La représentation des droits de l’homme dans La Caricature et Le Charivari, de la révolution de Juillet aux lois contre la presse (1830-1835)
p. 87-95
Texte intégral
« La libre communication des pensées et des opinions
est un des droits les plus précieux de l’homme »
(article XI de la Constitution de 1789).
1En traduisant sous forme d’image satirique un trait psycho-sociologique, le caricaturiste en fait un signe. Le rire du lecteur, s’il se déclenche, manifeste que ce signe a été compris. Mais ce rire intelligent n’est pas exempt d’une certaine méchanceté. Car la déformation physique qu’inflige la caricature à la représentation des personnes considérées comme responsables des maux dénoncés procure au lecteur de l’image un sentiment de vengeance symbolique. Que ce plaisir ait, comme on sait, une fonction cathartique, ne résout pas le problème tel qu’il se pose à des adeptes aussi convaincus des droits de l’homme que le sont les Daumier, Grandville, Philipon et autres Desnoyers ou Aubert au lendemain de la révolution de Juillet : comment, sous cette forme essentiellement critique de la caricature, donner à voir les valeurs abstraites et absolues auxquelles ils se réfèrent avec l’ensemble de ceux qui sont montés sur les barricades ?
2A priori, plus que l’expression positive directe des droits de l’homme, la dénonciation de leurs violations concrètes paraît la méthode la plus adaptée à la démarche caricaturale. Elle permet de rendre compte des conflits et des rapports de force par un graphisme où la violence des déformations constitue un équivalent de la dénonciation symbolique de l’agresseur. Il est toutefois difficile de représenter la souffrance de la victime sans verser dans le pathétique, registre incompatible avec le rire et donc avec la caricature. Le problème posé par l’expression caricaturale des droits de l’homme peut ainsi se décliner ou se reformuler en des questions plus précises : comment ridiculiser la violence de l’agresseur en exaltant les valeurs incarnées par la victime ? comment rendre visible l’idéal sans le laisser sombrer avec ses ennemis dans le ridicule ?
3Le fait est que la réputation historique peu flatteuse de la monarchie de Juillet résulte pour une part déterminante de la persistance des représentations qu’en ont données les caricaturistes de l’époque. Par leur créativité et leur volonté de voir l’avènement d’une société différente, ces artistes ont su inventer et diffuser un mode de résistance sociale particulièrement efficace et dont les effets se sont gravés durablement dans les mentalités.
4Sans entrer dans le détail sémiologique de leurs procédés, je me propose donc de brosser à grands traits un tableau d’ensemble de ces pratiques symboliques de résistance, à partir d’un corpus choisi en relation avec la problématique ci-dessus exposée.
Parodie et personnification allégorique
5Le motif le plus fréquemment utilisé dans La Caricature (1830-1835) et dans Le Charivari (1832-1835) est l’emploi parodique d’une personnification allégorique.
6Or il n’est pas indifférent que ces deux journaux, dirigés par le même homme et produits par la même équipe – Philipon et ses collaborateurs – utilisent précisément ce procédé pour se mettre eux-mêmes en scène dans l’espace public en général et dans l’espace caricatural en particulier. Le 31 octobre 1830, annonçant par voie d’affiche le lancement de La Caricature, Grandville en personnifie le concept éditorial sous la forme d’un nain armé d’un arc et d’un carquois plein de flèches, coiffé d’un bonnet pointu agrémenté de grelots et de plumes1. Ce personnage emblématique n’est évidemment pas sans évoquer les fous de cour ou de carnaval et son ancêtre de la première Restauration, qui servait de mascotte à une feuille satirique illustrée de tendance libéralo-bonapartiste, Le Nain jaune. Il brandit un fouet, l’attribut traditionnel des satiristes. À ses pieds, en position d’adversaire terrassé, une paire de ciseaux symbolise la censure. Tant s’en faut que cette première personnification de La Caricature s’efface avec le temps, puisqu’elle devient la vignette de la revue et réapparaît dans une quinzaine de planches (ill. 53). Quant au Charivari, il est pareillement emblématisé dans sa vignette de titre par une personnification qui réalise encore plus directement son concept : un homme-orchestre, muni, entre autres instruments, d’un tambourin et de clochettes, et donc capable de fournir à lui tout seul le concert discordant et scandaleux autrefois offert aux malheureux dont la situation n’est pas conforme à l’ordre social, maris trompés ou hommes battus par leurs femmes, par exemple. En choisissant de s’auto-représenter de la sorte, les deux périodiques de Philipon s’engagent à ne s’exprimer que sous l’habit du bouffon, autrement dit à n’énoncer de vérités que sous la protection d’un déguisement équivoque. Quelle que soit son insolence en effet, le bouffon reste le serviteur du monarque, de sorte que, pour un soi-disant serviteur de la République, le fait d’emprunter son habit ne va pas sans une certaine ambiguïté. On peut pourtant penser qu’il n’est pas d’autre tenue possible sous une monarchie, fût-elle constitutionnelle.
