Antisocialisme et antiféminisme
p. 207-214
Texte intégral
1Tout comme la presse ministérielle de la monarchie de juillet, la presse républicaine bourgeoise de la Seconde République agite devant l’opinion l’épouvantail de 1 793 pour la détourner du socialisme. Cette « République dont les honnêtes gens ne veulent pas » (ill. 198) est la première planche d’une série de six intitulée Allégorie et parue d’avril à juin 1849. Femme du peuple aux traits virils, la République démocratique et sociale, selon l’expression du temps, brandit la torche de la guerre civile et, pour toute perspective, offre une guillotine dont la menace est redoublée, à l’arrière-plan, par la vision d’un village en flammes. L’artiste, Patrioty, n’a pas lésiné sur l’horreur : vêtements tachés de sang, niveau posé sur des crânes pour figurer l’Égalité idéale (celle de la mort !), têtes fraîchement coupées, martyrologe brodé sur la toge (Mgr Affre – l’archevêque de Paris –, le général Bréa et son adjudant Mangin, trois victimes de juin 1848, et Rossi, un ministre de Pie IX tué à Rome en novembre de la même année), serpent de la Discorde, forçats évadés... Comme si, par la faute des démocrates-socialistes, l’idéal républicain était en train de virer au mauvais rêve ! Le procédé est celui de l’inversion : Patrioty déforme les stéréotypes républicains bourgeois pour donner à voir aux « honnêtes gens » les risques qu’ils encourent, selon lui, s’ils ne réagissent pas. Qu’on regarde, pour comprendre son travail, l’une de ces allégories positives auxquelles il se réfère a contrario, La France éclairant le monde (ill. 199). Janet-Lange y campe une déesse radieuse, entourée des instruments et des produits de l’agriculture et de l’industrie, avec, à ses pieds, un coq veillant sur les couleurs nationales. Cette divinité à l’antique porte cependant une couronne de lauriers au lieu du bonnet phrygien : elle représente non la République, mais la Nation, au-dessus des partis.
2Une seconde lithographie de la série Allégorie (ill. 200) permet d’analyser le fonctionnement de cette idéologie. Une composition en diagonale y oppose la République nouvelle, fondée sur une trinité rassurante (« union, force, justice »), et la République à l’ancienne, surnommée « la mère rouge » : une criminelle en train d’agoniser avec son couteau en main, et que veillent des sortes de sauvages – les grands prêtres du socialisme. Le « cauchemar » qui oppresse la République de 1 793 n’est autre que le général Cavaignac, le prétendu héros qui a réprimé l’insurrection ouvrière de juin 1848 et dont l’index dressé avertit la mourante qu’il est prêt à user de sa massue au moindre signe de vie. La couronne de lauriers accrochée à l’épée tendue à Cavaignac par la « République de 1848 » lui promet la gloire en récompense de cette politique antisociale. Cette caricature combine plusieurs axes discursifs : l’opposition civilisation/barbarie, une militarisation omniprésente, la scission typiquement masculine de l’image de la femme (d’un côté la sainte, la fiancée et la sœur immaculée, et de l’autre, la courtisane, la femme dévoratrice et la mère castratrice) – le tout traduisant au fond la peur que les barrières ne se brisent et ne laissent le champ libre à tous les désordres. Point n’est besoin de trop insister sur le symbolisme sexuel de ce soldat armé d’une énorme massue, le pied posé sur un ventre dont la largeur souligne le caractère maternel. À un niveau fantasmatique, la politique de restauration de l’ordre bourgeois est associée à une pulsion de viol incestueux1. Dévoiement individuel ? Disponibilité collective, plutôt, et latente, des hommes à la violence. Expression d’une violence immanente à un ordre social oppressif. Il n’est pas inopportun d’observer que la valorisation du progrès, de l’ordre, de la propriété et de la famille, s’accompagne de cette affirmation brutale d’une volonté de domination principalement supportée par le genre féminin. Toute perspective de changement est désormais oblitérée par la hantise d’une décomposition sociale.
