Déplacement d’images : l’œuvre politique de Heinrich Heine et le support des caricatures françaises
p. 148-154
Texte intégral
1L’utilisation faite des caricatures françaises par les écrivains allemands des années 1830-1840 pose le problème du transfert d’un objet culturel. Que se passe-t-il lorsqu’une caricature, née dans le contexte politique de la monarchie de Juillet, fait l’objet d’un discours théorique, politique ou littéraire allemand, en l’occurrence chez Heinrich Heine ? Un tel passage pose simultanément le problème de la complémentarité, ou des oppositions entre l’écrit et l’image, et celui d’une dé-contextualisation. À défaut d’épuiser la complexité du phénomène, on peut le cerner par quelques observations.
1. Les conditions techniques de production de caricatures sous la monarchie de Juillet sont déterminées par un échange franco-allemand
2Comme l’illustration, sa parente, la caricature est issue de l’estampe, dont les possibilités de reproduction se sont étendues grâce à l’introduction d’un nouveau procédé technique. On sait que l’idée de substituer une pierre à la plaque de cuivre est due à Alois Senefelder, qui a également introduit sa méthode en France. La version française de l’Art de la lithographie paraît à Munich en 1819, chez l’auteur, peu avant son installation à Paris1.
3De la lithographie dépend la photographie, puisque Nicéphore Niepce2 essaie d’obtenir une impression directe de la lumière sur la pierre. Certains grands lithographes du XIXe siècle, comme Gottfried Engelmann, de Mulhouse, qui ouvrira le premier atelier parisien, se forment en Allemagne auprès de Senefelder.
4L’un des principaux illustrateurs du siècle, Tony Johannot (1803-1852), qui, de Nodier à Goethe en passant par Jules Janin et George Sand, va fixer les traits des figures littéraires de son temps, et sera en particulier le maître des images sentimentales, est né en Allemagne ; il est le fils d’un lithographe qui avait mis en pratique à Offenbach l’invention de Senefelder. On peut reconstruire une filiation Senefelder, Engelmann, Johannot.
5Tout se passe comme si les techniques de reproduction, élaborées en Allemagne, trouvaient dans le marché français du livre illustré et de la revue une possibilité de s’affirmer.
6Cette conjonction est notamment sensible dans la presse politique illustrée. Parmi les atouts que l’on s’accorde à reconnaître à Charles Philipon, le fondateur de La Caricature et du Charivari, figure celui d’avoir fondé avec son beau-frère, Aubert, une imprimerie et une librairie spécialisées dans l’estampe, et d’avoir su s’assurer la collaboration assidue d’artistes de la lithographie, comme Daumier, Grandville ou Gavarni. On raconte ainsi qu’on apportait chaque semaine au domicile de Daumier sept pierres lithographiques qu’un garçon de courses venait chercher sept jours plus tard.
7Arrivé à Paris en 1831, Heine, à qui ses seules fonctions de correspondant de la Gazette d’Augsbourg imposent déjà une lecture attentive de la presse parisienne, a pu suivre le devenir d’un nouveau mode d’expression politique. Dans la mesure où les textes de Heine sont à double niveau et, sous couvert d’une description de la société parisienne, concernent simultanément la vie politique allemande ou du moins européenne, on a affaire à une forme de réimportation. Un dessin de Louis-Philippe en forme de poire orne comme un symbole la copie au net de l’Histoire de la religion et de la philosophie en Allemagne.
2. La caricature appelle un complément littéraire qui la politise
8L’estampe du XVIIIe siècle peut donner lieu à un commentaire : on pense à Lichtenberg commentant Chodowiecki pour y rattacher des considérations générales sur la société allemande. Mais le commentaire n’est jamais indispensable ; le domaine de l’image et celui du texte restent distincts, alors que l’illustration comme la caricature du XIXe siècle reposent sur une complémentarité du graphisme et de l’écrit. Le texte peut même créer la caricature. Les frères Concourt racontent, dans leur biographie de Gavarni3, que l’artiste avait intitulé un dessin qui représentait une monstrueuse tripière à proximité d’une cage grouillant de petits prisonniers : « La peine de mort ». Dans La Caricature du 18 juillet 1831, Philipon avait rebaptisé la scène : « Mademoiselle Monarchie ». C’est l’importance des commentaires écrits dans une langue très populaire qui maintient souvent les dessins de Gavarni à la frontière du tableau de mœurs et de la caricature.
