L’embellissement stratégique
p. 326-337
Texte intégral
1C’est par cette expression d’« embellissement stratégique » que les contemporains désignèrent les grands travaux d’urbanisme entrepris à Paris par le baron Haussmann. En traçant à travers les quartiers ouvriers de larges avenues rectilignes, le préfet de la Seine visait plusieurs objectifs. Il s’agissait tout d’abord de préserver l’Empire d’une nouvelle révolution, en rendant difficile la construction de barricades et en ouvrant une voie directe entre les casernes et les quartiers ouvriers. Bordées des deux côtés par de grands immeubles luxueux, ces percées contribuèrent en outre à repousser le prolétariat dans les faubourgs en provoquant une hausse des loyers : c’était l’amorce de la future ceinture rouge. Enfin, ces axes suivaient le tracé des chemins de fer, et les gares fonctionnaient comme lieux de jonction entre les voies ferrées et les boulevards, ce qui permettait un trafic plus rapide et plus dense des marchandises. Concentrés sur les grands boulevards, les grands magasins, avec leurs fonctions de centralisation et de redistribution dans la circulation des biens de consommation, sont nés de l’haussmannisation de Paris1. Le concept d’embellissement stratégique désigne ce caractère bifrons de l’Empire, capable, d’une part, de se parer de toutes les séductions du luxe et du prestige d’un essor industriel et commercial spectaculaire, tout en se forgeant, d’autre part, une panoplie répressive destinée à prévenir toute révolution sociale ou politique.
2L’année 1867, de ce point de vue, est exemplaire : elle voit, en avril, l’inauguration de l’Exposition universelle, point d’apogée d’un industrialisme débridé qui prétendait s’ériger en modèle universel, et, en novembre, la démonstration réussie, si l’on peut dire, d’une arme de destruction massive, avec l’expérimentation du fusil Chassepot par le corps expéditionnaire français contre les Chemises Rouges de Garibaldi. C’est ce double visage — capitaliste et hédoniste, industrialiste et militariste, nationaliste et antiouvrier— que vise la lithographie d’André Gill, publiée par La Lune le 17 novembre 1867 (ill. 360). Gill utilise le personnage favori de Ponson du Terrail pour faire un portrait-charge de l’empereur qui met en évidence sa double nature, Il montre que sous l’honorable membre du Jockey Club se cache le putschiste BouStraPa2, à la fois homme et poisson, galérien et dandy. Et il prédit l’avenir du bonapartisme en illustrant concrètement la formule : « ça va finir en queue de poisson ». Ce numéro de La Lune fut retiré de la circulation par la censure impériale3. Mais c’est en fait depuis le 3 novembre précédent que La Lune était entrée en guerre ouverte contre le régime : la censure étant intervenue pour confisquer une caricature de Gill (ill. 361), le journal avait remplacé la lithographie saisie par « La 3333333ème résurrection de Rocambole » et il avait annoncé : « Prochainement nous publierons ici le véritable portrait de ce héros des bagnes, d’après une photographie apportée de Londres par le Vicomte Ponson du Terrail, et qu’il a bien voulu communiquer à La Lune4 ».
