« En même temps que soi, représenter autre chose encore »
À la découverte du caractère dialogique de la caricature dans l’esthétique idéaliste tardive de Karl Rosenkranz et de Friedrich Theodor Vischer
p. 142-147
Texte intégral
1Dans le recueil Poésie du Désert de Ferdinand Freiligrath – recueil antérieur à la révolution de 1848 et inspiré par Les Orientales de Victor Hugo – figure un poème daté de la fin de 1830 et intitulé : « Le cheik sur le. Sinaï ». Il traite de l’histoire européenne, française en particulier, vue par un vieil Arabe à qui des messagers viennent au fur et à mesure des événements raconter la conquête de l’Algérie par la France. Le récit, qui, sur le mode héroïque, mêle scènes de guerre et descriptions de nature, enthousiasme le vieillard. Car il a lui-même pris part à la bataille des Pyramides, et tout lui laisse à penser que c’est là la répétition des glorieux combats des armées révolutionnaires françaises en Égypte en 1798.
« Ce sont eux ! » s’écrie le cheik. « J’ai combattu à leurs côtés,
O bataille des Pyramides ! O jour de gloire, de pillage !
Chaque gué du Nil était rouge comme ton turban.
Leur sultan était seul ? Parle ! » Il prend la main droite du Maure.
« Sa taille, son pas son œil ? L’as-tu vu pendant la bataille ?
Son habit ? » Le Maure fouille dans sa ceinture.
« Leur sultan est resté chez lui dans les appartements de son château ;
C’est un général qui brave pour lui balles et flèches ;
Pour lui, un aga fait voler en éclats les Portes de Fer de l’Atlas.
Mais la tête du sultan, tu peux la voir sur cette brillante Pièce d’or de vingt francs. Un cavalier français
Me l’a donnée au marché aux chevaux ! ».
L’émir prend la pièce et regarde l’effigie
Pour voir s’il s’agit du sultan à qui il montra autrefois
Les chemins du désert ; mais il soupire et dit :
« Ce n’est pas son œil, ce n’est pas son front !
Cet homme-là, je ne le connais pas ! Sa tête ressemble à une poire !
Celui auquel je pense, ce n’est pas lui1 ! »
2La pièce d’or désigne l’abîme qui sépare Louis-Philippe de Napoléon : au lieu d’un héros, elle exhibe une caricature, celle du roi-citoyen, représenté sous les espèces d’une poire. Resté casanièrement chez lui, bien que commandant en chef des armées, le roi n’est pas montré en action, contrairement à Napoléon, mais en effigie sur une pièce de monnaie. L’argent nivelle les conditions et abolit l’héroïsme.
3C’est que, jusque dans leurs blagues quotidiennes, les contemporains reproduisent cette opposition binaire de l’héroïsme et du ridicule ou du laid, de l’idéal et de sa caricature, qu’ils ont apprise des échecs de l’époque révolutionnaire et que Marx, dans un article classique, analyse comme un phénomène de dégradation du sublime2. Il ne me semble donc pas inopportun, tout au contraire, de revenir sur l’opposition entre idéal et caricature telle qu’elle se manifeste dans les contrées exotiques des théories esthétiques.
4Rappelons tout d’abord que les termes antithétiques d’idéal et de caricature n’étaient pas le seul couple du genre dans les discussions esthétiques, et que le terme de caricature fonctionnait aussi dans d’autres couples de concepts. Il s’agit donc d’expliquer en premier lieu pourquoi ce dualisme-là et lui seul s’est imposé dans la théorie de la caricature. Pour ce faire, je remonterai à l’Antiquité via une exégèse du second chapitre de la Poétique d’Aristote par Wieland. Tout en poursuivant une polémique avec un académicien français, Wieland expose la thèse aristotélicienne selon laquelle il n’y aurait que trois façons de peindre les hommes et leurs mœurs : « On les représente ou meilleurs qu’ils ne sont, ou pires qu’ils ne sont, ou bien exactement tels qu’ils sont3 ». En d’autres termes, dans une manière de parler et de voir « actuelle », comme dit Wieland : « Ou bien le peintre idéalise les hommes et leurs mœurs ; ou bien il les caricature ; ou bien il s’en tient à la nature ordinaire et il les copie fidèlement tels qu’il les voit4 ». L’artiste se trouve donc pour ainsi dire dans la position de Pâris entre les Trois Grâces : il a trois options, l’idéal, la caricature ou l’imitation.