7Il n’est néanmoins pas surprenant qu’à côté des formes purement comiques, apparaissent aussi des allégories incarnant des valeurs positives. Cette composante sérieuse occupe une fonction expressive d’autant plus importante que l’inspiration républicaine des artistes leur fait obligation d’idéalisme. Aussi bien les collaborateurs de Philipon ne se privent-ils pas de puiser dans la tradition inaugurée en 1789, avec son répertoire plus ou moins religieux ou philosophique de déesses monumentales personnifiant dans les registres du sublime et de l’antique des abstractions telles que la Raison, la Nation ou la Liberté.
8En s’abonnant à La Caricature et au Charivari, les lecteurs républicains s’offrent le plaisir aujourd’hui incompréhensible de voir réapparaître ces figures bannies depuis plusieurs décennies, par Napoléon d’abord, par les Bourbons ensuite. La Liberté, incarnée par une femme vêtue à l’antique et coiffée d’un bonnet phrygien, est de loin le personnage de prédilection. Sa fréquence dans les images correspond à sa diffusion précoce dans l’imaginaire politique tel que l’a fort bien étudié Maurice Agulhon, et il est en effet probable que son succès résulte de la fusion d’un idéal – la Liberté – avec un régime brièvement, mais réellement institué2. Elle se distingue d’une autre femme au sort peu enviable, la France, en tant que territoire national, coiffée d’une tour. Le patriote, figure masculine d’une forme active de libération, n’est que rarement mis en scène.
9Rappelons que la première affiche de la Déclaration des droits de l’homme placardée sur les murs de Paris pendant la Révolution (ill. 39) faisait appel à une représentation allégorique de ce genre, dont les auteurs avaient jugé utile d’expliquer le sens au bas même du document :
« La loi indiquant du doigt les droits de l’homme, et montrant avec son sceptre l’œil suprême de la raison qui vient de dissiper les nuages de l’erreur qui l’obscurcissaient. »
10Par sa forme très exactement imitée des représentations picturales classiques des Tables de la Loi, cette affiche établit une équivalence entre une « Déclaration », émanée de simples esprits humains, et un texte réputé d’inspiration divine. Les deux panneaux sont séparés (ou liés) par le faisceau de licteur à pique, souvenir de la République romaine, surmonté ici du bonnet phrygien, symbole révolutionnaire par excellence. Les allégories personnifient des valeurs sublimes : la Loi et la Raison, figures féminines à la beauté grave et sobre.
11Ce qui, par rapport à de telles allégorisations révolutionnaires, caractérise peut-être le plus la pratique caricaturale républicaine des années 1830-1835, c’est leur utilisation parodique.