3La censure exercée contre La Lune témoigne de la répression dont le régime poursuit le discours satirique, mais elle a aussi pour effet de susciter des phénomènes d’interdiscursivité. La légende de la caricature de Gill du 3 novembre (ill. 361) remarque ironiquement : « Il est expressément défendu aux 500 000 lecteurs de La Lune de voir dans cette lutte de l’Homme rouge et de l’Homme noir aucune insidieuse allégorie. Qu’ils n’oublient pas que certaines actualités nous sont interdites ». Pareille dénégation rend plus transparente encore l’allusion aux événements politiques d’Italie, à la lutte entre Garibaldi (l’homme rouge) et le pape (l’Homme noir, tonsuré) soutenu par les troupes bonapartistes. Le dessin montre le triomphe du premier sur le second, avec, pour tout décor, un fût de canon marqué de l’inscription Amen. Le commentaire, en page 2 du journal, est un bel exemple de texte parabolique, qui, sans jamais citer aucun nom, parvient à décrire la situation politique en détail et sans aucune équivoque possible, tout en associant étroitement le combat des républicains italiens contre le pape à celui des républicains français contre l’empereur. C’est que Gill exprime les espoirs de l’opposition républicaine française dans un succès de Garibaldi. À preuve la réaction du pouvoir : l’image est saisie. Le jugement rendu par la Chambre correctionnelle et publié dans La Lune le 8 décembre 1867, est fondé sur des attendus lucides :
« L’auteur, dans un style allégorique qui laisse à découvert sa pensée véritable, aborde la question du pouvoir temporel du Saint-Père et de la révolution italienne, l’expose, arrive au moment de l’invasion du territoire pontifical par les bandes garibaldiennes, en décrit les phases, se prononce contre l’intervention française et envoie à Garibaldi un encouragement et un souhait de victoire ; [...] la politique française est donc touchée et traitée avec la politique étrangère. »
4Quelques jours plus tard, Le Charivari publie justement un dessin allégorique de Daumier, « Le véritable Lutteur masqué » (ill. 362). Daumier profite de la publicité involontairement faite à la lithographie de Gill pour exprimer sa propre position : cinq jours après l’annonce de la défaite de Garibaldi près de Mentana, la seule force d’avenir qui demeure en lutte, et dont le visage est masqué par la censure bonapartiste, c’est la République. La caricature a beau se présenter sous la forme d’une allégorie parfaitement indéterminée pour désarmer la censure, la visée politique est claire : concentrée dans le geste du lutteur, elle est exprimée par la relation que le lecteur établit entre les événements politiques et l’interdiction de la lithographie de Gill. Des lettres de lecteurs publiées par Le Charivari5 confirment que le message a été bien compris : alors que la lithographie de Daumier, contrairement à celle de Gill, n’est pas coloriée, elle est mentionnée sous le titre du « Lutteur rouge ».
5Le recours à l’allégorie, combiné à l’interdiscursivité, s’avère ainsi un moyen efficace de tourner la censure. Le cas du « véritable Lutteur masqué » pose en outre le problème des raisons de l’extension d’un procédé dans une conjoncture donnée. Car Daumier, à partir de janvier 1867, manifeste une nette préférence pour l’allégorie lorsqu’il s’agit de traiter de la situation politique en Europe ou de l’Exposition universelle. Pendant quelques mois, il donne au Charivari une vingtaine de dessins allégorisants : Chronos, l’Europe, les Nations européennes, Galilée, l’Exposition universelle et les deux principaux protagonistes que sont le dieu de la Guerre, Mars, et la Paix. La cible commune a cette série d’allégories, c’est l’image que le régime bonapartiste veut donner de lui en profitant de l’Exposition universelle — une image progressiste et pacifiste, voire internationaliste, en contradiction avec un militarisme et un esprit de compétition en matière d’armement parfaitement comparables à ceux des autres grandes puissances européennes, à commencer par la Prusse. L’opinion publique, à vrai dire, ne se laisse pas abuser par cette autre forme d’embellissement stratégique. Ainsi, le 30 mars 1867, dans L’Illustration, Jules Claretie commente ironiquement la prochaine inauguration de l’Exposition universelle :
« Bénie soit donc cette Exposition universelle de 1867, qui permet à toutes les nations à la fois de se menacer cordialement en s’accablant de politesses, qui couronne agréablement l’obusier et couvre le tas de boulets d’une branche de vert olivier, et qui laisse, dans son Temple de Concorde, l’arsenal militaire s’étaler complaisamment entre le soc en fer cimenté et la charrue perfectionnée. Si bien que chaque peuple, dans cette lutte industrielle qui rappelle vaguement les pugilats du gymnase Paz, semble dire classiquement, avec le sourire a parte convaincu : « j’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer ». »
6Et le 6 avril suivant, le journal revient à la charge :
« Hélas ! oui ; à l’heure qu’il est, au moment où nous ouvrons le temple de la paix, l’Europe fabrique, à toute vapeur, trois millions de fusils tirant au moins sept coups à la minute, et portant à des distances que n’atteignent jamais le fusil d’Austerlitz et d’Iéna. À quelle gigantesque hécatombe sommes-nous donc conviés ! »
7Dans ses dessins allégoriques, Daumier tient à peu près le même discours. Il montre que la paix n’est qu’une convalescence, une pause réparatrice pour mieux préparer la guerre. L’allégorie du « véritable lutteur masqué » reçoit ainsi des événements historiques, à mesure qu’ils interviennent, une signification qui dépasse de loin la simple mise en pièces de l’idéologie bonapartiste du progrès et de la paix. Chez Daumier, c’est l’histoire elle-même (l’usage par la France de la violence des armes contre les républicains italiens) qui donne sens au dispositif en quelque sorte dramaturgique des figures allégoriques.
