L’opposition républicaine et la censure
p. 80-86
Texte intégral
1Lors de sa prestation de serment en août 1830, le roi-citoyen le jure : « la Charte sera désormais une vérité ». Le 12 avril 1832, Mayeux lui réplique en dressant de ce point de vue constitutionnaliste un premier bilan de l’histoire encore très courte de la monarchie de Juillet : « Ah ! scélérate de poire, pourquoi n’es-tu pas une vérité ! » (ill. 94).
2Dès les années 1820, le bossu adopté par Traviès comme son personnage favori, né au théâtre sous la Révolution, joue dans la production caricaturale du XIXe siècle le rôle du fou du roi – celui que tient le personnage de Triboulet, par exemple, dans Le Roi s’amuse de Victor Hugo. Mayeux s’insurge ici en particulier contre les atteintes à la liberté de la presse, pourtant expressément garantie par la Charte, et il punit en effigie le roi traître à sa parole en guillotinant une poire. Voilà bien le procédé caricatural par excellence : une « agression socialisée à caractère esthétique et iconographique » fonctionnant de manière « indirecte1 ». Guillotiner symboliquement une poire, plutôt que de s’en prendre réellement et directement au souverain, ne serait-ce que sur le plan politique, permet au satiriste de ruser avec les interdictions, de ne point heurter de front les interdits ancrés dans l’esprit de ses lecteurs ou de ses adversaires politiques, et de faire naître ainsi subrepticement l’esprit de révolte.
3À peine formé, le régime a en effet commencé, entre octobre 1830 et avril 1831, à se doter d’un arsenal réglementaire contre la presse d’opposition2 : outre l’obligation du cautionnement et du timbre, les lithographies politiques pouvaient être confisquées et des procès pénaux intentés aux imprimeurs, aux éditeurs et aux vendeurs. La majorité de la Chambre, composée de propriétaires fonciers, de banquiers, de négociants et de fabricants, se comporte bientôt, aux yeux de toute une jeunesse intellectuelle tenue à l’écart du pouvoir, comme une nouvelle aristocratie – une aristocratie bourgeoise, selon la formule antinomique qui se répand alors. À la chute du ministère Laffitte, impuissant à ramener l’ordre propice aux affaires, l’arrivée au pouvoir d’un autre banquier, Casimir Perier, le 13 mars 1831, dissipe les espoirs des libéraux de voir la monarchie issue des barricades évoluer vers des formes républicaines : le nouveau président du Conseil est un homme à poigne, choisi pour sa détermination à réprimer tout ce qui bouge. Sous son impulsion, toutes les dispositions légales existantes sont exploitées pour mettre la presse à la raison. Pour s’en tenir au domaine de la caricature, parmi les feuilles volantes exposées et vendues chez Aubert en 1831, furent confisquées et donnèrent lieu à poursuites :
« Les bulles de savon », par Philipon (mars) ;
« Lolo-Phiphi, commis voyageur de la maison Casimir Pompier, Canule et Compagnie » (août) ;
« Manière simple et facile d’apprivoiser le patriotisme », par Philipon (septembre) ;
« L’Ordre public règne aussi à Paris », par Grandville (octobre) ;
« Ils ne font qu’un saut », par Daumier (décembre) ;
« Départ pour Lyon Vas, poulot, et promets leur ce que je te donne », par Daumier (décembre) ;
« Arrivée à Lyon. Entrée triomphale de l’Arc-en-ciel », par Daumier (décembre) ;
« Gargantua », par Daumier (décembre. Voir ill. 90).
4L’hebdomadaire La Caricature subit le même sort. Menacé de la caution de 30 000 F applicable aux périodiques politiques, Philipon se résout à rayer le mot « politique » de son sous-titre dès le mois d’avril 1831, mais les saisies n’en sont pas moins nombreuses dans le cours du second semestre de la même année 1831 :
« Tenez, Messieurs, voici trois muscades, la première s’appelle Juillet la deuxième Révolution et la Troisième Liberté. », par David (no 28, du 12 mai, pl. 55. Voir ill. 149) ;
« Je l’aurai, tu ne l’auras pas, je l’aurai, tu ne l’auras pas », par Grandville (no 35, du 30 juin, pl. 69) ;
« Dupinade », par Philipon (ibid., pl. 70) ;
« Peuple affranchi dont le bonheur commence... », par Traviès (no 52, 27 octobre, pl. 105) ; dessins de poires, par Philipon (nos 55 et 56, des 17 et 24 novembre) ;
« Faut avouer que l’gouvernement a une drôle de tête », par Traviès (no 60, du 22 décembre, pl. 121. Voir ill. 2).
