Napoléon le Petit et la presse belge, du coup d’État à la proclamation de l’Empire
p. 284-287
Texte intégral
1À la suite du Deux-Décembre, nombreux furent les opposants qui, de gré ou de force, prirent le chemin de l’exil vers la Belgique. C’est tout naturellement que les proscrits de 1851 se réfugieront chez nous, attirés par la communauté de langue et par le libéralisme de la Constitution en vigueur. Au même titre que Londres, Bruxelles deviendra un des foyers de la lutte antibonapartiste.
2L’afflux des exilés plaçait le gouvernement libéral de Charles Rogier dans une situation très embarrassante. Comment, en effet, éviter toute difficulté avec Louis-Napoléon, dont Léopold 1er prévoyait et redoutait les visées annexionnistes et les tendances impérialistes ? Le décret du 31 décembre 1851 n’allait-il pas rétablir l’aigle française sur les drapeaux1 ? Si le coup d’État s’inscrit dans le cadre de la réaction conservatrice européenne contre les mouvements révolutionnaires de 1848, le principe impérial cher à Louis-Napoléon repose, qu’il le veuille ou non, et malgré le discours qu’il prononcera quelques mois plus tard à Bordeaux, sur une perspective de destruction de l’ordre instauré en 1815. La Belgique semble la première menacée, non seulement par sa proximité, mais surtout en raison de son régime qui prône la liberté politique. L’article 18 de la Constitution du 7 février 1831 instaure la liberté absolue de la presse, principe qui apparaît comme une menace à l’œuvre de restauration de l’ordre entreprise en France par Louis-Napoléon. Au lendemain du coup d’État, tous les journaux belges avaient été interdits en France. L’opposition violente de la presse radicale ne s’était pas fait attendre. La Nation du 5 décembre 1851 titrait en première page : « L’Empire français, c’est l’invasion de la Belgique ». D’autres journaux tels Le Sancho et Le Messager des Chambres lui emboîteront le pas et déverseront les appellations les plus injurieuses à l’encontre du prince-président.
3Du 1er janvier au 19 février 1852 allait paraître à Bruxelles le Bulletin français, publication hebdomadaire de 16 pages in-12 sous couverture verte, qui irritera au plus haut point les Tuileries et incommodera le gouvernement belge2. Ce Bulletin était l’œuvre de deux réfugiés de tendance orléaniste, Alexandre Thomas, un collaborateur de la Revue des deux mondes, et le comte Othenin d’Haussonville, gendre du duc de Broglie. La vivacité de leur polémique irrite la Légation de France et, par voie de conséquence, le quai d’Orsay, qui réclame immédiatement la suppression du Bulletin. Une démarche pressante fut donc faite auprès de MM. d’Haussonville et Thomas pour les inviter à quitter le pays, si du moins ils persévéraient. Les deux hommes feignirent de partir, mais se terrèrent en réalité dans une maison privée d’où ils continuaient à rédiger leur publication avec une insolente ponctualité, Ils ne furent découverts par la police que le 17 février et embarquèrent le 19 à Ostende pour l’Angleterre. Le septième numéro, en date du 12 février, dont j’ai trouvé un exemplaire sur papier pelure, sera le dernier à paraître à Bruxelles. Le jour même du départ de ses rédacteurs sortait à Londres, chez le libraire Jeffs, le huitième et dernier numéro du Bulletin français. La Constitution s’opposant aux mesures préventives à l’égard de la presse, M. Firmin Rogier, notre envoyé à Paris, proposa au marquis de Turgot d’entamer des poursuites sur la base de la loi du 28 septembre 1816 qui, curieusement, avait vu le jour suite aux attaques que distillait alors, de Bruxelles, contre les Bourbons, le Nain jaune réfugié – le journal des... bonapartistes en exil. L’article 4 de cette ancienne loi du régime hollandais prévoyait que, sur la plainte formelle du gouvernement offensé, des poursuites pouvaient être exercées contre les auteurs d’articles outrageants pour les chefs d’États étrangers. La Constitution de 1831 ne rendait-elle pas cette loi caduque ? Tel était l’avis d’un grand nombre d’éminents jurisconsultes, mais aussi et surtout de l’opinion publique. À la suite d’une demande officielle de la France, outre les fondateurs du Bulletin, quatre autres prévenus furent également renvoyés devant la cour d’assises du Brabant en qualité d’imprimeur, d’éditeur ou de distributeur. Le 22 mars, les accusés furent, les uns mis hors cause, les autres acquittés. Les représentants de la France à l’étranger se plaignirent du langage des journaux radicaux, et en général de tous les journaux belges, dont les articles propagés dans les pays voisins entretenaient la haine et le mépris contre les acteurs et les complices du coup d’État.