8La spécificité du discours iconographique d’opposition créé par Daumier apparaît nettement par comparaison avec les commentaires satiriques des autres collaborateurs du Charivari. La présence des modèles de canons des différentes nations européennes lors de l’Exposition universelle incite quelques dessinateurs du journal à railler ce phallisme ostentatoire. Ils associent les peurs suscitées par les progrès de l’industrie militaire à une menace de castration qui, en fin de compte, appellerait en réaction un renforcement du discours de domination masculin et un rétablissement de l’ordre patriarcal.
9Le 22 janvier 1867, un dessin de Cham dans Le Charivari (ill. 363) profite de ce contexte pour consolider le code des valeurs et de l’ordre bourgeois à un moment où les progrès de l’industrie laissent entrevoir la possibilité d’une utilisation sociale des énergies productives et des forces créatrices des femmes. De la fragile perspective qui s’ouvre aux femmes de s’émanciper socialement et de sortir du cadre étroit de l’économie domestique, Cham fait une menace. Présenté dans l’intimité de son foyer, le personnage de son dessin vient d’inventer un canon qui, à sa grande confusion, s’avère avoir des effets castrateurs. Ainsi la créativité féminine se réduit-elle chez Cham à une captation de la virilité, laquelle s’en trouve, par le fait même, anéantie. Ce n’est plus tant l’industrie d’armement et son pouvoir de destruction massive qui sont mis au pilori, que la femme, devenue une rivale pour l’homme et une menace pour sa virilité. Stop argumente sur le même thème dans une caricature grivoise du 24 juillet suivant qui vise la surabondance de l’Exposition en matière d’armement (ill. 364). Deux points de vue s’y opposent : le regard fasciné de deux cocottes en extase devant la taille impressionnante d’un canon Krupp qui leur ouvre manifestement des horizons professionnels nouveaux, et le regard désabusé d’un vieil homme qui tourne le dos à sa virilité d’antan et s’exprime avec la sagesse de l’âge.
10La puissance destructive de l’arsenal déployé à l’Exposition universelle est cependant trop évidente pour que l’ensemble des collaborateurs du Charivari ne s’expriment pas finalement d’une seule et même voix contre le régime qui s’en enorgueillit. Dès le 12 avril, Stop s’en prend au Chassepot, le nouveau fusil qui vient d’être mis en service dans l’armée française (ill. 365). Mais comme la caricature peut aussi bien être dirigée contre le fusil à aiguille prussien – l’arme au moyen de laquelle la Prusse, en 1866, avait anéanti les troupes autrichiennes à Sadowa –, la censure n’intervient pas. En septembre cependant, elle interdit un Daumier, « Madame déménage » (ill. 366), qui représente Madame La Mort coiffée d’un chapeau napoléonien : comme la légende, la direction de la locomotive, une machine qui fut pourtant à ses débuts le symbole même du Progrès, indique que le militarisme passe de la Prusse à la France de Napoléon III. De fait, quelques semaines plus tard, la France intervient militairement en Italie pour sauver le pouvoir temporel du pape et, le 3 novembre, les troupes de Garibaldi sont écrasées à Mentana. Le 12 novembre, Le Charivari lance cet avertissement :
« Le mot du moment, c’est nos chassepots ont fait merveille. À la vérité, nous avons du mal à nous faire à ces merveilles-là, et le spectacle des corps troués, crevés, mutilés par les engins de précision nous paraît beaucoup moins merveilleux que la plus humble des inventions utiles à l’humanité souffrante ou au progrès trop souvent méconnu. »
11« Nos chassepots ont fait merveille »... : l’embellissement stratégique ne pouvait trouver d’expression plus cynique que cette phrase par laquelle le général de Failly annonce à l’empereur sa victoire sur les Chemises Rouges. Les 23 et 28 novembre suivant, Cham met en images la protestation du Charivari (ill. 367 et 368).
