avouer qu’elle reconnaissait dans cette cucurbite l’auteur d’un récent discours, elle a fait déclarer par Le Moniteur lui-même, le grand, le seul Moniteur, frère du petit Moniteur, que le dessin allait être poursuivi comme obscène et la vente sur la voie publique a été enlevée au journal L’Éclipse4... »
4Après le procès, qui déboucha sur un non-lieu et qui donna au melon une large publicité, la censure intervint à plusieurs reprises. Le 29 novembre toutefois, L’Éclipse échappe à la censure avec ce dessin de Gill, « Le Faucheur » (ill. 426), qui ne se contente pas d’évoquer les morts de l’année 1868 (Rothschild, Rossini, Havin et Berryer), mais aussi B..., c’est-à-dire Baudin (l’initiale est gravée sur la tombe, à droite sur le devant de l’image).
5L’année 1869 est marquée par la victoire parlementaire de l’opposition républicaine. La réforme du droit d’association en vigueur depuis juin 1868 y a contribué en permettant les réunions publiques dans les faubourgs, moyen privilégié de débat et de propagation des idées socialistes et républicaines. Si se dessine de la sorte, par des réformes opérées à l’intérieur du cadre de l’Empire, une voie parlementaire de libéralisation par étapes, des signes annonçant un bouleversement social et politique se multiplient par ailleurs, et des vagues de grève ébranlent l’Empire (La Ricamarie, juin 1869 ; Aubin, octobre 1869). Le journalisme satirique et imagé de l’année 1869 en rend compte. Dans ce contexte, la réintroduction de l’allégorie de la liberté dans Le Charivari et son utilisation par Daumier sont révélatrices : c’est une liberté sans expérience, mais aussi pleine de défiance, qui se meut sur une voie parlementaire où l’Empire n’est pas mis en cause fondamentalement, sans que soit pour autant fermée toute possibilité de changer de direction5. En usant de l’allégorie, Daumier semble avoir trouvé un langage qui présente des analogies intéressantes avec l’art du portrait satirique, et de son côté Stop cherche à rénover le langage politique et satirique du Charivari. Il semble qu’on assiste ici à une forme de transition entre l’iconographie satirique traditionnelle et des procédés qui évoquent déjà l’art des affiches politiques6.
6La presse républicaine crée Le Rappel en mai 1869 et La Marseillaise en décembre 1869, deux journaux qui témoignent d’une radicalisation de l’opposition politique. Un collaborateur du Charivari, Pilotell, lance l’hebdomadaire satirique La Caricature, qui est interrompu par la censure dès le second numéro. Le journal de Pilotell s’inscrit dans la tradition du Charivari en adoptant une mise en page qui relègue l’image satirique de la première à la troisième page et, sous la rubrique Les Caricaturistes, en consacrant des articles d’hommage à des maîtres du genre7. Quant aux dessins, ils sont très nettement d’inspiration révolutionnaire et républicaine, et ils ne ménagent nullement l’Empire. Celui-ci, dû à Pilotell (ill. 427), montre la résurrection des jacobins : Robespierre, Saint-Just, Marat et Danton indiquent aux parlementaires républicains la voie politique qu’ils doivent emprunter. L’Ami du Peuple de Marat est ainsi cité en exemple à la presse républicaine. Ce réveil de l’esprit révolutionnaire dans l’iconographie doit être interprété comme une volonté de corriger le républicanisme modéré, en offrant une perspective d’action politique et révolutionnaire. Dans le second numéro, un dessin de Félix Regamey (ill. 428) représente allégoriquement trois sœurs : la France et la Liberté au chevet de la République encore endormie.
7Telle une épée de Damoclès, plane au dessus de l’Empire la menace de la révolution sociale : les grèves s’étendent, l’association internationale des ouvriers se renforce, la Fédération parisienne des chambres syndicales ouvrières s’installe en décembre 1869 à la Corderie du Temple, siège de la section de l’Internationale, enfin l’assassinat du rédacteur de La Marseillaise, Victor Noir, par le prince Pierre Bonaparte, le 10 janvier 1870, met le régime en danger. L’Empire, dont la politique à l’égard de Rome est critiquée, se retrouve isolé, et le plébiscite de mai 1870 apparaît ainsi comme un coup de théâtre et comme un coup de force à l’égard de l’opinion publique. Mais l’Empire est entraîné par la Prusse dans une guerre dynastique. Le 19 juillet, l’Empire déclare la guerre, et le 2 septembre, il s’effondre, malgré les efforts du régime pour rassembler la nation dans une même ferveur patriotique8. La propagande nationaliste du régime bonapartiste au cours des mois de juillet et d’août 1870 est efficace : dans Le Charivari, Cham et Draner se mettent à chanter les louanges du nationalisme chauvin et tendent ainsi la main au bonapartisme9. Seul Daumier refuse de se laisser circonvenir par la propagande bonapartiste : il met en image les souffrances de la population paysanne allemande, dénonce les effets du patriotisme de part et d’autre du Rhin10, et montre le véritable visage de la guerre en présentant les violences exercées sur la population par les militaires11. La représentation de la réalité invalide ici le discours idéologique. Dans L’Éclipse et La Charge, André Gill et Alfred Le Petit s’attachent à ridiculiser le bellicisme du nationalisme bonapartiste12. La censure confisqua bon nombre de ces dessins. Dès qu’on eut appris à Paris les premières défaites des armées impériales (Wissembourg, Froeschwiller et Forbach), dès que l’armée prussienne commença à pénétrer en France, dès que, par peur d’une révolution, quinze départements français eurent été mis en état d’alerte, Gill publia un appel : « La France en danger... et que la France soit sauvée par le Peuple ! » (L’Éclipse, 14 août 1870). À côté d’une statue représentant la France, un ouvrier en armes se dresse contre les envahisseurs. Cet appel au soulèvement populaire fut lui aussi interdit par la censure13.