12La parodie dans l’allégorie est, il est vrai, un procédé beaucoup plus présent dans La Caricature que dans Le Charivari. Dans La Caricature en effet, la représentation de la Liberté, et plus particulièrement de la liberté de la presse, donne lieu le plus souvent à une mise en scène anecdotisante, élaborée à partir d’une reprise parodique de grandes œuvres choisies dans un registre où domine le pathétique3. Leur efficacité tient au fait que le propre des allégories est de jouer sur l’articulation entre la réalité et la fiction, évocation manifeste et évocation latente s’éclairant réciproquement, de sorte que le lien entre l’abstraction des valeurs en cause et l’enracinement concret de leurs manifestations s’en trouve considérablement facilité. L’idéal de la liberté se présente ainsi sous les traits d’une jeune et belle femme, forte d’une légitimité incontestable, et vulnérable comme un bien précieux toujours menacé. C’est bien pourquoi l’allégorie féminine de la liberté est le plus souvent une victime. Les titres des dessins le disent très explicitement : « La Liberté au poteau » (27 janvier 1831 – ill. 107) ; « Le cachot sera désormais une vérité » (1er mars 1832) ; « Agonie de la liberté au jardin des oliviers » (2 août 1832) ; « Alors il s’approcha d’elle et lui donna une poignée de main » (13 septembre 1832) ; « Parodie du tableau de la Clytemnestre » (23 janvier 1834) ; « Imitation libre d’un tableau du Titien (la liberté maltraitée par les dignitaires du régime) » (30 janvier 1834) ; « Une exécution sous Louis XI » (17 avril 1834) ; « Exécution de Désirée Françoise Liberté » (12 juin 1834 – parodie d’un tableau de Delaroche) ; « Scène révolutionnaire » (25 décembre 1834d’après la Cène de Léonard de Vinci, ill. 99) ; « La liberté crucifiée » (26 mars 1835). Il arrive aussi que la Liberté se défende, ainsi lorsqu’elle joue aux échecs contre Louis-Philippe : « Quand finira donc cette partie ? » (11 octobre 1832). Parfois aussi, mais plus rarement encore, elle passe à l’attaque : « Grand assaut d’armes » (14 février 1833 – ill. 112). C’est qu’elle est femme, et que la guerre ou la lutte sont censées être l’apanage des hommes. Aussi lui convient-il mieux de s’élever au-dessus de la mêlée, ce qui est le propre du divin, et d’apparaître alors, dans une perspective eschatologique, comme la garante du Jugement dernier. C’est notamment le cas dans ce dessin du 6 octobre 1831, légendé à l’aide d’une citation des Écritures (« Je séparerai l’ivraie du bon grain ») qui lui donne statut véritablement évangélique et la pose en alternative au Christ et à son Église (voir plus loin l’image et son commentaire par G. Schneider, ill. 110). Plus la dignité de la Liberté est exaltée, plus l’infamie de ceux qui l’humilient apparaît scandaleuse. La parodie a, on le voit, cet avantage de proposer une mise en scène où le comique naît de la transposition beaucoup plus que de la déformation des personnages incarnant les valeurs idéales. La seule déformation, si déformation il y a, se situerait dans le pastiche en lui-même, souligné par différents indices, et, lorsqu’il s’agit de représentations bibliques, dans la transgression que constitue la féminisation du Christ.
