« L’Empire, c’est la paix »
p. 280-283
Texte intégral
1Tout en saccageant quelque trente mille existences (morts, prisonniers, déportés, exilés), le coup d’État du 2 décembre 1851 bâillonne la presse et l’opposition. Le prince-président a toutes facilités pour préparer la proclamation de l’Empire, symboliquement prévue pour le 1er décembre 1852. Devant la Chambre de commerce de Bordeaux, le 9 octobre 1852, vers la fin de la tournée qu’il entreprend à cet effet dans tous les départements, Louis-Napoléon Bonaparte a cette phrase, manifestement adressée, entre autres destinataires, aux cours européennes :
« Par esprit de défiance, certaines personnes se disent : L’Empire, c’est la guerre ; moi je dis : L’Empire, c’est la paix. »
2C’est ce propos que, pendant son exil de Jersey, Victor Hugo cite ironiquement au dernier vers de son poème des Châtiments dédié, en décembre 1852, « aux morts du 4 décembre » (i. e. 1851).
3Dans la lutte antibonapartiste, la presse et les éditeurs belges jouent un rôle essentiel. Ainsi est-ce à Bruxelles qu’est publié, par Hetzel, en août 1852, après impression à Londres, le pamphlet de Hugo sur Napoléon-le-Petit, qui est ensuite diffusé clandestinement en France. À Bruxelles encore, chez Henri Samuel paraissent les Châtiments, au mois de novembre suivant, en dépit d’un achevé d’imprimer « à Genève et à New York » destiné à tromper les autorités. Le Dix-huit brumaire de Louis-Napoléon, de Karl Marx, paraît en allemand dans des conditions semblables : publié en 1852 dans le magazine Die Revolution, il a été imprimé « à New York » et édité par Weydemeyer. Dix ans plus tard, en 1862, Les Misérables voient le jour chez Albert Lacroix, à Bruxelles. Lacroix et Verboeckhoven convient pour la circonstance plus de 80 journalistes, de sorte que l’événement éditorial devient un banquet républicain en faveur de la liberté de la presse en France1. À la demande de Louis-Napoléon Bonaparte, une loi, certes — la loi Faider—, est adoptée en Belgique, en décembre 1852, qui poursuit à l’intérieur même des frontières belges toute attaque contre les responsables politiques des États étrangers. Mais il n’empêche. Toute une presse satirique illustrée d’inspiration républicaine, et en grande partie destinée à la France, prospère en Belgique. Ainsi Le Charivari belge publie-t-il le 18 mars 1855 un dessin de Wilhelm Scholz contre la guerre de Crimée précédemment paru dans le Kladderadatsch de Berlin2 (ill. 285). On y voit les coûteuses armées des belligérants (de dr. à g. : la Russie, l’Angleterre, la Turquie et la France) en passe d’être englouties par le monstre de Crimée. Mais tandis que, dans le Kladderadatsch, le dessin constituait un appel à la paix et servait à légitimer la neutralité de la Prusse, le changement de contexte opéré par l’insertion dans Le Charivari belge amène un changement de sens : la légende rappelle inévitablement la fameuse phrase de Bordeaux, de sorte que la raillerie consiste essentiellement dans le démenti par les faits du pacifisme initialement promis.
4C’est en réalité depuis 1838 que Le Charivari parisien paraît à Bruxelles avec, en sous-titre, la mention « édition belge ». Les contrefacteurs belges s’en étaient alors vantés en ces termes :
« L’Éditeur n’a reculé devant aucun sacrifice, il a la satisfaction d’offrir au public une réimpression en caractères neufs avec des lithographies dessinées par un artiste Belge, et rien ne sera négligé pour une reproduction aussi parfaite que possible des dessins originaux3. »
5Quelque temps après le coup d’État, ce Charivari qui ira, en s’autonomisant, jusqu’à s’intituler, à partir de 1854, Le Charivari belge, informe ses lecteurs d’une innovation capitale :
« Le Charivari, édition belge, reproduit en entier le Charivari de Paris et publie chaque jour une chronique politique, anecdotique, judiciaire ou théâtrale. La Censure interdisant à Paris la publication de gravures politiques, l’administration du Charivari Belge, afin de conserver au journal qu’elle publie un intérêt que le Charivari Français a perdu, vient de prendre des mesures pour offrir deux fois par semaine à ses abonnés, des actualités dues à un crayon aussi habile que spirituel4. »
6Ainsi « Ratapoil » passe-t-il la frontière en contrebande pour contourner la censure impériale, restructurer et revigorer l’opposition républicaine.