8La résistance contre le nationalisme bonapartiste n’est le fait que d’artistes isolés – Daumier dans Le Charivari, Alfred Le Petit dans La Charge et André Gill dans L’Éclipse. Elle est non seulement soumise aux mesures exercées par la censure, mais aussi autocensurée par l’ensemble des journaux.
9À la même époque, Arthur Rimbaud écrit « Le Forgeron », qui met en scène les événements historiques du 20 juin 1792 dans une perspective préfigurant le 10 août 1792. Il y attribue la chute de la monarchie à l’action des masses populaires révolutionnaires. Faire ce rappel et cette analyse en juillet 1870, c’est, clairement, prendre position pour la chute de l’Empire. Ses « Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize » sont, d’autre part, comme on sait, une mise en pièces du discours bonapartiste qui cherche à réécrire l’histoire à sa façon14. Dans « Le Mal », enfin, Rimbaud achève de dissiper l’enthousiasme guerrier répandu par l’Empire en détruisant par la satire l’aura religieuse qui protégeait l’alliance du trône et de l’autel.
10R. R.
Notes de bas de page
1 C’est le cas du Bouffon à partir du numéro 53 du 17 mars 1867 jusqu’en décembre 1868, de La Lune à partir de 1865 jusqu’au 17 janvier 1868, de L’Éclipse (qui succède à La Lune) à partir du 26 janvier 1868 et de La Charge à partir du 13 janvier 1870.
2 Le succès extraordinaire de ce pamphlet qui parvint à saper l’autorité impériale a été décrit à maintes reprises (voir en particulier Taxile Delord, Histoire du Second Empire, vol. 5, Paris, 1869, p. 311 et suiv., et Touchatout, La Dégringolade Impériale. Seconde Partie de l’Histoire Tintamarresgue de Napoléon III, Paris, 1878, p. 199 et suiv.).
3 La défense était assurée par Crémieux, Emmanuel Arago, Gambetta, et Laurier. Voir les discours de la défense cités par Taxile Delord, op. cit., p. 374 et suiv.
4 Cité par Fontane, 1927, p. 254.
5 Voir les éditions du Charivari des 19 mai, 23 juin, 16 juillet 14, 23 et 31 août, 19 et 23 novembre, 9 décembre 1869
6 Sur ce sujet, voir Zeller, 1989, et Kämpfer, 1985.
7 « Danton jeune » (no 1, 20 novembre 1869), et « Daumier » (no 2, 28 novembre 1869).
8 Un arrêté de début juillet rétablit la Marseillaise, interdite depuis le coup d’État des défilés sont organisés sur les boulevards de Paris aux cris de : « Vive l’Empereur ! Vive la guerre ! À Berlin ! » ; on évoque les souvenirs de 1792 et des guerres révolutionnaires en essayant, à l’aide de commémorations patriotiques, de faire bénéficier l’ordre impérial de la ferveur républicaine et révolutionnaire.
9 Voir par exemple le 25 juillet, le 2 et le 4 août 1870.
10 Voir son dessin dans Le Charivari du 5 août 1870, « Mon champ saccagé, mon cheval emmené mon argent volé C’est cela qu’ils appellent le patriotisme ».
11 Voir « L’appel de leurs réserves », Le Charivari, 31 août 1870.
12 Voir le dessin d’Alfred Le Petit, « Malbrough s’en va-t-en guerre », dans La Charge du 23 juillet 1870, et ceux de Gill, « Chaussures nationales », dans L’Éclipse du 1er août, et « Mangeons du Prussien », le 7 août.
13 Bien que ce dessin soit patriotique et nationaliste, il n’est pas étonnant qu’il ait été censuré : c’est l’appel au Peuple qui effraie le pouvoir, et cet appel annonce déjà l’insurrection communaliste.
14 Par exemple celui que tient Paul de Cavaignac dans Le Pays.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014