12Cette interdiscursivité à laquelle recourt Le Charivari est un trait marquant de la caricature française de 1867. À quelques exceptions près (ill. 361 et 362), l’opposition républicaine, empêchée de s’exprimer à visage découvert, use d’un langage iconographique elliptique et allusif. Il est alors plus difficile de percevoir son caractère foncièrement républicain. C’est dire que le discours iconographique français de 1867 estompe largement sa composante républicaine. La comparaison avec ses homologues satiriques de Belgique et d’Italie, qui, la même année, s’en prennent quant à eux ouvertement à l’Empire, permet de mieux évaluer cette autocensure. Ainsi le journal belge L’Espiègle adopte-t-il un angle d’attaque explicitement socialiste et républicain. L’Exposition universelle de 1867 s’y transforme aussi en exposition d’armements visant à la destruction des peuples : le 27 janvier, sous le titre « Exposition Universelle de 1867 », L’Espiègle représente le réarmement des nations, et en premier lieu de la France, sous une légende antiphrastique : « Les produits de la Civilisation au XIXe siècle ». Mais le journal ne se contente pas de critiquer, tout au long de l’année, cette course aux armements belliciste. Il dénonce aussi en vrac la répression des libertés en France, la politique antirépublicaine de Napoléon Ill au Mexique, en Pologne et en Italie, la corruption du régime6 — et il promet pour bientôt l’effondrement de l’Empire. Le 16 juin, ce sont « les martyrs de la Pologne, les mitraillés du boulevard, les assiégés de Rome, les patriotes du Mexique et les victimes de Sadowa », c’est-à-dire les peuples opprimés et les républicains écrasés, qui viennent perturber une fête donnée aux Tuileries, dans un Paris devenu, grâce à l’Exposition universelle, le rendez-vous des puissances européennes et du tsar (ill. 369). Ces revenants fraient la voie à la révolution espérée. Aussi bien L’Espiègle du 29 septembre, s’appuyant sur une phrase prononcée par l’empereur au cours d’une visite officielle en Flandre, imagine-t-il les « Points noirs » qui apparaissent à l’horizon politique comme l’accomplissement des prophéties de Lamennais7 (ill. 370). À l’esprit de compétition belliciste qui s’est emparé des relations internationales, le discours iconographique du journal satirique répond par la perspective d’une internationalité porteuse de paix, d’une union pacifique des peuples, figurée par le bonheur simple d’un couple de travailleurs uni autour de son enfant.
13Dans le royaume d’Italie, cette même année 1867, les journaux Il Fischietto et Pasquino, à la pointe de la lut te pour l’unité et l’indépendance nationales italiennes, s’en prennent à la fois à l’hégémonisme de Napoléon III et au conservatisme de Victor-Emmanuel II et de son ministre Rattazzi. Le discours iconographique de ces deux journaux, tout entier mobilisé en faveur de la libération de Rome, n’épargne donc ni l’Empire, ni les forces conservatrices italiennes qui, par crainte du changement social, poussent au compromis avec le pape et avec la France. Le 13 juillet, Il Fischietto publie un commentaire satirique de Virginio à propos de l’Exposition universelle : « Inganno/Realtà » [Tromperie/Réalité] (ill. 371). Tandis que l’empereur, sous les traits d’un Faust jésuite assisté d’une Discorde masquée, présente une affiche pacifiste de l’Exposition tout en foulant aux pieds l’honneur de la France, la Vérité montre comment la politique impériale maintient l’Italie sous la tutelle du pape, comment la Russie avale la Pologne avec sa complicité tacite, comment l’expédition de Mexico et la mainmise sur le Luxembourg manifestent un appétit de puissance qui aboutit à la rivalité avec la Prusse. Parmi les multiples réactions satiriques contre l’intervention impériale en Italie, contre l’étendue des carnages dus au Chassepot et contre l’indécision du gouvernement florentin et de Victor-Emmanuel II abandonnant en fin de compte à la France la souveraineté de l’Italie, nous nous bornerons à deux exemples caractéristiques. Le 9 novembre, Virginio charge le bonapartisme sous les traits de Saturne/Chronos dévorant la Liberté, tandis que l’Italie cherche à sauver ses enfants, les garibaldiens (ill. 372). Le 15 décembre enfin, Teja montre dans le Pasquino les conséquences pour la France de la nouvelle alliance du Trône et de l’Autel (ill. 373) : l’alliance entre l’empereur et le pape, entre le bonapartisme et le catholicisme, conduira nécessairement le régime à une déroute.
