L’allégorie de la liberté dans La Caricature (1831-1834)
p. 96-112
Texte intégral
1La Révolution de Juillet et la Liberté : c’est l’alliance de l’événement historique et de l’allégorie politique qui forme le sujet du fameux tableau exposé par Delacroix au Salon de 1831 sous le titre La Liberté guidant le peuple (ill. 105) :
« [Delacroix] a représenté un groupe de peuple pendant la révolution de juillet, du milieu duquel s’élance, presque comme personnage allégorique, une jeune femme. Elle porte sur la tête le bonnet phrygien, le bonnet rouge, un fusil dans une main et l’étendard tricolore dans l’autre Elle passe sur des cadavres, elle excite au combat. Nue jusqu’à la ceinture, c’est un beau corps aux mouvements impétueux ; son visage, un profil hardi ; une douleur impudente se lit dans ses traits ; au total, bizarre mélange de Phryné, de poissarde et de déesse de liberté. On n’a pas indiqué d’une manière précise qu’elle représentât ce dernier personnage ; l’artiste a voulu peut-être figurer la force brutale du peuple qui se délivre enfin d’un fardeau fatal. Je ne puis m’empêcher d’avouer qu’elle me rappelle ces dévergondées péripatéticiennes dont les essaims couvrent le soir les boulevards ; que ce petit Cupidon, ramoneur de cheminée, qu’on voit un pistolet à la main à côté de cette Vénus des rues, est souillé probablement d’autre chose encore que de suie ; que le candidat au Panthéon étendu mort à terre trafiquait peut-être le soir d’auparavant sur les contremarques à la porte d’un théâtre, que le héros qui se précipite avec son fusil porte les galères sur sa figure et certainement sur ses habits dégoûtants l’odeur de la cour d’assises ; mais c’était justement là ce qu’il fallait : une grande pensée ennoblissait même la lie de ce peuple, cette crapule, et réveillait dans son âme la dignité endormie. Journées sacrées de juillet ! vous témoignerez éternellement en faveur de la dignité originelle de l’homme, dignité qui ne peut jamais être complétement détruite. Celui qui vous a vues ne se lamente plus sur les tombes d’autrefois ; mais il croit désormais avec joie à la résurrection des peuples. Journées sacrées de juillet ! que votre soleil était beau ! que le peuple de Paris était grand ! Les dieux, qui du haut du ciel contemplaient ce sublime combat, jetaient des cris d’admiration ; ils auraient volontiers quitté leurs sièges d’or et seraient descendus sur la terre pour se faire citoyens de Paris1 ! »
2Ce commentaire tout en contrastes de Heine traduit très fidèlement le scandale ressenti par les visiteurs bourgeois du Salon devant la représentation des Trois Glorieuses par Delacroix : on s’indigne de voir que c’est le peuple, en l’occurrence un peuple aux allures de « crapule », qui y combat sur les barricades aux côtés de la Liberté. En introduisant une figure allégorique parmi des combattants bien réels, Delacroix a donné à un événement ponctuel, daté, une signification historique qui le transcende. C’est à l’occasion de ces journées-là que « le peuple proprement dit, les travailleurs2», est monté sur les tréteaux de l’Histoire, avec les barricades pour rampe de scène. C’est alors que, pour la première fois, les « classes populaires » ont fait leurs débuts, toutes seules, comme acteur historique. Hélène Toussaint insiste à juste titre sur le fait que Delacroix ne montre aucun représentant de la bourgeoisie, mais qu’il dépeint en revanche avec une précision intentionnelle les différents types d’ouvriers et d’artisans du Paris de cette époque3. Quant à Heine, c’est seulement par des adjectifs péjoratifs, par des associations d’idées et par des périphrases peu flatteuses qu’il suggère, indirectement, le sentiment de malaise éprouvé par les esthètes bourgeois devant la transfiguration de ces gens ordinaires en personnages habités par une inspiration sacrée.
3L’ironie distanciatrice est en revanche absente du commentaire réprobateur que fait du tableau le journal des Artistes et des Amateurs :
« « La Liberté guidant le peuple » est une femme ignoble, à la peau sale, aux formes grossières, coiffée d’un bonnet rouge, tenant un drapeau tricolore, et gravissant un tas de pavés de manière qu’on ne soupçonne pas ni le mouvement ni même l’existence de la jambe droite. On se demande en outre, et la question vaut la peine d’être faite, si cette Liberté est une femme véritable, ou si c’est un personnage allégorique [...] À la gauche de la Liberté est un enfant en guenilles, le gamin obligé de la révolution de juillet, armé de pistolets et criant « vive la Charte » sans savoir ce que c’est. À sa droite un homme équivoque, moitié bourgeois, moitié ouvrier, armé d’un fusil, et dont la jambe droite, perdue dans un pantalon incompréhensible, partage le sort malencontreux de celle de la Liberté [...] Ajoutez à cela une teinte grise et sale répandue sur tout le tableau, ce qui rend on ne peut mieux ce brillant soleil de juillet, cette atmosphère embrasée, si bien en harmonie avec le zèle ardent des défenseurs de nos droits. [...] Vraiment, M. Delacroix a peint notre belle révolution avec de la boue4. »
4Cette dénonciation de « la Vénus des ruelles », de la « femme ignoble », « toute nue et toute sale », a le mérite d’attirer l’attention sur une autre connotation de l’allégorie féminine de la Liberté. La sensualité de la représentation qui provoque ce rejet pourrait bien avoir aussi fonction de signifier une certaine libération sexuelle et de la montrer comme une composante de la réorganisation sociale alors en cours. Le tableau de Delacroix tomberait ainsi sous le coup de la censure morale en même temps que sous celui d’un interdit social. Immoral et s’acoquinant avec le peuple ouvrier des faubourgs, il serait en somme doublement ordurier5.
5Bien qu’il soit acquis à Delacroix, L’Artiste cache mal son embarras et fait attendre son compte rendu6. Mais en fin de compte, Victor Schœlcher, qui en est chargé, prend la défense du tableau :
« Avouons d’abord que loin de partager l’avis général, nous admirons beaucoup cette alliance de l’allégorie au réel que nous y trouvons. Il ne faut pas oublier que la peinture, comme la musique et les lettres, est faite pour agir sur les masses, et les perfectionner en transmettant à la postérité l’image de ce qui est grand et beau. Les arts dominent le peuple à son insu, et les véritables artistes briseraient leur palette s’ils croyaient n’avoir d’autre mission que d’amuser les yeux de quelques riches : or n’est-il pas certaines actions que l’on est obligé de personnifier pour les rendre appréciables ? [...] La figure principale, la Liberté, me paraît bien conçue, quoi qu’on en ait dit. Sans doute M. Decamps a eu raison de faire de sa « Françoise Liberté condamnée au carcan » une jeune fille du peuple avec des formes de jeunesse, de vigueur et d’amour ; mais à cette jeune fille soumise à son sort avec la résignation courageuse d’un grand cœur, que l’on donne une arme, qu’elle se mette à la tête du peuple grondant, qu’elle entende crier Vive la Charte, qu’elle monte inspirée sur une barricade, et nous avons la belle figure de M. Delacroix ! Oui, sa Liberté est bien celle du 29 juillet, elle est debout, un fusil à la main ; celle de 93, à laquelle on a prétendu la comparer, était assise sur un échafaud. [...] Comme l’enfant qui suit la déesse, armé d’un pistolet, est caractérisé ! Comme on retrouve en lui cet enfant de Paris, vif, intrépide, aux formes écourtées, le sang vicié par les maladies que lui ont transmises ses malheureux parens, le corps déjà abîmé peut-être de libertinage ; comme on reconnaît bien cet homme de la grande ville au chapeau sur l’oreille, au nez d’aigle, aux joues creuses, à la redingote toujours volante ; il y a de l’habitude de queue de billard dans la manière dont il tient son arme ! et puis encore cet enfant blessé qui rampe sur la barricade et regarde la déesse avec une si touchante expression d’héroïsme, comme il y a du faubourien dans son mouvement ! Tout cela est vrai, tout cela dans la nature n’est pas beau, la scène par elle-même est laide et douloureuse, et pourtant en passant par le pinceau du peintre, elle est devenue belle, puissante, poétique, elle inspire pour l’avenir et console du passé7 ! »
6Schœlcher s’efforce manifestement de préserver l’image de la Révolution en soulignant la puissance moralisatrice de l’allégorie tout en écartant les souvenirs de la Terreur de 1793. Pour lui comme pour Heine, l’allégorie politique a un rôle déterminant à jouer dans l’éducation du peuple, celui de l’orienter vers l’avenir et de lui mettre sous les yeux l’idéal à réaliser. Avec cette héroïne qui s’avance en foulant aux pieds les partisans de la Restauration, Delacroix aurait donc trouvé une figure capable de rassembler et d’entraîner le peuple. Mais, observe encore Schœlcher, si le peuple est lui aussi présent sur la toile comme acteur, ce n’est pas en tant que sujet historique véritablement autonome, mais plutôt comme une sorte de force de la nature qui se laisse guider. Le peuple du tableau serait encore sous tutelle, il ne parviendrait pas à se détacher de l’imago de la Mère. De ce point de vue, on peut penser que les personnages d’enfants servent à rendre acceptable l’enthousiasme naïf du peuple. Le second héros, soit le gamin de Paris, un Gavroche avant Les Misérables qui se dresse auprès de la déesse de la Liberté et prend lui aussi statut d’allégorie, signifierait ainsi l’immaturité du peuple en même temps qu’il symbolise l’avenir.
