Devant la mutilation de la République, le mutisme des républicains dans Le Charivari en 1848 et 1849
p. 215-233
Texte intégral
1Autant il s’était montré bienveillant envers les luttes ouvrières dans les années 1832-1835, lorsque les sociétés républicaines et les associations ouvrières se renforçaient et qu’il faisait figure d’organe de l’opposition républicaine à la monarchie de Juillet, autant, au début de la Seconde République, Le Charivari se raidit sur une ligne d’opposition à la République démocratique et sociale. Dès le 10 mars 1848, un éditorial adressé « aux ouvriers » les appelle au rejet des théories socialistes en les accusant de tendre à la « destruction » :
« ... ceux qui parlent en votre nom [...] veulent faire table rase ; dans ce moment solennel où l’unique, la grande question est de constituer la patrie, où la chose publique a besoin du concours de tous, où les intérêts particuliers doivent disparaître, ceux-là, donnant l’égoïsme pour mobile à vos cœurs, vous poussent à confisquer pour ainsi dire le gouvernement à votre profit, comme s’il n’y avait que les ouvriers de citoyens dans la République. »
« Ouvriers, méfiez-vous de ces gens-là. »
« Oui, les impôts ont été jusqu’ici trop favorables au riche, et trop durs au pauvre. Il faut les réformer Le travail n’est point constitué sur des bases suffisamment équitables ; changeons-les. Mais l’État a besoin d’impôts, mais le travail demande des capitaux autant que des bras, il faut qu’il puisse soutenir la concurrence étrangère. Modifions la société, ne la détruisons pas. »
« [...) Ouvriers, ralliez-vous à la liberté, ralliez-vous au progrès, ce ne sont pas là des utopies. Ces deux mots vous sauveront et sauveront la France ! »
2Mais cette rhétorique du progrès et de la liberté est bientôt contredite par les événements : le Gouvernement provisoire oppose la garde mobile aux ouvriers et, à partir d’avril, ordonne le retour des troupes à Paris. Fin avril, les affrontements entre l’armée et les manifestants deviennent sanglants et, à Rouen par exemple, l’on compte plus de cent victimes du côté du peuple. Le 15 mai, des ouvriers parisiens font irruption à l’Assemblée nationale et exigent la mise en œuvre des mesures sociales promises, ainsi qu’une intervention en Pologne et en Italie en faveur des mouvements de libération nationale de ces pays. S’ensuivent arrestations, fermetures de clubs, restrictions diverses à la liberté de réunion et dissolution de la Commission gouvernementale chargée des questions ouvrières1. Tout est prêt pour les massacres de Juin. Mais dans Le Charivari du 16 mai, l’entrée des ouvriers à l’Assemblée nationale se transforme en « viol audacieux » de la liberté, en tentative de coup d’État fomentée par « l’anarchie ». Le 21 juin, un dessin montre « l’envahissement » de l’Assemblée nationale, et le 29, on peut lire la reproduction intégrale d’une proclamation des députés qualifiant le massacre des ouvriers protestataires d’acte de « défense de la civilisation du XIXe siècle » contre « les nouveaux barbares », cependant que la garde mobile et Cavaignac sont célébrés comme les sauveurs de la société. L’éditorial du 28 juin commente ainsi le rétablissement de l’ordre :
« Le suffrage universel tel qu’il est constitué aujourd’hui, ne faisant exclusion de personne, est la seule arme permise aux citoyens honnêtes pour amener le triomphe de leurs idées. Il rend l’initiative de la rue impossible et criminelle ; il fait des barricades le plus odieux attentat contre la souveraineté nationale. »
3À partir de ce moment-là au moins, il est clair que Le Charivari se rapproche de la coterie du National et qu’il s’associe au rassemblement républicain de droite qui commence à se former2. À telle enseigne qu’aux élections présidentielles de décembre, c’est sur le général Cavaignac, un expert en dictatures militaires coloniales, qu’il jette son dévolu. Or ce même Cavaignac, nouvellement paré du titre de boucher de Juin, est aussi celui qui, en accord avec l’Assemblée et avec l’appui des monarchistes, avait préparé dès novembre l’intervention militaire contre le mouvement républicain dans les États de l’Église pour y rétablir le pouvoir de Pie IX. Surpris par la fuite du pape à Gaète, il voulait faire de son retour un gage à donner en pâture, en France, aux électeurs catholiques3.
4Après l’élection de Louis-Napoléon Bonaparte, Le Charivari étend sa dénonciation du socialisme et du communisme à l’union conclue entre démocrates et socialistes en vue des élections à l’Assemblée législative. Obsédé par sa vision cauchemardesque d’une République rouge menaçant de détruire famille et propriété, Le Charivari ne trouve ni mots ni images pour informer ses lecteurs de l’envoi d’un corps expéditionnaire contre la République romaine, ou même pour s’opposer à la restauration du pouvoir temporel du pape.
5C’est le prince-président, on le sait, qui exécutera le projet de Cavaignac. La Montagne, conduite par Ledru-Rollin, aura beau le mettre en accusation à deux reprises pour violation de la Constitution et fomenter une tentative d’insurrection en juin 1849, elle ne fera que lui fournir des prétextes pour décréter l’état de siège à Paris, bâillonner la presse et traduire en justice les opposants les plus radicaux. Le 3 juillet, la République romaine tombe et la France restaure le pouvoir temporel du pape sous les applaudissements de la réaction. Il faut attendre ces défaites retentissantes pour que Le Charivari se décide à ferrailler à nouveau avec le parti de l’Ordre en se saisissant du thème de l’expédition de Rome.
6On peut cependant s’interroger sur les limites du consensus des collaborateurs du journal autour de cette ligne politique, et se demander jusqu’à quel point le discours iconographique vient la contredire.
7Quelques indices invitent à cette double démarche. Le 12 avril 1849, Le Charivari publie une lettre de Taxile Delord, son rédacteur en chef depuis le 1er mars 1848, qui déclare avoir quitté ses fonctions dès le mois de juin, « ne croyant plus pouvoir accepter la responsabilité politique de la rédaction de ce journal ». Une note confirme qu’il a bien été remplacé le 25 juin par Louis Huart et Clément Caraguel. Elle précise toutefois que Le Charivari continuera à accepter « de lui [i. e. de Taxile Delord] avec plaisir tout ce qui ne contrariera pas sa ligne politique et la nôtre ». Or l’officialisation du désaccord intervient au moment où Taxile Delord se rallie aux démocrates-socialistes et co-signe des appels dans Le Peuple de Proudhon. La référence au mois de juin suggère en outre que c’est dans la justification des massacres par Le Charivari que résidait le différend.