13Dans Le Charivari, la personnification allégorique de la Liberté occupe une moindre importance. La liberté de la presse, belle femme victime des brimades du régime, y est représentée avec un collier d’amendes (28 janvier 1833), mais de 1833 à 1835, il est surprenant d’observer combien le répertoire thématique du quotidien de Philipon est multiple et différent de celui de son hebdomadaire. On peut, certes, y trouver quelques évocations d’inspiration religieuse. Ainsi « Le nouveau Josué » (20 octobre 1833) montre la Liberté au centre d’un soleil que Louis-Philippe, juché sur le toit des Tuileries, s’efforce vainement d’atteindre de sa lance. Ce type de représentation est toutefois exceptionnel, peut-être parce que, Le Charivari étant quotidien, donc destiné à un public plus large et voué à suivre de plus près les anecdotes de l’actualité, la généralisation propre à l’allégorie conviendrait moins à sa définition. Quant aux parodies, dans le domaine considéré, il n’y a guère à mentionner qu’un Laocoon comique, montrant Louis-Philippe enserré dans les nœuds d’un serpent nommé « mauvaise presse, association... » (11 mai 1834). Le Charivari serait-il par principe plus pessimiste et plus réaliste ? On inclinerait à le croire en considérant, entre autres exemples, une personnification masculine du Peuple, publiée le 6 mai 1834, qui dénonce la répression de la liberté d’expression. La légende, en forme de faux reproche adressé au personnage, affiche un désespoir provocant : « De quoi diable te plains-tu peuple ? N’as-tu pas toutes les libertés possibles ? Que te faut-il donc toujours ?... » (ill. 124). Légende d’autant plus antiphrastique que le dessin montre un homme ligoté à un poteau, un bandeau sur les yeux et un cadenas sur la bouche, dont les bras entravés portent un écriteau imputant son supplice à la « loi contre les associations ». À l’inverse, bien sûr, les suppôts de la Monarchie constitutionnelle bénéficient, si l’on peut dire, d’autant plus d’allégorisations négatives et de personnifications grotesques aggravées par des dénominations insultantes (« Mr Chose », « Mlle Monarchie », etc.). Il est vrai que les mœurs bourgeoises adoptées par Louis-Philippe, ajoutées à l’effet de la désacralisation de la personne royale déjà opérée sous la Révolution, facilitaient beaucoup le massacre symbolique du Roi4. Mais il va de soi que ces caricatures, vouées à exprimer les méfaits du régime et de ce fait plus proches que les autres de la définition originelle du genre, ne contribuent guère à l’expression positive des droits de l’homme.
Variations métaphoriques
14Issus du même creuset, La Caricature et Le Charivari se rejoignent dans leur recours commun à la métaphore. Un examen attentif des planches de La Caricature qui ont recours à ce procédé fait apparaître qu’elles jouent sur trois grands registres : le sublime, le ludique et le fantastique.
15Le sublime est ici lié à la symbolique du feu. La Liberté est une flamme, qui éclaire et qui brûle à la fois. De ce thème, La Caricature exploite les motifs à satiété. Un dessin du 27 septembre 1832 en fait la flamme d’une chandelle supportée par une sorte de cariatide. Tous les insectes anthropomorphes qui s’envolent avec un éteignoir à la main pour tenter de l’étouffer s’y brûlent et retombent les uns après les autres : « Ils se brûleront tous ! » (ill. 100). Une autre fois, dans le même périodique, la liberté de la presse revêt l’apparence d’une femme dont le flambeau débusque dans leur soupirail les ministres acharnés à souffler sa flamme (« Soufflez, soufflez, vous ne l’éteindrez jamais », 3 avril 1834). Encore faut-il croire que la métaphore de la flamme paraît trop réductrice, trop limitée, puisque les autres occurrences du thème du feu lui donnent une portée cosmique. Ainsi un artiste se figure-t-il la Liberté non pas comme une personne, mais comme le feu souterrain du globe, dont les deux éruptions avortées de 1789 et 1830 seront nécessairement suivies d’une « Troisième éruption du volcan » (ill. 101). La mythologie antique fournit dans ce domaine un répertoire prêt-à-dessiner. Prenant la place d’Apollon sur le char du soleil, la Liberté tient les rênes de deux chevaux que Louis-Philippe et ses ministres tentent de freiner par tous les moyens, jusqu’à lui mettre des bâtons dans les roues sous forme de procès (« Il serait plus facile d’arrêter le soleil », 20 décembre 1833 – ill. 113). Sur la lancée, le roi bourgeois et son fils aîné entrent dans les rôles de « Dédale et Icare » et, comme de juste, les ailes de cire du nouvel Icare fondent à la chaleur révolutionnaire du soleil de Juillet – une métaphore courante de la langue politique du temps (26 mars 1835).
