Satire imagée et légende de l’image dans Le Charivari de 1867
p. 345-356
Texte intégral
1L’étude de la caricature ne peut se réduire à l’image : dans les journaux républicains du Second Empire, la caricature est un système de l’image et de la parole. Certaines définitions du mot « légende » dans les dictionnaires alimentent l’idée d’une complète dépendance de la légende par rapport à l’image. On raconte que Daumier n’aurait pas toujours été l’auteur des légendes de ses caricatures, mais qu’elles seraient souvent l’œuvre collective de la rédaction. Baudelaire tient que les meilleures caricatures n’ont pas besoin de légende pour se faire comprendre1. Cependant il existe une interdépendance de l’image et de la légende, même dans le cas limite où l’image n’a pas besoin de la légende pour être déchiffrée. En effet, image et légende concourent, dans la diversité de leurs systèmes d’expression, à un même processus de communication. Ainsi la pratique de la caricature dénonce les intentions du dessinateur, soit au niveau du message iconique, soit au niveau du texte verbal, mais surtout grâce aux relations qu’entretiennent entre eux ces différents systèmes d’expression, dans la perspective de leur fonctionnement simultané. Si, d’une part, la présence d’une cible caractérise indéniablement la satire imagée politique, le déchiffrement des intentions du caricaturiste se joue au niveau supérieur qui domine le dispositif message iconique-message linguistique, en tenant compte de la pluralité des niveaux de signification, plus rarement de leur ambiguïté2.
2Il est assez rare que l’on perçoive dans le texte de la légende des éléments de l’énonciation qui nous renseignent sur l’identité et le statut des deux interlocuteurs : le dessinateur et le lecteur. Cette absence s’explique très facilement : d’une part la signature du dessinateur-auteur peut être lue au bas de l’image ; d’autre part l’insertion dans Le Charivari, parmi divers textes sur le même sujet, est déjà une marque à laquelle s’ajoute « la griffe » particulière de chaque dessinateur, Daumier, Cham, Stop, Hadol, Darjou pour la période étudiée.
3Cette présence dans le journal révèle un certain rapport entre le dessinateur et le lecteur, qui fonctionne déjà comme protocole de perception satirique et ironique de l’image et de sa légende. Il est fort possible que l’écart que nous percevons aujourd’hui entre la valeur des articles et même des éditoriaux du journal et ses caricatures ait été également perçu par les lecteurs de l’époque : Le Charivari, c’est surtout son équipe de dessinateurs. La caractéristique du journal par rapport à d’autres périodiques satiriques du Second Empire, c’est qu’il est cautionné comme les journaux politiques. À partir de 1866-1867, la caricature devient de nouveau un instrument polémique qui se propose un but politique précis et homogène : la dévalorisation du régime et de l’opposition orléaniste par l’ironie, la raillerie, la dénonciation, le sarcasme. À côté de cet aspect négatif, la caricature introduit également des revendications positives, la présentation de propositions, les éléments d’un projet. Les thèmes principaux sont la politique extérieure, la presse, la vie culturelle, la vie parlementaire, la bourse et la spéculation, le conformisme de la bourgeoisie qui soutient le régime3, et surtout, à partir du mois d’avril, l’Exposition universelle de 1867 comme initiative de propagande et témoignage de la course aux armements. La légende fait partie d’une stratégie critique et polémique qui désamorce et déjoue la censure en alimentant les équivoques et en multipliant les niveaux de communication puisque, comme l’écrit Roger Bellet dans Presse et journalisme sous le Second Empire,
« ...les censeurs du Ministère de la police épluchaient les gravures, flairaient les légendes, épiaient les rapports entre les textes et les gravures et découvraient ainsi toutes sortes de prétextes à répression4. »
4Le corpus que nous étudions se limite au Charivari de 1867 ; le regroupement empirique en quatre classes, sur la base de certains caractères communs des légendes, a été fait uniquement dans le but de permettre une analyse des éléments distinctifs. Il est possible de proposer ainsi la typologie suivante :
- Le texte de la légende est une devinette.
- La légende est un dialogue entre les personnages représentés qui prennent directement la parole. Le dialogue peut être accompagné, comme dans un sketch, d’indications concernant l’identité des personnages, le lieu et le temps. Le texte est limité à la prise de parole d’un seul personnage, équivalent de sa réflexion intime.
- Le texte est la description ou le récit d’une scène vivante représentée par l’image (hypotypose).