8Un autre exemple, qui implique cette fois une caricature de Daumier, met en évidence la censure exercée par Le Charivari sur ses propres collaborateurs4. Le 15 mai 1848, Ferdinand II, le roi de Naples, un Bourbon, dissout par la force la Chambre des députés tout récemment élue, ainsi que la garde nationale ; les manifestations de rue sont écrasées par la troupe. Le 26 mai paraît dans Le Charivari une protestation enflammée portant le titre « Vive le roi ! » :
« Après Palerme et Messine, le roi de Naples vient de faire mitrailler sa capitale Les Suisses et la garde royale en sont venus aux mains avec la garde nationale et le peuple qui, pendant trois heures, ont soutenu derrière leurs barricades le feu de la mousqueterie et de l’artillerie. Les troupes l’ont emporté, et leur victoire a rappelé les excès des condottieri du moyen âge. En un moment les rues se sont trouvées pleines de cadavres que les soldats jetaient sans distinction d’âge ni de sexe des fenêtres des maisons où l’on supposait que l’on avait fait feu. Des enfans ont été fusillés. Ce massacre s’est accompli aux cris de vive le roi ! »
« Après le massacre est venu le pillage. Les lazzaroni, troupe lâche et cruelle, enfonçaient les magasins, pénétraient dans les maisons, emmenaient des prisonniers qu’ils fusillaient sans autre forme de procès, toujours aux cris de vive le Roi ! »
« [...] La voix de la France se fera-t-elle entendre dans les conseils de ce tueur napolitain ? C’est son droit, c’est son devoir, c’est sa mission de réprimer même par la force, de semblables excès, en attendant que l’Italie entière les punisse. Italiens, hâtez-vous de chasser l’Autrichien de la Lombardie, il y a à Naples un autre étranger féroce qu’il faut expulser Ferdinand de Naples doit être mis au ban des nations. Après tant de parjures et de cruautés, ce Bourbon n’est plus un roi, n’est plus un Italien, n’est plus un homme. »
9Il convient de rapprocher cette protestation d’une lithographie de Daumier non publiée (ill. 207) et dont la datation a jusqu’à présent posé problème5. Rue de Tolède à Naples, au balcon du palais gouvernemental : Ferdinand II y fait montre d’une satisfaction triomphale, tandis que la légende indique : « Le roi de Naples. — Je vois avec satisfaction que tout commence à être parfaitement tranquille dans ma bonne ville de Naples ». Alors que l’article du 26 mai s’indignait du carnage napolitain et soutenait la déclaration faite l’avant-veille à l’Assemblée nationale (« La France veut l’affranchissement de l’Italie »), la lithographie de Daumier au contraire, tant par son graphisme que par sa légende, souligne avant tout le triomphe de la réaction. C’est dans le sang que s’y affirme la victoire de l’ordre, et sous la forme d’une parabole aisément transposable à la France et aux événements qui s’y étaient déroulés à la même date du 15 mai 1848. Indirectement visée, du même coup, par Daumier, la rédaction du Charivari a très probablement censuré son dessin.
10Afin que nous puissions étudier avec précision la formation du discours iconographique du républicanisme et la critique ou la confirmation par l’imagerie satirique de la politique conciliatrice du Charivari de 1848-1849 et de l’indigence des républicains cocardiers du National, le corpus de caricatures qui va nous servir sera délibérément restreint aux images qui contiennent une allégorie de la République. Elles présentent en effet une intéressante dichotomie entre deux types d’utilisation de l’allégorie : d’une part, une mise-en-image de la République telle qu’elle devrait être, ce qui exclut la déformation satirique pour la simple raison que l’allégorie, en ce cas, incarne une valeur positive et vise à orienter le lecteur vers l’idéalité de la République ; d’autre part, une mise-en-image de la Seconde République telle qu’elle est, auquel cas l’allégorie devient à son tour une cible de la satire, ce qui provoque chez le lecteur distanciation et réflexion critique relativement à la République existante. Si la caricature se définit bien comme une « agression artistique et iconographique socialisée6 », il faut s’interroger sur les effets produits par les procédés utilisés : dans quelle mesure le fait d’orienter le regard du lecteur vers le devoir-être de la République ne le détourne-t-il pas de regarder d’un œil critique son être réel, et dans quelle mesure la fascination de l’idéal n’entraîne-t-elle pas un affaiblissement de l’agression ; dans quelle mesure, à l’inverse, le regard critique porté par la satire sur la médiocrité de la République existante ne fait-il pas perdre de vue l’idéalité de la République projetée ? Mais par ailleurs, on constate dans la période considérée une faible fréquence du recours à l’allégorie de la République dans Le Charivari, et ce à un moment où le problème d’actualité est celui du contenu à donner à la République. De 1848 à 1849, les allégories républicaines repérables dans le discours iconographique se concentrent, pour l’essentiel, dans les phases où les républicains conservateurs se trouvent en situation de prendre le pouvoir, et doivent par conséquent se mettre en scène sous des allures conquérantes : lors de la constitution du Gouvernement provisoire, fin février-début mars 1848 (phase 1) ; lors des élections présidentielles, en novembre et décembre 1848 (phase 2) ; lors des élections législatives, de février à mai 1849 (phase 3). C’est seulement après l’instauration de l’état de siège et le vote des lois répressives en France, et avec la défaite des mouvements de libération nationale en Italie, en Hongrie et en Allemagne, que Le Charivari commence à assouplir sa ligne et à laisser reparaître l’allégorie de la République dans son discours politique (phase 4). Il est significatif que Daumier n’utilise l’allégorie de la République que dans les phases 1 et 4 – les phases 2 et 3 étant dominées par Amédée Charles Henry de Noé, le caricaturiste qui a adopté le pseudonyme biblique de Cham7.
11Phase 1. Le 29 février 1848, une lithographie anonyme, mais attribuable à Charles Vernier, célèbre la révolution de la veille sur un mode républicain fort peu satirique : « C’est toujours avec un nouveau plaisir, mes chers camarades, que je vous vois réunis autour de moi !... » (ill. 208). La République idéale, celle de l’allégorie, y est devenue le pouvoir en place (la « République Française »). L’objet du dessin n’est pas la Révolution, mais cette République bien assise et intronisée comme l’accomplissement et le terme de la Révolution. De l’arrière-plan, le peuple en armes afflue autour du trône vers un intérieur qui rappelle un décor de théâtre. Sur le mur, les dates des soulèvements populaires : 1793, les Trois Glorieuses et le 24 février 1848. La séquence chronologique et la spatialité orientée de l’extérieur vers l’intérieur amènent à lire l’histoire des soulèvements populaires comme une série d’étapes vers une sorte d’avènement providentiel de la République, comme une marche ascendante vers une réconciliation des antagonismes sociaux au sein de la République. L’exigence d’arrêt du mouvement révolutionnaire exprimée dans le dessin s’y traduit par la mise en scène d’actes de fraternité. L’attitude de réconciliation prônée par le nouveau pouvoir trouve ainsi son répondant dans l’enthousiasme conjoint de l’ouvrier insurgé (sur le devant, à gauche de l’image) et du bourgeois dont le bonnet à poils indique l’appartenance à la garde nationale8 (sur le devant, à droite). Malgré le caractère militaire des insignes (bonnet phrygien, lance terminée par une faucille), c’est le langage de l’apaisement qui domine, avec la position assise de la République et sa nudité maternelle transparente et ouverte à ses enfants9. Cette représentation est la fidèle expression de la politique du Charivari :
« La Révolution de février n’a pas pour elle seulement le droit le droit incontestable qui résulte de la souveraineté nationale, elle y ajoute aussi la consécration providentielle qui se manifeste avec tant d’éclat dans son accomplissement. Dieu l’a voulue autant que le peuple (28 février 1848) »
12Tandis que le texte, par sa recherche insistante d’une légitimité (« droit », « souveraineté nationale » – et non point populaire –, « consécration providentielle »), tente ainsi de pousser le mouvement révolutionnaire à se rallier au Gouvernement provisoire et à la perspective d’une instauration constitutionnelle de la République, l’image, elle, l’intègre à une République quasi officiellement établie et l’appelle à l’immobilisme.
13C’est ce à quoi Daumier répond le 9 mars 1848 par le « Dernier conseil des ex-ministres » (ill. 209). Lui aussi utilise un mouvement orienté de l’extérieur vers l’intérieur, mais chez lui, c’est la Liberté, en tant que force motrice de la Révolution, qui pénètre à l’intérieur du pouvoir établi en ouvrant grand les portes pour faire entrer la lumière. L’idéalité n’est pas installée sur un trône, la révolution ne se fige pas en ordre établi, tout au contraire : l’idéalité demeure en mouvement, et la révolution est en train de se réaliser par l’action. De même que la lumière chasse les ombres, la Liberté renverse le pouvoir établi. En imaginant ainsi « le dernier conseil des ex-ministres de Louis-Philippe », en rappelant concrètement l’histoire réelle de la Révolution, Daumier remet à l’esprit du lecteur ce qui devrait être et appelle le processus à se remettre en marche. Ce faisant, il se démarque franchement de la ligne politique du Charivari, partisan, lui, d’un retour au calme. Son langage iconographique, fondé sur la valorisation du mouvement, maintient ouverte la perspective d’une poursuite de la révolution débouchant sur une République sociale. De son point de vue, la légitimité républicaine se mesure ainsi avant tout à l’aune d’un mouvement révolutionnaire agissant de l’extérieur. Volontairement en décalage par rapport à l’actualité et aux sentiments euphoriques dominants, sa caricature peut se lire, en somme, comme une réplique et un correctif à la satisfaction béate exprimée dans le dessin anonyme du 29 février.
