Le soldat indigène de l’armée d’Afrique dans Le Charivari sous le Second Empire
p. 314-324
Texte intégral
1L’objet de cette étude est la représentation dans la satire imagée que propage Le Charivari, sous le Second Empire, du soldat de l’armée d’Afrique, plus particulièrement du « turco ». Aucune allégorisation de l’entreprise colonisatrice n’est décelable dans ce journal, pour cette période comme pour les précédentes. De même, les satires imagées thématisant le zouave/turco avec des procédés proches de ceux de l’allégorisation (emblématisation, élément d’allégorie, héroïsation1) sont rares. Les procédés satiriques (humour, ironie) dominent. Ces satires imagées constituent, en même temps qu’un commentaire de l’événement historique, une prise de position face au soldat colonisé. Les lithographies présentées ici ont été publiées à quelques moments marquants du Second Empire (1856, 1859, 1867 et 1870) qui correspondent à la présence de l’armée d’Afrique hors d’Algérie, essentiellement en Europe.
2L’intention est d’analyser, dans ces différents contextes historiques, le fonctionnement et la fonction politique de ce discours iconique sur le colonisé.
A. 1856
3Le Charivari publie, le 25 janvier 1856, un « Calendrier pour 1856 ». Cette planche de 12 vignettes, non signée, mais où la facture de Cham est reconnaissable, commente la question d’Orient et, plus particulièrement, le conflit franco-russe de Crimée. Deux de ces vignettes thématisent le personnage du zouave (ill. 338 et 339). À la parution de cette lithographie s’achève une période qui, depuis la prise de Sébastopol (le 10 septembre 1855), est marquée par l’hésitation des gouvernements belligérants entre la paix ou la guerre : ce n’est que le 16 janvier 1856 que le tsar donne sa réponse à l’ultimatum du comte Esterhazy, qui lui a été remis le 27 décembre 1855. La paix ne sera conclue qu’après le Congrès européen pour pacifier l’Europe, tenu à Paris du 21 février au 30 mars 18562. Un climat d’attente et d’incertitude entretenu par la presse, désoriente l’opinion publique ; Arnould Frémy s’exclame dans son article « Les balançoires de la paix », publié dans Le Charivari du 17 janvier 1856 :
« Permettez : est-ce que les choses vont aller ainsi jusqu’au printemps prochain ? Sommes-nous donc condamnés à voir les journaux alternant incessamment entre la paix et la guerre pendant plusieurs mois consécutifs ? »
« La guerre, la paix, la paix, la guerre, ne pensez vous pas que ce mouvement de hamac perpétuel pourrait bien lasser le public à la longue et agacer les abonnés ? »
4Deux jours plus tard, les perspectives de paix se précisant, Le Charivari du 19 janvier 1856 ironise :
« Réconciliation ! Réconciliation ! »
« Ainsi donc la paix va se faire, nous allons tous nous précipiter dans les bras les uns des autres. Soyons gais, soyons heureux, mais ne sautons pas au plafond. C’est bon pour les patriotes qui avaient acheté de la rente à la bourse d’hier. [...] Le Charivari, pour sa part, brûle d’embrasser le général Yermoloff, il voudrait que le vieux parti russe ne fût qu’un seul torse, afin de pouvoir le presser sur son sein. »
5Cette prise de position en faveur de la guerre, qui transparaît implicitement dans l’amertume discrète du ton, trouve son argumentation explicitée et précisée par les procédés du langage imagé.
6Dans la vignette « Mars. – Le Bélier » (ill. 338), un zouave (voir annexe I) défonce de sa baïonnette et de son crâne la porte de « St. Petersbourg », tandis que, du haut de la muraille d’enceinte, un officier russe (ou le tsar ?), impuissant, le regarde agir. Dessin et légende (Mars est le mois, mais aussi le dieu de la guerre ; le Bélier est un signe du zodiaque, mais aussi une machine de guerre) représentent le zouave comme le principal moyen militaire de faire céder sans résistance le pouvoir de Saint-Pétersbourg. Cette allégorisation3 d’un futur souhaité (si Sébastopol est prise, Saint-Pétersbourg est intacte) représente une prise de position sur l’actualité politique : elle incite à vaincre définitivement la Russie – désarmée et acculée dans le dessin – par un « coup de bélier », en utilisant les troupes de choc que symbolise le zouave. Par là-même, les perspectives de négociation et de paix, présentes dans les esprits au 25 janvier, sont désapprouvées par Cham qui plaide pour une solution violente, garante d’un succès facile4.