- La légende se présente comme un titre ou un syntagme-phrase dont il faut découvrir les rapports au référent imagé et au contexte évoqué. Quelquefois cette légende minimale est accompagnée d’un hors-texte dont le locuteur est présenté explicitement, ou qui doit être décodé. Cette quatrième catégorie de légendes est à la fois surcodée et très variée. L’image présente souvent des inscriptions qui entretiennent avec la légende un rapport privilégié.
5La première devinette est de Stop (ill. 394) ; la légende, « Qui boira le bouillon ? » est fixée en une formule stéréotypée qui adopte la forme canonique de la devinette : « qui est-ce qui ? » et englobe l’expression figurée et familière : « boire un bouillon ». Dans l’image, le personnage de Méphisto charge de connotations fortement négatives le breuvage empoisonné, le « bouillon d’onze heures », et renvoie à une autre expression figurée « souffler le feu ». La légende fournit à l’image des métaphores qui en suscitent d’autres, et elle implique le lecteur dans l’interprétation de la situation politique. Le lecteur se demande ce que représente Méphisto, principe actif d’un pouvoir qui détient le soufflet de forge et a intérêt à souffler sur le feu. L’idée d’essuyer une perte considérable par suite d’une mauvaise spéculation fait penser à des opérateurs économiques ; le pouvoir magique de Méphisto évoque plutôt le pouvoir politique. La pluralité des réponses possibles n’est pas du tout un défaut ; elle peut animer un processus de décodage et même un jeu collectif d’échange d’interprétations.
6La devinette de Daumier : « Qui attrapera-t-il ? » (ill. 395), a un tout autre sens. La figure de Mars, placée au premier plan, les bras ouverts, menace directement le lecteur, tandis que l’agitation des peuples à l’arrière-plan traduit l’émotion, l’angoisse que suscite ce jeu de colin-maillard, ce « jeu de Mars ». L’impact de l’image renforce émotionnellement cette sorte de maïeutique politique à laquelle vise le système image-légende, et qui concerne en l’occurrence les apprentis-sorciers de la course aux armements. Cette catégorie de légendes simule l’incertitude ou l’absence d’opinion de l’ironie socratique ; elle a pour fonction d’amorcer un processus de décodage auquel visent les dynamismes associatifs. On peut assimiler à cet ensemble l’interrogation rhétorique formulée par le dessinateur-auteur : « Est-ce bien ainsi que les philosophes demandaient que les nations ne formassent qu’un seul faisceau ? » (ill. 396), qui joue sur l’écart et même l’opposition entre le sens symbolique de « faisceau » appelé par le mot « philosophes » et le sens militaire de « former les faisceaux » mis en vedette par l’image. La légende dénonce ainsi la régression de l’histoire et condamne toute politique de puissance, en faisant appel aux principes d’union et de liberté et aux résonances émotives que suscite le symbole. L’absence de distance ironique, puisque c’est la voix de l’auteur qui pose directement la question, fait surgir la colère et l’indignation.
7Le second ensemble de légendes présente des énoncés qui peuvent être attribués aux personnages représentés. L’auteur disparaît apparemment : l’échange verbal entre personnages, l’énoncé d’un seul personnage ou le soliloque se produisent au niveau de la fiction. Ces formes de légendes jouent simultanément sur plusieurs codes de références, et il est évident que les tactiques de simulation et de dissimulation se multiplient, puisque le texte de la légende dispose déjà de niveaux structurés préconstitués qui vont faire fonctionner de possibles écarts. La légende dialoguée peut être destinée à camper des personnages : ainsi le dialogue entre Le Charivari personnifié et John Bull, représentant d’une bourgeoisie grasse et grossière, ne se propose pas seulement de ridiculiser l’étranger en simulant l’oralité :
« — Alors vous êtes pour l’Italie ?
— No !
— Pour la Russie ?
— No !
— Pour la Turquie ?
— No : je souis pour moà tout seul ! »
8Il permet également de suggérer l’existence d’égoïsmes voraces et d’horizons limités, autres que celui du personnage. En effet, l’emblème impérial de l’Angleterre, dans le fond de l’image, redondant, fait bien allusion au splendide isolement, mais signale également le déplacement qu’il faut opérer5.