7Car, comme on sait, à la différence de 1793, où l’intervention des sans-culottes avait durablement pesé sur le rapport de forces politique, en juillet 1830, la prise d’armes des ouvriers et artisans de Paris n’ébranla point l’ordre social. Par un changement de dynastie décidé au Parlement, le pouvoir passa simplement d’une oligarchie à une autre. Étonné et soulagé, Victor Hugo s’interroge :
« Comment as-tu donc fait, ô fleuve populaire,
Pour rentrer dans ton lit et reprendre ton cours8 ? »
8Liberté, peuple et progrès deviennent néanmoins des termes-clés du discours officiel de la monarchie de Juillet. Idéologiquement, ce discours tente de se rattacher à 1789 : il y est abondamment question de la « régénération de juillet9 », de sorte que les ouvriers qui s’avisent de se mettre en grève se voient traités d’« instruments aveugles mis en mouvement par les ennemis de notre glorieuse régénération10 ». Louis-Philippe lui-même se présente comme le compagnon d’armes des récents vainqueurs des Bourbons. Mais en « portant ces couleurs qui pour la seconde fois, dit-il, ont marqué parmi nous le triomphe de la liberté », il en profite pour rappeler du même coup sa qualité d’ancien combattant de Valmy et de Jemappes, allant même, en juin 1831, jusqu’à se rendre à Valmy en pèlerinage. Mais les ouvriers, révoltés par le manque de travail et l’incertitude persistante de leurs conditions de vie, transforment bientôt les mots d’ordre abstraits de Vive la Charte et Vive la Liberté en une revendication concrète : Du travail et du pain !11
9Au cours des luttes sociales et politiques de la période 1830-1835, deux forces déterminantes pour les évolutions futures prennent corps : le parti républicain s’organise et le mouvement ouvrier fait ses débuts. La presse, en particulier la presse illustrée, entre pour une part importante dans le discours oppositionnel qui se forme en réaction au discours officiel de la monarchie bourgeoise. Or on constate que, dans le langage de la satire illustrée, souvent en référence parodique à Delacroix, les personnages féminins allégoriques se multiplient. C’est le cas dans le bois de Daumier intitulé « Dieu mène la France » (ill. 106) qui paraît le 16 septembre 1834 dans Le Charivari. Daumier y utilise le thème de la barricade pour montrer les résultats du combat pour la liberté et le sort de ceux qui s’y sont dévoués. Le cadavre du premier plan est celui d’un homme du peuple. Son visage aux yeux clos est tourné vers la personnification de la France qui, les yeux baissés, sans mot dire, le regarde avec effroi. Courbée, les mains liées, elle est entraînée par Louis-Philippe hors de la barricade qui l’a fait roi. La gravure constitue le commentaire par Daumier de la loi contre les associations votée par la Chambre le 11 mars 1834 à l’instigation du gouvernement, afin de réduire à néant tant les regroupements politiques que les organisations de grévistes. Elle rappelle également la répression sanglante subie en avril de cette année-là par le mouvement ouvrier et républicain. C’est en même temps un coup d’œil rétrospectif sur ce qu’il est advenu de la Révolution et des combattants de Juillet. Mais comment n’y pas voir aussi une expression artistique de l’apprentissage politique entretemps subi par la satire illustrée elle-même ?
10Le 27 janvier 1831, paraît dans La Caricature la lithographie de Decamps à laquelle Schœlcher fait allusion dans sa description du tableau de Delacroix. Dans le sommaire, la planche 26 est intitulée « La Liberté au poteau » (ill. 107). Le dessin ne comporte aucune légende, mais un panneau fixé transversalement sur le pilori indique : « arrêt de la cour prévotale qui condamne Françoise Liberté, née à Paris en 1790 au cautionnement et à la flétrissure des lettres T. R. (Timbre Royal) pour crime de révolte dans les journées des 27, 28, 29 Juillet 1830 ». La forme de croix et cette inscription connotent religieusement ce martyre de la Liberté. L’inscription elle-même donne un commentaire explicite de la caricature : ce qui est en cause, c’est l’instauration du cautionnement pour les périodiques politiques et la réintroduction du timbre promulguées par la Chambre à la mi-décembre 1830. Dans ce même numéro de La Caricature, un texte satirique signé de Philipon transforme cette séance de la Chambre en un procès politique contre la Liberté. La représentation nationale y devient la Cour prévôtale, un tribunal d’exception créé au début de la Restauration pour juger les crimes d’État, mais qui n’existe plus depuis longtemps. Chez Philipon, le président de la Chambre, Casimir Perier, joue le rôle de président du tribunal, Lameth assumant celui de procureur, Dupin étant témoin à charge, Benjamin Constant et Lafayette témoins de la défense. La nouvelle législation vaut condamnation du soulèvement libertaire de 1830 et la révolution de Juillet passe du coup a posteriori pour une atteinte à l’autorité de l’État. C’est sur cette lancée que Decamps représente le verdict comme un flétrissement de la Liberté. Elle se tient sur l’échafaud devant le Palais-Bourbon, entourée des bourreaux et de leurs aides qui, sans être individuellement identifiables, évoquent les politiciens nommés par Philipon. Les spectateurs, outrés par le verdict, sont dessinés plus nettement, au premier plan. La Liberté, qui apparaît sous les traits d’une jeune femme souffrante, supportant son destin avec humilité, n’est pas sans offrir une certaine ressemblance avec l’héroïne de Delacroix. Elle n’est pas caricaturée, pas plus que les jeunes hommes indignés, qui sont peut-être des journalistes. Spatialement, le dessin est nettement partagé en deux, à l’instar de la satire qui, d’une part, prend parti pour la liberté de la presse allégorisée, et, d’autre part, condamne la majorité de la Chambre des députés, dernier vestige de la Restauration, dont les membres sont reconnaissables à leur âge avancé et à leurs habits de cour. Louis-Philippe n’est pas visé en personne, ni son gouvernement, qui, à cette époque, est encore dominé par les représentants du mouvement, Laffitte et Dupont.