7La vignette « Juillet. – Le Lion » (ill. 339) représente un soldat dans l’uniforme du zouave. Sa tête est un mufle de lion. Rugissant et en position de combat, il fixe une proie invisible. La menace qu’il manifeste est exprimée dans le registre du sérieux : c’est une représentation positive. Le symbole5 du lion attribué ici à l’uniforme peut connoter un large éventail de significations accumulées sous la monarchie, pendant les révolutions ou sous les républiques. « L’animal lion » est sûrement ce « symbole de puissance emprunté à la panoplie du pouvoir », qui signifie classiquement « domination, force, courage6 ». À quoi se surajoute cependant l’image plus récente du lion de l’Atlas, constituée sous la monarchie de Juillet lors de la guerre d’Afrique et familière aux lecteurs du Charivari.
Rétrospective 1
8Dans la vignette « Les douze signes du zodiaque par Cham. Juillet. – Le Lion » (ill. 340) deux « troupiers » – comparables aux « lapins d’Afrique » Dumanet et Chauvin7 – sont mis en déroute par un lion inopinément surgi d’un ravin, dans un paysage exotique. Cette vignette paraît à une date où les troupes françaises viennent de subir des revers successifs en Algérie, dissipant tout espoir d’écrasement définitif de la résistance : anéantissement de la colonne Montagnac les 21 et 24 septembre 18458 thématisé dans Le Charivari du 11 novembre 1845 par une gravure de Charles Vernier, « Sidi Brahim. Mort des braves commandés par le Colonel de Montagnac » ; « Massacre de la Deïra » le 25 avril 1846, au cours duquel 270 prisonniers français sont exécutés dans le camp mobile d’Abd el Kader par ses troupes ; depuis 1845, insurrections sporadiques de Bou Maza, qui se rendra au général Saint-Arnaud le 13 avril 1847 seulement, Abd el Kader résistant, lui, au duc d’Aumale, jusqu’au 24 décembre 18479 Cham allégorise ici les défaites successives et récentes des soldats conquérants ; il exprime des doutes sur le succès de la « pacification » et par là-même dénonce la propagande officielle. On peut lire dans Le Charivari du Ier juillet 1846 :
« Repacification de l’Algérie. Il paraît, si nous en croyons les quarante-deux derniers bulletins du maréchal Bugeaud que l’Algérie est décidément repacifiée, –Français et Arabes ont fait échange de pipe pour fumer ensemble le Kalumet de l’amitié. Les Kabyles ont déclaré que c’était par suite d’un malentendu qu’ils avaient pris les armes, et voici que les chevaux de soumission deviennent aussi communs que les moutons de Poissy ! Quels Normands que ces Bédouins ! Il reste bien encore, de par le désert, un nommé Abd el Kader, mais c’est pas grand’chose un va-nu-pieds à qui les épiciers d’Alger ne feraient pas pour deux sous de crédit. »
9Le lion de l’Atlas qui fait fuir les conquérants civilisateurs, cristallise des significations que Cham lui-même a déjà explicitement utilisées les années précédentes, notamment dans sa série : Mœurs Algériennes. Chinoiseries Turques10.
Rétrospective 2
10Dans « Jean Pacot révant à la payse » (ill, 341), le lion est représenté comme l’élément par excellence d’une nature africaine inhospitalière et sauvage, qui menace perfidement de toutes parts un soldat de la civilisation inconscient des dangers qui l’entourent. Mais dans « Madame Abdel-Kader se promenant avec son épagneul » (ill. 342), le fauve est censé être l’animal domestique de l’épouse d’Abd el Kader avant de devenir, dans « Jeunesse d’Abdel-Kader » (ill. 343), le docile compagnon de jeux d’Abd el Kader enfant. Cham signifie ainsi que l’homme Abd el Kader dispose quasi naturellement de la force sauvage du lion. Par contamination, c’est en fin de compte aussi en tant que chef de la résistance aux conquérants civilisateurs qu’Abd el Kader se retrouve classé dans la « barbarie11 ».