14Phase 2. L’allégorie de la République ne reparaît dans Le Charivari qu’à l’occasion des élections présidentielles. Mais la mutation est essentielle : ce n’est plus l’idée de la République, mais bien sa réalité que le dessin soumet au jugement du lecteur, et le trait satirique impose une telle distanciation et une critique si acerbe que l’idéal républicain lui-même semble visé par la caricature. Le 14 novembre 1848, sous le titre : « La République se choisissant une coiffure », Cham campe la Seconde République en femme du monde (ill. 210) : « — Croyez-moi, madame, ce petit chapeau ne vous convient pas, n’écoutez pas les gens qui voudraient abuser de leur Empire sur vous... ». Embourgeoisée en apparence, mais toujours lorette au fond d’elle-même, la République cède à la mode, même si son valet de chambre essaie de lui faire quitter le bicorne bonapartiste pour le képi de Cavaignac. À terre, le bonnet phrygien. Sous le crayon de Cham, la Présidence de la République devient ainsi une question de mode. C’est précisément là que se situe la mutation. Objet des convoitises masculines, la République risque autant d’être séduite qu’elle est elle-même séduisante : séduisante, en effet, en ce sens qu’elle attire les candidats qui briguent la Présidence en courtisant les électeurs, elle aurait néanmoins à se repentir d’avoir succombé à une tentative de séduction (d’avoir été « abusée » par l’Empire, selon le jeu de mots de la légende) si Louis-Napoléon Bonaparte venait à être élu. Cham se situe ainsi dans l’hypothèse d’une défaite électorale de Cavaignac, le candidat que Le Charivari porte pourtant au pinacle au nom du patriotisme républicain10. Or à l’approche des élections, quitte à révéler du même coup une certaine misogynie du discours politique, Cham accentue encore l’ambiguïté de cette République désirée-désirante, jusqu’à la représenter, le 7 décembre 1848, sous les traits d’une femme vénale (ill. 211). Enfermée dans une cage à poules, exposée à la tentation des grains d’or semés devant elle, elle est guettée, à gauche, par un représentant de la Sainte-Alliance, figure symbolique de la Russie tsariste, et, à droite, par le candidat bonapartiste, le futur Napoléon III, qui s’apprête à lui couper le cou tout en cherchant à l’attirer : « — Petite, petite, petite !... — Si elle s’y laisse prendre, elle va avoir son affaire ! ». Pour Cham, le candidat Louis-Napoléon Bonaparte, commandité par la Sainte-Alliance, appâte les voix républicaines par des prodigalités avec l’intention, une fois élu, de supprimer la République. C’est, bien évidemment, présupposer la corruptibilité de la République. Mais pour être complètement décodée, l’argumentation de Cham requiert des lecteurs rompus au discours iconographique. Car il est hors de doute que ce dessin rappelle un Daumier paru le 27 novembre 1834 dans La Caricature (ill. 212) : « Petits ! petits ! petits ! Venez ! venez ! venez !... Venez donc, Dindons ! ». On y voyait Louis-Philippe, sous les traits de Robert Macaire, en train d’attirer des politiciens à l’aide de portefeuilles ministériels bien garnis. La légende citait un propos du fameux personnage joué par Frédérick Lemaître, qui, dans le mélodrame évoqué, plume les actionnaires comme de vulgaires volailles11. La référence est d’autant plus explicite que, interdite sous la monarchie de Juillet, cette pièce à succès était reprise à la Porte Saint-Martin depuis le mois de mars 184812.
15Mais l’assimilation à Robert Macaire suggère encore une autre lecture, qui porte bien plus loin. L’or semé et le sabre brandi n’évoquent pas seulement le prétendant bonapartiste débarqué d’Angleterre avec cinq milliards en poche et un « bâton de constable » pour faire miroiter l’Empire aux yeux du peuple, tel que le dénonce, sous le titre « L’Aigle au pot », un article du Charivari du 17 juin 184813. Car juste après les massacres, dans un article en date du 30 de ce même mois, précisément intitulé « Robert Macaire insurgé » et repris dès le 1er juillet suivant par le Journal pour Rire, Le Charivari accrédite et exploite l’idée selon laquelle les insurgés auraient été motivés par la cupidité, à telle enseigne qu’ils auraient pris Robert Macaire pour modèle et se seraient inspirés de lui pour « glorifier le vol, professer l’assassinat [et] persifler la famille14 ». C’est d’ailleurs sous prétexte de faire barrage à ce « Robert Macairisme » que le journal satirique pousse en avant le général Cavaignac. Omniprésent dans les caricatures traitant des insurgés et du socialisme, Robert Macaire se laisse ainsi apercevoir le 27 juillet dans le numéro 7, intitulé « Types d’insurgés », de la série d’Édouard de Beaumont intitulée Souvenirs des Journées de Juin 1848. Il regarde par-dessus l’épaule des ouvriers, à l’arrière-plan du dessin, comme s’il avait une responsabilité cachée dans les événements (ill. 204). Quant à Cham, le 2 octobre, dans l’une de ses Études sociales, il joue sur le double sens, matériel et moral du mot bien, pour railler « St. Proudhon prêchant le Proudhonisme » :
16« — Allez en paix, ô mon frère, il vous sera beaucoup pardonné parce que vous avez beaucoup aimé le bien d’autrui » (ill. 213). On voit l’auteur de la formule « La propriété, c’est le vol » en train de bénir Bertrand, le sbire d’un Robert Macaire satisfait qui apparaît à l’arrière-plan.
17Voilà qui aide à comprendre la caricature du 7 décembre où Cham imagine une éventuelle élection de Louis-Napoléon Bonaparte et une défaite de Cavaignac. Assimiler le prince-président à Robert Macaire permet de continuer à faire implicitement apparaître Cavaignac comme l’adversaire du « Robert Macairisme », comme le champion de la lutte contre la corruption de la République démocratique et sociale, comme le seul opposant à la vénalité d’une France tentée de se vendre à la Sainte-Alliance. Aussi la déformation satirique de l’allégorie de la République opérée par Cham ne débouche-t-elle toujours pas sur une vision critique des vrais manquements de la Seconde République à son idéal, mais plutôt sur un abandon de cet idéal au profit de celui de la Nation. À ses yeux, c’est la République elle-même qui, par vénalité, inclinerait à livrer la nation à l’étranger. Malgré une dénonciation lucide de la menace bonapartiste, son argumentation utilise à la fois les clichés politiques du Charivari et les préjugés misogynes classiques (« apparaître séduisante », « objet à séduire »), de sorte qu’elle fait obstacle à une réflexion critique sur le républicanisme. Par ailleurs, en privilégiant Cavaignac, Cham sert l’opportunisme des républicains cocardiers, ceux-là même qui, au sein de la coterie du National, ont repeint leur nationalisme aux couleurs de la République15.