9Heine, lui aussi, transforme volontiers les tableaux qu’il voit dans les salons, et notamment les Horace Vernet du Salon de 1843, en caricatures de la bourgeoisie louis-philipparde. La complémentarité variable du graphisme et de l’écrit, qui fait d’emblée de la caricature un genre mixte, la rend immédiatement disponible pour la production de textes politiques ou strictement littéraires. Mais ce déséquilibre fondamental favorise également le passage d’un domaine culturel à l’autre. Sous la monarchie de Juillet, où la presse est relativement libre en France, au regard de l’ordre imposé en Allemagne par Metternich, se dessine un partage du travail. La presse française est productrice d’images, l’Allemagne a le loisir de les commenter. Dans le premier article des Französische Zustande, Heine rapporte l’épisode de la poire dans tous ses détails, mais c’est pour mettre l’accent sur une certaine légitimité révolutionnaire de la monarchie parlementaire, perspective reprise dans l’article V :
« La poire est toujours la plaisanterie populaire permanente dans les journaux voués au sarcasme et dans les caricatures. Ceux-là surtout : le Revenant, les Cancans, le Brid’Oison, la Mode et tout le reste de ces scorpions carlistes maltraitent le roi avec une audace d’autant plus révoltante qu’on sait bien que le noble faubourg fait les frais de ces feuilles [...] Je ne veux, en vérité, me faire nullement le défenseur de ces scandaleuses pauvretés, moins encore quand elles s’attaquent à la personne du prince. Mais leur foule incessante est peut-être une voix du peuple, et elle signifie quelque chose : De semblables caricatures sont en quelque façon pardonnables, quand, sans avoir pour but l’offense de la personne, elles répandent le blâme sur la déception dont le peuple a été dupe. Alors l’effet en est sans bornes. Depuis qu’on a publié une caricature où un perroquet tricolore répond continuellement à tout ce qu’on lui dit : Valmy ou Jemmapes, Louis-Philippe se garde bien d’employer ces paroles aussi fréquemment qu’autrefois. Il sent bien qu’il y avait dans ces mots une promesse et que celui qui les proférait ne devait ni déterrer une quasi-légitimité, ni maintenir d’institutions aristocratiques, ni mendier la paix, ni laisser impunément outrager la France, ni abandonner la liberté du reste du monde à ses bourreaux. (...) Oui ! il fallait que Louis-Philippe se mît à la tête de la liberté européenne, qu’il en identifiât les intérêts avec les siens propres, qu’il s’incarnât dans la liberté, et comme un de ses prédécesseurs qui disait fièrement : L’État, c’est moi ! qu’il s’écriât avec plus de confiance encore : La liberté, c’est moi4 ! »
10Le dessin publié dans La Caricature du 25 août 1831, avec la légende : « As-tu déjeuné, Jacot ? » n’était certes pas destiné à véhiculer le contenu politique que Heine lui attribue en lui assignant son propre texte, et par là en la déplaçant (ill. 148).
3. La caricature est un creuset d’où émergent des catégories sociologiques nouvelles
11La caricature n’est pas seulement une prise de position négative par rapport à la situation politique ou sociale qu’elle décrit. Sa parenté avec le portrait de genre en fait aussi une sorte d’inventaire objectif. En isolant des types dans une réalité fluctuante et ambiguë, elle prépare une conceptualisation des rapports sociaux.