5Dans sa défense, lors de son procès, le 14 novembre 1831, Philipon explique ses motivations et son évolution dans un tel contexte :
« ...quand j’ai vu méconnaître ou fausser la Charte par des privilèges d’argent sur les journaux ; quand j’ai vu la fortune publique livrée comme devant aux traitements prodigieux, à des tripotages de marchés clandestins ; quand j’ai vu des hommes se démasquer après quinze ans de déguisement et ne nous découvrir qu’une tête d’argent et une âme d’argent ; quand j’ai vu ces hommes trahir la cause des peuples amis, abandonner lâchement nos frères de Pologne ; quand j’ai vu le pouvoir renier les principes et les hommes qui l’ont créé ; quand je l’ai vu faire regretter cette restauration contre laquelle nous avons tous conspiré ; quand j’ai vu la guerre civile grandir sans qu’on l’étouffât, tandis que les prisons s’encombrent de citoyens arrêtés pour un mot, pour un article de journal, pour rien ; quand j’ai vu le gouvernement né de la liberté intenter en un an plus de procès à la presse que la restauration n’en fit en quinze ans ; quand la France, qui devait marcher si fière à la tête des autres nations, je l’ai vue rapetissée, flétrie, humiliée, implorer à genoux une paix qu’elle pouvait jeter au monde ; quand j’ai vu le système de la peur ruiner le commerce qui tombe s’il n’est soutenu par un gouvernement fort et courageux ; quand j’ai vu tout cela, et les ennemis de la révolution conservés dans les ministères, dans la magistrature, dans les douanes, dans l’armée, enfin dans tous les postes qui exposent la sûreté de l’état ; quand je l’ai vu, j’en conviens, j’ai senti dans ma main frémir le fouet de la Caricature, l’ai cru qu’en riant je pourrais dire quelques bonnes vérités ; j’ai pensé que la batte d’Arlequin pouvait faire un peu de bien sans faire beaucoup de mal ; j’ai voulu, en attendant les stigmates brûlans, marquer au sceau du ridicule les ennemis de la chose publique, les écornifleurs de gloire et de liberté ; c’est alors, Messieurs, que la Caricature qui, pendant trois mois, n’avait frondé que les ridicules et les mœurs de la vie privée, la Caricature, qui pouvait vivre riche et tranquille, car son succès était déjà établi ; c’est alors qu’elle est entrée à main armée dans le domaine de la politique. (La Caricature, 17 novembre 1831). »
6De fait, lorsque Mayeux, en avril 1832, décapite, comme on a vu, la Monarchie piriforme, son geste traduit une radicalisation de La Caricature, une prise de position nouvelle en faveur de la République, voire de ses méthodes les plus tranchantes. Dans la période antérieure, au contraire, l’hebdomadaire avait par exemple marqué ses distances par rapport à la Société des Amis du peuple en publiant, le 30 décembre 1831, une caricature de Monnier précisément intitulée « Un Ami du peuple », où le personnage évoqué était montré sous les traits d’un Jacobin promenant une tête au bout de sa pique. Il n’est pas fortuit que, dans les rééditions ultérieures, ce dessin, la planche 19, soit remplacé par une scène de dispute entre des chiffonnières : c’est parce que l’attaque antirépublicaine de Monnier se trouverait alors en contradiction avec l’évolution de la revue.
7Après l’échec de l’insurrection des 5 et 6 juin 1832, les républicains redéfinissent leur stratégie : le but n’est plus d’aménager la monarchie en lui faisant accepter des institutions républicaines, mais bien plutôt de la renverser pour instaurer la République à sa place. Trois organisations se font remarquer par leurs efforts en ce sens : l’Association libre pour l’instruction du peuple, l’Association républicaine pour la défense de la liberté de la presse patriote et de la liberté individuelle, et la Société des droits de l’homme et du citoyen. Alors que la première croit essentiellement aux Lumières, la deuxième mise sur le développement de la presse et la troisième se donne pour objectif et pour moyen la défense des droits politiques et sociaux des individus. Mais ces divergences tactiques n’empêchent pas les républicains de faire front commun en se regroupant autour de l’Association républicaine pour la défense de la liberté de la presse, fondée pour subvenir solidairement au paiement des exorbitantes amendes fixées par les tribunaux : 12 000 F pour La Tribune, 9 000 pour La Glaneuse de Lyon, 6 600 pour Le Courrier de la Moselle, 6 000 pour La Caricature et 5 500 pour Le Charivari, etc. Ce soutien militant augmente d’abord le nombre des abonnés. Non contente de faciliter la circulation des revues et des brochures en créant des cercles et des cabinets de lecture, l’Association se charge aussi d’organiser par correspondance des enquêtes sur les questions sociales et d’en centraliser les résultats, par exemple sur les conséquences des impôts directs et indirects sur la population laborieuse des villes et des campagnes. C’est ainsi que le combat politique du mouvement républicain se double d’un combat social. De son côté, loin de désarmer, Philipon a entre-temps complété son propre dispositif en créant avec ses collaborateurs, en juillet 1832, une Association pour la liberté de la presse et en lançant, au mois de décembre suivant, un quotidien satirique illustré promis à l’avenir que l’on sait, Le Charivari.