5Un point décisif, dans l’histoire de la poétique et de l’esthétique, est que ces trois possibilités concurrentes se réduisent au XVIIIe siècle, par souci de simplification, semble-t-il, à deux oppositions binaires. Dans l’esthétique classique, le dualisme idéal/caricature s’instaure à partir de Winckelmann5. Mais simultanément se développe, dans une autre théorie esthétique tournée vers le réalisme hollandais, l’opposition portrait/caricature6.
6Ces deux couples d’oppositions (caricature/idéal et portrait/caricature) apparaissent dans la langue courante comme dans la poétique, dans la critique comme dans les discussions idéologiques, tantôt comme asymétriques, c’est-à-dire s’excluant mutuellement et donc se discréditant l’un l’autre7, tantôt comme complémentaires. Il est surprenant, à présent, de constater que dans l’histoire de la théorie de la caricature, c’est au nom du réalisme qu’on critique le plus fortement la caricature, et non pas au nom du classicisme qui paraît pourtant plus rigoriste. Cela vient tout d’abord de ce que le réalisme, représenté à l’époque par le style hollandais, était au XVIIIe siècle et au début du XIXe jugé péjorativement8 et qu’il avait donc un besoin de légitimation plus grand que le classicisme, reconnu et apprécié, lui, par un large public. Mais cela vient aussi du fait que le réalisme cherche à sortir de l’alternative, constituée dès la rhétorique de l’Antiquité tardive, selon laquelle il n’y a pas de milieu entre l’éloge et le blâme9. S’agissant de la caricature, le classicisme pourrait bien être plus sûr de lui et moins dogmatique que le réalisme, paralysé, lui, par sa crainte permanente d’en subir la contamination10.
7À la différence de Mikhaïl Bakhtine, qui réfléchit dans la sphère du populaire à partir du terre-à-terre, de la quotidienneté et de la littérature carnavalesque11, nous regarderons d’abord, de manière apparemment ésotérique et certainement contraire à la mode, du côté des esthétiques classiques et en particulier, dans la période tardive de l’idéalisme, du côté de Friedrich Theodor Vischer et de Karl Rosenkranz. Ceci nécessite quelques explications, peut susciter quelques espoirs, mais peut aussi provoquer quelque étonnement :
- il est nécessaire d’expliquer pourquoi la caricature est devenue l’un des concepts centraux des théories esthétiques de l’idéalisme tardif post-hégélien.
- on peut espérer que lorsque ces théories esthétiques seront débarrassées de leur lourd jargon métaphysique et spéculatif et qu’on sera en mesure de les lire sans difficulté, il sera loisible d’y découvrir des éléments d’une esthétique de la production et de la réception ainsi que d’une théorie de la culture susceptibles de contribuer à une approche de la caricature.
- l’hypothèse selon laquelle ces esthétiques allemandes de l’idéalisme tardif ne sont pas du tout si ésotériques pourrait paraître surprenante. Leurs schémas d’argumentation ne comportent pas seulement des idées esthétiques, mais aussi des thèses sur l’histoire des idées et des mentalités qui sont de première importance.
8Hypothèse : la reconnaissance de la caricature comme l’antagoniste, sur un pied d’égalité, de l’idéal classique, découle de la démarche autocritique du classicisme12. C’est avec la conscience de sa propre faiblesse, du caractère abstrait de son idéal esthétique, que grandit dans la théorie classique l’intuition de la supériorité partielle de son opposé, la caricature. Cette supériorité de la caricature tiendrait à son sens du concret et, même poussé à l’excès, de l’individuel13.