16Si justes qu’ils soient, ces dessins ne poussent guère le lecteur à s’esclaffer. Aussi le recours au registre ludique est-il nécessaire pour que l’image et son interprétation suscitent le rire.
17Nombreuses sont les références à l’enfance, au jeu, à l’infantilisation, aux jouets5. L’immaturité de l’enfant en fait le prototype de l’être faible, mais cette fragilité est indissociable de sa force potentielle à venir. Pour les besoins de la démonstration, ces deux aspects sont généralement dissociés. Si forte est la « fille du peuple » dénommée « Liberté Françoise Désirée » que quatre ministres et le roi ne parviennent pas à la tenir en lisières (3 mars 1831 – ill. 108). À l’inverse, réduit à la taille d’un moutard pour symboliser la pusillanimité de sa politique vis-à-vis des puissances étrangères, Louis-Philippe désespère ses tuteurs : pour eux, « cet enfant-là ne marchera jamais seul » (29 août 1833).
18Le jeu et les objets qui le désignent sont des signifiants comiques de choix pour dénoncer un engagement à l’issue incertaine. Sur une estrade, Louis-Philippe, en escamoteur de foire, déplace sous ses gobelets trois « muscades » symbolisant juillet, la Révolution et la Liberté. Telle est son habileté qu’il fait disparaître Liberté et Révolution « sous le gobelet du juste milieu » (12 mai 1831 – ill. 149). Un Guignol ressemblant fort à Louis-Philippe accable de coups un Polichinelle très semblable à Charles X, cependant qu’une femme coiffée du bonnet phrygien semble devoir s’emparer du bâton du Pouvoir à la faveur de leur lutte (30 juin 1831). Une femme chaussée de sandales à l’antique et coiffée du bonnet phrygien lance sa boule sur des quilles figurant les souverains de la Sainte-Alliance. Mais Talleyrand « est là pour les ramasser et les remettre en place », de sorte que « la liberté en sera toujours pour sa peine » et que la partie « est toujours à refaire » (« Gare les quilles », 16 août 1832). Plus ambigu, mais évoquant de même certains jeux d’enfants – ceux qui consistent à jouer à tel ou tel héros de conte –, un autre dessin, enfin, met en scène un Barbe-Bleue au toupet et aux favoris caractéristiques s’apprêtant à égorger sa dernière épouse alors qu’apparaît aux portes du château la bannière de la République : « La presse, ma sœur, ne vois-tu rien venir ? — Je ne vois que le soleil de Juillet qui poudroie et l’herbe des tombeaux qui verdoie. — Presse, ma sœur, ne vois-tu rien encore ? — Je vois deux cavaliers qui viennent au galop, portant une bannière » (11 avril 1833).
19Dans cette veine ludique, la représentation du jeu d’échecs est une des meilleures trouvailles. Les fous ne sont autres que les personnifications allégoriques de La Caricature et du Charivari Dans le rôle des tours, la Société des droits de l’homme et celle des Amis du peuple protègent la Liberté, pièce maîtresse des blancs qui accule le roi dans un coin, le mettant échec et mat et réduisant à la défaite l’ensemble des noirs, parmi lesquels d’Argout, Soult, Persil et Thiers. L’opposition des blancs et des noirs ne laisse évidemment pas de doute sur la façon dont il convient de classer les bons et les méchants (ill. 102). Cet exemple fait le lien avec la catégorie suivante, dans la mesure où les personnages y ont un statut mi-humain mi-objectal.