12À partir des années 1840, Robert Macaire est devenu, dans le commentaire heinéen des dessins de Daumier, une définition du bourgeois spéculateur, concept sociologique fondant l’intelligibilité de la monarchie de Juillet. Dans l’article XLII de Lutèce, Heine s’interroge sur la signification politico-ethnologique du cancan dans les guinguettes parisiennes. Cette danse, à la limite de l’indécence, tourne en dérision, au niveau populaire, la destruction de toutes les valeurs idéales à laquelle se livre la bourgeoisie en train de s’enrichir. Le cancan est une parodie de Robert Macaire, il ne peut être compris qu’à travers Robert Macaire. La caricature s’est quasiment renversée en objet à caricaturer :
« Il me semble parfois qu’on y bafoue en dansant tout ce qui est regardé comme noble et sacré dans la vie des hommes, mais qui a été si souvent exploité par des fourbes et rendu ridicule par des imbéciles, que le peuple ne saurait plus y croire comme autrefois. Oui, il a perdu la foi en ces sentiments sublimes, dont parlent et chantent tant nos Tartuffes politiques et littéraires ; les fanfaronnades de l’impuissance surtout ont tant dégoûté ce peuple de toutes les choses idéales, qu’il n’y voit plus rien autre que des phrases vides de sens, que de la blague, comme il dit dans son argot. De même que cette désolante manière de voir est représentée par le type dramatique de Robert Macaire, de même elle se manifeste dans la danse du peuple qu’on peut considérer à juste titre comme une véritable pantomime du Robert-Macairianisme. L’étranger qui a de ce dernier une idée tant soit peu approximative, comprendra ces danses indescriptibles, ce persiflage dansé qui raille non seulement les rapports sexuels, mais encore tout ce qu’il y a de bon et de beau dans le monde, mais encore toute espèce d’enthousiasme5. »
13Un autre exemple est celui des œuvres d’art. Marqué par le jeune hégélianisme, Heine considère que l’art doit exprimer l’esprit du temps tout en maintenant son autonomie. L’esprit du temps étant l’esprit de la bourgeoisie, les œuvres présentées au Salon de 1843, même lorsqu’elles semblent aborder des sujets religieux, doivent être évaluées en fonction de la distance qui les sépare du personnage de Robert Macaire posé comme type de référence :
« Et les portraits ! On y voit le visage de Robert Macaire ou de son épouse sans masque, dans son insolente nudité. Deux pièces de ce genre m’ont particulièrement frappé. Dans la grande salle un visage plat, rougeaud et laid, constellé de marques de petite vérole, un visage où se lisent l’hypocrisie piétiste, l’orgueil de la richesse et la vulgarité6. »
14Les caricatures de Daumier servent à s’orienter dans le chaos des impressions sensibles qui assaillent le visiteur du Salon. Ici encore, elles servent moins à critiquer la réalité donnée qu’à la rendre intelligible. Et si Heine, dans les phases de rédaction ultérieures de son article, n’a pas conservé son allusion à Daumier, on peut y voir le signe du caractère proprement instrumental de la caricature. Robert Macaire devenant une sorte de stéréotype idéal, ce sont les artistes de la monarchie de Juillet soucieux d’être pris au premier degré, comme Horace Vernet, qui deviennent des caricatures. Comment analyser le tableau : Juda et Thamar, scène de séduction dans une Afrique de pacotille, autrement que comme une caricature simultanée des mœurs sous Louis-Philippe et de la conquête de l’Algérie ?
15Alors qu’un Balzac démonte le fonctionnement d’une bourgeoisie toute-puissante, Heine et Daumier la confrontent à des forces autres qu’ils commencent également à styliser, à élever au niveau de notions abstraites. Les planches sur la rue Transnonain complètent les séries sur Robert Macaire comme la description des ateliers des faubourgs complète, chez Heine, le récit des discours à la Chambre7.