9Vient alors l’idée de tenter un emprunt auprès de l’adversaire pour pallier sa propre faiblesse. Puis le dépassement de soi tourne à la transgression, à partir de quoi on se trouve dans une dialectique du beau et du laid où la caricature reçoit en partage l’éminente fonction de servir de point de passage de l’un à l’autre. Mais la condition de tels emprunts, c’est la reconnaissance partielle du statut esthétique de la caricature par le classicisme. « On entend souvent parler de la caricature comme s’il s’agissait d’une forme d’art totalement subalterne, comme si seuls des talents médiocres pouvaient s’en servir pour corrompre le goût14 », mais de tels propos – comme l’explique Karl Rosenkranz dans son Esthétique du Laid de 1853 – témoignent de dispositions d’esprit futiles. Car la caricature doit, elle aussi, suivre les règles générales de l’art15. Elle ne consiste pas seulement en effet dans un rejet des contraintes esthétiques générales, elle n’est pas seulement une sorte de table rase, mais elle renvoie une « image déformée » des divers degrés et des diverses formes du beau16. Dès ses origines, le classicisme est moniste. Winckelmann cherche un prototype unique du Beau afin de nier et d’exclure toute altérité. Cette stratégie polémique qui vise à imposer un idéal unique a, a contrario, pour conséquence directe de mettre intellectuellement en relief les formes négatives et indéterminées. C’est la dialectisation de l’idéal et de la caricature qui produit cet effet, et c’est ainsi qu’à côté du beau, du sublime, du majestueux, du ravissant, du plaisant, du délicieux et du gracieux, viennent le vulgaire, le répugnant, le pénible, le dégoûtant, le surprenant, le piquant, le grossier et l’insipide. C’est en renvoyant un reflet négatif de toutes les formes admises comme classiques que la caricature s’élève à l’universel. En clair, dans l’esthétique de Rosenkranz revient sans cesse l’idée que « la caricature se transforme indéfiniment comme un caméléon17 ». Si aux débuts de l’esthétique classique, l’opposition binaire entre idéal et caricature se traduisait plutôt par une simplification, à la fin du classicisme, on constate plutôt une complexification.
10La caricature tire sa spécificité esthétique de son mode particulier d’exagération : il n’y a pas obligatoirement caricature lorsqu’il y a excès, mais lorsque la déformation est concentrée en un seul point18. Cette concentration de la déformation a deux conséquences en esthétique : la disproportion et la désorganisation. La disproportion n’est autre que la relation anormale entre un élément et l’ensemble du personnage, « donc le dépassement de l’unité qui devrait exister d’après le concept de la forme19 ». Par ailleurs, le caricaturiste exagère un détail d’un ensemble (un nez par exemple) sans toutefois donner l’impression que ce détail n’appartient pas à cet ensemble. Cette « tendance extravagante à exagérer un seul point » a un effet dynamique et organique en ce sens que les autres éléments du dessin s’en trouvent tous contaminés. Le « secret de la caricature », selon Rosenkranz, réside justement dans le fait que cette « désorganisation doit devenir organique ». « Dans la disharmonie née de l’accentuation anormale d’un des éléments, apparaît à nouveau, ajoute-t-il, une certaine harmonie20. » Ainsi la caricature obtient-elle un statut esthétique qui lui est propre, en participant de l’« art de l’individualisation21 ». Cela lui permet de se passer des attributs allégoriques et autres « éléments symboliques22 » utilisés dans la satire depuis la fin du Moyen Âge23.
