Procédés littéraires de la caricature en Allemagne (1848-1849)
p. 262-268
Texte intégral
1L’étude du sens pragmatique, de la valeur d’usage, des images satiriques du xixe siècle dans leur contexte politique et quotidien paraît avoir dissuadé de les analyser dans le détail de leur fonctionnement. On s’efforce le plus souvent de retrouver leur intention critique par une comparaison du référent historique et de sa représentation iconique. Or ce travail, certes rendu nécessaire par la distance historique, risque, s’il devient prioritaire, de conduire à négliger la diversité de la production caricaturale dans sa matérialité formelle. L’analyse de fonctions aussi générales que la déformation ou que le détournement de l’énergie ou des pulsions selon la théorie freudienne de l’humour a rarement été appliquée aux structures de la caricature, qui sont pourtant censées générer justement ces effets-là1. C’est à partir de ce constat que je me suis demandé s’il serait possible d’analyser systématiquement les aspects structuraux des caricatures de la période de 1848, et d’en inférer en outre des conclusions plus nuancées quant à leur fonctionnalité. Traitant de la caricature comme d’une composante de l’expression iconique dans son ensemble, je m’abstiendrai donc de l’envisager d’un point de vue étroitement esthétique ou de m’attarder sur ce qui différencie les dessinateurs.
2De façon très générale, si je me fie au corpus que j’ai pu étudier, la caricature peut être décrite comme un produit intertextuel plus ou moins complexe, autrement dit, par référence à). Kristeva, comme « une mosaïque de citations2 ». Il semble sémiotiquement tout à fait justifié d’appréhender le signifiant iconique comme un texte, bien que les caricatures jouent assez souvent à transformer et à faire interférer éléments non-langagiers et éléments langagiers du matériau iconique. D’où la question de définir l’intertextualité de la caricature et de cerner la spécificité de ses référents. Ce qui m’intéresse donc au premier chef, ce n’est pas la caricature en tant que représentation, mais bien les éléments qui constituent son réseau discursif. Je me fonderai sur l’observation de caricatures de personnages historiques, car le genre du portrait caricatural me paraît avoir valeur de prototype pour l’ensemble de la production caricaturale. Aussi bien Bourdieu constate-t-il, à l’appui de sa conception du corps et de l’image du corps comme forme d’habitus social et donc comme instrument de domination, que « la contestation politique a toujours eu recours à la caricature, déformation de l’image corporelle destinée à rompre le charme et à tourner en ridicule un des principes de l’effet d’imposition d’autorité3 ». Même si sa visée est plus large, cette observation de Bourdieu, me semble-t-il, touche directement à notre propos dans la mesure où c’est le fondement même de la caricature qu’analyse sa description de l’apparence physique et du comportement comme habitus.
3Une caricature de 1848 représente ainsi le prince de Metternich manifestement ébranlé par l’annonce des soulèvements révolutionnaires : il est à demi effondré dans son fauteuil et intime à son serviteur l’ordre de lui apporter une autre culotte4. L’effet comique, quasi carnavalesque au sens de Bakhtine, naît ici certainement du contraste entre l’habitus du pouvoir, entre la représentation de l’homme d’État, d’une part, et, d’autre part, la matérialité incontrôlée du corporel.