18La menace bonapartiste est certes méritée, dans la mesure où la Seconde République donne à Louis-Napoléon Bonaparte une majorité écrasante. En Italie, sans remettre en question l’idéal républicain qui a prévalu en juin, le journal satirique napolitain L’Arlecchino reprend une caricature du Punch de décembre 1848 qui commentait le scrutin (ill. 214). : « La giovine Repubblica Francese contempla il proprio suicido » [La jeune République française contemple son propre suicide]16. C’est, en langage iconographique, appeler les républicains français à prendre conscience de la menace impériale que, par ses appétits expansionnistes, le bonapartisme fait peser non seulement sur la Seconde République, mais sur les mouvements démocratiques de Rome et de Toscane. Le précipice devant lequel se trouve la République de 1848 et dans lequel elle va tomber, c’est l’Empire, symbolisé par le bicorne. En France même, il faut pareillement la victoire de Louis-Napoléon Bonaparte à l’élection présidentielle des 10 et 11 décembre 1848, la démission de Cavaignac le 20 décembre suivant et l’éviction en bloc des républicains du National par le ministère à coloration royaliste d’Odilon Barrot, pour que Le Charivari, le 8 janvier 1849, publie un dessin manifestant un début de remise en cause de sa ligne antérieure (ill. 215). Dans une vision rétrospective, cette lithographie anonyme, légendée « Les sangsues de la veille et les sangsues du lendemain », dénonce le sacrifice de l’idéal républicain par les fractions républicaines elles-mêmes, qui, tout en s’en réclamant, ont sucé son sang : les « républicains de la veille », rassasiés, se laissent tomber du corps exsangue qui les a nourris afin de faire place aux « républicains du lendemain », les bonapartistes17.
19Phase 3. Si jusque là, notre étude du Charivari a pu, en se limitant à traiter de l’allégorie de la République, mettre en évidence une contestation par l’image de la ligne officielle de ce journal, dans la phase 3, dominée par Cham, cette forme d’opposition iconographique se caractérise par son mutisme. Dans le pays, cette phase correspond à un déclin accéléré de l’emprise politique des républicains gravitant autour du National, et ce sur le théâtre même de son action, dans la Constituante.
20Ce contexte, qu’il convient de rappeler dans ses grandes lignes, Marx, dans son essai sur Les luttes de classes en France de 1848 à 1850, l’évoque en termes cinglants et brefs :
« Voici, en résumé, la seconde moitié de l’existence de la Constituante Elle avoue, le 29 janvier, que les fractions royalistes bourgeoises sont naturellement appelées à diriger la République dont elle a rédigé la Constitution ; le 21 mars, que la violation de la Constitution est son œuvre ; et le 11 mai, que l’alliance passive, emphatiquement proclamée, entre la République française et les peuples en lutte, signifie son alliance active avec la Contre-Révolution européenne18. »
21Le 29 janvier 1849, en effet, sous les pressions conjuguées du parti de l’Ordre et des bruits de bottes du général Changarnier, l’Assemblée met fin à ses travaux constituants ; le 21 mars, elle approuve le projet de loi du ministre de l’Intérieur, Léon Faucher, contre le droit d’association, et elle autorise par conséquent les poursuites contre les clubs ; puis, après avoir débattu, le 8 mai, de l’intervention des troupes françaises à Rome pour restaurer le pouvoir temporel du pape, elle renonce le 11 à mettre en accusation à ce sujet le prince-président et son gouvernement pour violation de la Constitution. Or les élections législatives du 13 mai suivant modifient considérablement la donne parlementaire au détriment du camp républicain dans son ensemble, et des républicains conservateurs en particulier. Sous l’étiquette d’Union libérale, le Comité de la rue de Poitiers qui regroupe orléanistes, légitimistes et bonapartistes contre les rouges, obtient plus de 65 % des voix au terme d’un effort de propagande tous azimuts sans précédent19. Le bloc conservateur ne s’effraie pas moins de voir les partisans d’une République démocratique et sociale dépasser les 20 % grâce à d’importants progrès dans certains départements ruraux, parmi les étudiants et jusque dans l’armée20. Les Amis de la Constitution, enfin, républicains cocardiers modérés, aux côtés desquels se tient Le Charivari, atteignent péniblement 5 %. Or, politiquement, ce dernier rassemblement s’appuie sur le suffrage universel et sur la Constitution du 4 novembre 1848, amputée de son article sur le droit au travail.
22Inutile de souligner combien l’horizon politique du Charivari s’en trouve rétréci.
23Cham fait-il de la propagande pour la ligne politique du Charivari ou, au contraire, exerce-t-il son ironie aux dépens du républicanisme cocardier ? En vérité, son discours s’inscrit dans la perspective quelque peu étroite d’un parlementarisme symbolisé par la représentation d’un intérieur bourgeois dont la stabilité est liée au culte de la propriété et de la famille. Aussi bien l’allégorie de la République, métamorphosée de lorette en bonne, y figure-t-elle au titre d’accessoire de la sédentarité bourgeoise et de l’esprit casanier. Indulgent pour la rue de Poitiers, le trait satirique de Cham vise principalement ceux qui se rassemblent autour du thème de la République démocratique et sociale. Sous l’effet de son nationalisme, se dessine une convergence fatale entre républicanisme et royalisme, fondée sur le partage des mêmes valeurs bourgeoises.
24Pour le premier anniversaire de la révolution de Février, le 24 février 1849, Le Charivari offre à ses lecteurs une scène de famille, due au crayon de Cham, où le rappel des combats sur les barricades est présenté comme un problème pour l’avenir républicain (ill. 216). La mère (la France), en conversation avec sa petite fille (la République), lui conseille explicitement de « faire oublier » sa « turbulence » initiale. Le but est manifestement de flatter l’électorat conservateur par l’accent mis sur la « Propriété » et la « Famille ». Rapetissée à la taille d’un petit enfant, insolent encore, mais approchant de l’âge de raison, l’allégorie de la République porte sous le bras une urne électorale reconnaissable à l’inscription « vote universel ». La démarche pédagogique ici représentée, ainsi que l’imago du rapport mère-fille, constituent une promesse pour l’avenir, une garantie d’embourgeoisement de la République. Ce refus de garder en mémoire les origines révolutionnaires de la République prive son idéal de toute perspective. Par la bouche de l’enfant, la légende, de surcroît, impute la responsabilité des désordres passés aux fauteurs de troubles socialistes. Autrement dit, Cham s’abstient de faire campagne pour le camp républicain et, bien au contraire, applique son ironie à mettre en pièces une République tout entière tournée vers les prochaines élections.
25Sur cette lancée, et dans toute cette période, le mordant du nouveau dessinateur-vedette du Charivari s’en prend exclusivement au mouvement socialiste et à ses chefs de file, Proudhon, Considerant et Pierre Leroux. De cette abondante production, nous ne retiendrons ici que deux exemples, mais qui tous deux mettent en scène l’allégorie de la République. Le 1er mai 1849, Cham prédit avec virulence au rassemblement démocrate-socialiste un échec électoral retentissant : il montre « La République démocratique et sociale désolée de voir que pour faire traîner son char elle ne peut même pas compter sur les domestiques » (ill. 217). Cette satire destructrice vise Proudhon et son journal Le Peuple, ainsi que l’indique l’inscription brodée sur le col de l’aurige républicain. Armée et paysannerie se détournent du rédacteur révolutionnaire, dont le char arbore une devise et des mots d’ordre méchamment parodiés : « Liberté, égalité, animosité » ; « Plus de riches ! Rien que des pauvres ! » ; « République démocratique et peu sociable ». Pareille perversion des slogans des démocrates-socialistes tente de faire apparaître leur programme politique comme une mystification et à en détourner leur électorat. L’aspect même du personnage campé sur le char fait comprendre qu’il ne s’agit pas de l’allégorie de la vraie République, mais d’un homme déguisé, d’un imitateur : Proudhon soi-même. C’est une façon de dire, par l’image, que la République démocratique et sociale n’est qu’une contrefaçon. Même si l’argumentation se réfère là encore à l’idéal républicain, ce n’est point pour l’exalter, mais seulement pour accuser les démocrates-socialistes de duperie. Dans la « République dont les honnêtes gens ne veulent pas », une caricature tirée d’une série de six planches et publiée comme « feuille volante » à la mi-juin 1849, on voit jusqu’où peut aller un tel discours iconographique (ill. 198). À nouveau, c’est sur la toile de fond d’un certain idéal républicain que ressort, par contraste, l’imago d’une République-épouvantail. On comprend bien que cet idéal d’une République des honnêtes gens ainsi projeté à l’horizon de la pseudo-République dont les honnêtes gens ne veulent pas sert à étayer l’argumentation antirépublicaine. Ainsi Patrioty figure-t-il la République sous les traits d’une femme masculinisée, en bourreau brandissant la torche de la guerre civile et annonçant le retour de 1793, le règne de la guillotine et de la Terreur. Cham, quant à lui, ne va pas aussi loin. Il ne recourt pas à la masculinisation et ne provoque pas la peur. Mais il livre la démocratie socialiste en pâture à la risée publique.