4. Les textes de Heine peuvent faire l’objet d’un décryptage iconographique permanent
16La notion d’intertextualité désigne la parenté substantielle entre un texte particulier et l’ensemble des textes disponibles, réservoir de formes et de séquences déjà constituées. Que le discours d’un correspondant politique allemand à Paris se soit élaboré à partir de la presse parisienne est une évidence. Mais une caractéristique de cette presse étant sa dimension iconographique, on aboutit à une forme particulière d’intertextualité où, à côté de lambeaux de textes, sont récupérés des lambeaux d’images. Cette transplantation d’images s’opère d’autant plus facilement, entre domaines culturels, qu’elle ne pose pas le problème d’une réappropriation linguistique.
17Au demeurant, la récupération iconographique n’est pas, chez Heine, un plagiat. Seuls, des moments isolés de dessins sont repris, et la référence à telle ou telle caricature n’est jamais explicite. Aussi ne peut-on assigner de limites précises au décryptage iconographique des textes politiques de Heine. Sur une caricature de Jules David, extraite de La Caricature, on voit Louis-Philippe en prestidigitateur (ill. 149). Le commentaire précise :
« Tenez, messieurs, voici trois muscades. La 1ère s’appelle Juillet, la 2ème Révolution, et la 3ème Liberté Je prends la Révolution qui était à gauche je la mets à droite, ce qui était à droite je le mets à gauche. Je fais un micmac auquel le diable ne comprend goutte, ni vous non plus. Je mets tout ça sous le gobelet du juste milieu et avec un peu de poudre de non-intervention je dis passe, impasse et contre passe... tout est passé, messieurs, pas plus de Liberté et de Révolution que dessus ma main...8 »
18Heine fait fréquemment allusion à ces talents de Louis-Philippe. Mais on ne songerait pas à un rapprochement précis si dans l’article XXV de Lutèce, il ne traitait Louis-Philippe de bateleur, de « Bosco couronné ». Dans l’article LIX, Heine écrit :
« Une caricature a représenté Horace Vernet chevauchant sur un haut coursier, un pinceau à la main le long d’une immense toile tendue, et peignant au galop ; aussitôt qu’il atteint le bout de la toile, le tableau est fini. »
19Une lithographie de Benjamin Roubaud parue dans Le Charivari, en 1838, correspond bien à la description de Heine (ill. 150), et si celui-ci ne commente pas spécifiquement le costume de militaire d’Afrique porté par Vernet, le détail est récupéré dans le corps de l’article. Mais dans quelle mesure a-t-on le droit de rapprocher le portrait que dresse Heine de Lamartine, et la caricature de Bertall (1848) qui le montre comme un rhéteur ennuyeux9 ?
20On entre ici dans le domaine des rapprochements. La valeur symbolique accordée au choléra en183210, à l’érection de l’Obélisque de Louqsor sur la place de la Concorde en 1836, a été préparée par des caricatures qui forment un écran continu, mais difficilement individualisable, entre Heine et la vie parisienne. La petite taille attribuée à Louis Blanc est-elle autre chose que la reproduction d’un stéréotype ? Ce réseau serré de références iconographiques, pris dans la presse politique, révèle une extrême extension du domaine politique. Le choléra est une maladie, mais cette maladie atteint le parlement. La structure métaphorique de la caricature ramène en fait tout au politique.
21Un dessin de Daumier montre une femme maigre se regardant dans un miroir : « C’est singulier comme ce miroir m’aplatit la taille et me maigrit la poitrine. Que m’importe ? Mme de Staël et Mr de Buffon l’ont proclamé... Le génie n’a point de sexe ». Cette caricature, parue dans Le Charivari en 1844 – année où Heine, dans les lettres sur l’Allemagne, s’attaque, à travers Mme de Staël, aux tentatives d’importer en France un prétendu spiritualisme germanique – relève en apparence de la physiologie des Bas-Bleus, mais elle devient le support d’une attaque contre les annexions conservatrices de l’image de l’Allemagne en France11.