11Le caractère organique et dynamique résultant de la déformation concentrée en un seul point du dessin produit un « effet d’énergie24 », une tension inquiète de l’image qui appelle le spectateur ou le lecteur à établir une comparaison et à substituer une image à l’autre. Voici la phrase capitale de Rosenkranz : « La caricature vise avec inquiétude au-delà d’elle-même, parce que, en même temps qu’elle-même, elle représente autre chose encore25 ». On peut lire cette phrase de trois manières : comme la définition d’une esthétique, comme un constat artistique, comme un constat historique. La conjonction de ces trois lectures dit assez la place exceptionnelle qui revient à la caricature dans l’esthétique de l’idéalisme tardif. Considérons d’abord la variante esthétique. En affirmant que la caricature « doit représenter l’être en déformant son apparence, mais refléter cette [...] déformation sur un support de communication concret26 », l’esthétique de l’idéalisme tardif reconnaît le caractère de miroir dialogique de la caricature. « La caricature donne à voir son contraire exact27. » C’est dans sa capacité à sous-entendre [subintelligieren], comme Rosenkranz a accoutumé de le dire, une image contraire, que réside le comique de la caricature28. Plus l’image contraire est précise, plus elle est spontanément perceptible, et en même temps plus elle se dérobe, et plus la caricature est drôle et réussie sur le plan esthétique29. La caricature moderne atteint au summum de ce procédé lorsqu’elle abandonne l’ancienne structure comique opposant idéal et caricature (comme dans le poème de Freiligrath) pour se livrer à une déformation et à une transformation du tout au tout. Le laid se substitue au beau, ou, selon une formule fameuse du romantisme français : « le laid est le beau30 ». Rosenkranz théorise le phénomène en disant que « la caricature [...] fait voir les sommets du vulgaire et du repoussant en présentant [...] le vulgaire comme sublime, le repoussant comme plaisant31 ». Or cette transformation radicale du laid en beau, les esthéticiens allemands estiment qu’elle ne s’est pas réalisée en Allemagne, mais en France, à Paris.
12Avant d’entrer plus avant dans cette distinction, tout à fait opératoire en matière d’histoire des idéologies et des mentalités, entre l’art français et l’art allemand de la caricature, revenons cependant un peu sur cette proposition de Rosenkranz que nous avons relevée comme capitale : « La caricature vise avec inquiétude au-delà d’elle-même, parce que, en même temps qu’elle-même, elle représente autre chose encore32 ». En dehors de l’interprétation esthétique définissant la caricature comme miroir dialogique, cette phrase peut aussi s’entendre comme un constat artistique et une critique sociale. C’est particulièrement le cas chez l’esthéticien et le critique d’art souabe Vischer. Ses exégètes ont déjà noté le conflit existant entre Vischer-l’historien et Vischer-l’esthéticien. Alors qu’il a écrit sur les illustrations de Kaulbach, sur le poème de Gœthe « Reineke Fuchs », sur « Gavarni et Töpffer » et sur les Fliegende Blätter, Vischer en effet n’accorde à la caricature qu’une place modeste et marginale dans son esthétique en arguant qu’il s’agit d’un « art mixte ». Une explication parfois avancée est celle du conflit intérieur de Vischer entre ses aspirations politiques progressistes et son attachement traditionnel à la thèse essentielle de l’autonomie de l’art. « En tant qu’esthéticien, soumis à une conception idéaliste de l’art postulant l’autonomie de l’art et incluant nécessairement l’exigence d’une absence de parti pris, Vischer se devait de bannir le dessin satirique du domaine de l’art. Mais en tant qu’homme d’extrême-gauche – selon l’expression pertinente de Rosenkranz en 1840 –, il reconnaissait les capacités d’intervention de la caricature33. » La supposition d’une telle coupure absolue entre autonomie de l’art et prise de parti simplifie le problème esthétique et politique inhérent à la théorie esthétique de la caricature, mais elle masque les questions véritablement fécondes posées par Vischer. Vischer distingue deux aspects de la caricature. Au sens large, la caricature entre dans sa conception d’une esthétique de la création, dans la mesure où l’imagination, pour se réaliser dans une forme particulière, a besoin que se produise plastiquement, de façon organique et dynamique, une conjonction du hasard et de l’antithèse du beau à l’état pur34. Sous cet aspect, la caricature se comprend comme intrinsèquement esthétique, et donc en tant que phénomène esthétique marginal. En second lieu, du point de vue d’une esthétique de l’œuvre, Vischer