9Le dialogue est souvent utilisé dans l’allégorie pour reproduire des situations cérémonielles régies par l’étiquette. Les actants : la Paix, l’Europe, l’Exposition universelle, l’Année 1867, etc., sont les équivalents de signes isolés aux valeurs immuables, et le dialogue leur permet de se confronter dynamiquement les uns avec les autres. Ainsi dans la scène entre l’Exposition universelle et la Paix qui trinquent (ill. 397), le dialogue manifeste autant que l’image les relations de pouvoir, socioculturelles et interpersonnelles, entre ces entités. L’Exposition universelle ne se donne pas beaucoup de mal pour justifier sa pratique négligente de l’hospitalité, les points de suspension indiquant que sa demande de compréhension est une pure formalité. La politesse et la gentillesse de la Paix sont en revanche évidentes. Sa réplique introduit une équivoque sur « assise » qui fonctionne à la fois sur le plan social – la paix a le statut de la parente pauvre – et sur le plan politique. L’expression des visages, les positions relatives des personnages par rapport à la table, l’obésité de l’Exposition, son ajustement négligé, son tablier de cuisinière, son panache rejeté en arrière, peu conformes à la solennité d’une réception officielle, sont soulignés par le ton contrastant des répliques qu’il faut savoir réciter, tandis que la polysémie du langage permet d’introduire subrepticement dans l’énoncé le désir d’asseoir la Paix.
10Dans le dialogue entre le père et le fils concernant l’Exposition universelle (ill. 398), les rôles vont s’inverser rapidement. À l’emphase et au style boursouflé de l’initiateur qui sacralise l’Exposition, s’oppose la remarque concise et révélatrice de l’enfant, qui apprend rapidement la leçon, mais sait déjà voir plus loin. Le trait d’esprit suggère souvent des rapports incommensurables : ainsi la proximité symbolique due au hasard entre « le temple de la paix » et l’École militaire fait sourire le lecteur déjà averti. Mais l’opposition dans le dialogue concerne surtout le style des deux personnages : l’enthousiasme du père est marqué par les lieux communs de la propagande, tandis que la réplique du fils exalte la capacité d’en apercevoir les contradictions.
11Ce système de dialogues n’est pas sans artifices ; ainsi l’enchevêtrement significatif de deux mini-monologues – ce qu’on appelle couramment un dialogue de sourds peut être mis au service d’une stratégie de dépréciation. La symétrie imparfaite entre les deux répliques des personnages de « En ballon captif » (ill. 399) met au diapason leurs conformités et exalte leurs différences. Ils se tournent le dos et ne se communiquent pas leurs appréciations ; leur couleur-celui qui regarde vers l’Espagne et s’intéresse aux problèmes dynastiques est noir, tandis que celui qui regarde vers la nouvelle Confédération germanique est blanc – ainsi que leurs vêtements plus ou moins à la mode, en particulier le haut de forme et le canotier, les différencient aussi bien que les deux exclamations qu’ils profèrent : « sapristi » est plus moderne que « diantre ». Ces représentants de l’opposition orléaniste et d’une plus moderne bourgeoisie bonapartiste perçoivent déjà à l’horizon les complications que la célébration de la puissance de l’Empire et le climat euphorique de l’Exposition universelle n’ont fait oublier que momentanément.
12Le dialogue permet encore, grâce à la simulation ironique, de faire proférer à l’adversaire ses propres opinions en leur imprimant un tout autre sens. Ainsi, dans le dialogue concernant l’obligation pour les journaux d’opposition de publier les communiqués du gouvernement, la première exclamation : « — Vous ! abonné à un journal d’opposition ? » définit indirectement les opinions du second personnage qui, en répliquant : « — Il est tellement rempli de communiqués du gouvernement6 ! », croit faire l’éloge des journaux d’opposition, tandis qu’en réalité, il dénonce, sans le savoir, la politique répressive du gouvernement. Il arrive enfin que les représentations de l’image servent uniquement de support à des sketches dialogués. La légende introduit des traits d’esprit transgressifs, sous une forme figurée ou même chiffrée. Ces légendes renvoient plutôt à la tradition orale des histoires plaisantes que suscitent tous les régimes autoritaires, comme celles de l’écolier Crapouillot et de son maître. C’est le style émotif des interjections et des signes de ponctuation – points de suspension, d’interrogation, d’exclamation- qui suggère l’intonation et les silences significatifs, et fait appel aux passions politiques7.
13La légende dialoguée est fortement influencée par la culture théâtrale et littéraire des dessinateurs et des lecteurs, et dans quelques cas limites par la tradition orale. En général, cependant, c’est la légende qui a une fonction subsidiaire par rapport à l’image, la présence du dessin pouvant rendre superflues, ou tout au moins redondantes, les notations verbales de la légende. Ainsi, aux limites du langage, code à mi-chemin entre le geste et le mot-phrase, paraît l’interjection. Bruit humain, geste linguistique spontané dont le sens varie selon le contexte et qui jouit, grâce à l’image, d’un début de codification. « — Hum !!! » accompagne le geste du soldat prussien (ill. 400) qui exprime le doute et la réticence. Cette interjection qui peut signifier « cela cache quelque chose ! » est nettement dépréciative pour la gloire militaire impériale et à la limite de l’outrage au corps constitué : seuls les turcos, fantassins algériens, s’étaient « couverts de gloire » durant la guerre de Crimée et les campagnes d’Italie. L’opposition entre l’embonpoint du prussien et la maigreur de l’officier français dénonce ironiquement la faillite de la politique bonapartiste après Sadowa.