5. Le commentaire allemand de la caricature en fait l’élément central d’un discours théorique
22Dans l’esthétique de l’Allemagne post-hégélienne, la caricature a une fonction précise. Elle met en évidence le conflit entre le beau et le vrai, entre l’État et la société civile. Les Jeunes Hégéliens qui n’appréciaient que très modérément son côté destructeur ont peut-être été préparés à l’accepter par la Neue Vorschule der Asthetik d’Arnold Ruge12. Avec des nuances toutefois. Pour Karl Rosenkranz, elle n’a qu’une valeur négative, alors que pour Friedrich Theodor Vischer, elle ouvre la voie à de nouveaux champs de réalité, ouvre même les portes de cet inconscient dans lequel Grandville finira par sombrer. Dans l’Esthétique du laid de Rosenkranz, parue la même année que le 18 Brumaire de Marx, le laid peut toujours se renverser dans le beau, alors que, chez Vischer, il permet de découvrir du nouveau, et favorise les processus historiques. Toujours est-il que la caricature est en Allemagne, depuis les années 1840, l’objet d’une réflexion théorique, où la question de ce qui pourra suivre l’esthétique classique se mêle aux problèmes posés par la philosophie hégélienne du droit13.
23En France, inversement, la caricature reste une pure pratique. Même lorsqu’en 1870, Edmond et Jules de Concourt écrivent une biographie de Gavami, ils n’essaient nullement de situer son œuvre dans un ensemble et voient surtout en lui un peintre de mœurs.
24La distance théorisante de la réception allemande aboutit à politiser radicalement la caricature, à en faire un symptôme essentiel des déséquilibres engendrés par l’État et la société moderne. Ce partage du travail reste au demeurant paradigmatique, et il faut attendre Walter Benjamin et son projet de Passagenwerk, pour que les animaux de Grandville soient perçus comme une contribution globale à l’histoire de Paris au XIXe siècle et rapprochés de Fourier. Le fait que les dessins politiques de Daumier lui aient valu un séjour en maison de santé, cette contiguïté de la caricature et de l’aliénation, n’a inspiré aucune position de principe à ses contemporains parisiens.
25On ne saurait en dire autant de Henri Heine. Le thème de la folie et des fous (« Narrheit », « Narren »), qui parcourt sa prose politique, attribue déjà à la caricature, iconographique ou textualisée, la valeur de symptôme d’un déséquilibre global. Le Bœuf-gras qui parcourt les feuilles politiques, mais aussi, en une procession carnavalesque, les rues de Paris, n’est, d’après l’article v des Französische Zustände, que l’expression d’une comédie qui se poursuit à la Chambre des pairs et dans les sphères du pouvoir14. Atta Troll apparaît à certains égards comme une légende de la collection des dessins d’animaux par Grandville.
26Sur une caricature de Benjamin Roubaud (1830-1835), représentant de façon grotesque les différents genres littéraires en France, on voit Victor Hugo porter une bannière avec la maxime : « Ce qui est laid est beau15 ». C’est exactement la maxime que prête Heine à Hugo, dans la notice complémentaire à l’article v de Lutèce (radicalisant un texte de 1843 sur les Burgraves). Il faut qu’Hugo porte une bosse cachée, écrit Heine en substance, pour que la philosophie allemande de la nature, l’identité de l’esprit et de la matière, se vérifie. Transférée dans la perspective allemande de Heine, la caricature apparaît comme une invitation à remettre la réalité (politique, mais aussi sociale et esthétique) sur ses pieds, comme une remise en question efficace de la philosophie de l’identité. Mais en même temps, le moyen mis en œuvre, le laid, produit, au-delà de tout projet de réforme, une indéniable fascination16.