26Le 14 mai de la même année 1849, le lendemain même des élections qui, tout en portant au pouvoir le parti de l’Ordre, démontrent une importante influence de la Montagne dans la paysannerie, paraît dans Le Charivari une nouvelle lithographie allégorisante de Cham. Il y a de fortes raisons de supposer qu’elle a été confiée au graveur avant la publication des résultats électoraux, car ceux-ci lui apportent un démenti sans appel. Cham en effet y met en image son espoir de voir la Montagne congédiée de l’Assemblée nationale (ill. 218). Urne sous le bras, l’allégorie de la République, réduite au rôle de servante, guide une haridelle attelée à une charrette qui emporte notamment Pierre Leroux et Victor Considérant, deux des rares tribuns socialistes de la précédente Assemblée. Ce n’est pas l’allégorie de la République qui assume ici le bannissement des démocrates socialistes, mais le « vote universel », donc les citoyens de la Seconde République. De telles caricatures sont politiquement suffisamment ambiguës pour être susceptibles d’un détournement franchement antirépublicain par la propagande du Comité de la rue de Poitiers. Le Charivari paraît conscient du problème. Dans un article du 27 avril 1849 relatif au Comité et à sa prétention de diffuser lui aussi des images capables, elles, de prêcher « la morale en action », le journal dispute aux tenants de l’Ordre le droit de s’approprier la sacro-sainte cause de la Famille. Ironisant sur l’une de ces images qui pose la question : « où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? » et y répondant en présentant le touchant tableau d’une maisonnée réunie à table devant une volaille rôtie cependant que le chien attend sa part sous la table, Le Charivari revendique même la supériorité du talent et de la réflexion sur ce terrain :
« Nous comprenons maintenant plus que jamais pourquoi ces messieurs désiraient tant accaparer le crayon de notre ami Cham. Il est évident, en effet, que cet air « où peut-on être mieux ? » Cham le dessine un peu plus spirituellement que les caricaturistes de la rue de Poitiers Peut-être aussi comprendra-t-on que ces féroces journaux républicains qui mettent les petits enfans à la broche, défendent assez bien la société et la famille, quoiqu’il ne s’en tiennent pas à représenter une famille attablée autour d’un dindon avec un chien entre les jambes. »
27Peut-être d’ailleurs l’une des raisons du silence complice du Charivari au sujet de l’expédition romaine est-elle à chercher dans la défiance répandue en France par les monarchistes de tout poil envers une République romaine aux mains des « démocs-socs21 ». Dans le Journal pour rire, Bertall de son côté satirise l’aveuglement de ses confrères républicains sur ce point (ill. 219). L’hostilité manifestée à la République romaine par la Seconde République française est ici imputée à Thiers, fervent partisan d’une intervention militaire : il est parvenu à fausser la vue de Marianne en lui imposant de porter des lunettes. La République française finit ainsi par voir dans sa « jeune sœur » italienne la victime d’une sorte de choléra-morbus politique, le « Démocra-morbus ». Le clystère administré en conséquence de cette erreur de diagnostic n’est autre que le corps expéditionnaire français. À l’arrière-plan, la galerie complète des têtes couronnées de la Sainte-Alliance ne cache pas sa joie. Faut-il voir dans cette jubilation réactionnaire exhibée une incitation à l’autocritique à l’intérieur du camp républicain ? Conçue et réalisée avant le renversement définitif de la République romaine, soit avant le 3 juillet 1849, la caricature allégorisante de Bertall résiste à une interprétation simple. Elle explique les événements par une baisse d’acuité visuelle et en impute la responsabilité au parti de l’Ordre, qui, comme on sait, forme alors la majorité de l’Assemblée législative. Cette traduction iconique d’une altération du point de vue républicain marque une prise de conscience effectuée dans et par le discours iconographique. C’est en effet reconnaître que le mouvement républicain s’est fait l’instrument de la réaction (« Ré-ac-publique »). Mais, d’un autre côté, reporter sur le parti de l’Ordre la responsabilité de l’expédition romaine revient à blanchir les républicains conservateurs, en omettant l’approbation initiale de l’intervention par la majorité de la Constituante. En outre, lue du moins au premier degré, et à considérer en tout cas le traitement ridicule infligé à la République romaine, l’allégorisation du Journal pour rire reste prisonnière des mêmes œillères idéologiques que celles du Charivari : un antisocialisme foncier, qui sert de principal ressort au fonctionnement comique de l’image satirique.