11La lutte pour le pouvoir entre les tenants du mouvement (Laffitte, Dupont, Lafayette...), qui ne cessent de rappeler à Louis-Philippe ses promesses de réformes, et ceux de la résistance (Perier, Dupin, Soult...), qui veulent au contraire en arrêter le cours, inspire à Decamps une autre caricature parue dans le numéro du 3 mars 1831 (ill. 108) et ainsi commentée : « Une petite liberté de six mois entraînant après elle plusieurs siècles réunis pour la retenir, est un de ces violens traits de satyre que distille si énergiquement le crayon tout politique de Decamps12 ». Ce dessin se compose de trois éléments : la résistance, qui veut stopper l’élan de Juillet et les progrès de la Liberté, et qui est figurée par les trois personnages plus haut mentionnés ; la Liberté en mouvement, qui entraîne irrésistiblement tout ce monde hors du cadre où ils s’efforcent de la retenir ; et, au centre, entre ces deux forces politiques, le roi, qui semble disposé à se laisser entraîner, mais qui est retenu par la résistance. La Liberté, ainsi que l’indique la légende, est identifiée au soulèvement populaire de Juillet : « Liberté (Françoise Désirée) fille du peuple, née à Paris le 27 Juillet 1830 ». Graphiquement, ces éléments d’identité se traduisent par une taille d’enfant et par le caractère populaire de l’habillement du personnage allégorique (jupe, tablier et sabots), alors même que l’attitude rétrograde des partisans de la résistance correspond à une tenue vestimentaire surannée. Contrairement à la Liberté au pilori précédemment évoquée, la Liberté « fille du peuple » n’est pas un type idéal. Sans pathos particulier ni drapé à l’antique, sous son aspect de petite fille vêtue de façon populaire, elle ressortit au style de la satire. Son âge tendre lui ouvre l’avenir, mais justifie qu’elle reste tenue en lisière. Le bonnet phrygien lui donne l’air d’un chaperon rouge, et dans ses efforts patauds pour aller de l’avant, elle sert plutôt de pendant comique que d’opposant pathétique aux vieillards qui la freinent. Les postures différentes des personnages et les propos qui leur sont prêtés font allusion aux dissensions internes du gouvernement. On sait que les hommes du mouvement tantôt sont partis d’eux-mêmes, comme Dupont de l’Eure, tantôt ont été démis, comme La Fayette, le commandant de la garde nationale, ou Odilon Barrot, le préfet de la Seine. Isolé, Laffitte, qui faisait office de président du conseil sans en avoir le titre, se retire le 9 mars 1831. Il est remplacé dès le 13 mars suivant par Casimir Perier, le chef de la résistance (d’où l’expression courante de système du 13 mars pour désigner le mode de gouvernement autoritaire de ce dernier). L’ancien prêtre et baron d’Empire, l’abbé/baron Louis fait son retour ministériel aux Finances, ce qui, outre une allusion au regain de l’Église, peut expliquer la phrase du prêtre du dessin, « Ne lâchez pas, je reviens ».
12Ce dessin est le dernier de Decamps dans La Caricature, dont il avait pourtant été, à l’origine, le caricaturiste politique le plus connu. Ses dessins commentaient graphiquement l’actualité politique de l’époque à partir d’un point de vue proche du mouvement et rappelaient au roi ses promesses de Juillet. Six mois plus tard, le journal fait état de tentatives de corruption : « M. Decamps a été sondé sur la Croix-d’Honneur, et des travaux lui ont été promis, à la condition qu’il ne ferait plus de caricatures politiques. Decamps s’est-il vendu ? — Non, certes13 ! ! ». Le fait est que Decamps ne reparaît plus dans La Caricature.
13Dans la planche 62 (ill. 109), dessinée par Desperret, l’argumentation se construit encore autour du reproche selon lequel la nouvelle monarchie ressemblerait de plus en plus à l’ancienne. Le commentaire souligne l’avertissement contenu dans l’image : « Le pouvoir effrayé par son ombre est aveuglé sur un véritable danger par une terreur chimérique ». De fait, le dessin exhorte le roi à une prise de conscience. C’est ce que signifient quasi graphiquement les points d’exclamation de la légende. Le roi est mis en face de sa situation : au bord d’un précipice, dos au mur, apeuré, il voit son ombre dont la forme évoque la Liberté (ou plutôt la République). Le rouleau de parchemin marqué du mot « Ordonnance », qu’il brandit comme un poignard, rappelle le destin de Charles X. Dans l’ombre projetée sur le mur, la mesure réactionnaire prise par la monarchie se métamorphose en arme aux mains de la République, l’adversaire que la Monarchie se crée à elle-même. Le régime des Orléans, entend-on, succombera comme celui des Bourbons, pour avoir lui-même violé les lois.
14Peu de temps auparavant, le 23 mai 1831, avait eu lieu le procès intenté contre Philipon et Aubert, les responsables légaux de La Caricature, à la suite de la lithographie de Philipon intitulée « Les bulles de savon ». Les deux hommes avaient été disculpés14. On peut penser que le commentaire précédemment évoqué fait allusion à ce contexte ainsi qu’à un mot récent de Louis-Philippe. Dans le discours du trône prononcé devant la Chambre élue ce même mois de mai, le roi-citoyen s’était en effet livré à une mise en garde contre la « chimère de la République15 ». La satire illustrée n’avait pas tort de se sentir visée. En se félicitant du point d’équilibre atteint par La Caricature au bout de six mois d’existence, Philipon ne s’était pas privé de faire valoir la « puissance de ce genre d’opposition » que constituait désormais, selon lui, le dessin satirique16. Il avait par la même occasion revendiqué que son journal fût considéré comme l’un des principaux organes de l’opposition anti-gouvernementale. C’est par de telles observations qu’il nous est donné de comprendre la fonction politique qu’assumait alors la liberté de la presse. Dès lors qu’une partie de la nation, y compris la moyenne bourgeoisie, se trouvait exclue du partage du pouvoir et poussée dans l’opposition par le suffrage censitaire, la presse était la seule tribune qui lui fût offerte pour s’exprimer. En même temps, l’édition de La Caricature était une entreprise commerciale, qui, misant sur la notoriété artistique de ses collaborateurs, spéculait sur le goût des collectionneurs17. La liberté, au sens noble de liberté d’opinion et de liberté de pensée, concordait parfaitement avec la liberté du commerce dans l’acception la plus intéressée du mot.
15Mais alors que La Caricature s’en était jusque-là tenue à réclamer de Louis-Philippe qu’il fût fidèle à ses promesses, un changement de ton se manifeste à compter, à peu près, d’un dessin de Grandville paru le 6 octobre 1831 avec la légende suivante : « Je séparerai l’ivraie du bon grain (Jésus chr) » (ill.11018).