4Les formes d’habitus sont encore plus évidentes lorsqu’elles relèvent d’une intertextualité déterminante, comme dans les caricatures relatives à Georg Herwegh (ill. 2565). Le thème traité est l’audience obtenue du roi de Prusse par Herwegh en 1842. Très remarqué dans les milieux d’opposition, l’épisode se termina en débâcle, Herwegh se voyant contraint à l’exil à cause de la lettre ouverte au roi qu’il avait publiée peu après l’audience, et sa revue se trouvant frappée d’interdiction en Prusse. L’événement donna lieu à diverses supputations sur le déroulement réel de l’audience. La présente caricature semble correspondre à l’une de ces interprétations. Si, à gauche de l’image, Herwegh en représentant de l’opposition bourgeoise, en 1841, est dépeint bien droit, dans une attitude de défi, son personnage en 1842, à droite, a une posture soumise et suppliante, correspondant bien à son habit féodal. Un témoin se bouche le nez à cause de la puanteur dégagée par une petite silhouette diabolique au centre de l’image. Or ce qui est intéressant dans cet exemple, c’est le fait qu’il faut recourir à un fragment de texte pour comprendre la genèse de cette caricature : la célèbre scène d’audience du Don Carlos de Schiller, avec l’attitude pathétique de Posa, devenu en quelque sorte le modèle, dans l’Allemagne du xixe siècle,-de l’homme politique d’extraction bourgeoise6. L’audience de Herwegh en 1842 n’a pu revêtir une pareille importance que parce qu’elle était perçue comme une transposition du personnage de Posa et de la scène d’audience de Don Carlos7. Sous ce terme de transposition [Applikation dans le texte allemand – N. D. T.], je désigne, si l’on veut bien, cet effet de citation courant dans la réception de la littérature par la société, où l’on voit, par exemple, des vers, mais aussi bien des éléments plus complexes, tels que des situations, des caractères et des actions, être isolés de l’ensemble d’un texte donné et réemployés dans un contexte concret. Des fragments de textes littéraires deviennent de la sorte des formes d’expression dans différents champs discursifs, tandis que l’événement empirique concerné acquiert une signification préconstruite par la structure littéraire. Différents commentaires de l’audience de Herwegh auprès du roi procèdent de ce mécanisme de transposition, tel le poème satirique de Heine intitulé « Georg Herwegh ». Le procédé y est particulièrement évident dans les deux dernières strophes :
« Aranjuez, dans ton sable
Comme les jours filaient vite,
Durant lesquels je me tenais devant le roi Philippe
Et ses Grands de la Marche d’Ukraine.
D’une inclinaison de tête il m’a approuvé
Lorsque je jouais au marquis de Posa.
Mes vers l’ont séduit
Mais ma prose ne lui a pas plu8. »
5Mais la comparaison des différentes réactions à l’audience montre bien comment fonctionne cette sorte de traitement satirique que pratique Heine. Car bon nombre des commentaires de l’événement en restent, quant à eux, au premier degré, à la transposition particulière, et non à son principe. Ce qu’ils mettent en cause, ce n’est pas la scène de Posa et son habitus pathétique comme modèle de discours politique, mais bien la personne de Herwegh, qui n’avait rien d’un Posa. C’est à ce niveau-là que se situe Rudolf von Gottschall lorsqu’il évoque ses souvenirs : « Il [i. e. Herwegh] avait dans les traits quelque chose de rêveur et d’absorbé, malgré le feu de son regard dans son visage au teint très mat. Nous ne pouvions croire qu’il s’était présenté au roi avec l’éloquence du marquis de Posa, il a plutôt dû écouter la leçon en silence et courbé avec respect9 ». C’est aussi ce parti qu’adopte la caricature décrite en figurant Herwegh prenant l’attitude de Posa devant le buste du roi, puis flanchant en présence du roi en personne. Toute différente est la perspective de la satire de Heine : elle dénonce comme une erreur la tentative d’imiter le marquis de Posa en montrant ironiquement la différence entre le pathétique du théâtre et le pragmatisme nécessaire en politique, et en critiquant par conséquent la démarche de Herwegh comme une mise en scène théâtrale.
6Extraite du journal Fliegende Blatter [Les Feuilles volantes], l’illustration suivante (ill. 257), également relative à Herwegh, s’en prend cette fois à son habitus de héros et de martyr politico-militaire10. Selon la technique de la mosaïque de citations, sont ici mobilisés en vrac des symboles mythiques, des pratiques religieuses, des schémas culturels aussi élémentaires que les relations homme/femme et mère/enfant. Mais aussi et surtout un fragment littéraire et des extraits de presse qui font écho à la rumeur d’une fuite à l’étranger de Herwegh, caché sous le plaid de voyage de sa femme, après l’échec du soulèvement armé qu’il avait soutenu. Ici aussi, la technique de la transposition littéraire est à l’œuvre : les vers cités sont empruntés à un cycle de poèmes bien connu dans les années 1840, notamment dans les milieux d’opposition. Le lien de nature intertextuelle entre texte et image est renforcé par l’équipement chevaleresque de Herwegh. Comme il s’agit d’un poème de Herwegh, l’identification du je lyrique à l’auteur renforce l’effet de transposition et l’effet humoristique produit par la différence entre l’habitus héroïque évoqué dans le poème et l’habitus infantile montré dans la caricature. L’image contamine le texte et en ridiculise le pathos jusqu’à empêcher pratiquement sa réutilisation dans un contexte politique.