28Phase 4. Le 13 juin 1849, pour essayer de sauver la République de Rome, la Montagne tente de faire mettre en accusation le président et ses ministres au motif qu’ils auraient violé l’article 5 de la Constitution selon lequel « la République française respecte les nationalités étrangères et n’emploie jamais la force contre la liberté d’aucun peuple ». Devant le rejet de son initiative par la nouvelle Assemblée, elle en appelle au peuple. En vain. Avec le siège de Paris et la répression ordonnés par la majorité royaliste en juin, juillet et août 1849, Le Charivari retrouve son rôle d’opposant face aux envies de restauration manifestées par les composantes du parti de l’Ordre, les royalistes et les cléricaux. Au plan de l’expression iconographique, cette opposition se déploie simultanément sur deux fronts idéologiques : contre la soumission à la Sainte-Alliance, le nationalisme, représenté par Cham ; et contre la restauration monarchique, le républicanisme, représenté par Daumier, dont l’idéal républicain est clairement défini. Mais ce processus de reconstruction d’un discours d’opposition est entravé d’un côté par la réintroduction de la censure, de l’autre par les efforts du prince-président pour dérépublicaniser la symbolique de l’État et marginaliser la production iconographique républicaine-révolutionnaire22. En même temps que la censure, afin de protéger la fonction présidentielle, oblige les satiristes à se rabattre sur le tout-venant clérical ou monarchiste, l’exaltation du sentiment national pratiquée par le neveu de Napoléon embarrasse les républicains dans leurs tentatives pour se démarquer nettement du futur Empereur, mais aussi les nationalistes – lesquels, tout en se considérant comme des opposants, sont en danger d’être récupérés par l’idéologie bonapartiste. Les démêlés tardifs du Charivari avec la politique suivie à Rome mettent bien en lumière ce dilemme. Commentant les 13 et 24 septembre 1849 l’intention du pape et du roi des Deux-Siciles, un Bourbon, de remercier l’armée française par une distribution générale de croix d’honneur, Le Charivari fait observer qu’accepter une « médaille papaline », et, qui plus est, la recevoir de mains bourboniennes, reviendrait à bafouer l’identité nationale républicaine. Il oppose le sentiment de la fierté nationale aux cris de triomphe de la presse de la rue de Poitiers. « Nous ne voulons ressembler, proteste le journal, ni aux Autrichiens, ni aux Espagnols, ni aux Napolitains dont les poitrines sont couvertes de médailles ». Dans sa caricature du 24 septembre 1849, « Le Roi de Naples tirant en pleine poitrine des soldats français » (ill. 220), Cham résume cet article consacré à disculper l’armée française du soupçon d’avoir œuvré au profit de la Sainte-Alliance. Il y représente le roi de Naples sous les traits d’un artilleur enragé. Mais pour une fois, c’est de médailles que Ferdinand II bombarde les soldats français. Le tir satirique atteint d’autant mieux sa cible – l’orgueil national – que ce n’est pas le résultat principal, autrement dit le renversement de la République romaine, qui est ici mis en image, mais, par métonymie, une revanche purement symbolique de la réaction23. Cham réplique ainsi à la majorité conservatrice de l’Assemblée qui voudrait tirer avantage de l’anéantissement de la République romaine et de la restauration du pape dans sa souveraineté temporelle comme d’autant de victoires. Or c’est précisément en exploitant la même veine nationaliste que, désormais tranquille sur sa gauche, le prince-président, dans la même période, s’emploie, sur sa droite, à remettre à leur place ses encombrants alliés cléricaux et monarchistes24. Vu d’Italie, ce genre de rencontre objective du Charivari avec le bonapartisme révèle bien mieux encore son caractère contre nature. Du vivant de la République romaine, le 27 avril 1849, Il Don Pirlone, un journal satirique romain, montre au contraire un mâtin corse affublé du bicorne et d’une couronne impériale – Louis-Napoléon Bonaparte, bien sûr – qui, non content de traîner à terre la République française, menace la République romaine protégée, elle, par le peuple romain en armes : « Voulez-vous la traîner aussi à la mort, celle-ci ? Nous allons bien voir ! » (ill. 221). À l’inverse du Charivari, le journal italien sépare nettement ce qu’il convient de séparer : d’un côté, le camp des agressés, les Républiques et le peuple, de l’autre côté, le camp de l’agresseur, l’ennemi commun qu’est le prétendant à la couronne impériale. On mesure par cet exemple à quel point, en France, les républicains du National ont préparé le terrain à Louis-Napoléon Bonaparte. Et de quel poids, plus lourd encore à porter que le rétablissement de la censure, pèse sur Le Charivari l’héritage politique que ces derniers lui ont légué – surtout au moment où il cherche à redevenir un journal d’opposition. À cet égard, un dessin paru le 18 juin suivant dans le même Don Pirlone livre une argumentation plus nette, s’il se peut, que la précédente (ill. 222). Ce dessin montre la traditionnelle allégorie de la République française enchaînée au chapeau bonapartiste. Sur le drapeau tricolore, le mot de « Fraternité » a été effacé. La République y est représentée en victime offerte aux coups de son ennemi mortel. Un ours polaire à épaulettes, symbole à la fois de la Russie tsariste et de la Sainte-Alliance, applaudit à la situation de façon intéressée. Le moins qu’on puisse dire est que Le Charivari n’a pas une vision aussi claire de la situation politique. Se pose néanmoins la question de savoir, compte tenu de ces difficultés et de ces limites, comment l’esprit d’opposition du Charivari parvient encore, dans un tel contexte, à se manifester à travers l’allégorie de la République. Le 23 octobre 1849, Cham commente la politique extérieure et dresse du même coup le bilan de 1849 (ill. 223). La nation française, reconnaissable au fait qu’elle est la seule femme et porte le faisceau républicain, entraîne à sa suite l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche et la Russie aux prises avec la Turquie dans un numéro de funambules. Ce qui fait la solidarité des équilibristes européens, c’est leur peur bleue du « socialisme », lequel, à quatre pattes sur la terre ferme, attend le premier qui chutera pour lui faire un mauvais sort. Mais, avec sa queue terminée par un œil qui évoque le fameux « archibras » prédit par Fourier, l’idéologie monstrueuse est plus ridicule qu’effrayante. De sorte qu’on peut estimer que la satire, pour une fois, vise moins le socialisme que la panique des funambules, Seconde République et Puissances confondues en une sorte de Sainte-Alliance élargie et marchant, au propre comme au figuré, sur un fil. La nation française se serait-elle rangée aux côtés des puissances réactionnaires ? Par sa représentation satirique de la République telle qu’elle est dans sa réalité politique, Cham dit son renoncement à la République idéale. Quant à Daumier, le bilan qu’il dresse de son côté de l’année 1849 oppose à ce renoncement pur et simple l’espoir que, malgré tout, l’avenir demeure envisageable. Thiers, Montalembert et Molé, les chefs de file du parti de l’Ordre à l’Assemblée, s’évertuent à mettre des bâtons dans les roues à la République (ill. 224). Sur le char de l’État, l’allégorie est partiellement soustraite au regard, de même les chevaux, comme si la direction suivie était désormais hors de vue, comme si l’on ne pouvait plus, cette année-là, contempler le visage de la déesse. Un article du 1er novembre n’observait-il pas que « la République française [...] n’existe plus que pour mémoire » ? À vrai dire, c’est dès le 25 juillet précédent, dans le contexte, donc, de la répression déjà évoquée, que Daumier avait commencé à pétrifier la République (ill. 225). Odilon Barrot, Molé, Dupin, Thiers soutiennent bon gré, mal gré, la statue qui légitime leur pouvoir25. Daumier n’imagine plus la République que comme une statue, une image de l’image. La mise en évidence de cette contradiction entre la forme idéale et le contenu réel de la politique menée par cette équipe repose ici sur la possibilité de lire cette allégorie de la République comme une représentation de la réalité politique. Deux lectures sont simultanément possibles et complémentaires. D’une part, en effet, la réduction de la République à une forme signifie que la vie l’a quittée, qu’il n’y a plus désormais qu’une République sans républicains. Mais, d’autre part, son passage à l’état de statue immortelle la met hors de portée des monarchistes et des cléricaux du parti de l’Ordre. Cette tension entre l’idéal et la réalité est au fond également le ressort de l’image tronquée du char de la République qu’on vient d’évoquer. Ce tableau, délibérément limité à un coin de tableau, d’une République géante progressant irrésistiblement en dépit des efforts des gnomes de la Réaction est en fait une sorte de citation d’un dessin de Traviès datant de 1833 (ill. 113), réédité par Philipon le 11 mars 1848, dans son Journal pour rire, avec l’intention manifeste, à cette date, de signifier que la révolution de Février a réalisé le rêve politique entrevu par La Caricature sous la monarchie de Juillet (ill. 226). Daumier se réfère à cette vision illusoire d’une période d’euphorie politique ancienne pour faire percevoir, au moyen de déformations graphiques, les mutilations subies par la République et l’état d’infirmité dans lequel elle se trouve au bout d’un an et demi d’existence. Son allégorie de la République transformée en une forme roide et inerte, coupée à mi-corps, s’interprète également en deux sens non exclusifs l’un de l’autre, bien au contraire. Lue comme le reflet graphique de la réalité politique du moment, elle traduit l’absence de perspective dans laquelle se retrouve le mouvement républicain, l’impossibilité où il est, en 1849, de contempler le visage de la République. Mais lue comme une évocation de l’idéal, la mise hors champ du buste de l’allégorie laisse entendre que l’écart entre le réel et l’idéal est si important que l’idéalité de la République ne peut plus être imaginée. L’espoir qui subsiste envers et malgré tout est symbolisé par l’urne électorale posée à l’avant du char, comme une promesse de renouveau par la voie démocratique. Ce n’est que le 13 mai 1850, après la victoire de l’opposition authentiquement républicaine aux élections partielles du 10 mars précédent26, que Daumier, devant la menace d’une abolition du suffrage universel, fera reparaître et revivre dans son argumentation graphique l’allégorie de la République.