20Le fantastique caricatural repose en effet en particulier sur l’invention de chimères composées par la crase d’un objet et d’une personne, d’un être de raison et d’un être réel. Un cas-limite de cette espèce est la merveilleuse réussite graphique de Grandville : « La chasse à la liberté » (ill. 103). Les lettres du mot « Liberté » composent chacune le tronc d’êtres extra-naturels portés sur des jambes humaines, mi-caractères d’imprimerie, mi-hommes, sortes de centaures modernes ou d’hommes-sandwiches6. Philipon, qui explique la planche dans le numéro où elle paraît, regrette précisément à son propos qu’il soit nécessaire en France d’expliquer ce qu’en Angleterre on admettrait sans peine :
« Que signifient ces jambes placées à des lettres ? Que signifient ces corps ? vont nous demander ceux qui ne connaissent pas la licence caricaturale des Anglais. Cela signifie que la Liberté d’écrire est poursuivie, qu’elle fuit à toutes jambes. Est-ce là une manière bien spirituelle d’exprimer cette idée ? Nous ne nous en inquiétons pas ; il nous a suffi que l’idée fût juste et la manière pittoresque. À Londres, la Caricature est un dévergondement de formes, une personnification folle que les penseurs savent faire servir à rendre, et à populariser leurs idées, quelque abstraites, ou quelques profondes qu’elles soient. Heureux artistes ! on se donne, chez eux, la peine de chercher ce qu’ils ont voulu dire, on dépouille la charge de son exagération, on comprend le mot écrit à rebours.
En France, nous sommes enchaînés dans les bornes étroites du positif. Le thème le plus familier, le nez d’Argout la poire quasi-nature, ne seront plus reconnus, si nous les allongeons d’un misérable pouce, si nous les aplatissons encore un peu... »
21Le fantastique serait ainsi l’essence même du procédé caricatural. C’est dire qu’il n’est guère de planches susceptibles de ne pas comporter une part de fantastique, si minime soit-elle : diables, vampires, morts-vivants, géants, nains, toutes monstruosités et toutes démesures ressortissent au fond à cette catégorie centrale.
22Du fait, probablement, de sa spécificité de quotidien – un public plus large et donc moins averti, la nécessité plus contraignante de suivre l’actualité –, Le Charivari, il est vrai, éprouve manifestement plus de difficulté à métaphoriser dans les trois registres qu’on vient d’inventorier. Aussi n’y avons-nous jusqu’à présent pas emprunté d’exemples. Ce n’est pas qu’il n’y en ait pas. Ainsi semble-t-il que Le Charivari ait une prédilection pour les métaphores issues du folklore, au sens le plus large du mot, qui font appel à une rationalité habituellement désignée sous la catégorie de sagesse populaire. Pour représenter la position de la presse indépendante face à la presse ministérielle, il puise dans le fonds ancestral d’images transmis par La Fontaine : ce sont « le pot de terre et le pot de fer » (26 septembre 1833). S’il s’agit de signifier que le ministère dépasse les limites du tolérable en faisant voter des lois contre les associations, en décrétant l’état de siège, en multipliant les saisies contre la presse, c’est un proverbe qui fournit l’idée d’un vase désigné comme « la patience du peuple » ainsi que la légende : « Prenez-y garde, Messeigneurs ! Quand le vase est trop plein, il déborde » (12 mai 1834).
23Deux planches du Charivari, qui évoquent directement les droits de l’homme, méritent en particulier d’être signalées. L’une, datée du 21 juin 1834, figure « Un trône miné par de mauvaises lois ». Sous la salle du trône, où la poire est adulée par ses courtisans et ministres, on voit un sous-sol creux, dont les étais ont nom « liberté individuelle », « liberté de la presse », « justice ». Une troupe de magistrats s’affaire à scier la Justice au moyen d’une scie dénommée « réquisit... », cependant que des gendarmes s’attaquent à la Liberté individuelle à la hache et à la scie. Une galerie supplémentaire, baptisée « associations », est creusée à la pioche par une autre équipe. L’autre image, un bois paru le 4 août suivant, montre un tonneau d’« idées républicaines » dont deux cavistes, Louis-Philippe et le ministre de la Justice Persil tentent vainement de renfoncer la bonde. D’où cet avis ironique adressé aux deux hommes qui sont armés d’un maillet : « Frappez, frappez la bonde ! Les idées fermentent. Elles feront explosion tôt ou tard ! » (ill. 104). Il est trop tard, car la bonde a sauté, et les revendications républicaines jaillissent du tonneau : à gauche, « Égalité, Droits de l’homme, Droit d’association, liberté, honneur national » ; à droite, « Liberté individuelle, Abolition du cens électoral, Liberté de la presse, Plus de censure, Plus de carnages ». Ces deux images mettent bien en évidence la difficulté éprouvée par les créateurs pour transposer graphiquement des revendications d’ordre abstrait et universel. Le langage y est utilisé comme source de représentations figuratives plus ou moins calembouresques, mais l’image elle-même demeure inféodée aux mots dont elle est l’expression directe et qu’elle est chargée de symboliser. C’est pourquoi la légende y garde une telle importance, qu’elle envahit le dessin et le prive de toute autonomie.