11Dans la vignette de 1846 (ill. 340), le lion de l’Atlas symbolise donc bien toutes les forces indomptées qui font obstacle à la civilisation, celles de la nature africaine sauvage et celles des tribus bédouines insoumises. Le dessinateur en fait le symbole de la barbarie.
12Cette allégorie positive d’un possible triomphe de la barbarie sur la civilisation constitue une vive mise en garde lancée à l’opinion publique. Inversement, dans la vignette de 1856 (ill. 339), en associant le symbole du lion à un corps de l’armée d’Afrique, Cham signifie que la civilisation s’est approprié les forces barbares, qu’elle les a mises au service de la France et peut désormais les lâcher contre la barbarie cosaque12.
13Cham tente ainsi une emblématisation de la puissance militaire française, en réunissant deux signes iconographiques connus (mufle de lion et uniforme de zouave) pour en faire « une convention stable et partout reçue13 ».
14Dans l’argumentation belliqueuse et chauvine que constituent les deux vignettes (ill. 338 et ill. 339), l’une sert d’argument justificatif à l’autre. Cham, en effet, semble arguer d’une prétendue invincibilité française pour se prononcer en faveur d’un coup de bélier contre la Russie. De même dans les procédés iconographiques qui supportent le discours, l’emblématisation (ill. 339) complète l’allégorisation (ill. 338) en absolutisant l’argument de l’invincibilité. Si donc le personnage du zouave incarne la force de la sauvagerie domptée par la civilisation, Cham, dans la représentation positive qu’il en donne, joue sur l’ambiguïté abstraite du symbole du lion. C’est surtout sur l’uniforme français qu’il oriente le regard du lecteur, et, sauf exception, ce sont des soldats européens qu’habille cet uniforme14.
B. 1859
15Au mois d’août, Cham publie dans Le Charivari une planche de 12 vignettes, « Souvenir du Camp de St-Maur, par Cham15 », qui mêle zouaves et turcos. Le 11 septembre suivant, sous le titre « Retour des Turcos en Afrique. Croquis par Cham » (ill. 344), il fait paraître une autre planche de même format qui, cette fois, ne comporte que des turcos. Cham en termine ainsi avec un sujet qui a accaparé l’opinion depuis le retour à Paris, début août, des troupes coloniales. Victorieuses dans la récente campagne d’Italie (Magenta, Solférino), leur installation pendant un mois au camp de Saint-Maur, « à deux lieues de Paris », en avait fait un objet de curiosité pour les Français, depuis quelques semaines :
« Les Turcos sont les lions du jour, on ne parle plus que d’eux à Paris. Cette passion s’étend jusqu’aux provinces... M. Prudhomme, plus que tout autre est transporté à la vue de ces enfans de l’Algérie qui viennent pour la première fois en France. Il passe ses journées à les suivre sur les boulevards ; la nuit il rêve noir16. »
16Le même événement vient en outre d’être traité à la fois par Charles Vernier et par Daumier dans la série Au camp de St.-Maur17 Tandis que Vernier montre principalement des zouaves, Daumier, lui, dessine surtout des turcos18.
17Mais à propos de la dernière planche de Cham sur le sujet (ill. 344), c’est plutôt avec le personnage du turco « Belle-Boule », mis en scène par Louis Leroy dans ses articles sur les « Promenades d’un Turco dans Paris », qu’il convient de faire des rapprochements. Leroy en effet insiste plutôt sur l’intégration des turcos, comme le montre ce dialogue :
« Le marchand de vin – vous étiez à Solférino, turcos ? »
« Belle-Boule – Barca ! [assez !] Battu pour la France, (il roule des yeux blancs) »
« Français noir, mais moi Français19 ! »
18De son côté, Cham représente un turco qui congédie irrespectueusement le lion de l’Atlas d’un coup de pied (ill. 345). On comprend que parce geste, l’Algérien rejette le symbole des valeurs négatives, barbares, qui lui avaient été attribuées. Il renie les valeurs constitutives de sa propre identité, après avoir endossé celles de la civilisation en revêtant l’uniforme du conquérant. La légende indique la raison du geste : le turco reconnaît la supériorité de la civilisation française (= le Jardin des Plantes) qui a réussi à soumettre la résistance barbare de la nature et des hommes (= le lion mis en cage). Du même coup, il reconnaît l’inintelligence de sa propre « barbarie » (« assez crétin ») et avoue ainsi être lui-même une bête apprivoisée - qui, partant, requerra un maître. Cette allégorie négative (satirique) du turco, représente en somme le barbare transplanté dans une civilisation qui lui demeure, de son propre aveu, tout à fait inaccessible.