16L’image se compose de trois éléments : le globe terrestre, qui émerge du vide et de la nuit ; une Liberté colossale, en marche vers le progrès ; une multitude de puissants de ce monde, réduits à une taille de lilliputiens, et que la Liberté projette hors de son panier. Sur le globe, on lit, d’Ouest en Est, les noms de l’Espagne, puis de la France, avec Paris, puis du Rhin et de l’Allemagne, et enfin, à l’emplacement normal de la Russie, on discerne quelque chose qui ressemble à un iceberg. La Liberté, puissante et sculpturale à l’instar de l’héroïne de Delacroix, a le pied posé sur la France, ou plus exactement sur Paris, qui figure dans une zone éclairée. Elle renvoie à l’obscurité et au néant les hommes politiques et les journalistes qui sont les hommes de paille et les profiteurs de la monarchie, et elle répand la lumière sur son passage. Si le globe exprime le caractère universel du progrès, l’allégorie de la Liberté prend ici une valeur eschatologique grâce, d’une part, à la citation, en légende, de la prophétie de Jean sur le jugement dernier19, et, d’autre part, à une composition qui évoque également l’Apocalypse. Quant au personnage de la Liberté, il comporte lui aussi des motifs bibliques mêlés à des allusions littéraires et à des emprunts à la pensée utopique. Ainsi les éléments vestimentaires (bonnet phrygien, robe et sandales à l’antique) jouent-ils de connotations bibliques, antiques et révolutionnaires : le geste du vanneur de l’Ancien Testament permet d’évoquer aussi le rude labeur du paysan français, et le personnage lui-même, tout en étant féminin, est doté d’une force et de traits virils qui, sous son bonnet phrygien, accentuent son aspect de sans-culotte. Par l’attitude et par l’habit, cette Liberté de Grandville se confond avec une autre figure allégorique, celle du Peuple, tel que Barbier le décrit avec véhémence dans son poème satirique La Curée, parlant de « la grande populace et [de] la sainte canaille », et l’assimilant lui aussi avec la Liberté, « une forte femme aux puissantes mamelles », « agile et marchant à grands pas »20. La connotation biblique et cette allure de femme-prolétaire concourent en outre à évoquer la « Femme-messie » passée au premier plan des préoccupations des saint-simoniens depuis l’été de cette même année 1831. Après Juillet, leurs dirigeants, Bazard et Enfantin, avaient déployé en direction des « classes inférieures » une propagande qui atteignit précisément son apogée en 183121. Dès l’automne de 1830, sous la direction de Pierre Leroux, le journal libéral et pro-romantique le plus réputé, Le Globe, était devenu le « Journal de la doctrine de Saint-Simon ». On y recommandait comme une priorité absolue l’« amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », et ses rédacteurs faisaient quotidiennement reproche aux libéraux de leur ingratitude envers le peuple qui les avait portés au pouvoir22. Dans le numéro du 3 février 1831, l’horloger Charles Béranger rappelle ainsi aux députés qu’ils ont à se soucier de « tout ce qui travaille, [de] tout ce qui n’a pas d’existence sociale, |de] tout ce qui ne possède rien », autrement dit des « prolétaires » qui ont fait tant de « bruit dans le monde depuis un certain temps ». Dans son exhortation ironique, Béranger réunit dans le personnage du « Christ prolétaire », auquel il identifie le peuple, la sublimité quasi religieuse du travailleur et les formules révolutionnaires des sans-culottes23. Il est permis de penser qu’un tel investissement symbolique, qui se reporte peu à peu sur la Femme-messie prophétisée par une partie des saint-simoniens, n’est pas demeuré sans effet sur l’imagination d’artistes comme Grandville.
17En présence de cette Liberté magnifiée, les minuscules représentants de la Monarchie constitutionnelle sont la vraie cible de la caricature24. Leur ridicule réside dans leurs efforts désespérés pour s’accrocher à leurs « mérites ». Ainsi, Thiers se voit-il propulsé en hauteur tandis que son Histoire de la Révolution lui glisse des mains. Guizot en revanche chute dans le vide la tête la première en s’agrippant à sa « Doctrine » et à son Histoire de la Révolution d’Angleterre. Quoiqu’à échelle réduite, presque tous les damnés précipités sont traités comme des portraits-charges. Chacun a suffisamment de marques d’identité pour que le lecteur puisse décrypter l’image. Le maréchal Lobau, par exemple, le successeur de La Fayette à la tête de la Garde nationale, est caractérisé par un clystère, des sacs d’argent et sa désignation comme « aide de camp » : autant d’allusions à la répression, en avril 1831, d’une manifestation de Combattants de Juillet – la Garde nationale avait alors utilisé des pompes à incendie, et Lobau avait été récompensé de ce fait d’armes par les titres d’aide de camp du roi et de maréchal, avec une dotation de 80 000 francs. Quelques personnages sont plus difficilement reconnaissables, ainsi le roi lui-même, le seul qui parvienne à s’accrocher au bord du panier pour retarder sa chute. Situé au centre de l’image, de dos par rapport au lecteur, il est face à face avec la Liberté et apparaît ainsi comme son principal adversaire. Un autre personnage malaisé à reconnaître, un peintre, si l’on se fie au chevalet et à la toile qui sont ses attributs, pourrait bien être un ancien frère d’armes de La Caricature, le peintre d’Histoire Decamps, qui, d’après le numéro suivant du journal, aurait été acheté par le gouvernement. Ce numéro 50, précisément, fournit aussi une explication complémentaire au dessin de Grandville. Cette explication peut étonner : faisant référence à la parole de Job, elle exprime plus un sentiment de déception à l’égard de l’ancienne opposition à la Restauration que l’intention d’accusation et de jugement lisible dans le dessin25. Il est évident que s’exprime là, un mois avant le soulèvement des canuts lyonnais, une critique désillusionnée de ceux qui, portés au pouvoir par les Trois Glorieuses, ont depuis lors révélé par leur comportement que leur posture d’opposants sous la Restauration n’était que comédie26. Mais ce qui est intéressant aussi dans ces explications données par le journal, c’est qu’elles évoquent un de ces moments où rédacteurs et lecteurs discutent ensemble des conventions graphiques qui constituent leur code commun. Philipon attire très tôt l’attention de son lectorat sur la fonction personnifiante remplie par les individus caricaturés relativement aux systèmes de pouvoir qui sont en cause à travers eux27. Or ce mode de signification exige à ses différents degrés un accord sur des signes – caractères physionomiques ou attributs – qui permettent d’identifier individus et systèmes sans qu’il soit à chaque fois besoin de les nommer. Le développement d’un journal de caricatures suppose ainsi le développement d’un langage iconographique commun, connu en particulier de tous les rédacteurs dont le métier est d’écrire par images sur l’actualité de leur temps. À ce répertoire traditionnel de pictogrammes appartiennent la femme au bonnet phrygien pour dire la Liberté, la femme couronnée d’une muraille pour dire la Nation et donc la France (ill. 106), ou encore le vieillard ailé porteur d’une faux et d’un sablier pour dire le Temps (ill. 114). S’agissant des politiciens du moment, Philipon, comme on sait, avait incité Daumier à modeler des bustes en terre glaise pour fixer l’image des notabilités du Juste-Milieu28.
18« Sous le règne de Louis-Philippe, le particulier fait son entrée dans l’histoire » (W. Benjamin29). Au lecteur familiarisé avec la représentation allégorique de la Liberté, Grandville donne à voir un personnage de femme traité sur le mode réaliste dans un intérieur bourgeois (ill. 111) : « Encore une fois... Madame, voulez-vous ou ne voulez-vous pas divorcer, vous êtes parfaitement libre ». Cette légende renvoie au débat sur le rétablissement du divorce voté par la Chambre des députés à la fin du mois de janvier 1832.