7Ce personnage symbolique a été créé par Daumier dans la seconde moitié de l’année 1850 pour dénoncer les menées et les exactions des « décembristes ». Une société paramilitaire formée par les bonapartistes le 10 décembre 1849 s’employait en effet à susciter un climat de violence terroriste pour ouvrir la voie à l’Empire. Après le coup d’État, « Ratapoil » servit donc tout naturellement, dans l’édition belge du Charivari, à mettre en évidence la nature violente, le caractère despotique et policier du régime bonapartiste. Le 22 février 1852, par exemple (voir ill. 287), Ratapoil figure dans une caricature à triple détente :
- il exprime un désir de revanche sur « Water l’eau » ;
- il dénonce l’omniprésence des agents bonapartistes ;
- il évoque le passé londonien de l’Empereur, au temps où, comme constable, il usait du gourdin contre les manifestants ouvriers5.
8Au mois d’avril suivant, c’est en présence d’une bannière ornée du portrait de Ratapoil que Napoléon III soulève le couvercle du cercueil de la République pour s’assurer de sa mort (voir ill. 288). En mai, la scène d’un théâtre de marionnettes (voir ill. 289) rassemble, de gauche à droite, Ratapoil, Le Constitutionnel, l’empereur, la Seconde République et Thiers. La Russie, l’Autriche et le Vatican surveillent leur agitation. Les ficelles sont entre les mains de la Russie et du Vatican, personnifiés par le tsar et par un jésuite, à l’exclusion, par conséquent, de l’Autriche. Ici encore, l’iconographie satirique présente une image double du bonapartisme : sa face politique (Napoléon III) et sa face répressive (Ratapoil), inséparable de la précédente. C’est de ce même rappel permanent de la violation de la Constitution et des lois démocratiques et républicaines que Daumier joue, en 1855, pour stigmatiser la dictature impériale d’une manière qui soit lisible pour son public sans constituer une provocation flagrante pour la censure. De la fin d’août au début d’octobre 1855, il consacre en effet une suite de cinq dessins aux méthodes policières du royaume des Deux-Siciles. La conjoncture s’y prête : la presse anglaise s’est très vivement émue de la mise en place officielle à Naples d’une « commission des bastonnades » ; Ferdinand II vient de conclure une alliance avec le tsar ; la France se trouve en guerre contre la Russie aux côtés de l’Angleterre. La première image montre les bastonneurs napolitains en pleine action (ill. 286). Elle illustre les méthodes de pacification du gouvernement napolitain à l’encontre de ses opposants. Le personnage épouvanté qui risque un œil derrière la jalousie (à g.) exprime, certes, les angoisses de la population napolitaine. Mais pour un lecteur français contemporain, il évoque en même temps le terrorisme organisé dont s’est fait précéder le coup d’État bonapartiste. Daumier déploie donc son discours en l’articulant sur deux références à la fois : sa propre mise en accusation des « décembristes » (il cite en quelque sorte ses dessins des 28 septembre et 1er octobre 18506), et l’argumentaire anti-bonapartiste du Charivari, édition belge.
9Or Le Charivari belge n’est pas le seul journal satirique à maltraiter le bonapartisme depuis la Belgique. Le Crocodile, à partir de 1853, puis Uylenspiegel, à partir de 1856, et L’Espiègle, à partir de 1864, se mêlent à la partie. Si le comte Walewski, ministre des Affaires étrangères de la France et président du Congrès de la paix de Paris, en avril 1856, réclame avec tant d’insistance la condamnation de la presse belge, c’est bien parce que ces caricatures belges atteignent le régime. Il resterait cependant à étudier de près, en scrutant les détails iconographiques, dans quelle mesure elles prêtaient secours au Charivari de Paris et si elles ont pu influer sur la constitution du discours républicain en France même7.
10R. R.
Notes de bas de page
1 Voir Les Éditeurs belges de Victor Hugo et le banquet des Misérables, Bruxelles 1862. Catalogue de l’exposition réalisé par l’Université libre de Bruxelles en collaboration avec le Crédit communal, au musée Wellington, Waterloo, 1986.
2 Le 11 mars 1855, avec cette légende : « Der Drache der Gegenwart. Friede ernährt, Unfriede verzehrt » [Le dragon actuel. La paix nourrit, la guerre dévore]
3 Voir Le Charivari, édition belge, 1er mai 1838.
4 No du 22 février 1852.
5 Voir supra, Rütten, « Devant la mutilation de la République... », note 13.
6 « Membres de la société de secours du 10 Décembre dans l’exercice de leurs philantropiques fonctions » ; « Prestation de serment d’un nouveau membre de la société philanthropique du 10 Décembre. — Je jure d’assommer tous les Parisiens qui ne crieront pas avec moi : “Vive l’empereur !” » (voir Rütten 1985, p. 128 et suiv. et 142 et suiv.).
7 Voir dans cette perspective l’étude de John Bartier, éditée et présentée par Francis Sartorius, Odilon Delimal, un journaliste franc-tireur au temps de la Première Internationale, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1983.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014