19La satire joue sur cette contradiction dans les autres vignettes de la planche (ill. 344) : le turco se rend ridicule en tentant de s’inscrire dans les signes de la civilisation. La fonction de la satire est de l’en exclure, pour le replacer sous les signes de la barbarie (voir annexe II). Veut-il, pour se distinguer, s’asseoir à l’occidentale, qu’il dispose ses chaises à proximité de ses coreligionnaires, basanés, comme lui, et assis à même le sol d’une contrée inculte qui est aussi la sienne (ill. 346). Pour Cham, loin de se civiliser, il ne fait que singer la civilisation. Le même procédé satirique (ill. 347) renvoie le turco à son appartenance raciale (« un drôle de teint ») dans laquelle il ne se reconnaît plus et dont il avoue définitivement l’infériorité (« il y a mieux »). Son comportement de rejet envers sa compagne, en laquelle il devrait pourtant reconnaître son image au féminin, révèle au lecteur qu’il a pleinement adopté le regard et les catégories raciales et esthétiques du civilisé/colonisateur sur le barbare/colonisé. En montrant sous un jour grotesque les femmes kabyles réduites à se déguiser en « Parisiennes » pour séduire « messieurs les turcos » (ill. 348), Cham signifie que l’opposition barbarie/civilisation est sans solution : tout effort des barbares pour ressembler aux civilisés est a priori voué au ridicule. Les barbares restent donc incivilisables. Postulant la supériorité des valeurs civilisatrices et leur inaccessibilité, la satire nie ainsi la possibilité pour le barbare de s’approprier effectivement ce que la civilisation prétendait lui apporter. Dans ce discours eurocentré et raciste, le caricaturiste procède en dissociant l’uniforme (symbole non chargé, ici) de celui qui le porte, pour replacer ce dernier dans son véritable milieu d’origine (« ...en Afrique »). Par contre, lorsqu’il le représente en France, Cham est soucieux de neutraliser tout le prestige que pourrait lui attirer sa tenue militaire. En dépit de l’intérêt qu’il paraît susciter chez les femmes européennes20, le turco sert en définitive de faire-valoir au zouave (ill. 349) : impossible de les confondre malgré l’identité de leur uniforme, tant ils diffèrent par la couleur (noir/blanc), par l’attitude (martiale/relâchée), et par le soin (moustache cirée et uniforme complet/débraillé et incomplétude du vêtement). L’habit ne fait pas le civilisé.
C.1867
20Dans sa série Actualités, Le Charivari publie le 19 février 1867 une lithographie de Cham représentant un zouave (européen et gradé), auquel la « France » emblématisée (notamment par l’étoile du progrès) s’adresse pour faire savoir à ce militaire que les armes vont désormais céder devant la toge – en l’occurrence le symbole même de la démocratie politique, la « tribun[e] », sur laquelle elle s’appuie (ill. 350).
21Ce début d’année 1867 correspond justement, comme on sait, à une phase de libéralisation du Second Empire : lettre publique de Napoléon III, en date du 19 janvier, pour annoncer des réformes libérales ; senatus-consulte du 7 février accroissant les pouvoirs du sénat ; retrait, au début du même mois, des troupes françaises du Mexique21, dont des corps de l’armée d’Afrique22.
22Cham allégorise ici ce revirement politique. Si, comme le suggère la légende, l’armée d’Afrique symbolisée par l’uniforme a effectivement été pour Napoléon III le fréquent moyen d’assurer ses victoires militaires, Cham, en dépit de la mixité de cette armée composée de corps de soldats européens et algériens, ne fait aller la vaillance, le mérite et les honneurs qu’à l’Européen.
23L’insertion du personnage du turco dans une représentation positive est pour lui inconcevable.
24En outre, en lui faisant porter des insignes de grade qui différencient son uniforme, il focalise l’attention des lecteurs sur les chefs : la civilisation (la « France ») n’est reconnaissante qu’aux dirigeants civilisateurs23 qui ont su mettre les forces barbares au service de son rayonnement.