14Si l’énoncé attribué à un personnage peut être réduit au minimum, le texte de la légende instaure quelquefois, grâce à des signes d’assise et à des notations conventionnelles empruntées à la tradition théâtrale, son propre code linguistique et culturel. Le bourgeois qui fredonne : « Les peuples sont pour nous des frères ! » (ill. 401) observe pensivement l’étalage de l’arsenal militaire de l’Exposition universelle : le parallélisme inversé des obusiers exprime bien l’équilibre européen de la force ; sa femme semble percevoir plus directement la mena ce de la bouche à feu. Le message iconique dévoile le mensonge des notations verbales ; l’adverbe machinalement, notation très significative ayant fonction d’indice, dénonce d’une part la valeur illusoire de l’idéologie (liée à l’Exposition universelle et exprimée par la chanson) d’une réconciliation européenne placée sous le signe de la paix et du progrès, et d’autre part l’incapacité du bourgeois parisien d’imaginer une société meilleure. Ainsi ce « Déménagement de l’Exposition » est bien la fin d’une trêve armée.
15Les légendes qui reproduisent les réflexions des personnages ont, au contraire, besoin d’être assez développées. Ces réflexions, en général, mettent en rapport des aspects différents de la réalité ; ce genre de légende permet également de surcoder le message linguistique qui se qualifie doublement par des notations fonctionnelles principales et secondaires et des notations qui jouent comme des indices. Le titre en petites majuscules est assez surprenant, mais il fait fonctionner immédiatement le sens figuré du mot « épicier » (ill. 402), « celui dont les idées ne se haussent pas au-dessus de son commerce », qui est purement connotatif et très dépréciatif. L’épicier analyse avec satisfaction les causes du succès de l’Exposition universelle. Mais la curiosité de la foule au lieu d’être un signe d’intelligence lui apparaît comme l’effet d’un instinct grégaire, une manifestation de conformisme et une absence d’esprit critique. L’Exposition comme initiative de propagande a fonctionné : c’est pourquoi les moutons de Panurge sont évoqués. L’épicier se garde bien de manifester ouvertement son mépris pour la multitude, qui se condense surtout dans l’expression « ça se tond ». Le verbe tondre se retrouve dans de nombreuses expressions familières comme « tondre la brebis de trop près » ou encore « se laisser tondre la laine sur le dos » qui font penser aux impôts trop lourds, aux vexations supportées avec patience. L’épicier est bien le représentant d’un pouvoir répressif et avide, détaché de la foule qu’il méprise mais qu’il étudie secrètement, avec attention. Dans l’image, cette foule indistincte, vue de dos, apparaît attirée avec force par un aimant. L’instinct grégaire se charge de connotations angoissantes qui rappellent bien le suicide de l’épisode de Rabelais.
16Souvent la légende est un récit avec une action, des indications de lieu et de temps, des personnages principaux et secondaires. Ainsi, « L’affreux cauchemar d’une abonnée de La Gazette de France qui rêve que Monsieur Havin a retiré Henri IV de dessus son cheval pour y mettre cet affreux Voltaire8 » est un roman dont l’intrigue est assez compliquée. Mais le récit peut donner d’excellentes caricatures. Le récit édifiant et la célébration des vertus de Madame Prudhomme (ill. 403) : l’ordre, l’économie, l’obéissance au régime, inspirent à la fois la légende et l’image. La légende se construit avec les lieux communs de l’adversaire, parodie les modèles qu’il propose, fait l’éloge de la libéralité de Madame Prudhomme – qui sait honorer avec ses drapeaux les chefs d’États étrangers et de son esprit d’économie. Cette parodie de la rhétorique bonapartiste accompagne une image bouffonne de Monsieur et Madame Prudhomme recouverts d’énormes insignes qui les transforment en porte-drapeaux dérisoires de la politique du Second Empire, et rappellent l’exclusion de l’Autriche de la Confédération germanique. La libéralité s’est transformée en son contraire, l’uniforme est devenu un habit d’arlequin. Sans le comprendre, Monsieur et Madame Prudhomme célèbrent la faillite de la politique impériale. On peut même observer une sorte d’au-delà du texte puisque le conformisme d’une certaine classe est une donnée permanente.