3Un autre dessin anonyme publié peu après les journées de Février montre combien ce « Patrioty », avec sa série Allégorie et les fantasmes qu’il y projette, s’inscrit dans la ligne prédéfinie du républicanisme bourgeois et de son iconographie (ill. 201). En opposition à « 1793 », montrée sur fond d’églises en flammes et d’oiseaux sinistres, et qui frappe à la porte, « 1848 » a derrière elle une corne d’abondance dont les ressources sont visiblement l’industrie (figurée par la roue dentée d’un mécanisme), l’agriculture (figurée par une gerbe de blé) et la paix (figurée par un globe cerclé de laurier). Autant « 1848 » offre de la femme une image juvénile et douce, autant « 1793 », avec son épée et sa tête de Méduse couronnée de serpents sur fond d’incendie et d’une perspective de guillotines, réunit tous les attributs de l’horreur2. L’opposition d’un extérieur et d’un intérieur est essentielle : selon le dialogue de la légende, c’est bien l’homme, « Monsieur Lamartine », qui détient la « clé » – objet phallique évident –, tandis que la femme, la République de 1848, dépend de cette « clé » tout en se voyant enfermée dans le rôle d’une fécondité économique sous surveillance. Ce qui est rejeté à l’extérieur, c’est ce qui menace le territoire masculin, une représentation complexe qui associe des images de décomposition sociale et de femme dévoratrice. La Révolution est un avatar de Méduse, le resurgissement d’une féminité archaïque et agressive.
4Codifiant les angoisses sociales en propageant ainsi un antisocialisme fantasmatique, cette iconographie d’inspiration républicaine bourgeoise vise à produire un consensus politique élargi bien au-delà des rangs républicains. C’est aux hommes du National que revient la tâche de constituer, dès février 1848, un tel « bloc historique » (A. Gramsci) à même de conquérir l’hégémonie dans la société civile. Dans la constitution de ce bloc historique conservateur, la caricature joue un rôle non négligeable en aidant ses différentes composantes à se différencier tout en se rejoignant sur quelques thèmes et points de vue iconographiques communs. Au Charivari, qui continue à paraître quotidiennement, s’adjoignent en effet en 1848 deux hebdomadaires, l’un créé par Philipon le 5 février, le Journal pour rire, et l’autre qui paraît à partir de novembre, La Revue comique à l’usage des gens sérieux. De plus, L’Illustration prend sa part en publiant elle aussi des caricatures chaque semaine et en donnant en feuilleton à ses lecteurs, à partir de juillet 1848, des extraits d’un texte satirique illustré de Louis Reybaud : Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques.
5Mais dès les élections législatives de mai 1849, la défaite des républicains conservateurs eux-mêmes est scellée. La liberté de la presse, déjà bien mutilée par la loi du 11 août 1848, est définitivement anéantie par les lois du 27 juillet 1849 et du 16 juillet 1850 qui restaurent le cautionnement et le timbre dans l’intérêt des fractions cléricales et monarchistes. À partir du 30 juillet 1850, la censure veille à nouveau sur les théâtres. Alors qu’un an auparavant, les républicains bourgeois applaudissaient au Vaudeville des pièces antisocialistes telles que La propriété, c’est le vol ou La Foire aux idées, journal vaudeville, tout débat politique, désormais, est exclu de la scène. L’antisocialisme a tourné à l’anti-républicanisme, la pression royaliste s’intensifie : c’est seulement à partir de ce moment que le discours iconographique républicain consent à se souvenir de l’opposition parlementaire antiroyaliste et à lui tendre la main.
6Dans Le Journal pour rire du 13 mai 1848, Gustave Janet incarne la Liberté non plus dans une allégorie, mais dans une simple femme – femme parmi les femmes qui exhorte ses compagnes à ne plus se contenter de faire de la figuration, mais à prendre le pouvoir pour de bon (ill. 202). Qu’il en soit conscient ou non, l’artiste met le doigt sur le problème fondamental de l’incommensurable distance entre la sublimité, d’une part, du statut symbolique consenti à la Femme dans l’imaginaire républicain, et la réalité, d’autre part, du sort imparti aux femmes au quotidien. La chute ambivalente de la légende (« qu’il tombe ! !... à nos genoux ») pose cependant un autre problème récurrent : celui de l’utilisation du corps féminin qui ne saurait s’expliquer par le seul genre grammatical des valeurs et vertus représentées, mais doit avoir des raisons psycho-historiques plus profondes3. Chez les dessinateurs et les rédacteurs du Charivari et du Journal pour rire, l’antiféminisme, qu’il procède par le ridicule ou par l’érotisation, ne perd pas de temps. Il s’exprime dès le mois de mars 1848 au moins dans ce cortège carnavalesque de femmes à cheval sur le dos de leurs maris (ill. 203). Peu importe qu’il s’agisse d’une reprise, en situation, du motif classique de la ruse féminine symbolisée par la caricature d’Aristote chevauché par sa jeune femme, Phyllis. Car il suffit de jeter un coup d’œil sur la mine humiliée des hommes en question pour comprendre que le divorce n’est pas précisément leur mot d’ordre.