parle de la caricature comme d’une branche de « l’art mixte » qui se situe à mi-chemin entre l’art et la vie, et donc en tant que « phénomène marginal de l’esthétique ». Ces formes à demi esthétiques de l’art sans parti pris, il ne les admet pas seulement en raison de leur influence pratique sur le quotidien. En tant qu’intermédiaire entre l’art et la vie, la caricature lui paraît une sorte de sismographe apte à mesurer le progrès ou le déclin de l’art. Son style ou son manque de style indique « si elle révèle la dissolution d’une époque artistique ou un élan vers une nouvelle [époque artistique]35 ». La spécificité structurelle de la caricature, sa dualité apte à « représenter en même temps que soi, autre chose encore », Vischer ne la lit ainsi pas seulement sous l’angle esthétique, mais sous l’angle historique et sous l’angle artistique à la fois. Les caricatures peuvent dénoncer des présents (dé)passés, autrement dit le désuet et l’obsolète, mais elles permettent aussi de lire dans les antagonismes du présent les évolutions à venir de la société et de l’art. Cette capacité de polysémie devrait avoir assuré à la caricature un statut hors pair dans le débat esthétique d’avant 1848. Si l’on songe en outre que la définition par Hegel de l’art romantique devait être bien connue d’hégéliens comme Vischer et Rosenkranz, il paraît hautement probable que la caricature offrait un attrait tout particulier pour la théorie esthétique. Hegel, on le sait, avait caractérisé l’art romantique comme « le mouvement par lequel l’art sort de lui-même pour se dépasser, tout en restant à l’intérieur de son propre domaine et en conservant la forme de l’art lui-même36 ». De ce point de vue, la caricature apparaît comme la forme radicalisée de l’art romantique. L’un et l’autre sont des dépassements, à ceci près que l’art romantique, « conservant la forme de l’art lui-même », reste un phénomène esthétique marginal, alors que la caricature, elle, avant 1848, réunit en soi les deux traits : elle est à la fois un phénomène esthétique marginal et un phénomène en marge de l’esthétique37.
13La discussion esthétique à propos de la caricature avant et après 1848 n’est ni académique, au sens étroit du mot, ni ésotérique. Elle donne lieu à des avancées théoriques et porte bien au-delà de la production caricaturale allemande et de ses limites politiques38 ; elle essaie de faire intellectuellement la synthèse d’éléments d’esthétique, de critique d’art et d’histoire, il faut, il est vrai, mettre dans un coin de ce tableau idéal une touche en demi-teinte d’idéologie idéaliste. Car les idéalistes tardifs ne sont pas sans présenter eux-mêmes des traits caricaturaux. D’une caricature allemande libérée de la censure et en pleine floraison, ils attendent un printemps de la culture populaire allemande, un art démocratique de l’avenir. Mais l’épanouissement qu’ils conçoivent sur ce modèle et qu’ils appellent de leurs vœux, c’est à partir de la pratique caricaturale française qu’ils le projettent.
14Les différentes esthétiques s’accordent à enseigner que la caricature ne doit pas être cantonnée dans les sommets du laid, sous peine de virer à la caricature polémique, autrement dit – tel est par exemple l’avis de Rosenkranz – à la « mauvaise caricature ». La restriction est donc clairement circonscrite : la caricature ne doit pas s’en tenir à « l’agressivité dans le parti-pris [...] et à la laideur dans la forme », ni se borner « à agacer et à blesser », elle doit au contraire aller « jusqu’à la sérénité propre à qui est d’humeur à plaisanter39 ». Ce détachement de la caricature par rapport à l’« incommodant aiguillon de la satire », cette émancipation qui la ferait évoluer vers un comique fantastique40, ce serait une direction fermée à la caricature française. Bien qu’il loue la perfection formelle du caricaturiste français Gavarni et tout particulièrement sa capacité à résumer « en un instant le passé ou l’avenir41 », bien qu’il admire aussi la « perfidie gracieuse » et la « grâce méchante42 » des dessins du même Gavarni, Vischer n’en débusque pas moins chez lui la même insuffisance : sous le « moyen de conciliation qu’est la grâce de la forme43 », il dénonce l’immoralité de la société française, la « malignité » qui « recouvre de fleurs le précipice » pour mieux tromper l’adversaire44. Or depuis Görres et le romantisme politique, cette image est la métaphore de base qui sert à exprimer la décadence de Paris45. Ce n’est qu’à Paris, estime-t-on, que l’on voit des caricatures diaboliquement belles et séduisantes, qui passent par des métamorphoses à peine pensables, en illustration de l’idée que « le laid est le beau ».