17Le texte de la légende se présente comme un titre, il renvoie au contenu de l’image sous forme abstraite ou concrète. En petites capitales, quelquefois en caractères gras, il devrait annoncer le sens de l’image, mais en réa lité il n’a que très rarement ce caractère purement indicatif. Dans la rubique de portraits intitulée Nouveau Panthéon Charivarique, la légende a exceptionnellement cette fonction purement informative : elle indique l’identité des personnages représentés. Le choix des personnalités9 est révélateur de la culture républicaine de la rédaction. Le nom de la personnalité inspire une légende qui se trouve dans l’image et dont le caractère prétendument laudatif est accentué par le recours à une petite strophe en vers, une sorte de blason. Mais l’éloge de la personnalité se révèle, dès la première lecture, une critique acérée des institutions impériales ou du journalisme gouvernemental. La même tactique faisait écrire à Jules Vallès, à la même époque, la série des francs-parleurs où l’éloge des personnalités se révélait une critique par ricochet du conformisme. Le Charivari, tout en dénigrant la politique culturelle de l’Empire, célèbre sans emphase rhétorique une contre-culture d’opposition.
18Toute une série de titres est formée de syntagmes-phrases qui se présentent comme des formules du discours politique, des bribes d’énoncé généralement abstraites : « Politique d’abstention », « Concert européen », « Équilibre européen », « Unité germanique », « Question d’orient », etc. L’utilisation de ces clichés politiques est extrêmement variée. Ainsi, par exemple, l’expression « Concert Européen » est utilisée très différemment par Stop (ill. 404) et par Daumier (ill. 405) à quelques jours de distance.
19Stop met à profit les divers sens que peut avoir le mot « concert » ; il prend l’expression toute faite, qui a un sens déterminé dans le discours politique, pour la placer sous une image qui fait appel à un autre sens, et il en développe les éléments comme pourrait le faire une métaphore filée : c’est la Turquie qui donne le signal en battant tambour, et c’est l’Angleterre qui est le chef d’orchestre. L’écart plus ou moins accusé entre, d’une part, le sens fondamental et le sens-vedette du mot -c’est-à-dire le sens qu’il possède habituellement dans l’expression figurée – et, d’autre part, celui que lui impose le nouveau contexte, peut alimenter des contradictions significatives10. Quelquefois, le second sens efface le premier, quelquefois les deux sens coexistent. Dans la caricature de Daumier, le Concert européen, c’est le concert des musiques militaires à l’Exposition universelle, qui inspire par ailleurs de très nombreuses vignettes du Charivari. On peut apercevoir, dans le fond, la Prusse qui dirige. Mais le titre de la légende est corrigé par l’intervention d’une voix extérieure à l’image qui signale que Mars attend au premier plan. Cette petite phrase, à la troisième personne, instaure une distance critique ; le lecteur perçoit l’énonciation dans l’énoncé, qui rappelle le protocole de perception ironique et complice dessinateur-lecteur aux dépens de la propagande et de l’euphorie généralisée qui accompagnent l’Exposition universelle.
20L’amphibologie – l’ambiguïté d’ordre grammatical – permet une autre utilisation de ces expressions-clichés. Ainsi, le « Baiser de circonstance » (ill. 406) entre les deux figures allégoriques de la Paix et de l’Europe renvoie à l’Exposition universelle grâce à la grande variété de relations que la préposition « de » permet d’instituer ; mais le baiser est en même temps connoté comme une pure formalité cérémonielle. L’expression, en outre, si elle est mise en relation avec l’image, libère encore d’autres significations. Le jeu est obtenu en substituant le terme « paix » inscrit dans l’image au terme « circonstance ». Un baiser de paix se donne en signe de réconciliation. Associé aux personnifications de l’image, le baiser de paix suggère une sorte de parabole, une utopie de la paix qui devrait vivre dans le cœur des peuples, tandis que le baiser de circonstance est caractérisé par le gaspillage des produits de la corne d’abondance.