7Après ces exemples de caricatures politiques en partie fondées sur des citations littéraires, la caricature suivante (ill. 25811), parue dans l’Eulenspiegel de 1848, met en évidence un autre procédé. Les différents états d’un personnage, désigné par son apparence physique comme appartenant à l’aristocratie liée à l’absolutisme féodal, sont associés à la symbolique météorologique souvent utilisée dans le discours politique. Les deux domaines sont mis en relation par le sème du mouvement vers le haut ou vers le bas, qui vaut autant pour le baromètre que pour la natte, l’épée, le chapeau et la position de la tête. L’effet humoristique résulte du parallèle des deux niveaux de l’image ainsi que de la signification nouvelle prise par la natte rabaissée au rang de baromètre – signification susceptible d’être reportée par le lecteur sur chaque nouvelle natte qu’il verra, et dont il attendra une chute tout aussi inévitable que la baisse du baromètre. Cette représentation météorologique du politique relève de cette symbolique collective étudiée par Jürgen Link tout au long des xixe et xxe siècles, et dont il a montré qu’elle constituait un élément fondamental de l’interdiscours social, c’est-à-dire de ce domaine souvent décrit à l’aide du concept de savoir du quotidien12. Or la condition essentielle d’un symbole collectif réside dans la possibilité d’une représentation figurative13. C’est précisément cette possibilité, et l’exploitation fréquente de cette symbolique collective par le discours politique, qui en font une mine incomparable pour la caricature politique.
8La symbolique collective joue un rôle important dans les caricatures de l’époque de la révolution de 1848. Celles qui reposent sur des symboles traditionnels de la vie physiologique sont bien connues : ainsi le brave bougre d’Allemand saigné par les différents princes, ou bien l’Allemagne, grand enfant au berceau, réduite au silence par un bâillon. S’agissant du premier Parlement allemand, la symbolique architecturale s’impose particulièrement en raison de sa fonction d’Assemblée constituante. L’exemple suivant (ill. 259), extrait des Fliegende Blatter de septembre 1848, associe des éléments iconiques de cette symbolique – des blocs de pierre épars, en attente – et une topique de la lenteur métaphorisée par des escargots14, le tout se traduisant en clair comme un reproche adressé à l’Assemblée constituante de ne pas avancer assez vite : la figuration des députés en escargots paraît vouer à l’échec « la construction de nos droits fondamentaux ».
9Les formules en forme de slogans de la langue politique entretiennent des rapports étroits avec la symbolique collective. La caricature ici présentée (ill. 26015) cite un mot bien connu du député Vincke : « J’évolue, comme vous le voyez, messieurs, sur le Terrain historique du Droit ». Avec cette expression de terrain du droit, ce qui est tourné en dérision n’est autre qu’un concept promu, du fait de son association avec d’autres symboles collectifs essentiels au discours politique, au centre des controverses relatives au Parlement (lequel, faute de bâtiment propre, siégeait alors à l’église Saint-Paul) et à la Révolution de 1848 en général16. Cette métaphore du terrain servait en effet à signifier une volonté de stabilité politique souvent présentée comme la seule position réaliste pour, en fin de compte, marginaliser les partis révolutionnaires. C’est d’ailleurs le roi de Prusse qui, dans son discours d’ouverture au Parlement, avait le premier désigné le « terrain du droit » comme le « véritable champ de labour des rois17 ». L’effet humoristique produit dans les caricatures à propos de la phrase prononcée par le député Vincke provient pour ainsi dire de la réalisation du symbole, de la syllepse par laquelle la métaphore politique du terrain du droit reçoit une traduction graphique dans la caricature18. Le point de départ est un effet de disparate à l’intérieur de l’image – il est pour le moins inhabituel d’évoluer sur un livre : le rire obtenu par ce procédé tend à frapper de nullité le symbole visé. Autre est le principe de ces deux caricatures du Leuchtkugeln (ill. 261 et 26219) qui exploitent le même symbole, mais de la même manière que les députés francfortois dans leurs discours, sans humour excessif, avec une visée essentiellement politique. L’illustration 261 conforte tout particulièrement le discours dominant. Les vers tout simples de la légende en reprennent les éléments iconiques : le terrain du droit, un champ cultivé, associe les symboles déjà stéréotypés de l’arbre de la Liberté et de l’agitateur d’extrême-gauche, lequel a l’apparence d’un être humain pourvu de griffes évoquant une taupe20. L’illustration 262, elle, figure le terrain du droit comme un coffre sur lequel un « conservateur », comme le désignent les vers de la légende, est assis pour compter son argent. La symbolique du terrain n’est pas retravaillée ici, et le même concept, symbolisé cette fois par un coffre, acquiert une nouvelle signification, sans rapport avec le cliché précédent, mais censée correspondre à l’idée du Droit que se feraient les conservateurs, celle du fondement de leurs privilèges économiques. L’intéressant, dans la présentation conjointe de ces deux caricatures qui doivent être lues comme un tout, c’est qu’elles dépendent d’une autre topique fréquente dans les discours officiels ou dans la langue du quotidien : la topique gauche/droite (à gauche l’agitateur, à droite le conservateur). Un réflexe axiologique naturel amène le lecteur, dans les deux cas, à adopter une position médiane. Aussi bien le discours juridique est-il lui aussi sous-jacent à cette topique, avec, en particulier, la répartition spatiale ordinaire des protagonistes d’un procès : le juge au milieu, et, de part et d’autre, les parties adverses. La conception, mais aussi la perception de la caricature sont orientées par cette valeur positive attribuée au centre21.