19Cette métaphorisation politique du thème du divorce avait déjà fourni matière, le 22 septembre 1831, à un article satirique de Derville (Louis Desnoyers), le rédacteur en chef de La Caricature : « divorce entre la Demoiselle N... on (Françoise), femme Judas et le sieur Judas (Curtius Philipon Turiaf), son mari ». L’épouse qui y demandait le divorce était la Nation, la France, et un entrefilet expliquait : « La proposition de l’honorable M. de Schonen, tendant à faire réintégrer dans nos Codes le chapitre du Divorce, a été trop favorablement accueillie, pour que nous puissions douter de son succès. Nous croyons donc, en publiant le modèle de requête ci-dessous, rendre un véritable service à toutes les femmes vertueuses, innocentes et persécutées30 ». Suivait une liste burlesque de toutes les doléances de la Nation envers Judas-Louis-Philippe. Dans son dessin, Grandville a remplacé la Nation par la Liberté, comme l’explicite le titre qui lui est donné dans le sommaire du troisième tome de La Caricature : « Divorce de M. Harpagon et de la Liberté ». Bourgeoisement habillée, la dame de Grandville n’a d’autre marque de son identité allégorique que son bonnet phrygien muni d’une cocarde tricolore identique à celle dont le roi-citoyen ornait son chapeau à ses débuts sur le trône pour afficher ses opinions. L’utilisation d’un intérieur domestique comme cadre de la dispute du couple fait pareillement allusion à l’habitude prise par Louis-Philippe de se faire représenter en famille pour démontrer son appartenance à la bourgeoisie. Un commentaire attire d’ailleurs l’attention sur le sens de ce cadre :
« Aujourd’hui le voilà [i. e. le Juste-Milieu) qui déploie fort à l’aise les penchans de son aimable caractère. — C’est une scène d’intérieur... « Encore une fois Madame voulez-vous ou ne voulez-vous pas divorcer, vous êtes parfaitement libre ». — Et certain buste brisé, certaines feuilles foulées, les vains efforts de certain oiseau enchaîné, tout cela fait ressortir la dernière phrase comme l’antithétique mot Vérité au milieu d’un acte officiel. Après cette inconvenance maritale, une chose, il faut l’avouer, nous apparaît d’excellent goût : c’est l’ameublement, tout parfumé de popularisme et de patrioterie Après l’histoire en cadres vient celle en bronze : un hôtel de ville pour pendule, un pavé de juillet sous-verre. Compliment à ceux qui ont inventé ces ingénieux modèles31. »
20La décoration de la pièce illustre en effet à plaisir le thème de la satire, soit le travestissement de l’Histoire par les partisans de Louis-Philippe, le détournement du combat pour la Liberté au profit de l’instauration d’une nouvelle monarchie. Sur le mur, en haut à gauche, figurent les dates des Trois Glorieuses, tandis qu’en bas, une pelle à cendres, suspendue à la cheminée, représente à l’envers la scène de la proclamation du nouveau roi, le 9 août : l’Histoire marche sur la tête. Même ironie dans la cloche de verre, abri quelque peu contre nature pour un pavé récupéré des barricades dressées contre les Bourbons. Quant à la mairie où Louis-Philippe avait proclamé le rétablissement de la Liberté, elle se trouve sur la cheminée, au rang des accessoires devenus inutiles. En remontant dans le temps, on voit, accrochés au mur du fond, deux tableaux qui rappellent la grande Révolution, les épisodes du moulin de Valmy et de la bataille de Jemappes, dont le souvenir avait été exploité par la propagande orléaniste à l’appui de son prétendant. L’oiseau emblématique de la nation, le libre coq gaulois, est enchaîné à un perchoir où il tient lieu de perroquet. Sur la table, des papiers-souvenirs, avec des mots qu’on peut partiellement déchiffrer : « Programme », « Hôtel de ville », « Promesse d’Alliance avec Fr. Liberté »... À terre, le buste brisé de La Fayette, des journaux de l’opposition républicaine qui ont été foulés aux pieds : Némésis, La Tribune, La Résolution de 1830, et même La Caricature, représentent graphiquement les promesses méprisées. La relation, enfin, des deux protagonistes, Louis-Philippe et Françoise Liberté, met en évidence la contradiction entre le discours du régime sur la Liberté et sa politique liberticide : le roi tient d’une main le texte d’une loi émancipatrice, mais son autre main est refermée sur un gourdin en lieu et place du fameux parapluie qui lui sert d’ordinaire d’insigne pacifique. Il n’est pas jusqu’à la présentation de Louis-Philippe en profil perdu qui ne serve l’intention satirique. Car depuis le procès de novembre 1831 qui a condamné Philipon pour offense à la personne royale en raison de certains dessins du numéro du 30 juin 1831 de La Caricature, il est en pratique interdit de représenter le roi : cette façon de le faire reconnaître en affectant de ne point le montrer de face dénonce l’hypocrisie d’une censure qui n’avoue pas son nom. Face au souverain, dans une situation de tête-à-tête trop rare chez Grandville pour n’être pas signifiante32, cette Liberté en larmes, au désespoir impuissant, dont le corps a entièrement disparu sous une robe bourgeoise et que le bâton contraint à la position assise, tire à l’évidence sa signification du contraste qu’elle forme avec la combattante au sein découvert qui, depuis Delacroix, marchait fièrement au sommet des barricades. En montrant la Liberté en situation de réclamer son divorce d’avec Louis-Philippe, Grandville, au demeurant, dessine plus qu’une parabole politique républicaine. Au moment où les saint-simoniens s’emparent de la discussion parlementaire pour promouvoir le thème de l’émancipation des femmes, il met en relation l’asservissement de la Liberté de tous, hommes et femmes compris, avec la sujétion domestique des femmes, avec leur exclusion de la sphère publique33. Son choix de porter la discussion à l’intérieur même d’une habitation bourgeoise en y transportant son allégorie féminine dénonce la condition juridico-sociale faite aux femmes réelles comme un obstacle capital sur le chemin de la Liberté. Au demeurant, le rétablissement du divorce échoua devant la Chambre des pairs.
21L’écrasement de l’insurrection républicaine de Paris des 5 et 6 juin 1832 est suivi d’une période de répression qui n’épargne pas La Caricature. Après plusieurs procès, Philipon séjourne en prison de janvier 1832 à février 1833, et Daumier de la fin d’août 1832 à la fin de janvier 1833. Le relèvement du cautionnement pour les journaux politiques frappe durement l’hebdomadaire satirique34, dont le découragement se traduit par une utilisation parodique de plus en plus fréquente de motifs et de modèles picturaux empruntés au domaine religieux35.
22À partir de 1833, l’opposition républicaine se réorganise en créant tout un réseau d’associations. La « Société des droits de l’homme et du citoyen » remplace la « Société des Amis du peuple » dissoute par décision de justice à la fin de 1832. Elle est complétée par l’« Association libre pour l’éducation du peuple » et par l’« Association républicaine pour la défense de la liberté de la presse », qui, au cours de l’été 1833, prend le nom d’« Association républicaine pour la défense de la liberté de la presse patriote et de la liberté individuelle36 ». À elles trois, ces associations regroupent l’essentiel des forces antiroyalistes. Elles développent une propagande républicaine dans laquelle la presse reçoit une mission particulière d’éducation du peuple – étant entendu que ce terme de presse ne comprend pas seulement les périodiques, mais aussi les pamphlets et les tracts réunis dans la catégorie de la presse populaire distribuée par les colporteurs et les crieurs. De leur côté, les gouvernements de la monarchie de Juillet cherchent à s’assurer le contrôle de cette opinion publique en lui opposant tout un arsenal législatif. A tel point que l’idée même d’une réforme du régime monarchique en devient caduque. Cessant de se lamenter devant les promesses piétinées, les satiristes renoncent aux mises en garde et aux rappels du « programme de l’Hôtel de Ville ». Dans La Caricature du 14 février 1833, Grandville représente la cérémonie parlementaire du couronnement de Louis-Philippe comme le « Grand Assaut d’Armes donné le 9 août 1830, au bénéfice des banquiers, agens de change, receveurs généraux et autres indigens, dans la grande salle du Palais-Bourbon » (ill. 112). Le texte d’accompagnement le dit à sa manière codée :
« Françoise Liberté fait des armes avec M. Valmy. Un vieux ferrailleur conseille ce dernier et lui enseigne le coup du couronnement : « Tu romps, lui dit-il, elle froisse ton fer, tu dégages, elle rengage et tu ripostes... ».
Le beau Mouton Lancelot et le grand Madier-Longeau sont spectateurs de cet assaut, auquel un petit personnage prend une malheureuse part37. »
23Louis-Philippe, la poitrine protégée par la « charte inviolable », tient un poignard derrière son dos. Il suit les conseils d’un vieil ivrogne, Soult, dont la désignation comme « ferrailleur » évoque la compromission dans une affaire douteuse d’achat de vieux fusils anglais. Le duel se déroule en présence du comte Lobau (né Mouton avant son anoblissement par Napoléon), dit « le beau », ou « le général Mouton », ou encore « le chevalier Lancelot » – ce calembour (lance-l’eau) faisant bien sûr allusion à la prédilection du personnage pour la lance à incendie. Lobau est accompagné par Madier de Montjau, un député ministériel, en bonnet de nuit rouge. À l’abri des jambes de ce dernier, le petit Thiers s’escrime sans gloire contre la Liberté. Selon son habitude, Grandville donne une portée générale au thème principal de son dessin, en l’occurrence le duel, en le déclinant à satiété. Mais il est significatif que les ouvriers, la bourgeoisie industrielle, les artisans, les professions libérales et le commerce, autrement dit l’ensemble de ceux que le langage du temps nomme les « capacités », ne figurent ni dans la salle d’armes ni dans la liste des bénéficiaires des duels qui s’y donnent. C’est à la Liberté, ceinte des couleurs nationales, qu’il revient de représenter le peuple et la nation. Puisque la monarchie ne s’est imposée qu’en malmenant la Liberté, il n’est pas d’autre alternative pour la Liberté que de lutter contre la monarchie pour établir son contraire : la République.