4Une nouvelle plainte du gouvernement français fut adressée contre le journal progressiste La Nation en mai-juin 1852. Ici aussi les prévenus, Charles Potvin et Louis Labarre, furent acquittés.
5Ces deux procès faisaient apparaître un vide juridique auquel il fallait remédier, d’autant que ces verdicts, qualifiés de scandaleux par le duc de Bassano, ministre de France à Bruxelles, avaient enhardi les dénonciateurs du coup d’État. Les Ministères dirigés par Charles Rogier (1847-1852) et par Henri de Brouckère (1852-1855) se défendirent d’avoir jamais cédé à une pression quelconque de la part du gouvernement français et d’avoir obéi à ses injonctions. L’Émancipation, journal clérical accusé d’être à la solde de Napoléon, nous fournit certains éclaircissements à ce sujet3. Voici ce qu’on y lit le 18 février 1852 :
« Nous pouvons rassurer complètement le pays, sur les intentions du Président de la République à l’égard de la Belgique ; il les exprime maintenant, non seulement aux représentants des puissances du Nord à Paris mais à M Firmin Rogier, notre ministre près de lui et à tous les Belges avec lesquels il a des rapports. Il ne demande à la Belgique qu’une seule chose : ne pas se laisser injurier dans et par ce pays. »
6Le jour de l’acquittement du Bulletin français, l’aveu d’ingérence était encore bien plus clair :
« Le bruit court que le gouvernement français aurait demandé à votre gouvernement s’il ne serait pas possible de changer votre législation sur la presse de telle manière que le Président et ses ministres ne fussent plus exposés à des attaques inconvenantes. »
7Toujours est-il que c’est dans ces circonstances que Charles Faider, ministre de la Justice du nouveau cabinet, présenta à la Chambre des représentants, le 9 novembre, un projet de loi réprimant les offenses envers les chefs des gouvernements étrangers. Votée le 6 décembre suivant, soit quelques jours après la proclamation de l’Empire, et le 16 par le Sénat, la loi fut promulguée le 20 décembre 1852, et il était prévu par son article 3 que la poursuite n’aurait lieu que sur la demande du représentant du souverain ou du chef du gouvernement qui s’estimerait offensé. Remarquons que, le 12 mars 1858, soit deux mois après l’attentat d’Orsini, une nouvelle loi abrogea l’article 3 de la loi Faider afin de permettre au parquet d’intenter des poursuites d’office, sans attendre la plainte du chef d’État outragé par voie de presse.
8Officiellement, les seuls journaux belges dont la circulation en France est interdite, le 24 juin 1852, pour des raisons de censure politique sont : L’Étoile belge, Le Méphistophélès, Le Messager des Chambres, La Nation, L’Observateur belge et le Sancho. Cela n’empêchera pas certains inspecteurs, vérificateurs de la Librairie, plus zélés que d’autres, de saisir certaines feuilles, telles La Gazette de Mons, Le Messager de Gand, Le Courrier d’Ypres, L’Argus ou Le Charivari belge, qui contiennent des réflexions hostiles envers l’empereur. En effet, outre la reproduction entière de la première feuille du Charivari de Paris, Le Charivari, édition belge, publie chaque jour une chronique politique et anecdotique, et épisodiquement des attaques, sous forme de poèmes, dirigées contre Badinguet et ses hommes de main4.