10Les représentations de balances ou de balançoires fournissent d’autres exemples de recours à la symbolique collective où l’on retrouve à la fois la topique gauche/droite et une énonciation située au point d’équilibre. Cette connexion entre la topique gauche/droite et le discours juridique est établie par les multiples occurrences où la balançoire politique renvoie aux représentations de la balance de Justitia. Dans la caricature « La Balance parlementaire » (ill. 26322), les schémas axiologiques rendus par cette symbolique sont particulièrement évidents. L’extrême-gauche et l’extrême-droite sont les plus dangereuses, car elles surplombent un précipice, mais le danger décroît à mesure qu’on se dirige vers le centre, dont la relative proximité par rapport au terrain fait le lieu le plus sûr et le plus convenable : en fait, la stabilité du système requiert une certaine symétrie. Un tel exemple montre nettement comment la symbolique collective et les caricatures qui s’en servent contribuent à réguler le discours politique et à modeler ses choix.
11Je mentionnais plus haut les citations littéraires comme l’une des composantes intertextuelles des caricatures. Dans l’exemple suivant, pris dans le Kladderadatsch de 1849, ce procédé et plusieurs autres entrent en synergie de manière très complexe (ill. 26423). La pompe à eau d’une station de chemin de fer, qui remplit le réservoir des locomotives, y apparaît comme une variante du symbole collectif de la machine. L’eau qui coule est toutefois remplacée par de l’argent, reconnaissable aux chiffres. Si l’image de la pompe se justifie par la métaphore familière qui désigne un emprunt [pumpen, en allemand, signifie taper quelqu’un – N. D. T.], elle s’explique aussi par une allusion aux fortes subventions reçues par la compagnie des chemins de fer. Le levier actionné par le président Rabe, désigne explicitement la Chambre [en allemand, Kammer – N. D. T.]. Le texte escortant l’image est une parodie talentueuse d’une strophe de l’hymne « À la joie » de Schiller. Alors que la parodie est déjà par elle-même un procédé intertextuel, la représentation graphique y introduit plusieurs autres niveaux de lecture. Car tout en conservant le mètre classique de l’hymne de Schiller, les vers parodiques de cette caricature empruntent aux lexiques de la technique, de l’économie et des relations sociales, des concepts peu compatibles avec la tradition de l’hymne et avec l’ambition de Schiller de célébrer le règne de l’universel : le balancier, la vapeur des stations de chemin de fer, citoyen vs trône, actionnariat, Rothschild... Le fait est particulièrement net pour les vers les plus fameux qui, à cause de leur pathétique, ont été très tôt (dès le début des années 1840) et très souvent transposés et/ou parodiés : les millions dont il y est question sont devenus des sommes d’argent24. Dans la version du Kladderadatsch (« Soyez engloutis, ô millions »), le mot de millions peut aussi bien s’interpréter comme évoquant des millions de thaler ou des millions de citoyens, ce qui accentue, bien entendu, l’effet satirique. Cette parodie prend appui sur la célébrité de l’hymne de Schiller, popularisé par la mise en musique de Beethoven, et sur une pratique assez courante, comme on a vu, de transposition politique d’autres parties fameuses de l’œuvre du poète. Étant donné la perspective bourgeoise de cette œuvre, c’est du même coup contre la politique bourgeoise que la polémique pouvait porter. Dans l’exemple du Kladderadatsch, c’est la seconde Chambre, autrement dit la représentation politique concédée à la bourgeoisie après la victoire de la Réaction, que vise la transposition parodique de l’hymne de Schiller.