21Un autre moyen de s’approprier une locution, c’est d’y introduire une unité parasite. On voit poindre ici une façon peu orthodoxe, mais extrêmement efficace, de traiter les expressions. Transformée, l’expression est facilement reconnaissable, mais elle impose une double lecture. L’une, conforme à l’usage courant, qui peut à la fois être celui qui est enregistré par le dictionnaire et correspondre au contexte du journal ou au discours politique dominant ; l’autre, déviante, est déterminée par la signification qu’acquiert l’expression dans ses rapports avec l’image. L’écart entre les deux est particulièrement significatif. L’expression « suspension aérienne » (ill. 407) qu’on retrouve dans la légende rappelle un phénomène optique dans lequel les objets éloignés vus à l’horizon paraissent suspendus en l’air. Comme un mirage, une illusion, l’Europe apparaît soulevée dans l’espace blanc de l’image, au-dessus de l’horizon, au-dessus des peuples qui regardent en l’air ce phénomène extraordinaire. La présence de la baïonnette sur laquelle l’Europe semble s’appuyer suggère l’expression « suspension d’armes » et rappelle les causes de l’étrange phénomène. L’image se conforme ainsi au tour bien connu du comique verbal, qui consiste à prendre au pied de la lettre une expression figurée. L’expression « suspension d’armes » qui équivaut à une cessation momentanée des hostilités renvoie à l’idée d’illusion. L’adjectif « nouvelle » introduit une invitation à déchiffrer, qui dissout les rapports littéraux entre la légende et l’image. Le mot « suspension » est lié pour un journaliste du Second Empire à l’absence de liberté de presse, à la pratique de la suspension : deux avertissements, une suspension. L’expression « nouvelle suspension » renvoie donc à un nouveau genre de suspension, imaginé par le gouvernement, et insinue un élément de parodie : l’idée d’un pouvoir charlatanesque qui veut convaincre de manière spectaculaire qu’il est réellement capable d’obtenir la paix pour l’Europe, alors qu’il ne s’agit que d’une illusion.
22Dans la caricature de Stop « L’unité Germanique » (ill. 408), le mot unité devient le chiffre 1 dans l’image, unité qui est la seule à profiter des valeurs nulles des zéros qui la suivent (Bade, Bavière) ; mais le mot unité désigne également l’unité militaire avec son organisation hiérarchique. Ainsi, selon Stop, l’unité germanique ne se fait pas sous le signe de la confédération, mais comme une cohésion d’États-sujets sous la direction de la Prusse. Cette idée vient d’une tradition voltairienne : elle exprime les préoccupations suscitées en France par la manière dont s’est formée la Confédération germanique du Nord. Le rapport entre légende et image est analogue à la relation sémiologique dénotation/connotation ; les images fournissent une série d’indices qui révèlent le sens plein de l’expression, la réalité qu’elle recouvre. Les deux systèmes de signes ne suivent pas des trajectoires parallèles, mais la translation de l’un à l’autre instaure des points de jonction11.
23On peut suivre les transformations que Daumier fait subir à l’expression « équilibre européen » dans deux images du début et de la fin de l’année 1867. L’équilibre européen, selon Littré, c’est la balance des possessions territoriales, telle que les traités l’ont établie. Aucune idée d’harmonie dans l’exercice acrobatique de l’Europe qui ne dénote ni adresse, ni virtuosité, mais une instabilité tragique et la peur de tomber (ill. 409). C’est, en effet, le moment de l’affaire du Luxembourg : en vertu de l’équilibre européen tel que le conçoit Napoléon III, la paix est vraiment menacée ; de la sphère sur laquelle l’Europe se maintient en équilibre part une mèche allumée.
24L’expression « équilibre européen » est inscrite dans la seconde image (ill. 410). Une toupie, qui doit tourner vertigineusement pour se maintenir en équilibre, conjugue l’idée de faiblesse suggérée par l’expression « tourner comme une toupie » à l’image d’une forme de chapeau mexicain. Le sabre est le symbole de la domination militaire, et la sentence inscrite en légende : « Renouvelé des Japonais », introduit l’idée que le « nouvel » équilibre européen fondé sur les armements ne peut porter qu’au harakiri ou à la conclusion de l’aventure mexicaine. On peut retrouver dans ces légendes les traces de toutes les formes d’intertextualité. Les citations doivent cependant être reconnues par le lecteur ; elles peuvent renvoyer au discours politique, à des phrases historiques (ainsi la formule « les chassepots ont fait merveille » est souvent citée et commentée par les caricaturistes) ou encore à la culture littéraire et théâtrale. La citation est explicite dans la légende : « Ce que l’Angleterre appelle un trait d’union » (ill. 411). L’image donne l’interprétation du signe typographique et renvoie à la couronne impériale de l’Angleterre, qui dénature l’idée d’union qu’elle revendique au contraire dans les expressions Royaume-Uni, Union Jack, etc. Mais le calembour de la légende « trait d’union/trade union » est une allusion à l’attentat des Fénians à Clerkenwell en décembre 1867, qui avait poussé les syndicalistes anglais à s’aligner sur les positions du gouvernement. La légende peut recevoir au moins deux interprétations : la première fonctionne avec l’image, la seconde est linguistique et met en rapport les sons de l’énoncé oral et leur double configuration orthographique12. Quelquefois la citation est un hommage à un grand caricaturiste du passé ou encore à un caricaturiste persécuté. « Le véritable lutteur masqué » de Daumier (ill. 362) se réfère à la fameuse caricature de Gill dans La Lune, représentant sous forme allégorique la lutte entre le pape, lutteur masqué noir, et Garibaldi, lutteur masqué rouge (ill. 361). La Lune, ne pouvant aborder la question du pouvoir temporel des papes, est poursuivie. Daumier rend hommage à André Gill en célébrant la véritable lutte d’opposition pour un avenir dont on ne peut révéler les traits13.