15Reste à se demander pour finir, si, séduits comme ils le sont par leur discussion idéologique relative à la différence entre la pratique caricaturale française et celle qu’ils appellent de leurs vœux pour l’Allemagne, les esthéticiens de l’idéalisme tardif n’ont pas inconsidérément rompu leurs lisières classiques, s’ils ne se sont pas, sans s’en rendre compte, rangés à la définition romantique de la caricature. Dans sa critique du « laid et [du] non-poétique » dans les tableaux de Hogarth, August Wilhelm Schlegel avait en effet mis en avant un contre-modèle qui évoque de façon saisissante le plaidoyer de Rosenkranz et de Vischer pour un comique caricatural non-satirique et fantastique. Contre le style didactique et moraliste de Hogarth, Schlegel écrit ainsi, dans la célèbre revue romantique L’Athenaeum : « nulle gaieté qui soit légère, aucune trace de cette souveraineté qui élève l’esprit de l’artiste au-dessus de l’immoralité et de la trivialité de son sujet et rend si sublime l’insolence de l’ancienne comédie46 ». Louant chez le caricaturiste suisse Töpffer ce mélange typiquement germanique de comique et de fantastique, Vischer oppose la manière qu’il a de « dessiner sans savoir dessiner » au style affecté des caricatures françaises. Cette « négligence » de Töpffer, montre-t-il, cache, certes, de la « virtuosité », mais une « virtuosité qui n’a rien à voir avec le penchant des Français pour l’élégance et le panache de l’exécution, la précision et le fini47 ».
16Étonnante situation, en somme : du fait de leur anti-classicisme, les caricatures françaises bénéficient de la part des esthétiques de l’idéalisme tardif de descriptions et d’analyses minutieuses, alors que le style caricatural allemand, lui, défini comme un « gribouillage spirituel » et porté au pinacle par les représentants de ces mêmes esthétiques allemandes en tant qu’il tient à la fois du dessin d’enfant et du rittrato carico [portrait-charge], se trouve en fin de compte insuffisamment traité en raison même de ses moyens esthétiques empreints de classicisme.
Notes de bas de page
1 Ferdinand Freiligrath, Werke (Œuvres), vol. 1, Berlin/Leipzig, p. 94.
2 Voir Karl Marx, Le Dix-Huit Brumaire de Louis Bonaparte. Voir Œsterle 1980, p. 104 et suiv.
3 Christoph Martin Wieland, « Die Griechen hatten auch ihre Teniers und Ostaden » (1777) [Les Grecs avaient aussi leurs Teniers et leurs Ostaden] i. e. des peintres hollandais de second rang, dans Wielands gesammelte Schriften, t. 1, Berlin 1909, p. 295.
4 Ibid.
5 Johann Joachim Winckelmann, « Lettre à M. Winckelmann, au sujet de ses “Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la peinture et la sculpture” », dans Recueil de différentes pièces sur les arts, Hendrik Jansen trad., Paris, 1786. Cf. Œsterle 1976, p. 696.
6 Voir Friedrich Ast, System der Kunstlehre oder Lehr-und Handbuch der Ästhetik zu Vorlesungen und zum Privatgebrauch entworfen [Système d’enseignement sur l’art, ou Traité et Manuel d’esthétique pour l’enseignement et l’usage privé], Leipzig, 1805, p. 88 : « De même que s’opposent les natures mortes et les arabesques, la peinture vulgaire du réel et la caricature sont en opposition. Dans l’une, le sujet domine la forme, si bien que toute idéalisation est impossible ; dans la caricature par contre, la forme dépasse le sujet pour l’idéaliser dans le ridicule ».