12Une confirmation de cette interprétation de l’usage de Schiller au milieu du xixe siècle me paraît apportée par le sort fait dans la caricature à un autre vers du même hymne, qui exprime de façon très prégnante le projet idéologique de la bourgeoisie : « Dem Verdienste seine Krone » [Chacun a la couronne qu’il mérite]. Ne visant pas à l’exhaustivité, j’évoquerai seulement deux des cinq occurrences d’utilisation caricaturale de ce vers qui se sont présentées à moi. La cible n’est autre que la garde nationale bourgeoise, institution de la République très vite retournée par la Réaction au service de ses propres intérêts. Dans l’une des caricatures, le vers sert de commentaire à une scène de théâtre de marionnettes où l’on voit un garde national tendre une muselière à un citoyen bourgeois25. La mise en caricature de ce vers dans le Kladderadatsch de décembre 1848 (ill. 26526) est tout à fait dans le même esprit. Le vers commente dans ce cas le dessin d’une statue érigée en l’honneur d’un garde national qui tient son fusil crosse en avant et canon vers l’arrière, avec ce titre gravé sur le socle : « À l’inventeur de la résistance passive ». C’est bien parce que le vers en question de Schiller a très souvent été cité comme formulation du projet politique de la bourgeoisie que cette dénonciation de la résistance passive comme une attitude autodestructrice de sa part prend ici une forte valeur polémique.
13Ce rapide parcours dans le domaine des caricatures politiques au milieu du xixe siècle permet, je crois, de mesurer l’importance dans leur genèse de différents schémas culturels de perception et de comportement souvent mis en œuvre dans la littérature – la figuration de l’habitus en est un exemple –, ainsi que de procédés eux aussi empruntés à la pratique littéraire, le recours à la symbolique collective et la transposition. Grâce à leur mode spécifique de représentation, à la prégnance de leur expression et à leur structure polysémique, les caricatures peuvent investir différents domaines discursifs et se les approprier. Les procédés littéraires élémentaires qu’elles emploient entrent très bien en communication avec l’imaginaire collectif, puisqu’ils permettent à la fois une perspective axiologique, une situation d’énonciation subjective et des effets sémantiques. Ainsi contribuent-elles, dans les profondeurs de la mentalité collective, à constituer ou à conforter comme des façons de voir et des formes d’expression, des choix et des comportements spécifiquement politiques. C’est précisément au xixe siècle que la caricature prend sa part dans l’élaboration de ces fonctionnements discursifs et en subit d’ailleurs aussi les effets en retour. C’est bien pourquoi son interprétation politique exige une attention systématique à la matérialité de ses formes et à la spécificité de leur dynamique.
Notes de bas de page
1 Sur la période, voir E. Fuchs, 1848 in der Caricature [1848 dans la caricature], Munich, 1898 ; Sylvia Wolf, Politische Karikaturen in Deutschland 1848/49 [Les caricatures politiques en Allemagne], Mittenwald, 1982 ; U. Otto, Die historisch-politischen Lieder und Karikaturen des Vormärz und der Revolution von 1848/49 [Les chansons et les caricatures historico-politiques de la révolution de 1848 et de la période précédente], Köln, 1982.
2 « Tout texte se construit comme mosaïque de citations », Julia Kristeva, « Le mot, le dialogue et le roman », dans J. Kristeva, Semeiotiké – Recherches pour une Sémanalyse, Paris, 1969, p. 146.
3 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, 1979, p. 229
4 Voir Fuchs 1898 (voir n. 1)
5 G. Hermann, « Zur Geschichte der neueren deutschen Karikatur II » [Histoire de la caricature allemande moderne II], dans Zeitschrift für Bücherfreunde, 4 décembre 1900.
6 Voir Ute Gerhard, Schiller als « Religion ». Literarische Signaturen des XIX. Jahrhunderts, München 1994.
7 « L’audience en elle-même eut un retentissement inhabituel, le poète démocrate aux côtés du roi – personne ne pouvait s’empêcher de penser à la scène entre le marquis de Posa et Philippe II ! » (Herweghs Werke in drei Teilen [Œuvres de Herwegh en trois parties], éd. Hermann Tradel, Berlin-Leipzig-Wien-Stuttgart, t. 1, p. xxxiii).