6. Heine radicalise le mode d’appropriation allemand de la caricature dans un lyrisme de la caricature politique
27Dès les années 1840, Heine tend à faire de la caricature politique une base de sa production lyrique. Tel ou tel moment de la politique allemande donne lieu à la construction d’une image, puis à sa description. On songe par exemple aux fameux Lobgesänge auf König Ludwig, parus dans les Deutsch-Französische Jahrbücher de Marx et Ruge. La description du Walhalla relève de la caricature :
Bey Regensburg läβt er erbau’n
Eine marmorne Schädelstätte,
Und er hat höchstselbst für jeden Kopf
Verfertigt die Etikette17.
[À Regensbourg il fit construire,
Un ossuaire tout de marbre,
Et lui-même en personne a pour chaque crâne
Rédigé l’étiquette.]
28Ces caricatures ont naturellement pour fonction de démasquer un régime politique honni, mais les moments descriptifs finissent par s’autonomiser au sein même de la dénonciation. Il s’opère ce qu’on peut observer dans l’étude de la parodie. Ce qui, dans un premier temps, est ressenti comme une manière de se démarquer d’un discours dominant religieux ou politique, devient un mode d’expression au premier degré. Le modèle d’un tel glissement avait été fourni en philosophie par l’ouvrage de Bruno Bauer : Die Posaune des jüngsten Gerichts über Hegel den Atheisten und Antichristen (1841). Dans les poèmes politiques de Heine des années 1840, l’autonomisation de la parodie accompagne celle de la caricature.
29Le terme de caricature est pris d’une part dans un sens figuré. Des images dérisoires sont mises au centre de tel poème, sans qu’on puisse leur assigner une origine iconographique précise. Mais l’utilisation massive de l’iconographie – fût-elle imaginaire ou constituée à partir de lambeaux d’images difficilement identifiables – fait de la caricature française un élément de ce type de poésie. On pourrait évoquer, à titre de comparaison, l’emblème dans les textes littéraires baroques. Dans certains cas, toutefois, le point de départ iconographique reste parfaitement sensible. Le poème : « der Wechselbalg18 » qui, en 1844, s’en prend à la monarchie prussienne, correspond à la caricature de Daumier, parue dans Le Charivari de 1838, où l’on voit un couple se pencher sur un avorton et s’exclamer : « Est-il joli ce chérubin ! » (ill. 151). De même le poème : « Das Maulthierthum », où est fustigée la fierté qu’inspire aux junker et à la monarchie prussienne leur longue ascendance, répond-il à l’illustration d’une fable de La Fontaine : « Le mulet se vantant de sa généalogie » par Grandville, parue en 1839.
30Il faut remarquer à ce sujet qu’une dizaine d’années s’écoule entre la parution du dessin de Grandville et son utilisation par Heine, d’autre part qu’une illustration fonctionne pour Heine exactement comme une caricature, enfin que la même image, par dérivations successives, peut donner lieu à d’autres utilisations. Le poème : « König Langohr I », une véritable fable cette fois, reprend, tout en s’en éloignant, des éléments de l’illustration de Grandville.
31C’est de façon générale dans les années 1850, après la révolution de 1848, thématisée comme le grand carnaval, que la caricature, transposée ou réelle, est le plus présente dans le lyrisme. Heine présente divers hommes politiques allemands de 1848 sous la forme d’empereurs de carnaval. Kobes I n’est qu’une caricature de Jacob Venedey, et de son itinéraire de la ligue des Bannis au parlement de Francfort. L’autonomisation de la caricature par rapport à une réalité directement décryptable se manifeste, notamment dans l’utilisation par Heine du genre de la fable. Ces fables, une douzaine de textes, sont une confrontation du genre, tel que l’avait défini Lessing, et des caricatures d’un Grandville, directement reconnaissables dans plusieurs poèmes, par exemple : « Brutus der tugendhafte Hund » [Le chien qui porte à son cou le dîner de son maître]. L’illustration des fables : « L’âne portant des reliques » et « L’âne vêtu de la peau du lion », resurgissent dans les textes de Heine. Ce qui, officiellement, n’était, chez Grandville, que la mise en image d’un texte littéraire classique s’intègre, chez Heine, dans un texte politique.