Notes de bas de page
1 Voir Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris, La Roche-sur-Yon, 1967 (Bibliothèque de la Révolution de 1848, t. XXIV) ; Peter Amann, « A journée in the Making : May 15, 1848 », The Journal of Modern History 1 (mars 1970), p. 42 et suiv.
2 Voir Karl Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850), cité et traduit d’après MEW 7, p. 36 :« Depuis 1830, la fraction des républicains bourgeois s’était groupée dans la personne de ses écrivains, de ses porte-parole, [...] de ses députés, généraux, banquiers et avocats autour d’un journal parisien, Le National. Celui-ci avait des éditions en province. La coterie du National, c’était la dynastie de la République tricolore. Elle s’empara aussitôt de toutes les dignités publiques, des ministères, de la préfecture de police, de la direction des postes, des places de préfets, des grades les plus élevés devenus vacants dans l’armée À la tête du pouvoir exécutif se trouvait son général, Cavaignac. Son rédacteur en chef, Marrast, devint le président permanent de l’Assemblée nationale constituante En même temps, dans ses salons, comme maître de cérémonie, il faisait les honneurs de la République honnête. Même des écrivains français révolutionnaires ont, par une sorte de pudeur à l’égard de la tradition républicaine, accrédité l’erreur que les royalistes avaient dominé dans l’Assemblée nationale constituante Depuis les journées de Juin, l’Assemblée constituante resta au contraire la représentation exclusive du républicanisme bourgeois, et ce côté s’affirma de plus en plus résolument au fur et à mesure que s’effondrait l’influence des républicains tricolores en dehors de l’Assemblée. S’agissait-il de défendre la forme de la République bourgeoise, ils disposaient des voix des républicains démocrates, s’agissait-il de son contenu, leur façon de parler même ne les distinguait plus des fractions bourgeoises royalistes, car ce sont précisément les intérêts de la bourgeoisie, les conditions matérielles de sa domination et de son exploitation de classe qui forment le contenu de la République bourgeoise. Ce n’était donc pas le royalisme, c’était le républicanisme bourgeois qui se réalisait dans la vie et dans les actes de cette Assemblée constituante qui finit, non pas par mourir ni par être tuée, mais par tomber en pourriture ».
3 Voir à ce sujet Giorgio Candeloro, Storia dell’ltalia moderna, III, La Rivoluzione nazionale, Milano, 1972, p. 332 et suiv., et 438 ; Georges Renard, La République de 1848 (Jean Jaurès, Histoire socialiste, t. IX), Paris s d., p. 124 et suiv. et 144 ; MEW 7, p. 56.
4 Sur le point qui suit, voir Rütten (1985), p. 127-169 ; à propos des événements historiques à Naples, voir Candeloro, p. 224 et suiv. ; MEW 5, p. 19-21.
5 Illustration reproduite chez Delteil, no 2142 ; Fuchs, 1930, t. I, ill. 70 ; Lejeune 1946, ill. 118.
6 Voir Brummack 1971, p. 273-377, en part. p. 282, 330 et suiv. Dans ses aphorismes, Helmut Arntzen précise la différence entre l’humour, qu’il estime conciliant par nature, et la satire, qui serait par définition mordante : « l’humour anticipe sur la réconciliation subjective et empêche la réconciliation objective La satire dénonce la première comme une chimère, mais fait espérer en la seconde » « la grande satire ne se contente pas de représenter la misère, elle en fait voir les raisons. Voilà ce qui gêne les imbéciles et leur fait préférer l’humour » ; « la satire n’est pas négative, mais elle représente le négatif, et ce de telle manière qu’il appelle lui-même sa propre négation » ; « la satire est une utopie par voie de négation », H.A., Kurzer Prozeβ, Münich 1966, p. 75 et suiv.
7 Ce corpus comprend exclusivement les caricatures qui allégorisent la Seconde République. Pour son compte, entre 1848 et décembre 1849, Le Charivari recourt à l’allégorie de la République une vingtaine de fois, qui se décomposent comme suit : Phase 1 : 2 occurrences, les 29 février et 9 mars 1848. Phase 2 : 3 occurrences avant les élections, les 14 novembre, 7 décembre et 9 décembre 1848, plus 2 fois en référence à l’élection de Bonaparte, les 8 janvier et 19 février 1849. Phase 3, 7 occurrences, les 24 février, et les 1er, 14, 15, 19, 28, et 30 mai 1849. Phase 4, 6 occurrences, les 25 juillet, 13 août, 4 septembre, 23 octobre, 14 et 29 novembre 1848.
8 Le bonnet à poils était le signe de reconnaissance des troupes d’élite au sein de la garde nationale ; voir Gossez, p. 243 et suiv.
9 À propos de l’iconographie de la République, voir Agulhon (1979) chap. 3 : « La déesse et ses deux images. L’année 1848 » p. 85-128. L’analogie entre l’allégorie de la République en images et celle qui se pratique dans les chansons contemporaines, en particulier « La Républicaine » de Pierre Dupont, est mise en évidence par Heinz Thoma, « Le politicisme républicain, ou la confortable abstraction des oppositions de classes », dans Die öffentliche Muse... [La Muse publique...], p. 212-222.
10 Le portrait de Cavaignac ornait déjà la une du Charivari du 6 juillet 1848.
11 À propos de la représentation de Robert Macaire en 1834, Philippe Vigier écrit : « L’auteur-acteur (Frédérick Lemaître) place maintenant, résolument, au centre de l’intrigue dramatique un Robert Macaire qui a singulièrement élargi son rayon d’action. De voleur de rang subalterne, il s’élevait au rang d’escroc bien mis : il montait en position et en grade... Il agrandissait sa sphère, il jetait bas ses haillons, il devenait industriel de plus haute volée — en escroquant M. Gogo, une autre création de cette pièce, l’actionnaire type, le modèle des pigeons et des dindons à plumer. Un fait est sûr en tout cas — et je cite à nouveau Théodore Muret : Robert Macaire obtint un succès qui fit affluer, dans la modeste salle des Folies-Dramatiques l’habit aussi bien que la blouse. La popularité du fameux coquin fut immense Robert Macaire fut le personnage symbolique de l’époque, et plana sur ses contemporains... », « Le mélodrame social dans les années 1840 », Europe, nov.-déc. 1987, p. 76.
12 Le 23 mars 1848, se déclarant moralement indigné, Le Charivari publie un appel « Aux directeurs de la Porte Saint-Martin » pour leur demander de retirer la pièce de l’affiche : les menées d’un Robert Macaire sont impensables sous la République et leur mise en scène ne peut que corrompre le peuple.
13 Le 10 avril 1848, à Londres, en tant que « constable spécial », Louis-Napoléon Bonaparte avait prêté main forte à la répression brutale d’une manifestation chartiste. Le Charivari l’épingle dès le 16 avril suivant : « Il s’est enrôlé parmi les défenseurs de cette aristocratie anglaise qui a fait mourir l’empereur son oncle dans les tortures de Sainte-Hélène.. Cette main, qui se disait faite pour tenir l’épée, ne sait plus manier que le gourdin... Frapper le peuple avec un bâton ! vous, un descendant de Napoléon, un Français qui sollicite, dit-on, les suffrages de ses concitoyens pour représenter l’égalité, la liberté, la fraternité à l’assemblée nationale ? » Le 17 juillet 1848, le même journal revient à la charge en prêtant ces paroles au prétendant : « Voilà ce que je veux, et mes moyens me le permettent, l’ai cinq milliards ! Qu’on se le dise ! Tant qu’ils dureront, mes cinq milliards, nous ferons bombance ; ensuite, quand il ne me restera plus que mon bâton de constable, nous userons du bâton. C’est une idée à mon oncle, une idée tout à fait napoléonienne. Et tu ne l’auras pas volé, ô peuple mûr pour la liberté ! Crions ensemble : Vive le bâton de constable ! vive l’empereur ! ». Voir aussi l’article du 19 juin 1848 intitulé « Vive l’Empereur ! »
14 Sur ce thème de la corruption des insurgés de Juin, apparemment propagée par le journal de Thiers Le Constitutionnel voir l’article de Marx et Engels dans la Neue Rheinische Zeitung du 1er juillet 1848 : « Die Kölnische Zeitung über die Junirevolution », MEW 5, p. 138 et suiv., ainsi que la citation tirée de La Réforme du 18 octobre 1848, ibid., p. 433 et suiv.