7Le caractère crucial que revêt en 1848 cette lutte entre les sexes pour le pouvoir, on le mesure à l’abondance de la production d’images sur ce sujet de 1848 à 1849. Celui qui s’en préoccupe le plus dans Le Charivari et dans Le Journal pour rire, c’est Édouard de Beaumont. La différence par rapport aux années 1830 réside en ceci que la question féminine, en 1848, est réellement à l’ordre du jour, du fait de l’existence, cette fois, de femmes luttant avec acharnement pour leurs droits : la caricature se trouve forcée d’élever le ton et d’entrer dans la mêlée au jour le jour. Des actes concrets, comme la fondation de la « Légion Vésuvienne » au printemps de 1848, déclenchent d’innombrables attaques, dont Les Vésuviennes et Les Femmes en révolution – deux séries de Beaumont que Le Charivari publie en réaction immédiate aux événements, au fur et à mesure de leur déroulement (ill. 228 à 2454). Parallèlement, le même Beaumont poursuit pourtant sa série du Quartier de la boule rouge, commencée dès septembre 1847, qui met en scène des femmes bien plus adéquates à l’image de la femme véhiculée par Le Charivari. Ce qui motive en fait l’inquiétude de l’homme bourgeois devant le divorce, c’est le risque d’une dissolution de la famille et, partant, de l’ordre social fondé sur la transmission familiale de la propriété. Les mêmes républicains bourgeois qui pratiquent à outrance le divorce socio-politique par rapport au prolétariat, sont pris d’une peur panique devant le droit au divorce revendiqué par les femmes, parce que ce mot d’ordre est pour eux inexorablement associé à la destruction de la famille et, par voie de conséquence, de l’ordre social qui s’appuie sur l’ordre familial. C’est le fantasme d’un effondrement généralisé de la société qui rend compte de la place disproportionnée prise par le divorce dans la caricature.
8Peur exagérée, certes, mais pas sans fondement. Lisons le numéro du 14 avril 1848 de La Voix des Femmes, Journal socialiste et politique, organe des intérêts de toutes :
« Règlement de la Société La Voix des Femmes. But de la Société. Article Premier. La Société a pour but : la Liberté pour tous et pour toutes Liberté fondée sur le principe chrétien de la fraternité, d’où résulte l’égalité. Chef de la famille par la transmission du nom, l’homme, jusqu’à ce jour, l’a seul représentée dans l’État, en vertu d’un droit consacré par le temps. À son tour, et pour être apte à comprendre tous ses devoirs, la femme réclame, par de nouvelles lois, la prise de possession de ses droits politiques. L’élection et le vote en fait. Elle veut pouvoir vendre, acheter, transsigner comme son mari, en vertu de pouvoirs égaux... »
9Sauf quelques interruptions, ce journal fondé par Eugénie Niboyet, et qui se ressent fortement des théories saint-simoniennes des années 1830, paraît du 20 mars au 20 juin 1848. Le droit au divorce n’y est qu’une revendication parmi d’autres. Mais si La Voix des Femmes ne néglige pas les revendications d’ordre économique et social, elle n’échappe pas non plus à l’illusion de la fraternité et de la fraternisation des classes sociales. La fraternité, énonce l’article premier de la Société, doit être la base du combat politique.