14L’impérialisme n’est pas seulement le règne de l’armée et de la police, c’est aussi le règne d’une esthétique de la marchandise, dans laquelle la mode joue un rôle central. « La crinoline est le symbole, caractéristique entre tous, de la réaction impérialiste qui s’est déployée sur un large espace de vide, tout comme son emblème, [et] qui — ultime et la plus forte expression de l’avachissement de toutes les tendances de l’année 1848 — a étendu sa puissance comme une cloche sur ce qu’il y avait de bon et de mauvais, de juste et d’injuste dans la Révolution » (F.-Th. Vischer8). Enveloppe gigantesque des charmes féminins, la crinoline accentue spectaculairement la polarité des sexes dans la société bourgeoise. Alors que la mode masculine, terne, adaptée à l’efficacité du monde des affaires, abandonne alors toute sensualité, la mode féminine compense exagérément ce manque9. Vischer, qu’on vient de citer, a ainsi fréquemment relevé aussi l’érotisme de la crinoline, ressentie à l’époque comme une formidable provocation. La femme en crinoline, écrit-il, était « exposée nue dans ses vêtements devant l’autre sexe10 ». Vêtement conçu pour des trottoirs aussi généreux que ceux des nouveaux boulevards hausmanniens, la crinoline attire les regards et incite la coquette qui la porte à faire feu de tous ses charmes. Sous le Second Empire, la crinoline devient ainsi l’expression privilégiée de l’esthétique marchande, et la cocotte la représentante patentée d’une conception qui fait de la femme une marchandise. C’est l’essence de ce régime qui se montre et qui s’incarne de la sorte.
15Le triomphe de la crinoline a donné lieu au cours des années 1856-1857 à un flot de caricatures, dont la série La Crinolomanie, que Charles Vernier donne au Charivari à partir d’août 1856. Le dessin du 18 novembre (ill. 374) tend à montrer que la femme est d’autant plus arrogante et agressive que l’homme est effacé, voire efféminé. Vernier rejoint ainsi l’analyse de Vischer :
« Quand l’homme est efféminé, tendre, mou comme une purée, il n’est pas étonnant que la femme mette une robe qui ne se contente pas de crier, qui hurle, jure, peste... une robe qui crie dès le premier regard : qu’il grêle, qu’il vente, que la tempête gronde, je suis là, j’occupe la place de deux, quatre, six personnes11 ! »
16Si la caricature, sous la monarchie de Juillet et la Seconde République, prenait volontiers pour thème les efforts ridicules de la femme pour se viriliser, le Second Empire, au contraire, aux yeux de l’opposition républicaine qui s’exprime par les images satiriques, semble marqué par un insupportable « despotisme féminin ». La position idéologique du dessinateur Vernier, qui se situe pourtant parmi les adversaires de l’Empire, tend ici aussi à s’accorder avec la lecture historique masculine développée par Vischer :
« L’atmosphère avant 1848 était fraîche, masculine, ambitieuse... ; elle fut suivie d’une période de réaction ; on abandonne alors, avec ses rêves, l’espoir, les ambitions masculines, la croyance en l’élévation de l’humanité, bref toute exaltation. Les classes bourgeoises se précipitent sur l’industrie et l’argent ; la noblesse, cette exquise société, tient à nouveau le haut du pavé et partage avec la bourgeoisie la joie de jouir de manière raffinée d’une époque en train de se faner... Des époques à ce point blasées ont généralement pour conséquence la montée de la femme dans la société12. »
17La cocotte, image de la femme coquette et futile, est une dominante de la caricature de ces années-là13, et Le Charivari, soumis après le coup d’État à une censure très sévère, exploite abondamment le sujet avec les dessins de Cham et de Stop. Bien qu’il laisse encore filtrer de légères critiques à l’encontre de son temps, Le Charivari s’attache désormais principalement à décrire les mœurs frivoles de l’époque, comme le font La Vie Parisienne et le journal amusant14, où Grévin dessine régulièrement à partir de 1857. Les caricatures de Grévin, plus encore que celles de Gavarni, réduisent la femme à un pur objet sexuel — « un joli petit animal tout en pouf et en contorsions de croupe, perché sur deux petits pieds extraordinairement cambrés », selon la description qu’en fait Fuchs15.