25Alors même qu’il prétend vanter le retour aux valeurs civiles, sa mise en scène d’un zouave grade, proposée au moment où la politique donne l’impression de se vouloir pacifique, vise à magnifier les tendances militaristes et chauvines de la nation civilisatrice.
26Il rejoint ainsi le discours mystificateur pratiqué de longue date par Le Charivari notamment au temps de la conquête, lorsqu’il travaillait à intégrer les généraux d’Algérie dans la galerie des mythes de l’histoire nationale (ill. 351).
D. 1870
27Le 30 août 1870, sous la rubrique Actualités, en pleine guerre contre la Prusse et alors que la débâche n’est plus douteuse, Cham exalte le soldat d’Afrique comme jamais (ill. 352). Un turco au visage basané « roule des yeux blancs », mâchoires entrouvertes (cf. ill. 339), dans une attitude de combattant. Ce n’est plus un homme intimidé (cf. ill. 349), ou maladroitement appliqué à imiter les gestes élémentaires du soldat européen (cf. ill. 344). À preuve les cadavres prussiens qui jonchent le sol à ses pieds. Cham ne se fait pas prier pour allégoriser un fait d’armes récent, évoqué par les journaux24. Sous son crayon aussi, la vaillance du soldat colonisé est exaltée, semble-t-il, jusqu’à un degré d’héroïsme. La légende cependant invite les civilisés (« l’homme ») à s’inspirer-exceptionnellement (« Mais [...] aujourd’hui ») – de la barbarie (« laid ») pour faire la guerre.
28L’explication de ce nouveau revirement est donnée dans Le Charivari du 26 août 1870 par Alfred Bougeait :
« Nous avons à constater un ennemi bien autrement redoutable que le Prussien... Cet ennemi c’est LA PEUR. »
29Elle est répétée le 29 août 1870, par Louis Leroy :
« Tout homme valide, pouvant tirer un coup de fusil, qui s’éloigne de Paris en ce moment et va du côté opposé à l’ennemi, commet une lâcheté. [...] L’énergie des soldats de Mac-Mahon, leur intrépidité devant la mort n’est pas à la portée de tout le monde, je le reconnais. Aussi que demande-t-on à chaque citoyen ? Un effort dans la mesure de ses moyens. À chacun selon son courage !... »
30Et Leroy d’insister :
« Sur la promenade, dans les salons, les femmes vous regarderont avec la curiosité dédaigneuse, irritée que provoque toujours chez elles la vue d’un homme déchu de sa virilité. »
31L’argumentation discursive de ces rédacteurs se retrouve dans l’argumentation graphique du dessinateur : avec sa mise en scène positive de la barbarie qu’il donne exceptionnellement en exemple à la civilisation, Cham tente de trouver l’ultime argument mobilisateur capable de remplacer le sentiment national défaillant25. Il s’agit pour lui de piquer au vif le sentiment de supériorité eurocentriste, en provoquant une réaction de honte. Cette pseudo-héroïsation du turco par Cham constitue donc, de nouveau, une fonctionnalisation de la barbarie au service de la cause nationale.
Résumé et hypothèse de travail
32— 1856. En attribuant à l’uniforme (celui du zouave comme celui du turco) le symbole ambigu du lion (civilisation et/ou barbarie), Cham, par un essai d’emblématisation, procède à une esthétisation du politique qui masque l’instrumentalisation du colonisé, mais qui permet en même temps d’affirmer l’invincibilité du soldat français devant la barbarie cosaque.
33La fonction de cette emblématisation est de galvaniser l’élan national chauvin.
34— La gloire de la France étant assurée en 1859, une distinction précise est faite entre zouave et turco par les procédés de la satire. Le turco, travestissement du civilisé, retrouve sa barbarie qui l’exclut du prestigieux uniforme de cette civilisation dont la supériorité est proclamée.
35— Lorsqu’en 1867 la France reconnaissante honore l’armée d’Afrique, Cham esthétise de nouveau, en retenant le zouave/chef civilisateur comme seul et unique élément positif de son allégorie.
36— Au moment où l’Empire s’écroule (1870), la barbarie est intégrée dans un discours pseudo-positif d’héroïsation comme la dernière ressource possible de la nation civilisée.