25Maints titres de légendes se présentent comme parodies-autre forme d’intertextualité – de l’Exposition universelle et de l’Exposition de peinture. L’Exposition charivarisée, Le Livret charivarique du Salon sont des rubriques qui présentent des pages entières de dessins légers et de caricatures de mœurs. Les caricatures parodiques sont très nombreuses, car le jeu sur la différence de registre, sur les connotations attachées à un terme permettant de le situer dans un contexte socioculturel précis, est bien plus efficace que le jeu sur les différences sémantiques. La représentation de l’Exposition est bien une métaphore filée qui renvoie par tout un système d’analogies au régime bonapartiste et à la situation européenne. Les légendes titres-parodies se présentent donc comme des projets de statues, des brevets d’invention, des manifestations de distributions de prix, des évocations de congrès universels, de concerts, cérémonies, feux d’artifices, etc. ; elles constituent le double carnavalesque de l’énorme effort du régime pour imposer une image de grandeur, de progrès technique et scientifique. Il existe ainsi un « Projet de statue de la paix » pour l’Exposition universelle, plusieurs « Études de paysage dans la campagne romaine », « Le meilleur système d’éclairage » avec garantie du gouvernement concernant l’instruction primaire obligatoire, un « Projet de tribune mécanique » très irrespectueux pour les députés du Corps législatif, une « balançoire télégraphique » qui dénonce le monopole de l’Agence Havas, laquelle « donne les nouvelles qu’il faut savoir quand il faut les savoir », un règlement concernant la sécurité des statues, etc.
26Particulièrement riche d’implications satiriques est la légende de l’allégorie-parodie de Daumier « Premier prix de croissance – La Prusse » (ill. 412). Dans la tradition du concours, le système signifiant est particulièrement stable ; il s’appuie sur l’auctoritas représentée dans la caricature par l’Année 1867. Le contexte où se positionne l’Allégorie est contradictoire, puisque la lauréate doit se plier en deux pour rester à la hauteur de l’Année 1867, qui se trouve sur une triple estrade. Le prix de croissance donné à la Prusse concerne un phénomène politique et militaire. Dans le fond, l’Angleterre, personnifiée par un marin, rappelle l’affaire du Luxembourg. Un réseau dense d’équivoques fonctionne comme indice de cette contradiction. Un grotesque caricatural qui transgresse le décorum des proportions est évoqué par le gonflement de la jupe et par l’énormité de la bouche de la Prusse. Mais la croissance acquiert les caractères de la monstruosité à cause de l’aspect masculin que révèle la candidate14. Tous ces éléments se retrouvent encore dans la légende qui a la fonction d’exalter le message iconique. L’intrusion du dessinateur et l’injonction : « Nota – Un peu difforme la candidate ! » se moquent de l’auctoritas du point de vue politique, puisque 1867 n’est pas l’année de l’Exposition mais l’année de la Prusse, et du point de vue esthétique, puisque la Prusse viole toutes les normes académiques en matière de proportions.
27Mais à quoi sert cette typologie empirique ? Elle fonctionne un peu, si l’on veut établir une analogie, comme la notion de genre en littérature qui influence en la présélectionnant la communication. Le déchiffrement de la légende passe par la compréhension du modèle de communication qu’elle instaure, par l’attention à l’empreinte du procès d’énonciation dans l’énoncé, ou à la distance qu’il faut établir quand elle simule la réalité. Le texte de la légende instaure son propre code avant de tisser avec l’image une trame serrée d’interrelations. La configuration linguistique du message a ses particularités ; elle est riche en virtualités que les caricaturistes explorent.