18Les divertissements, les plaisirs, le luxe, la mode, la circulation marchande sont les facteurs stabilisateurs de l’embellissement stratégique, et les complices du système industriel. Tout devient décor. Comme les vitrines des grands magasins tout récemment créés, la mode devient alors un spectacle, une mise en scène de la femme. Qui d’ailleurs, mieux que la femme, réduite au statut d’objet et dénuée de tout droit, comme elle l’est dans la société bourgeoise, aurait pu assumer cette fonction décorative indispensable à la satisfaction des masses sous le règne de la marchandise ? La mode féminine compense alors la perte de tout ce dont l’adoption de l’habit noir a frustré l’homme bourgeois : fantaisie, luxe, coquetterie, bref toute superfluité gratuite, jusqu’au sous-pied, incommode, comme l’observe Flaubert, pour gravir les marches de la Bourse :
« Quant au sous-pied, il est chassé de France maintenant, par suite de l’extension et de la rapidité des affaires commerciales. Remarquez que ce sont les boursiers qui ont les premiers porté la guêtre et le soulier. — Le sous-pied les gênait pour monter en courant les marches de la Bourse16. »
19Perte irréparable pour la caricature antiféminine ! Car Daumier avait fait de cet élément du vêtement masculin, que les femmes féministes se refusaient, paraît-il, à réparer, une pomme de discorde de la guerre entre les sexes (ill. 194).
20Le monde magique de la Bourse, « centre d’une société capitaliste qui ressemble de plus en plus à un gigantesque casino international où les bourgeois gagnent ou perdent des capitaux à la suite d’événements qui leur restent inconnus17 », est un monde exclusivement masculin. Si Les Boursicotières de Daumier reprennent le thème de la femme qui se veut l’égale de l’homme, cette image de femme en pantalon à sous-pied et évoluant dans un intérieur bourgeois (ill. 375) paraît bien démodée en 1856, au temps des cocottes. La série Les Boursicotières ne comporte que trois caricatures18, car il semble bien que les dessins de Daumier ne correspondaient plus aux goûts du public. L’éditeur du Charivari et Philipon lui-même, éditeur du journal amusant, déplorent qu’il n’attire pas assez les lecteurs. En mars 1860, Le Charivari se sépare de Daumier, et ce n’est qu’en 1863 que l’artiste se décide — vraisemblablement pour des problèmes financiers — à y revenir. La frivolité de l’époque ne supportait pas qu’un moraliste lui rappelle sans cesse l’existence de ceux qui supportaient en fin de compte le coût de ses excès. Daumier partagea ainsi le destin des Femmes socialistes qu’il avait si férocement caricaturées : Jeanne Deroin, en exil à Londres, où elle mourut en 1894 ; Pauline Roland, morte en 1852 des suites de sa déportation en Algérie ; et Eugénie Niboyet, retirée dans la sphère privée où elle s’adonnait à des travaux littéraires.