15 Sur l’hostilité de Cham envers le mouvement républicain, voir Ribeyre 1884, p. 128-144.
16 Ce bois, apparemment gravé par Mattei, était destiné à L’Arlecchino de décembre 1848, mais la censure l’empêcha d’y paraître d’abord.
17 Cette typologie des sangsues évoque l’opposition, habituelle dans le langage politique de l’époque, entre « républicains de la veille » et « républicains du lendemain ». Il semble que Cham dans une caricature du 19 février suivant, veuille corriger sa transgression de la ligne politique du Charivari en recourant à une personnification des « républicains de la veille et [des] républicains du lendemain » : l’allégorie de la République est représentée ployant sous la charge des impôts ; Garnier-Pagès, le ministre des Finances du Gouvernement provisoire, l’accable par un prélèvement supplémentaire de 45 centimes par franc, institué en mars 1848 et perçu sur les quatre impôts directs, cependant que Passy, ministre d’Odilon Barrot, y rajoute en février 1849 un impôt sur les revenus. Commentaire de la République : « Allons, ce n’était pas assez d’avoir été accablée par un républicain de la veille, voici maintenant une nouvelle charge que m’impose le ministre des finances du lendemain ! et ils veulent que je marche avec tout cela ! ».
18 Les luttes de classes en France de 1848 à 1850, traduit d’après MEW 7, p. 58.
19 Georges Renard parle de 31 brochures distribuées gratuitement à 550 000 exemplaires : Les Partageux ; La Vérité aux Ouvriers, aux paysans, aux Soldats ; Catéchisme de l’ouvrier ; Les Rouges jugés par eux-mêmes, œuvre éminemment consciencieuse et instructive due au patriotisme des sieurs Considerant, Proudhon, Cabet, Raspail, Ledru-Rollin Barbès, Caussidière Blanqui, Flotte et autres grands citoyens ; etc. Parmi les auteurs de ces libelles, Chenu (Les Conspirateurs), Louis Veuillot, le maréchal Bugeaud d’lsly, Thiers (Du communisme). À Paris, le Vaudeville monte la pièce de Clairville et Cordier, La propriété, c’est le vol, et à Lille, le parti de l’Ordre exploite la mise en scène d’A bas la famille (même référence que supra, n. 3, p. 130-135).
20 Dans leur programme électoral, les démocrates-socialistes placent les valeurs de la République au-dessus du droit des majorités, considèrent comme un devoir le droit de résistance en cas de violation de la Constitution et déclarent que l’intervention militaire de la France contre la liberté d’un autre peuple rentre dans ce cas. Ils réclament le droit au travail ainsi que « l’éducation obligatoire, gratuite et commune ». Les gouvernants multiplient les mesures policières à leur encontre : dissolution de leurs sociétés, que leurs objectifs soient directement politiques (par ex. le club « Solidarité républicaine ») ou plutôt corporatifs (par ex. la coopérative « Boulangerie sociétaire »), confiscations de brochures et de revues (par ex la série du Bonhomme Manceau) — voir Georges Renard, même référence que supra n. 3, p. 136-142. Cependant, les « démocs-socs », comme on les appelle, parviennent à lancer toute une série de brochures destinées aux ouvriers et aux paysans avec des collaborateurs tels qu’Eugène Sue, Schœlcher, George Sand, Agricol Perdiguier, Félix Pyat Miot, Pierre Dupont, Alphonse Esquiros. Parmi leurs périodiques, nous citerons La Lanterne du quartier latin (pour les étudiants), Le Républicain des campagnes (pour les paysans), ainsi que le quotidien Le Peuple. Pour de plus amples renseignements, voir Heinz Thoma, Die öffentliche Muse..., p. 232-238.
21 Il convient de souligner que les « démocs-socs » ont été quasi seuls à protester contre l’intervention militaire. Parmi les voix qui se sont élevées dans leurs rangs, citons les compositeurs de chansons Charles Gille et Gustave Leroy, Edgar Quinet alors député, dans son pamphlet La Croisade autrichienne, française, napolitaine, espagnole contre la République Romaine, et les rédacteurs du Bonhomme Manceau dans ses numéros des 25 mai et 1er juin 1849.
22 Sur ce point, voir Agulhon 1979, chap. iv « Le Baptême de Marianne 1849-1851 », et Garrigues 1988, p. 67 et suiv.
23 En mai ou juin 1849, une telle caricature aurait été interprétée comme participant du discours démocrate-socialiste (voir supra n. 21). Mais le contexte nouveau lui donne un tout autre sens.
24 Dans sa lettre à Edgard Ney du 18 août 1849, dont la publication intentionnelle en France et en Italie provoqua un tollé chez les monarchistes et chez les cléricaux, le prince-président souligne que la République française n’a pas envoyé son armée en Italie pour y étouffer la liberté, mais pour contraindre le pape à laïciser ses États, à leur faire adopter le Code civil et à nommer un gouvernement libéral Cette mise au point est assortie d’exigences quant au respect de la France comme nation : « Toute insulte faite à notre drapeau ou à notre uniforme me va droit au cœur et je vous prie de bien faire savoir que, si la France ne vend pas ses services, elle exige au moins qu’on lui sache gré de ses sacrifices et de son abnégation » (document cité par Georges Renard, même référence que supra n. 3, p. 155).
25 La caricature de Daumier rejoint objectivement une analyse de Marx : « Face aux appétits de restauration des orléanistes et des légitimistes coalisés, [Louis-Napoléon] Bonaparte se pose en représentant officiel du pouvoir dont il tire sa force, à savoir la République ; face aux appétits de restauration de [Louis-Napoléon] Bonaparte, le parti de l’Ordre se pose en représentant officiel du pouvoir qui fonde leur domination commune, à savoir la République ; face aux orléanistes, les légitimistes se posent en tenants de la solution du statu quo, à savoir la République, et de même les orléanistes face aux légitimistes. Face aux appétits d’usurpation et d’ascension concurrents, ces différentes fractions du parti de l’Ordre qui font chacune in petto des vœux pour leur propre monarque et leur propre restauration, assument à tour de rôle la domination bourgeoise commune, la forme qui garantit la neutralisation et la préservation des prétentions particulières, à savoir la République Kant fait de la République la seule forme rationnelle de l’État, un postulat de la raison pratique dont la réalisation n’est jamais atteinte mais dont la satisfaction doit être constamment recherchée et présente à l’esprit comme but Ces royalistes en font autant de la Monarchie C’est ainsi que la République constitutionnelle, réduite, dans les mains des républicains bourgeois, à une formule idéologique creuse, est devenue dans celles des royalistes coalisés une forme vivante et riche de contenu. Et Thiers disait plus vrai qu’il ne croyait, lorsqu’il déclarait : "C’est nous autres, les royalistes, qui sommes les vrais soutiens de la République constitutionnelle" » (MEW 7, p. 76).
26 Organisées pour remplacer les représentants de la Montagne condamnés à la suite de l’émeute ratée du 13 juin 1849, ces élections ramènent à l’Assemblée vingt et un républicains rouges (N. D. L. R.).
Auteur
Université de Francfort
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014