7 Reinhart Koselleck, « Zur historisch-politischen Semantik asymmetrischer Gegenbegriffe » [Pour une sémantique historico-politique des antagonismes conceptuels asymétriques], dans H. Weinrich éd Positionen der Negativität (Poetik und Hermeneutik VI) [Thèses négatives (Poétique et herméneutique VI)], Münich 1975, p. 66.
8 Voir Peter Demetz, « Defenses of Dutch Painting and the Theory of Realism », Comparative Literature 15, Bloomington, p. 97-115.
9 Voir Leonid Arbusow, Colore Rhetorici, Gottingen, 1963, p. 71.
10 Voir par ex. Berthold Auerbach, « Schrift und Volk (1846) » [L’écriture et le peuple], dans B. Auerbach, Gesammelte Schriften [Œuvres complètes], vol. 20, Stuttgart, 1858, p. 75 : « Le réalisme se refuse à mettre en évidence des faits pathologiques et à les représenter comme normaux ; je veux ici encore mentionner la caricature qui a la tâche facile lorsqu’elle représente l’état du peuple, parce que là tout est bien marqué à traits grossiers, tandis que les lignes plus fines sautent moins aux yeux ».
11 Voir Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, traduit du russe par André Robel, Gallimard, 1970, 475 p.
12 Karl Rosenkranz, Aesthetik des Häβlichen (Esthétique du Laid), Königsberg, 1853, p. 404 et 421.
13 Dans la poétique, le débat sur le concret et l’individuel est lié au problème de l’exagération et du typique dans la caricature (voir Œsterle 1976).
14 Rosenkranz, même réf. que supra no 12, p. 413.
15 Ibid., p. 412 et 421.
16 Ibid., p. 64.
17 Ibid., p. 387.
18 Ibid., p. 174.
19 Ibid., p. 389.
20 Ibid., p. 390.
21 Ibid., p. 414.
22 Ibid., p. 412.
23 Voir Harms, 1985 (voir Unverfehrt 1984, p. 353).
24 Rosenkranz, même réf. que supra no 12, p. 64.
25 Ibid., p. 414.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 390.
28 Ibid., p. 389.
29 Ibid., p. 176.
30 Voir Friedrich Theodor Vischer, Ästhetik oder Wissenschaft des Schönen [L’Esthétique ou la Science du Beau], R. Vischer éd., 1e partie, Münich 1922, p. 362.
31 Rosenkranz, même réf. que supra no 12, p. 171.
32 Ibid., p. 414.
33 Hofmann 1987, p. 63.
34 Vischer, même réf. que supra no 30, p. 387 et suiv.
35 Ibid., 3e partie, § 545, p. 194.
36 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Ästhetik, F. Bassenge éd., t. 1, Francfort, p. 87.
37 Voir la discussion à propos des deux études de W. Preisendanz et Odo Marquard dans le groupe de recherche Poetik und Hermeneutik III, « Die Ästhetik der schönen Künste als Grenzphänomen » [L’esthétique des beaux-arts comme phénomène marginal], dans H. R. Jauβ, Die nicht mehr schönen Künste [Les arts qui ne sont plus beaux], Münich, 1968, p. 707-722.
38 Rosenkranz, même réf. que supra no 12, p. 412.
39 Ibid., p. 426.
40 Vischer 1922, vol. 5, p. 278.
41 Ibid., p. 280.
42 Ibid., p. 278.
43 Ibid., p. 289.
44 Ibid.
45 Josef Görres à Katharina von Lassaulx, Paris, 27 nov.1799, dans J. von Görres, Ausgewählte Werke und Briefe [Lettres et œuvres choisies], W. Schellberg éd., vol. 2, Kempten 1911, p. 12. Voir Ingrid Œsterle, « Paris : das moderne Rom ? », dans Conrad Wiedemann éd., Paris-Rom-London. Erfahrung und Selbsterfahrung deutscher Schriftsteller und Künstler in den fremden Metropolen, [Paris-Rome-Londres. Expérience et expérience de soi chez les écrivains et artistes allemands dans les capitales étrangères], Stuttgart, 1988, p. 391.
46 Schlegel 1799, p. 197.
47 Vischer, même réf. que supra no 40, p. 290.
Auteur
Giessen
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014