21La question des femmes était pourtant loin d’être réglée. La misère sociale des ouvrières s’aggravait d’année en année dans cette métropole industrielle qu’était devenue la capitale :
« J’ai vu des pauvres femmes travaillant douze et quatorze heures par jour pour un salaire dérisoire, ayant vieux parents et enfants qu’elles étaient obligées de délaisser, s’enfermer de longues heures dans des ateliers malsains où ni l’air, ni la lumière, ni le soleil ne pénètrent jamais, [...] dans des fabriques où elles sont entassées par troupeaux, pour gagner la modique somme de deux francs par jour et moins encore. [... ] Un écrivain a dit : Paris est le paradis des femmes, et l’enfer des chevaux. Moi je dis : Paris est le paradis des demi-mondaines et des chevaux de luxe, l’enfer des honnêtes travailleuses et des chevaux de fiacre19. »
22Le mouvement des femmes connut une éclipse qui dura presque vingt ans, mais quelques femmes isolées continuèrent à afficher leur détermination. En 1860, Jenny d’Héricourt20 collaboratrice de La Revue philosophique de Paris, publia La Femme affranchie, critique véhémente de Proudhon, Jules Michelet et Auguste Comte, qu’elle définit comme des « contre-émancipateurs ». L’année suivante, Juliette Lamber, qui tenait un salon politique et littéraire, fit paraître ses Idées antiproudhoniennes :
« Ces doctrines sur la femme sont autrement dangereuses, elles expriment le sentiment général des hommes, qui à quelque parti qu’ils appartiennent, progressistes ou réactionnaires, monarchistes ou républicains, chrétiens ou païens, athées ou dévots, seraient enchantés qu’on trouvât le moyen de concilier à la fois leur égoïsme et leur conscience en un système qui leur permît de conserver les bénéfices de l’exploitation appuyée sur le droit. »
23Proudhon, en effet, estimait que la femme ne peut être que « courtisane ou ménagère ». Le Second Empire a malheureusement prouvé que, dans la société bourgeoise et capitaliste, la femme, lorsqu’elle apparaissait publiquement, entrait nécessairement dans le rôle de la courtisane, autrement dit de la cocotte. Le procès intenté contre Flaubert, en 1856, pour Madame Bovary, constitue à cet égard le monument de l’hypocrisie de l’époque.
24Les femmes, de manière générale, se voient chargées de toute la culpabilité qui en résulte :
« Le piquant exige que dans la majorité des cas ce soit l’homme qui soit dupé — cela ne correspond pas à la réalité, mais les fous de Sa Majesté le Public s’en moquent21... »
25Même Stop, le dessinateur du Charivari, ne s’en soucie pas davantage. Sacrifiant à son tour à ce fameux piquant, il inaugure le 3 juillet 1866 sa série Ces bonnes Biches (ill. 376), dont la première planche résume déjà tous les clichés qui seront développés dans les planches suivantes. Le Charivari s’emploie ainsi à confirmer la déchéance de la femme, en l’assimilant à une marchandise. La subjectivité qu’on lui accorde est purement négative : elle est identifiée à son pouvoir érotique sur l’homme, pour peu qu’il soit consciemment exercé. L’arrière-plan social, la cause et la genèse de cet état de cocotte ne sont jamais analysés, pas plus que les raisons de l’augmentation rapide de la prostitution. Fuchs aurait-il donc finalement raison de regretter que, globalement, la caricature, sous le Second Empire, « ne nous ait laissé aucune œuvre stigmatisant vraiment le règne de la cocotte22 » ? Daumier s’inscrit pourtant en faux contre cette assertion, lui qui, dans « Madame Gargantua », le 2 mars 1866, représente le Second Empire comme une société placée sous la coupe des cocottes (ill. 377). Le titre situe le dessin dans une tradition métaphorique qui avait déjà assimilé à Gargantua Louis XVI, Napoléon 1er, et surtout Louis-Philippe (voir supra, ill. 9023). Cette « Madame Gargantua », très différente des images de femmes qu’on trouve habituellement chez Daumier, est pourvue de caractéristiques sexuelles féminines bien marquées. C’est une ogresse insatiable qui engloutit, d’un air avide et indifférent, une multitude de petits hommes enroulés dans des billets de banque ; elle tient à la main un verre de champagne qu’elle a déjà à moitié vidé. On peut bien entendu faire une lecture psychanalytique de cette image, et y voir le fantasme masculin de la femme dévoreuse et castratrice. Mais on peut aussi y discerner des traits distinctifs de Daumier par rapport aux autres caricaturistes. C’est, en premier lieu, l’utilisation privilégiée qu’il fait de l’allégorie dans la seconde moitié du Second Empire, afin, comme c’est ici le cas, de pouvoir commenter la vie politique à la rubrique « Actualités » sans trop risquer la censure. Mais c’est aussi, en second lieu, le fait que n’existe aucune autre représentation de cocotte par Daumier : indice supplémentaire qu’il n’a pas visé au réalisme, mais bien à l’allégorisation d’une réalité contemporaine. « Madame Gargantua », comme allégorie, sert, croyons-nous, à mettre à nu le ressort politique le plus important du régime impérial : la réification de tous les rapports humains. Vue sous cet angle, la satire imagée ne saurait être réduite à une satire des mœurs : elle affirme clairement sa portée politique.