24Dans ce contexte de lutte frontale, la presse d’opposition marque des points. C’est ainsi qu’en juillet 1833, elle obtient la suspension des travaux de fortification de la capitale-l’embastillement de Paris –, ou que, sur un autre plan, Philipon, envers et contre les procès qui l’accablent, parvient à développer la maison Aubert et à faire vivre La Caricature38. Le triomphe de la Liberté imaginé par Traviès (ill. 113) exprime une confiance collective dans le caractère irrésistible de tels progrès : « Il serait plus facile d’arrêter le Soleil ». Le texte qui présente ce dessin en première page en est une description détaillée :
« La Liberté, radieuse sur son char, poursuit sa carrière d’un pas lent, mais sûr. En vain la mauvaise queue de la contre-révolution, s’attelant par derrière aux roues de l’équipage cherchant à le retenir, à grand renfort de poignets, de crocs et de cordes ; en vain MM. Soult, d’Argout, Guizot Montalivet et Persil tendent de toutes leurs forces le câble de l’illégalité, de l’état de siège, des conseils de guerre, tandis que M. Barthe, M. Humann, M. Dupin et M. Gisquet tirent à qui mieux-mieux le câble des attaques contre la presse, des amendes, du Mont St-Michel, de la Force, etc. ; en vain le Système tout entier, sous son type allégorique habituel, et traînant à sa queue l’animalcule Thiers, jette dans les roues du char le bâton des procès de la presse ; en vain M. Talleyrand cherche à l’entraver au moyen des blocs et pavés des impôts rongeurs, des privilèges et monopoles de l’inviolabilité et de l’irresponsabilité royale, de l’inquisition de la pensée, de la quasi-légitimité, de la légitimité, des armées permanentes, des congrès de la sainte-alliance, et, en dernière analyse, par le bloc d’une troisième restauration ; la Liberté se rit de ces vains efforts, qui ne font que retarder un peu sa marche prudente, et passe pardessus ces pierres d’achoppement, qui produisent à peine de légers cahots. L’oiseau de sinistre augure qui plane sur la bande indique assez quel résultat l’avenir promet à cette folle entreprise39. »
25La composition comporte deux volets antithétiques d’égales dimensions. D’un côté, la déesse de la Liberté, dessinée à l’antique, se dirige du centre de l’image vers sa gauche, avec une raideur de statue, couronnée de rayons comme Apollon, dont elle s’est approprié le char, les chevaux et l’emblème. À l’opposé, dans la partie droite de l’image, la plus sombre, le gouvernement et l’appareil judiciaire tentent de freiner sa progression par tous les moyens légaux et illégaux. Tout en rappelant le dessin de Decamps (ill. 108), cette Liberté retardée par ses adversaires s’en distingue en ceci qu’elle paraît transcender les réalités évoquées par la caricature : aucune détermination réaliste ne la situe socialement. Le ridicule des hommes du pouvoir résulte du contraste de leurs contorsions impuissantes avec l’attitude rigide et solennelle de l’idéal ainsi personnifié. Leur échec est exprimé de façon redondante par le symbole de l’oiseau de malheur qui plane au-dessus de leurs têtes. L’allégorie pathétique et la caricature politique, ainsi mises en présence dans le même dessin, produisent un saisissant contraste. Mais ce triomphe-ci s’inscrit aussi dans toute une suite variée de triomphes montrés par La Caricature. Il répond en particulier de toute évidence, sur le mode positif, à un triomphe d’une tout autre espèce paru un mois plus tôt, le 14 novembre, sous la signature du même Traviès, où l’on voyait « le Char de l’État » soumis au comble de la honte (ill. 49). Ce « Char de la Liberté » où le roi est remplacé par la Liberté, comporte une fonction incantatoire. Alors que ses opposants ont figures invididuelles et réelles, cette Liberté abstraite et impersonnelle n’a d’autre moyen de locomotion qu’un char mythologique de pure convention. Elle se meut pour ainsi dire d’elle-même, indépendamment de tout ressort socio-politique, comme une force de la nature, comme le soleil : Liberté-Soleil en lieu et place du Roi-Soleil. Un mot de Maurice Agulhon traduit bien cette permutation des rôles : l’État, c’est elle.
26Il va cependant de soi que la monarchie de Juillet n’était pas disposée à céder la place sans résistance. Le 16 février 1834, la Chambre des députés vote une loi contre les crieurs publics qui soumet la vente des journaux à une censure de fait, en obligeant les vendeurs ambulants à demander une autorisation préalable à la police et en soumettant les éventuels contrevenants non plus à des jurys désignés par le sort, mais à des tribunaux correctionnels composés de juges professionnels. Le 11 mars, une nouvelle loi spécialement destinée à réprimer les rassemblements renforce l’appareil législatif. Et le 23 mars suivant, des policiers déguisés en ouvriers agressent des crieurs en train de manifester sur la place de la Bourse, frappant même les badauds.
27Le 20 février 1834, La Caricature annonce une nouvelle grande lithographie de Grandville : « Nous publierons sous peu une belle pierre de M. Grandville, sous ce titre : Le Temps amenant la République40 ». Un mois plus tard paraît effectivement une double feuille de Grandville et Desperret, avec la légende suivante : « le temps l’amène, patience, patience ! » (ill. 114). On remarque que ni la légende, ni le texte de commentaire41 ne nomment la République, pourtant indubitablement identifiable à la « sainte immortelle » dont il s’agit. Une ligne tracée en biais de gauche à droite partage l’image en deux plans graphiquement et axiologiquement antithétiques. Au premier plan, la Liberté, dotée de tous ses attributs républicains, est accompagnée par l’allégorie du Temps, un vieillard ailé, porteur d’une faux et d’un sablier. Elle porte dans sa main gauche un drapeau où le mot « liberté » est brodé deux fois et, sous son bras droit, une Table de la Loi avec l’inscription « droits du peuple ». Par terre devant elle, à la frontière entre les deux parties de la composition, se trouve un alignement d’obstacles dérisoirement petits : le ciseau de la censure, aussi courbé que le nez du ministre d’Argout ; la « censure de la police », autrement dit l’autorisation préalable qui vient d’être instituée ; le « rapport contre les associations » ; et enfin la « Charte », symboliquement recouverte par les « condamnations » et les « jugemens sans jury ». L’arrière-plan est occupé par la monarchie de Juillet avec ses adorateurs, ses profiteurs et ses victimes, et l’horizon est fermé par des forteresses très semblables à la Bastille. Au centre de l’image, sur la ligne qui la partage, la Presse sort des tréfonds de la monarchie de Juillet, à laquelle elle appartient encore, et s’avance vers la République. Reconnaissable à son chapeau de journal, elle porte un bras en écharpe, qui est la conséquence sur sa personne des lois sur la presse. Sa main valide désigne l’enfer dont elle s’échappe, et elle conserve au poignet un morceau de la chaîne que la révolution de Juillet a brisée. La Presse tourne le dos au Constitutionnel, dont le représentant, doté d’une longue-vue, préfère scruter le ciel plutôt que de voir les agissements de la police qui se passent pourtant sous son nez. Quant à la République elle-même, elle n’est pas traitée à l’antique, mais porte, tout comme la Presse, un vêtement moderne avec une sorte de grand tablier qui la situe entre la prêtresse et la marchande foraine. À la fois femme du peuple et figure sacrée, elle n’a pas d’autres signes distinctifs que son bonnet phrygien, sa cocarde et son drapeau. De par le réalisme complexe de son costume, elle offre une synthèse de l’allégorie classique de la République (« la sainte immortelle ») et de la représentation habituelle du Peuple sous des traits herculéens (« forte femme »). Mais le Temps, qui est son allié, a déjà mis dans sa besace la couronne et le sceptre fleurdelisé arrachés aux Bourbons lors de la chute de la Restauration.