24Dans cette compétition entre discours langagier et discours graphique, c’est le premier qui finit par l’emporter. À l’approche des procès des accusés d’avril, Le Charivari, mais aussi La Caricature elle-même, cèdent à la pression partisane qui exige des prises de position claires et nettes en faveur des martyrs républicains. S’ils offrent bien quelques portraits-charges des juges et quelques évocations de la sévérité, voire de la cruauté de la justice d’exception mise en place par le régime, les deux périodiques le plus souvent préfèrent représenter en héros les accusés et leurs avocats : l’idéalisation et l’hagiographie explicites l’emportent nettement sur la satire figurée.
25Mais qu’elles procèdent par la voie de la dénonciation des maux ou par celle de l’affirmation d’idéaux plus ou moins hors de portée, la valeur qui inspire principalement les planches caricaturales de La Caricature et du Charivari est bien la liberté. À commencer par une liberté qui intéresse directement caricaturistes et rédacteurs : la liberté de la presse, par eux présentée comme la clé de toutes les autres. Avec les autres valeurs-phares que sont la République, la Justice et l’Égalité, la Liberté est mise en scène dans ces deux périodiques complémentaires comme une valeur transcendante, et donc digne d’être allégorisée sous les traits d’une déesse. Si l’allégorie domine dans le registre du sublime, la métaphore la relaie efficacement dans les registres plus spécifiquement liés à la recherche des effets comiques. Il faudrait, pour ne rien négliger, étudier d’autre part calembours visuels et calligrammes – le calligramme de la poire par Philipon étant le plus connu, mais non le seul. Mais dans ce domaine du jeu sur le signifiant visuel et sur le signifiant scriptural, le dessin où Grandville individualise chaque lettre du mot « Liberté » sans pour autant disloquer le concept, fonctionne de manière exemplaire. D’un côté, il donne corps à une abstraction en lui prêtant des jambes et en la peignant de rouge7, mais d’un autre côté, il évite d’incarner de façon trop précise un idéal décidément encore bien lointain. Pour autant, le fantastique de ces lettres sur pattes suffit à transfigurer la représentation anecdotique d’une chasse, et à lui conférer une portée symbolique. C’est de la sorte que procède la caricature, en règle générale : par un jeu subtil de transpositions oscillant du symbolique à l’anecdotique et jouant du télescopage du sublime avec le dérisoire, voire avec le grotesque. Ainsi sape-telle la légitimité du régime de Louis-Philippe, en accentuant la dimension triviale de sa personne par rapport aux idéaux premiers de Juillet, et en profitant de la désacralisation de la fonction monarchique qui résulte de son comportement délibérément bourgeois. La réussite cependant la plus remarquable de la caricature française de la monarchie de Juillet, c’est que, tout en utilisant des allégories de façon franchement parodique (il n’est qu’à comparer avec les allégories picturales pour le mesurer), elle invente des moyens graphiques de ne pas soumettre les valeurs dont elle se réclame à des déformations dégradantes8. Le refus de tourner en dérision les « vraies » valeurs, c’est cela qui est la signature d’une caricature militante.