37Le discours imagé (eurocentré, raciste et chauvin) sur le turco, qui est celui de Cham et du Charivari sous le Second Empire, a pour fonction de masquer l’instrumentalisation de la « barbarie » par la civilisation. L’esthétisation pratiquée est le moyen d’intégrer la propre barbarie de la civilisation dans l’Histoire de France et de contribuer ainsi à la glorifier.
Annexe
Annexe i : la distinction zouave/turco
Turco : désigne les corps de Tirailleurs Algériens (terme officiel) ; le commandement appartenait entièrement aux Français à partir du grade de capitaine26.
« Turco fino » fut le terme utilisé en 1839 par le duc d’Orléans pour désigner le bataillon turc qui gardait Sétif ; « l’appellation de Turco ne vient pas, comme on l’a prétendu souvent, de l’envoi des tirailleurs indigènes en Crimée en 1855 comme alliés des Turcs27 ».
Zouave : corps indigène recruté par le général Clauzel dès septembre 1830, comme le faisaient les Turcs, dans la tribu kabyle des Zouâoua. Ce corps fut bientôt constitué par recrutement « mixte28 ». « Les zouaves devinrent le refuge des soldats aventuriers et plus encore des sous-officiers et officiers mercenaires en mal d’avancement29 »
La lithographie intitulée « Croquades » (ill. 353), publiée le 22 mai 1839, est la première représentation que donne Le Charivari de corps indigènes dans l’armée d’Afrique.
Le zouave est représenté pour la première fois dans ce journal le 20 décembre 1844, dans la série Les Troupiers en Afrique (ill. 354) ; dessin et légende font reconnaître deux Français qui sont dans cet uniforme (portant turban et chéchia) : Essai d’acclimatement de la carotte française
« Oui, ma chère tante Gobinard... depuis que je suis dans ce pays, vous ne pourriez pas me reconnaître tellement je suis rissolé... le soleil nous darde sur la tête jour et nuit... et dans le moment où je vous écris je n’ai seulement pas un verre d’eau à boire... je serais le plus reconnaissant des neveux et des Zouaves, si vous pouviez m’envoyer dix boudjous... à défaut faites moi passer vingt pièces de cinq francs, je vous les rendrai... en prières auprès d’allah qui est le saint le plus vénéré dans les paroisses du pays... pour qu’il répande sur votre tête la rosée de ses bénédictions !... ».
Dans la représentation du zouave et du turco, diffusée par Le Charivari sous le Second Empire, le corps des tirailleurs algériens ne peut pas être distingué de celui des zouaves, par l’uniforme.
« Turco » semble être un terme discriminant qui désigne l’indigène colonisé en uniforme, alors que « zouave » est attribué au Français en uniforme, tous deux appartenant à la même armée d’Afrique.
Annexe ii : civilisation/barbarie
Signes d’opposition susceptibles de constituer des idéologèmes :
a) Le vin (voir ill. 355, 356, 357)
b) Le cancan/la danse (voir ill. 358 et 359).
Notes de bas de page
1 Voir Agulhon 1979.
2 Voir Taxile Delord, Histoire du Second Empire, 5e édition corrigée, Paris Germer Baillière, Libraire-éditeur, 1869 t. 1, p. 629-633.
3 M Agulhon définit l’allégorie comme discours imagé substitué au discours abstrait (Agulhon 1979, p. 8).
4 Cette vignette est à rapprocher, dans la même planche, de Juin-L’écrevisse (jeu de mots significatif pour « cancer »), qui représente un soldat russe en train de reculer en Crimée, complétant ainsi l’argument de la faiblesse de l’ennemi devant la puissance des Français.
5 Symbole : attribut dont la signification provient de l’histoire et est possédée par la culture (voir Agulhon 1979, p. 8).
6 Agulhon 1979, p. 23, 25 et 100-135.
7 Dumanet et Chauvin, personnages typiques de l’armée française de conquête en Algérie, sont mis en scène par Jules Vernier. Voir Le Charivari du 10 mars 1842, « Physiologie du Troupier » par Jules Vernier.