28Très différente est l’allégorie de la Liberté que Daumier fait figurer dans une lithographie parue en prévision des procès d’Avril dans La Caricature du 6 novembre 1834. Ces procès devaient juger les nombreux prisonniers incarcérés à la suite de la seconde insurrection des canuts lyonnais (du 9 au 12 avril) et de la répression d’un important mouvement organisé à Paris par les associations d’ouvriers et les sociétés républicaines (les 13 et 14 avril). Sous le titre « Moderne Galilée. Et pourtant elle marche », Daumier montre une scène de prison entre un magistrat et un prisonnier (ill. 115). Les deux portraits sont individualisés : l’homme de loi a les traits du Procureur du Roi Persil, tel du moins que les caricaturistes se sont habitués à le montrer, et le prisonnier ressemble à Blanqui, qui purgeait alors à Sainte-Pélagie la peine qui lui avait été infligée lors du procès des Quinze, en 1832. À l’arrière-plan, entre les deux hommes, on voit un arc-en-ciel. C’est l’indication qu’un orage vient de se terminer, dont les nuages remplacent miraculeusement tout un pan du mur de la cellule, comme s’ils annonçaient les fumées de poudre de nouveaux combats. L’allégorie de la Liberté, réduite pour respecter la perspective, est en ascension vers un avenir qui décrit lui-même une courbe ascendante figurée par l’arc-en-ciel et les millésimes qui y sont inscrits, depuis l’année révolutionnaire de 1830 jusqu’à 1836. Tout comme Philipon après sa condamnation de novembre 183142, la légende cite le mot de Galilée en en faisant le modèle d’une foi inébranlable dans l’avènement de l’idéal. Mais la certitude sur laquelle s’appuie le Galilée moderne se fonde sur son sens de l’Histoire et sur sa confiance dans l’efficacité de l’action politique inspirée par la volonté du peuple. Son modèle est celui-là même auquel se référait l’horloger saint-simonien Charles Béranger : « cet autre prolétaire [...] Christ le Galiléen, qui prêchait l’égalité et la fraternité ».
Notes de bas de page
1 Henri Heine, « Salon de 1831 », De la France, éd. or. 1833. Cité d’après la réédition du texte français original dirigée et présentée par Ephraïm Harpaz, Slatkine Reprints Genève, 1980, p. 339-341.
2 Voir Paris révolutionnaire t. ii, Paris, 1834, p. 337. Sur la théâtralité révolutionnaire en tant que mise en scène spontanée des mouvements de masse et sur le théâtre comme métaphore des événements historiques de la rue, voir le compte rendu de H. Auger, « Le drame de la rue », ibid., t. i, p. 211-251.
3 Catalogue Paris 1982, p. 43-44.
4 Journal des Artistes et des Amateurs, 5e a. t. i, 8 mai 1831.
5 Le 15 mai 1831, le Journal des Artistes revient encore une fois sur ce tableau en imaginant un dialogue entre deux hommes du peuple : « et sa gorge qu’est toute nue et toute sale ! C’est pas mal indécent !.. il n’y a avec la Liberté q’des gamins, deux ou trois ouvriers, et un particulier amphibie qu’a une mine qui n’me revient pas du tout. Est-ce qu’il n’y avait que d’la canaille, comme y disent, à ces fameuses journées là ? ». Voir aussi Clark 1973, p. 13 et suiv. Balzac n’a pas une autre attitude lorsque, dans le no 3 de La Caricature, sous le triple pseudonyme d’« Alf. Coudreux, Le Cte Al. de B., E. Morisseau », il satirise le juste-milieu naissant en ces termes : « il s’agissait de fonder un gouvernement-modèle digne d’être exposé au conservatoire des arts et métiers, un gouvernement doux, point vexatoire, même sans garde nationale, une vertueuse utopie allant sur des roulettes et fabriquée de manière à prouver au monde entier que la Liberté était une joyeuse personne, ayant des mœurs et ne vivant pas en gourgandine affamée de baisers robustes et de cadavres » (18 novembre 1830).
6 Voir L’Artiste, t. i, no 13, p. 157 : le critique déplore le fait que les couleurs ne rendent pas le soleil resplendissant de juillet (« il nous a semblé gris »). Une première fois, le 1er mai 1831, L’Artiste avait décrit le sujet du tableau de façon très approximative : « La déesse sort des pavés et, un poignard à la main, conduit les Parisiens à la victoire ».
7 L’Artiste, t. i, no 18, p. 226-227. Outre le fait qu’il prend pour un enfant l’ouvrier blessé à genoux devant la Liberté, Schœlcher, tout comme Heine et le rédacteur du Journal des Artistes et des Amateurs, ne parvient pas non plus à identifier un bourgeois dans l’homme au chapeau. Sur ce tableau, voir aussi Agulhon 1979.
8 « Dicté après juillet 1830 », Chants du Crépuscule. Cf. « Hymne au jour anniversaire de 1831 », ibid., et J. Michelet, Introduction à l’histoire universelle, 1831.
9 Journal des Artistes et des Amateurs 5e année, t. ii, 28 août 1831.
10 Voir O. Festy, Le Mouvement ouvrier au début de la monarchie de juillet 1830-1835, Paris 1908, p. 50.
11 Ibid., p. 70. Voir aussi L. Blanc, Histoire de dix ans, t. ii, p 279.
12 La Caricature, 3 mars 1831, p. 139
13 La Caricature, 13 octobre 1831, p. 397.
14 Voir le compte rendu du procès dans La Caricature du 26 mai 1831 et son supplément. Le dessin incriminé n’a pas paru dans La Caricature, comme déjà certains contemporains l’avaient pensé par erreur. Il a été vendu à part par Aubert (voir La Caricature du 24 février 1831). Ce serait le premier dessin saisi par le nouveau régime.
15 Catalogue Paris Louis-Philippe 1974, p 88, no 349.
16 Déclaration aux abonnés dans le numéro du 28 avril précédent.
17 Voir Cuno 1985, en part. chap vi.
18 Voir ibid., p. 152-153 (nous rectifions la date de parution indiquée dans cet ouvrage, qui est erronée par suite d’une confusion de chiffres).
19 Le dessin réalise visuellement la prophétie : « il vient celui qui est plus puissant que moi [...] Il tient en sa main la pelle à vanner pour nettoyer son aire et recueillir le blé dans son grenier quant aux bales, il les consumera au feu qui ne s’éteint pas » (propos de l’apôtre Jean rapporté par Luc, 3, 16-17). Cuno relève une allusion à Michel-Ange (Cuno 1986 p. 152).
20 Avant d’être recueillie dans les ïambes (éd. or. Paris, 1831), la satire de Barbier avait été publiée en septembre 1830 dans la Revue de Paris.
21 Voir Bazard et Enfantin, « Lettre aux saint-simoniens éloignés de Paris, le 29 juillet 1830 », dans Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, vol. ii, p. 201-209.
22 Voir O. Festy, O. c., p. 80 et suiv. Voir aussi Claire Démar, Textes sur l’affranchissement des femmes, édités par V. Pélosse, Paris 1976, p. 177 et suiv.