Notes de bas de page
1 Voir une description très précise de l’esquisse par C.F. Getty dans Grandville, dessins originaux, Catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts de Nancy, 17 novembre 1986-2 mars 1987, p 218.
2 « La femme à bonnet phrygien était devenue une allégorie double (...) celle de la Liberté, vertu éternelle, et celle de la République française, régime nouvellement constitué », Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion 1979, p. 29. Cf. J. Starobinski : « La Révolution ne parvient pas à inventer de nouvelles formes : elle puise dans le répertoire antique, dans l’univers d’images gréco-latines vers lequel les opposants intellectuels sous l’Ancien Régime, à défaut de pouvoir instaurer un ordre original, s’étaient tournés nostalgiquement [...] On s’est confiné dans l’imitation d’un passé reconstitué par la fiction [...] La liberté commence par ajuster sa figure sur de grands précédents fabuleux » (L’Invention de la liberté, 1700-1789 Genève, Skira, 1964, p. 103).
3 Klaus Lankheit, sous le titre « Die Leiden der Freiheit » (la Passion de la Liberté], a présenté une passionnante mise en perspective des sources d’inspiration picturales de la parodie (dans G Unverfehrt dir, Bildsatire in Frankreich, 1830-1835, catalogue des expositions de Münster (1980), Gottingen (1980) et Mainz (1981), p. 15-24).
4 Voir à ce sujet les analyses de Christine Clerc dans son ouvrage, La caricature contre Napoléon, Paris, Promodis, 1985. Même démonstration a été ensuite menée pour la période révolutionnaire et Louis XVI par A. de Baecque dans La Caricature révolutionnaire et par C. Langlois dans La Caricature contre-révolutionnaire, Paris, Presses du CNRS, 1989 À mentionner également d’Annie Duprat, Le Roi décapité. Essai sur les imaginaires politiques, Paris, Cerf 1992.
5 Dans le domaine de la caricature, l’enfance a la particularité de ne pas nécessiter de déformation Voir mon article, « La représentation de l’enfant dans la caricature et le dessin d’humour », Lieux de l’enfance, no 8, 1986, p. 19-42.
6 Annie Renonciat attribue la source de cette inspiration à Cruikshank (La vie et l’œuvre de J.-J. Grandville, Paris, ACR éd, Vilo, 1985).
7 Le rouge, symbole révolutionnaire par excellence, est la seule couleur associée au mot liberté, mais elle l’est assez systématiquement : dans « la chasse à la liberté » de Grandville, l’intérieur des lettres est rouge ainsi que l’urne électorale qui sert de point au « i » et la poire qui sert d’accent aigu au « é » final dans « Ils se brûleront tous », la flamme de la bougie est auréolée d’un bandeau rouge où est inscrit le mot liberté ; dans la « Troisième éruption du volcan de 1789 », enfin, le mot-symbole sort incandescent du cratère.
8 Ch. Ledrée fait peu de cas de la presse satirique dans la lutte contre le régime (La presse à l’assaut de la monarchie. 1815-1848, Paris, Colin, 1960). Dans un ouvrage bien antérieur, G. Perreux fait preuve de la même discrétion, mais il motive son silence par une explication lourde de sens quant à sa démarche d’historien « La Caricature de Ch. Philipon, faisait bien au gouvernement une guerre au crayon sans merci, et assez populaire, mais ce n’était là que de la propagande négative » (Au temps des sociétés secrètes, Paris, Rieder, 1931). Cet auteur insiste par ailleurs sur le rôle des associations dans l’offensive républicaine, en particulier sur les liens organiques, de 1832 à 1834, entre l’Association libre pour l’instruction du peuple, l’Association pour la liberté de la presse et la Société des droits de l’homme et du citoyen. – Sur l’« Association mensuelle » ou « Association pour la liberté de la presse », voir S. Le Men, « Ma muse, ta muse s’amuse », Cahiers de l’Institut d’histoire de la presse et de l’opinion, no 7, 1983.
Auteur
CNRS
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014