8 Heine, Sämtliche Schriften [Œuvres complètes], éd. Klaus Briegleb, München, 1971, p. 421.
9 Voir n. 5 Par contre, il est dit ailleurs, sans doute d’après des documents transmis par Emma Herwegh : « Mais Herwegh ne resta pas timide face aux discours flatteurs du monarque, il y opposa une résistance calme, mais énergique, et il s’écria en reprenant les paroles du marquis de Posa : Sire, je ne peux pas être un serviteur des princes ! » (Georg Herweghs Briefwechsel mit seiner Braut [Correspondance de Georg Herwegh avec sa fiancée], éd. Marcel Herwegh, Stuttgart, 1906).
10 Fliegende Blätter, vol. 7 La légende « Der neue Winkelried » [Le nouveau Winkelried] se réfère au héros populaire suisse Arnold Winkelried qui avait réussi à ouvrir une brèche pour les Suisses lors de la bataille de Sempach en 1386 contre les Autrichiens. Sa mort héroïque avait contribué à la victoire des confédérés et a été magnifiée dans la Chanson de Sempach vers 1476. La légende de la caricature compare Herwegh au héros légendaire à cause du titre de son poème « Freiheit eine Haffe » (une brèche pour la Liberté) qui fait allusion à la brèche ouverte aux confédérés.
11 Voir Fuchs 1898 (voir n. 1).
12 Voir J. Link, « Über ein Modell synchroner Systeme von Kollektivsymbolen sowie seine Rolle bei der Diskurskonstitution » [À propos d’un modèle de systèmes synchrones de symboles collectifs ainsi que de son rôle dans l’élaboration discursive], dans Wulf Wülfing éd, Bewegung und Stillstand in Metaphern und Mythen. Fallstudien zum Verhältnis von elementarem Wissen und Literatur im 19. Jahrhundert [Mouvement et repos dans les métaphores et les mythes. Études singulières de contenus de savoir élémentaire dans la littérature au xixe siècle], Stuttgart 1984, p. 63-92
13 Pour une définition plus précise du concept de symbolique collective, voir A. Drews, U. Gerhard, J Link, « Moderne Kollektivsymbolik. Eine diskurstheoretisch orientierte Einführung mit Auswahlbibliographie » [La symbolique collective moderne Introduction dans une perspective de théorie du discours, avec un choix bibliographique], dans Internationales Archiv für Sozialgeschichte der deutschen Literatur, Tübingen, 1985.
14 Fliegende Blatter, vol. 7.
15 Voir Wolf (voir n. 1).
16 Voir A. Drews, U. Gerhard, « Der Boden, der nicht zu bewegen war. Ein zentrales Kollektivsymbol der bürgerlichen Revolution in Deutschland » [Le terrain qu’on ne pouvait pas bouger. Un symbole collectif central dans la révolution bourgeoise en Allemagne), dans Bewegung und Stillstand.... (voir n. 10).
17 Voir Ladendorf, Historisches Schlagworterbuch [Dictionnaire historique des slogans], Straβburg und Berlin, 1906, p. 262.
18 Voir P. Métraux, « Les métaphores langagières ne sont pas utilisées métaphoriquement » (P. Métraux, Die Karikatur als publizistische Ausdrucksform untersucht am Kampf des Nebelspalters gegen den Nationalsozialismus [La Caricature étudiée comme forme d’expression dans le combat du Pourfendeur de nuages contre le national-socialisme], Berlin, 1966, p. 137).
19 Leuchtkugeln, no 25, vol. 2.
20 Révélateur de la permanence du fonctionnement de cette symbolique est le fait qu’un lecteur de la bibliothèque de Bochum ait retravaillé cette caricature en y collant un petit rat (c’est ce qui explique la silhouette noire dans la copie). La symbolique de la stabilité menacée par un sous-sol plein de dangers est toujours un lieu commun du discours politique actuel.
21 Voir Ute Gerhard « “Wo gleich groβe Gefahren links und rechts sich zeigen” Das Paulskirchenparlament als geschlossene Gesellschaft », dans KultuRRevolution, no 26, décembre 1991, p. 30-35.
22 G. Hermann, Die deutsche Karikatur im 19. Jahrhundert, Bielefeld und Leipzig, 1901.
23 Kladderadatsch, no 47, 18 novembre 1849.
24 Voir la parodie « À la richesse » de J. Rühl, dans Z Funck, pseud, de Friedrich Kunz, Das Buch der deutschen Parodien und Travestien [Le Livre des parodies et des pastiches allemands], Erlangen, 1840-1841, vol. 1, p. 332-336.
25 Voir Wolf (voir n. 1)
26 Kladderadatsch, no 33, 17 décembre 1848.
Auteur
Institut d’études germaniques, Université de Dortmund
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014