23 « Pétition d’un Prolétaire à la Chambre des Députés, de Charles Béranger, prolétaire, ouvrier horloger (extrait du Globe du 3 février 1831) », dans Les Révolutions du XIXe siècle (1830-1834), t. iv (Naissance du mouvement ouvrier), Paris, EDHIS, 1974. Le nom de Galilée facilite évidemment la transposition christique : « Voyez ensuite cet autre prolétaire […] Christ le Galiléen, qui prêchait l’égalité et la fraternité ni plus ni moins qu’un jacobin ou un sans-culotte » (ibid., p. 10). La connexion évangélico-sociale se trouve à même époque dans le journal de Lamennais, L’Avenir, sous la forme du mot d’ordre « Dieu et la Liberté » – L’Avenir dont Metternich disait qu’il « confond l’égalité sociale et l’égalité de l’évangile » (cité dans Europe, no 98-99, février-mars 1954 p. 6). Dans une brochure intitulée Le Cri du peuple et datant du début de 1831, Auguste Colin, un autre saint-simonien, s’exprime sur le Juste-Milieu dans des termes identiques à ceux de Béranger (texte également reproduit dans Naissance du mouvement ouvrier) La lithographie 80 de La Caricature du 4 août 1831, où la bourgeoisie se voit rappeler quelle est en vérité la force sociale qui a fait la Révolution, arbore un titre similaire. — À propos de la sympathie de Grandville pour la classe ouvrière, voir catalogue Nancy. 1987, p. 64, 198, 407 Dans « La Grippe », qui décrit comme une épidémie la manie d’arrestations qui s’est emparée de la garde nationale sous le commandement de Lobau, Grandville se représente lui-même sous les traits d’un ouvrier arrêté par un officier (La Caricature, 7 juillet 1831). De fait Grandville avait été arrêté, puis inculpé après la publication de la lithographie « L’Ordre règne à Paris » (voir La Caricature, 13 octobre 1831, p. 395 et suiv.).
24 Cf. la chanson satirique de Pierre-Jean Béranger sur la « gérontocratie » de la Restauration, « Les infiniment petits » — Au sujet du rapetissement de l’adversaire comme procédé satirique, voir Le Men 1983, p. 95-96
25 « Nous avons promis de donner aujourd’hui à nos abonnés l’explication de la planche de notre dernier Numéro : Je séparerai l’ivraie du bon grain De toutes les versions qu’on a pu déjà concevoir, nous rapporterons celle qui nous paraît la plus historique, faite devant les carreaux d’Aubert, par un amateur à son voisin. "Voyez, disait-il, voyez sauter les grains moisis, voyez le vent du pouvoir emporter cette foule de têtes vides ou gangrenées, ces feuilles vénales, ce Constitutionnel, vendu pour des croix ! Voyez tomber l’auteur des Statistiques, il a dans ses poches le prix de dix-huit places, il ne saurait sauter bien haut Voyez M. Ganneron, le marchand de chandelles, il saute comme un pair de France ! Et Casimir, qui joua pendant quinze ans la comédie ; Thiers, qui voudrait resaisir son Histoire de la Révolution, car il l’a oubliée depuis qu’elle est écrite ! Voyez le sauveur et son plaidoyer pour la gendarmerie, cette magistrature armée ; puis l’auteur engraissé des Deux Gendres ; puis Lameth et ses discours de vieille fille ; le colonel, qui complimenta si gravement un grenadier de sept ans ; Barthe, carbonaro renégat ; Soult, qui défendit si bien Toulouse avant les processions ; Mignet, conseiller d’État emperruqué ! Admirez Lancelot, avec son goupillon et surtout ses 80 000 francs ; le célèbre inquisiteur Persil, le dernier des Beaumanoir, vu de dos parce qu’il est trop laid de face ; Guizot et ses doublures... Quant à MM. Prunelle, Madier de Montjau et d’autres centrus, ils sont déjà tombés si bas, si bas, qu’on ne peut plus les voir ! Il en est un qui s’accroche au van, il ne veut pas tomber ; qui est donc celui là ? Je ne devine pas, dit le démonstrateur. — Ni moi non plus, répondit son voisin." » (La Caricature, 13 octobre 1831, p. 394). — Cf. le Livre de Job : « Voit-on souvent la lampe du méchant s’éteindre, le malheur fondre sur lui, [...] le vent le chasser comme une paille, un tourbillon l’emporter comme la bale ? » (Job, 21, 17-18).
26 Ce reproche adressé aux nouveaux ministres de n’avoir été que des opposants de comédie sous la Restauration est expressément avancé par le défenseur de Philipon au cours du procès qui lui est intenté à propos des « Bulles de Savon » : « les doctrinaires ont fait avorter notre belle révolution. Les journées de Juillet ne sont plus qu’une farce dont le peuple a fait les frais. Le peuple est joué. Les promesses de Juillet ont été une cruelle mystification » (La Caricature, 26 mai 1831, supplément non paginé rendant compte du procès). Lors de son fameux plaidoyer de novembre 1831, Philipon lui-même attaque le gouvernement de façon plus vive encore (La Caricature, 17 novembre 1831).
27 « Un mot Quelques abonnés de province voudraient que nous donnassions toujours une explication des caricatures qui accompagnent le journal. Ils croient que nous mettons fréquemment en scène des hommes connus principalement à Paris. C’est une erreur. Chaque fois que le nom n’est pas écrit en entier ou en partie au bas du dessin, ce dessin ne représente qu’un être idéal, un type, ou bien il est la personnification du système... » (La Caricature, 12 mai 1831, p. 218).
28 À propos de ces bustes, voir Albrecht 1984, p. 22, et Passeron 1986, p. 57 et suiv., et p. 75 et suiv. Sur l’art du portrait dans les caricatures, voir Le Men, 1983, p. 63-102.
29 Paris, Capitale du XIXe siècle. Exposé, dans W. Benjamin, Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, t. v, 1, p. 67.
30 La Caricature, 22 septembre 1832, p. 367-370.
31 La Caricature, 9 février 1832, p. 534.
32 Voir Le Men 1983, p. 75-76.
33 Les journaux politiques métaphorisent volontiers le divorce. Ex. : « Benjamin Constant [...] expire au moment où la royauté nouvelle commence son divorce avec ceux-mêmes qui l’avaient créée » (A. Marrast, « Les funérailles révolutionnaires », dans Paris révolutionnaire, t. iii, p. 230).
34 Sur les procès de La Caricature, voir Döring 1980, p 27-39, et Cuno 1985, p 109-119, et sur l’arrestation de Daumier, voir Passeron 1986, p. 62-73.
35 Voir Lankheit 1980, p. 15-25.
36 Le travail le plus complet sur ce sujet est encore le livre de G. Perreux, La Propagande républicaine au début de la Monarchie de Juillet, Paris 1930.
37 La Caricature, 14 février 1833, p. 949.
38 Dans La Caricature du 5 mai 1832, Philipon annonce le déménagement de la maison d’édition Aubert dans des locaux plus grands à l’autre bout du passage Véro-Dodat, à l’angle de la rue du Bouloi, plus près du Palais-Royal. En août 1832, il crée l’Association pour la liberté de la presse pour se prémunir contre de futurs procès : « L’avenir de notre journal est donc certain ; mais pour le mettre entièrement à l’abri de nouveaux coups que peut et que veut, sans doute, lui porter l’implacable ennemi de la presse, nous créons une association destinée à nous former une caisse de réserve » (La Caricature, 26 juillet 1832, p. 715). C’est encore depuis sa prison, enfin, que Philipon, conscient des inconvénients d’une périodicité hebdomadaire, prépare le lancement d’un quotidien satirique illustré, Le Charivari.
39 La Caricature, 20 décembre 1833, p. 1299.
40 La Caricature, 20 février 1834, p. 1374.
41 Voici ce commentaire : « Le temps l’amène ; patience, patience ! Il l’amène, la sainte immortelle, qui porte à sa main gauche l’étendard tricolore, sur lequel le mot Liberté est inscrit en caractères ineffaçables, et sous son bras droit la table où sont gravés les droits de l’homme et du peuple. La presse bâillonnée et chargée de fers, marche au devant de la forte femme, et lui montre là bas, là bas, bien bas, ce régime de turpitudes et de misères ; ces farandoles d’improstitués, dansant autour du veau d’or, cet ordre public personnifié dans un pantin planté sur un clystère gigantesque ; ces assommeurs donnant une vigoureuse leçon aux conspirateurs curieux, et, par dessus tout, le vieux Constitutionnel, braquant sa longue-vue vers l’occident, et criant de sa voix éraillée : "l’horizon se rembrunit” » (La Caricature, 27 mars 1834, p. 1411).
42 Voir Philipon, « Deux mots sur ma condamnation », La Caricature, 24 novembre 1831, p. 443.
Auteur
Université de Francfort
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014