26Un autre dessin, publié par Lorentz dans La Lune du 3 février 1867 (ill. 378), dénonce l’arrière-plan social du demi-monde. L’image, en opposant la réalité (la paysanne) à l’illusion (la belle jeune femme, probablement entretenue), met en évidence le système barbare qui vit de l’exploitation de la misère en faisant miroiter la promesse d’une existence brillante mais corrompue. Face au cliché complaisant de la cocotte, Lorentz propose ainsi une contre-image qui peut se lire comme le signe d’une résistance morale et politique naissante.
27(R. J/R.R.).
Notes de bas de page
1 Le Bon Marché est créé en 1852, Le Louvre en 1854, Le Printemps en 1865, et La Samaritaine en 1869. À propos de l’haussmannisation de Paris, voir Friedrich Engels, La Question du logement, 1872, et Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle.
2 Boulogne 1840, Strasbourg 1836 et Paris décembre 1851.
3 Voir Fontane, 1927, t. 1, p. 36 et suiv., et p. 225.
4 C’est à Londres en effet que Louis-Napoléon Bonaparte s’était installé en 1846, après son évasion de la forteresse de Ham.
5 Voir par exemple le 17 novembre 1867.
6 Voir par exemple, le 8 septembre 1867, « Le règne de la pornocratie », qui représente la courtisane bonapartiste, incarnant la collusion entre la politique, le commerce et la prostitution.
7 Le commentaire cite Lamennais, Paroles d’un croyant, 1834, chapitre 24
8 « Vernünftige Gedanken über die jetzige Mode », 1859, Kritische Gänge, vol. V, 1922 p. 119.
9 Voir sur ce point Brunhilde Wehinger, Paris-Crinoline, Zur Faszination des Boulevardtheaters und der Mode im Kontexte der Urbanität und der Modernität des Jahres 1857, Munich, 1988.
10 Vischer, 1922, p. 274.
11 F.-Th. Vischer, « Vernünftige Gedanken über die jetzige Mode » (1859), Kritische Gänge, vol. V, 1922.
12 Vischer, cité par Fuchs, 1912, p. 207.
13 Voir par exemple les séries Le Quart du monde et Fariboles (toutes deux vraisemblablement de Beaumont), ainsi que d’innombrables séries consacrées aux bals, au carnaval, aux lieux de plaisir du Second Empire.
14 C’est l’ancien Journal pour rire, débaptisé par son fondateur, Philipon, le 1er janvier 1856.
15 Fuchs, 1901/1903, p. 174.
16 Lettre du 29 janvier 1854, citée d’après Wehinger, p. 146.
17 Paul Lafargue, cité par Benjamin, 1982, p. 621.
18 Cette série est du reste assez ambivalente : est-ce la fièvre boursière des années 1850 qui est caricaturée, ou bien les femmes, à ce point dépravées, penserait-on, qu’elles en imiteraient le comportement des boursicoteurs ? Au sujet de la Bourse dans la caricature, voir le catalogue Hanovre, 1987
19 Victorine B, Souvenirs d’une morte vivante, Paris 1976, p. 61 et suiv.
20 Sur Jenny d’Héricourt, voir La Femme au XIXe siècle, textes réunis par N. Priollaud, Paris, 1983.
21 Fuchs, 1901/1903, p. 174.
22 Fuchs, 1901/1903, p. 185.
23 Cette caricature, publiée en décembre 1831, avait valu à Daumier une peine de prison.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014