32Mais alors que la fable traditionnelle exprime une morale univoque, la rencontre de la fable et de la caricature dissout toute morale dans une sorte d’incertitude anxieuse. Le transfert d’images qui s’opère – et qui dans une certaine mesure est une ré-importation – dégage ainsi un contenu second, d’ordre philosophique et psychologique de la caricature politique.
Notes de bas de page
1 Dans l’introduction, Senefelder apparaît animé d’un indéniable prosélytisme : « Doué d’un esprit inventif peu commun, persévérant par caractère et animé par le désir de l’indépendance, je mis tout en œuvre pour réussir dans cet art nouveau, qui m’ouvrait une assez vaste carrière pour parvenir justement au but que je me proposais. »
2 Voir Nicéphore Niepce, lettres et documents choisis par Paul Jay, Centre national de la photographie, Paris 1983. Dans l’histoire de la photographie au XIXe siècle, le rôle de l’immigration allemande mériterait d’être spécifiquement étudié. Voir Jean-Pierre Bourgeron, Les Reutlinger Photographes à Paris, 1850-1937, éd. J. Bourgeron, Paris 1979.
3 Edmond et Jules de Goncourt, Gavarni. L’homme et l’œuvre, Paris 1912, p. 111-112 : « Cela représentait une tripière, de grandeur surhumaine, des besicles sur le nez, un bonnet qui dessinait sur le fond l’ombre des deux cornes d’un bonnet d’âne, entre deux quinquets à abat-jour rabattant la lumière sur deux petites femmes, l’une l’Accusation, et l’autre, la Défense (...) Ce dessin fut pris par Philipon chez Gavarni. Il le fit "rafistoler", remplaça les deux figures de l’accusation et de la défense par un procureur du roi et par un prêtre, et mit dessous : Mademoiselle Monarchie (Félicité Désirée) ».
4 Heinrich Heine, Historisch-kritische Gesamtausgabe der Werke, éd Manfred Windfuhr (DHA), XII/1, p. 124-125.
5 Heinrich Heine, Sämtliche Schriften, éd. Klaus Briegleb, IX, p. 395.
6 Manuscrit du Heinrich Heine-Institut Düsseldorf collection Strauβ, Fol. 452. Voir aussi Michel Werner/Michel Espagne, « Horace Vernet und die Tendenzdichter. Zu Heines Kunstauffassung während der vierziger Jahre », Text + Kritik, 18/19, p. 2-15.
7 Dolf Œhler, Pariser Bilder 1 (1830-1848). Antibourgeoise Ästhetik bei Baudelaire. Daumier und Heine, Francfort-sur-le-Main, 1979.
8 Planche du Musée Carnavalet. Voir Catalogue de l’exposition Heine à Paris, 1981, p. 113.
9 Catalogue de l’exposition Heine à Paris, p. 40.
10 Lithographie de Julien d’après Bouchot. Catalogue de l’exposition Heine à Paris, p. 23.
11 DHA XV, p. 16 et p. 167-175.
12 Voir Ingrid Pepperle, Junghegelianische Geschichtsphilosophie und Kunsttheorie, Berlin 1978, p. 160-164.
13 Voir Gunter et Ingrid Œsterle, « Gegenfüβler des Ideals – Prozeβgestalt der Kunst – Mémoire processive der Geschichte. Zur ästhetischen Fragwürdigkeit von Karikatur seit dem 18 Jahrhundert », in Klaus Herding, Gunter Otto éds., Karikaturen, Giessen 1980, p. 87-130.
14 DHA XII/1, p. 119.
15 Lithographie d’Achille Deveria. Catalogue de l’exposition Heine à Paris, p. 140.
16 Michel Espagne, « La “bosse” de Victor Hugo Manuscrits de Heine et histoire littéraire de la France », Romanistische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 3/4, 1982, p. 322-337.
17 DHA II, p. 143.
18 DHA II, p. 122
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CNRS
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