28Tout comme les symboles ou les allégories de l’image sont surcodés, le texte verbal lui aussi dispose d’éléments structurés et préconstitués qui fonctionnent à différents niveaux : au codage linguistique, lié à la nature des mots, aux associations significatives qu’ils instaurent entre eux, à la pluralité des langages, aux présupposés et sous-entendus de l’énoncé, etc., s’ajoute la multiplication volontaire des relations qu’entretiennent entre eux les différents sens de l’énoncé verbal, avant même de se conjuguer avec le message iconique. La transcription typographique de la légende, tous les signes d’assise qu’on y retrouve sont particulièrement indicatifs des rapports hiérarchiques entre les différentes parties de l’énoncé, de celui-ci à l’image ou au contexte culturel. Ainsi, la légende multiplie les niveaux de lecture grâce à la polysémie des mots, aux langages spéciaux, aux clichés, aux citations, aux figures de persuasion – notamment les métaphores – et à toutes les formes d’intertextualité. il arrive souvent que le faire-voir de l’image soit soutenu par le langage lui-même et que la cohérence des messages iconique et linguistique soit fondée sur la revitalisation de métaphores éteintes qu’on retrouve dans la légende, ou sur les dynamismes associatifs du langage15 ; les personnages allégoriques eux-mêmes correspondent à des concepts qui sont aussi des mots.
29Dans sa volonté de capter le langage de l’adversaire pour en dévoiler la signification authentique, la caricature bouleverse en les parodiant les hiérarchies idéologiques. Le rapport à l’image qu’elle instaure est dynamique ; il arrive même que la signification se prolonge au-delà du système et présente un phénomène d’irradiation vers d’autres légendes. Malgré les conditionnements de la censure, l’extraordinaire liberté d’expression des contrastes et des conflits présents dans le corps social, ainsi que l’attitude transgressive et créatrice des dessinateurs-auteurs, confèrent à ces mini-textes les qualités d’un langage fortement corrosif.
Notes de bas de page
1 Voir Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », in Œuvres Complètes, coll. Pléiade, t. II p. 556.
2 Voir G. Dolle, « Rhétorique et supports de significations iconographiques », Revue des sciences humaines, no 159, 1975, p. 344, Groupe μ*, « Ironique et iconique », Poétique, no 36, 1978, p. 427 ; P. Fresnault Deruelle, La bande dessinée Hachette, 1972 etc.
3 Voir A Stoll, Honoré Daumier. Il ritorno dei barbari, Mazzotta, 1987, et A Colonetti, « Honoré Daumier o dell’essenziale », Alfabeta, 105, febbraio 1988.
4 R. Bellet, Presse et journalisme sous le Second Empire, Paris A. Colin, 1967, p. 22
5 Darjou, Le Charivari, 18 février 1867 (non reproduite).
6 Cham, Le Charivari, 6 novembre 1867 (non reproduite).
7 Stop, Le Charivari, 7 décembre 1867 (non reproduite).
8 Stop, Le Charivari, 23 mars 1867 (non reproduite).
9 Contre l’Académie, voir Hadol, Michelet, Le Charivari, 29 janvier 1867.
10 Voir « Problèmes de l’ironie », Linguistique et sémiologie, no 2, 1976 (rééd PUL, 1978) ; Poétique, no 36, 1978 ; C. Kerbrat-Orecchioni, « L’ironie comme trope », Poétique, no 41, 1980 ; L. Hutcheon, « Ironie satire parodie », Poétique, no 46, 1981, p. 140 etc.
11 L’image permet de résoudre l’équivoque de la légende, contrairement au cas général décrit par R Barthes dans « Rhétorique de l’image », Communications, no 4, 1964 p. 40
12 Voir R. Boyer « Mots et jeux de mots » Studia Neophilologica, xl, 1968, p. 317, et P Guiraud, Les jeux de mots, coll. Que sais-je ? ; L. Hesbois, Les jeux de langage, Univ. d’Ottawa, 1986 p. 196, L. Duisit, Satire, parodie, calembour Esquisse d’une théorie des modes dévalués, Saratoga, Anima Libri, 1978.
13 Voir R. Rütten dans A. Stoll H. Daumier, op. cit. p. 203.
14 Voir E. H. Gombrich, Arte e illusione, Torino, Einaudi 1965, p. 401 W. Benjamin, L’opera d’arte nell’epoca, Torino, Einaudi, 1966, p. 81 ; E Kris, Ricerche psicoanalitiche sull’arte, Torino, Einaudi, 1967, p. 169 ; la rééd. de K Rosenkranz, Estetica del brutto Bologna, Il Mulino, 1984, p. 292.
15 Au problème de la traduction de la légende s’ajoute celui de la lisibilité de certains messages iconiques incarnant des métaphores linguistiques.
Auteur
Université de Palerme
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014