9Retracer l’histoire de la réimpression de ce journal illustré en Belgique est assez complexe, vu le manque de matériau. Il est malgré tout très possible d’en esquisser les grandes lignes. Le Charivari est l’objet en Belgique, à partir du 1er mai 1838, d’une édition parallèle imprimée par Slaes, de format et de présentation identiques, contenant mêmes textes et mêmes caricatures. Seule, la quatrième page est modifiée : la publicité et le programme des théâtres bruxellois remplacent les annonces et avis divers du journal parisien. Peu à peu, cette quatrième page sera plus particulièrement consacrée aux informations politiques intéressant le seul public belge. Cette première tentative de réimpression du Charivari cessera le 31 mars 1840, et donnera lieu quelques mois plus tard à la naissance du Patriote belge, quotidien démocrate illustré qui paraîtra du 1er juillet 1840 au 30 juin 1844. Sa suppression est peut-être une conséquence du procès intenté en novembre 1839 par Iules Geruzet, distributeur officiel du Charivari de Paris à Bruxelles, au sieur Verhasselt qui avait relayé Slaes dans son entreprise en avril 1839. Un Charivari, augmenté des meilleurs articles du Corsaire, de La Caricature, de La Mode et du Figaro, sort en décembre 1840. Il connut une existence encore plus brève puisqu’il se réunira le 10 avril 1841 à Aujourd’hui, journal des Ridicules, autre contrefaçon5. Le Charivari n’aurait ensuite plus subi de contrefaçon en Belgique avant 18486. De là à dire qu’il refait surface en raison des événements parisiens, il n’y a qu’un pas. Il semble même, cette fois-ci, avoir fait l’objet de plusieurs éditions simultanées. La contrefaçon des ouvrages étrangers en Belgique n’étant soumise à aucune réglementation intérieure, nos imprimeurs avaient en effet la fâcheuse habitude de se reproduire mutuellement ; ce qui contribua par ailleurs, et malgré la convention littéraire franco-belge du 22 août 1852 qui n’a fait qu’entériner une situation de fait, à conduire bon nombre d’entre eux vers une faillite certaine.
10Avec la censure exercée à Paris, suite au décret organique du 17 février 1852 qui asservira la presse aux volontés du gouvernement, Le Charivari imprimé à Bruxelles, considéré jadis comme un vulgaire doublon du célèbre journal parisien, acquiert des lettres de noblesse. Ce décret établissait qu’aucun journal, ou écrit périodique, traitant de matières politiques ou d’économie sociale, ne pourrait être créé ou publié sans l’autorisation préalable du gouvernement et après versement d’un cautionnement. Il attribuait aux tribunaux de police correctionnelle, et non aux jurys, la compétence des délits de presse, et il inaugurait le système des avertissements dont l’instigateur fut M. de Persigny7. L’administration décide souverainement si un article, un dessin, une phrase, peut être considéré comme attentatoire aux bonnes mœurs, à la défense de la famille, de la propriété ou de l’autorité. Dans ce cas, elle adresse au journal un avertissement. À la troisième infraction, le journal est suspendu, ceci indépendamment des poursuites et des condamnations que les tribunaux peuvent prononcer contre les auteurs des articles ou dessins incriminés. Ces mesures visent purement et simplement à la suppression de toute liberté pour la caricature. Les caricaturistes en sont réduits à traiter de sujets de politique extérieure, pourvu qu’ils soient licites, ou, comme après les lois de septembre 1835, à exploiter la veine du dessin d’humour et celle de la satire des mœurs. C’est donc à l’étranger qu’il faudra chercher les caricatures prenant pour cible Napoléon ou sa politique. Voici ce que dira d’ailleurs Victor Hugo à propos de la liberté de la presse, dans Napoléon le Petit, le célèbre pamphlet qu’il composa à Bruxelles en juin-juillet 1852 :
« Ce gouvernement se sent hideux. Il ne veut pas de portrait, surtout pas de miroir8 »
11L’article 22 de cette loi, scélérate dans son essence, spécifie que
« ...aucun dessin, aucune gravure, lithographie, médaille, estampe ou emblème de quelque nature ou espèce qu’ils soient ne pourront être publiés, exposés, ou mis en vente sans l’autorisation préalable du Ministre de la Police, à Paris, ou des préfets dans les départements. »
12Ce décret aura indirectement un effet bénéfique sur la production caricaturale des journaux satiriques en Belgique. Car de simple contrefaçon, Le Charivari de Bruxelles devient un débouché providentiel pour l’imagerie antibonapartiste.