8 Voir Ch.-A. Julien Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 1., La conquête et les débuts de la colonisation (1827-1871), Paris, PUF, 1979, p. 202
9 Ibid, p. 201 et suiv.
10 Cette série numérotée de 1 à 20 paraît dans Le Charivari du 20 décembre 1843 au 6 septembre 1844
11 Voir Le Charivari du 27 avril 1844 : « Concerts en Afrique – L’Afrique se civilise, M Bugeaud a mis les lions de l’Atlas à prix. ».
12 Voir dans la même planche, « Calendrier pour 1856 : Mai. – Les Gémeaux » : un « sauvage » – massue en main, anneau dans le nez, plume fixée sur son crâne rasé – et un cosaque se tiennent par la main
13 Agulhon 1979, p. 8.
14 Voir par ex. Le Charivari du 27 janvier 1856, « Croquis par Cham » : « La paix ! ! ! c’est triste tout de même quand on a eu du talent dans une espécialité ! », dit un zouave européen en se frisant la moustache, tandis qu’en arrière-plan un Russe et un soldat français s’embrassent.
15 Le Charivari, 28 août 1859.
16 L. Huart, « La Turcomanie », Le Charivari 11 août 1859.
17 Le Charivari, 13 août-3 septembre 1859.
18 Pour Daumier, le motif du turco n’est qu’un accessoire satirique, qu’il réemploie pour d’autres sujets dans trois autres lithographies parues dans la même période sous la rubrique Actualités. Voir E. Childs, « Die Turkos in Paris. Ein Sonntagsvergnügen der Weltstädter » [Les Turcos à Paris. Un plaisir dominical pour les citadins], dans Stoll 1985, p. 315-329.
19 Le Charivari 12 août 1859
20 Préoccupé de déprécier la « virilité » du turco et de ridiculiser sa combativité, Cham, dans une vignette de cette même planche du 28 août 1859, n’hésite pas à laisser une visiteuse du camp de Saint-Maur faire un rapprochement entre le guerrier et une mégère qui s’est fait « crêper le chignon » : « Vois donc, mon ami, il s’est joliment battu celui-là, on lui a arraché les trois quarts des cheveux. »
21 Voir L’Illustration, 25 mai 1867, p. 352.
22 Voir Taxile Delord, op. cit., t. 5, p. 6.
23 Voir le comte P. de Castellane qui conclut en 1852, dans ses mémoires « ...il vaut mieux une troupe de cerfs commandés par un lion, qu’une troupe de lions commandés par un cerf... – La victoire, diront-ils, suivait leurs pas. Des lions conduisaient des troupes de lions. » (Souvenirs de la vie militaire en Afrique, Paris, 1852, p. 435). Voir aussi L’Illustration du 5 janvier 1856 : « Retour des tirailleurs algériens en Algérie. [...] Après avoir fêté des soldats valeureux, il était juste de rendre hommage aux chefs qui les ont si bien guidés à l’ennemi ».
24 Voir Le Charivari du 26 août 1870 : « ... Puis les Tirailleurs indigènes, les turcos, si vous voulez, qui viennent de se signaler sur le Rhin, ceux-là sont tous des Arabes... Tous sont heureux d’aller au feu ; bondissant comme des hyènes, ils se précipitent sur l’ennemi en poussant des cris horribles, et que ce soient Prussiens, Autrichiens, Russes ou même Arabes, ils ont la même rage et les mêmes fureurs » (« L’armée d’Afrique en campagne », art. de Carie Des Périères).
25 Voir aussi les deux vignettes « Les Envolés volontaires après le 4 septembre 1870 », dans Touchatout, La Dégringolade impériale. Seconde partie de l’histoire tintamarresgue de Napoléon III. Dessins de G Lafosse, Paris 1878, p. 433-435.
26 Voir Ch.-A. Julien, op. cit., p. 278.
27 P. Azan (général), L’Armée d’Afrique de 1830 à 1852, Collection du Centenaire de l’Algérie 1830-1930, Paris, Plon, s. d., p. 278.
28 Voir Ch.-A. Julien, op. cit., p. 275.
29 Gallissot/Badia éds., Marxisme et Algérie contemporaine, Paris (UGE) 1976, p. 44.
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La Caricature entre République et censure
Ce livre est cité par
- Bouyssy, Maïté. (2012) L’urgence, l’horreur, la démocratie. DOI: 10.4000/books.psorbonne.58882
La Caricature entre République et censure
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