10À peine dissipée l’odeur de poudre des journées de Juin, Beaumont s’en prend aux insurgées aussi bien qu’aux insurgés (ill. 204). La partie gauche du dessin est dominée par une mégère en haillons, qui tient un couteau de boucher derrière son dos. Envolées, les jolies Vésuviennes, si attirantes sous l’uniforme ! De telles images sont saturées d’une peur et d’une haine de classe viscérales. Or l’on constate combien l’antisocialisme et l’antiféminisme y sont liés. Un type négatif et réaliste de femme du peuple est créé, qui tranche avec l’idéalisation allégorique de la femme chère à la culture républicaine. La réaction de rejet envers les ouvrières en lutte pour leurs droits sociaux se double d’une rupture d’une grande partie du mouvement socialiste avec les femmes en lutte pour l’émancipation de leur sexe. Durant le deuxième semestre de 1848, Le Charivari continue de publier la série des Vésuviennes. C’est au mois d’août de la même année que Daumier donne les six dessins de ses Divorceuses, avant de revenir à la charge contre les femmes dès le printemps suivant. Puis, en décembre, Le Charivari livre un « Banquet fémino-socialiste » qui dénonce l’alcoolisme et l’absence de sentiment maternel des femmes qui osent tenir réunion en dehors de chez elles (ill. 205). C’est justement en ce même mois de décembre, le 27, dans Le Peuple, que Proudhon réagit à l’événement du banquet des femmes socialistes en estimant lui aussi que « le rôle de la femme n’est point la vie extérieure, la vie de relation et d’agitation, mais bien la vie intérieure, celle du sentiment et de la tranquillité du foyer domestique5 ». « Ménagère ou courtisane, il n’y a point pour la femme de milieu » : telle est en résumé la thèse de Proudhon, le plus en vue des théoriciens socialistes du moment. Amère expérience pour le mouvement des femmes que celle de ce décalage entre les premiers théoriciens socialistes, ceux des années 1830, favorables, eux, à l’émancipation, et les socialistes de la seconde génération, tel Proudhon, dont les attaques misogynes n’ont rien à envier à celles des bourgeois républicains. Dans L’Opinion des femmes, l’ex-saint-simonienne Jeanne Deroin, le 28 janvier 1849, relève vigoureusement le propos :
« Socialiste chrétienne, je dirais comme vous, Monsieur, plutôt ménagères que courtisanes, si je n’avais la certitude qu’un grand nombre de femmes ne deviennent courtisanes que pour échapper à la nécessité d’être ménagères. Pauvres femmes qui auraient peut-être été préservées de la honte si l’on eût trouvé pour elles un milieu entre la nécessité d’être ménagères ou courtisanes et qui auraient préféré au droit du mariage le droit du travail6. »
11Ce « droit du travail » (nous dirions aujourd’hui « droit au travail ») est une des revendications fondamentales de la socialiste Jeanne Deroin. Non contente de fonder des associations de travailleuses, elle tire des leçons claires des journées de juin, conçoit son journal comme l’organe des classes opprimées, tente d’intéresser les démocrates-socialistes à la cause des femmes et pousse l’audace jusqu’à leur demander de présenter sa candidature aux élections législatives de 1849. Ce qui lui vaut nommément les foudres du crayon de Daumier (ill. 206). À en croire le caricaturiste, Jeanne Deroin inciterait les femmes à priver leurs enfants de père en flanquant à la porte leurs époux selon la loi. Il s’agit là d’une véritable campagne de presse, qui sera répercutée par de multiples dessins sortis de mains moins talentueuses. Cinq des dix planches de Daumier consacrées aux Femmes socialistes s’en prennent au personnage de Jeanne Deroin. La première, en date du 20 avril 1849, prétend que « l’insurrection contre les maris [a été] proclamée le plus saint des devoirs ! » Les Bas-Bleus ont osé franchir le Rubicon qui sépare les petits cercles littéraires des vastes domaines de la vie publique. Il est remarquable cependant que Daumier s’obstine à confiner la révolte féminine dans les milieux bourgeois alors même qu’il a compris le rôle joué par une Jeanne Deroin, citée à cinq reprises dans sa nouvelle série misogyne. L’artiste républicain semble se refuser à prendre acte du début d’alliance qui s’est noué entre le mouvement socialiste et le mouvement des femmes. Est-ce à dire que sur ce point, et sur ce point seulement, Daumier se serait départi de ses larges sympathies populaires pour adhérer sans nuance aux positions de ses adversaires ? L’historien de l’art Clark aurait-il donc raison de prétendre que « la question du féminisme [...] n’intéressait guère Daumier [et que] c’était le seul point sur lequel il était aussi réactionnaire que son journal et que son public7 » ?
12La question mériterait d’être éclaircie, de même que mériterait d’être étudiée l’évolution des représentations satiriques de la femme à la suite des lois de juillet 1849 jusqu’au coup d’État bonapartiste de décembre 1851.
13R. J./R. R.
Notes de bas de page
1 Voir Klaus Theweleit, Männerphantasien [Fantasmes masculins), Francfort 1977/78, 2 vol.
2 Sur cette transposition politique du mythe de Méduse, voir Warner 1989, ch. vi, et Hartmut Böhme, Natur und Subjekt, Francfort 1988, p. 129-135.
3 Sur ce point, voir Warner 1989, 3e partie, « Der allegorische Körper » [le corps allégorique).
4 On sait que Gustave Doré traite du même sujet dans Le Journal pour rire.
5 Cité d’après Edith Thomas, Les Femmes de 1848, Paris 1948, p. 60 et suiv.
6 Ibid., p. 62.
7 Voir Clark 1981 p. 156.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014