13La collection qui m’a permis d’étudier cette contrefaçon belge est celle de la Bibliothèque royale, pratiquement complète du 1er février au 30 décembre 1852. Même si de nombreuses gravures font défaut, il est assez symptomatique de ne plus retrouver les traits de Napoléon après le 5 mai9. La Légation française s’est-elle plainte au gouvernement belge ? Le Charivari a-t-il eu à subir des pressions administratives ? Ces questions, sans réponse au stade actuel de mes recherches, laissent néanmoins place à des suppositions très vraisemblables puisque la dernière caricature de Louis-Napoléon Bonaparte dans L’Argus, qui représente la remise des Aigles aux divers régiments lors du défilé du 10 mai, date, elle, du 16 mai.
14Liste des caricatures ayant pour cible Napoléon III parues en 1852 dans Le Charivari, édition belge :
- Dimanche 22 février : « Encore un monument de 1815 qu’il faudra démolir à la prochaine occasion. Il y en a diablement à Londres » (ill. 287).
- Samedi 27 mars : « Le Présent. Le roi Dagobert : ohé là ! qui est donc ce drôle qui entre dans mes culottes. Prends garde ! c’est la peau du Centaure Chiron ».
- Dimanche 28 mars : « L’avenir. Auriez-vous besoin d’un petit page pour vous aider à porter ce lourd manteau ? Arrrière serpent, un TIERS est de trop ici ».
- Lundi 29 mars : « Fariboles. Toujours cette tête de président vil flatteur ! Vas-tu pas lui mettre une couronne en république. Le rapin : je travaille pour l’avenir ».
- Mardi 30 mars : « Cirque national de Paris. Les jeux de la perche ».
- Lundi 12 avril : « Le Banquet des dieux ».
- Dimanche 18 avril : « Est-elle bien morte ? » (ill. 288).
- Dimanche 2 mai : « Théâtre impérial de Ratapoil » (ill. 289).
- Mercredi 5 mai : « Vade Retro Satanas ».
- Jeudi 19 août : « Actualités. Commission permanente ».
Notes de bas de page
1 Bulletin français, no 2, 8 janvier 1852, p. 35-36.
2 Voir Maurice Dullaert, « Un procès politique en 1852 », La Revue générale, 15 août 1935, p. 129-159, ainsi que le compte rendu du procès dans La Belgique judiciaire, no 66-70, 15-29 août 1852, col.. 1041-1103.
3 D’après L’Argus, du jeudi 22 janvier 1852, L’Émancipation était le seul journal admis en France.
4 Jacques Hellemans, « Le Charivari belge et Napoléon III », Le Livre et l’estampe, xxxix, 1993, no 139, p. 31-44.
5 André Warzée. Essai historique et critique des journaux belges : journaux politiques (première partie). Gand, Hebbelynck, 1844, p. 116.
6 Malgré les suppositions faites par Myriam Perreaux, dans son essai bibliographique de la presse humoristique bruxelloise, selon lesquelles deux éditions du Charivari auraient coexisté, l’une depuis 1832, l’autre à partir de 1838.
7 Eugène Hatin : Manuel théorique et pratique de la liberté de la presse : histoire, législation, doctrine et jurisprudence, bibliographie, Paris, Pagnerre, 1868, t. 1er, p. 292.
8 Victor Hugo, Napoléon le Petit, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 72.
9 Si on excepte la caricature signée Ch. Vernier parue le jeudi 19 août qui est une reprise de la gravure relative au débat de la prorogation de la présidence parue le samedi 26 octobre 1850 dans Le Charivari.
Auteur
Mouscron, Belgique
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014