8C’est pour répondre aux républicains sur le terrain de l’image que se crée, à l’automne de la même année, avec l’appui, sans doute, du ministère, une feuille satirique intitulée La Charge. Au moins cet organe de presse officieux ne cache-t-il pas ses intentions. Paru dans l’un des premiers numéros, un dessin dans la manière de ceux de La Caricature constitue ainsi une réponse directe et explicite à la revue de Philipon et au dessin de Traviès plus haut analysé. Il récupère pour commencer le personnage de Mayeux tout en lui prêtant les traits de Philipon et en criminalisant le combat politique de ce dernier contre le roi par la représentation d’un attentat au poignard (ill. 95). Le chapeau bourgeois de Mayeux, posé par terre le temps du meurtre, révèle par son contenu l’inspiration indéniablement républicaine de son possesseur : il n’est qu’à voir le bonnet phrygien imprimé à l’en-tête des tracts qu’il contient. Pour rendre la référence plus explicite encore, une borne exposée aux outrages des chiens porte en affiche un extrait en gros plan de la caricature de Traviès évoquée. La légende du dessin et le texte d’explication paru dans le même numéro de La Charge glosent l’image en précisant qu’il convient de voir dans ce « poiricide » un « échantillon de la manière dont on raisonne dans l’île de Barataria » : non point de façon réfléchie, mais « de fil en aiguille ». Mais si cette île utopique peut évoquer la lieutenance de Sancho Pança dans Don Quichotte, on ne peut que s’interroger sur la formation du toponyme qui la désigne (une crase de baratter et de baratiner ?) et sur ce qu’elle est censée représenter (la France et la liberté de la presse ? le milieu républicain et son amour du discours ?). Le sens politique global, en tout cas, n’est pas équivoque : d’une part, la liberté de la presse doit être contrôlée, sous peine de laisser les esprits faibles ou exaltés glisser sur la pente du crime, et, d’autre part, les républicains sont des criminels, dont la violence doit être contenue par des mesures policières préventives. Ce thème répressif fournit la matière essentielle du discours de La Charge. Son premier numéro, en date du 7 octobre 1832, montre deux diables, l’un légitimiste et l’autre républicain, en train de faire fonctionner une presse à imprimer tandis qu’un typographe – métier aussi fortement représenté dans les rangs des combattants de juillet que dans ceux des émeutiers républicains d’après-Juillet – commente la scène en ces termes : « ô sainte liberté de la presse, poursuis ta carrière ; brûle au lieu d’éclairer ; va, bouleverse, abîme, réduis en poudre tout ce qui obtint jusqu’ici le respect des hommes... ». Une conjonction de hasards historico-littéraires incroyable sert la cause liberticide du ministère : le 21 novembre, dix jours après la parution du « Poiricide », le roi est attaqué sur le Pont-Royal, et le lendemain 22 novembre a lieu la première du Roi s’amuse, où l’on applaudit le spectacle de Triboulet cherchant à se venger sur la personne du roi. Aussi bien le surlendemain 23 novembre voit-il l’interdiction du drame de Hugo : Triboulet est banni de la scène.
9L’acharnement de ces combats pour ou contre la liberté d’expression traduit évidemment l’importance des enjeux sociaux en cause. Dans ce contexte, le discours iconographique de La Charge a pour fonction d’élaborer une réponse idéologique à la menace sociale que les classes laborieuses font peser sur le Juste-Milieu et dont les manifestations se multiplient à un rythme accéléré : révolte des canuts à Lyon en novembre 1831, soulèvement républicain à Paris en juin 1832, puissants mouvements de grève atteignant leur apogée en 1833, organisation de coalitions et d’associations ouvrières. Alors que le moment approche d’une jonction entre mouvement social et mouvement républicain, La Charge fixe et déforme visuellement cette situation de façon telle que le pouvoir du Juste-Milieu en soit justifié et légitimé. Dans une caricature du 14 octobre 1832, les allégories figurant les fractions politiques de l’opposition, bonapartistes, légitimistes et républicains, s’apprêtent ensemble à faire un mauvais sort à la France évanouie, à laquelle Louis-Philippe porte secours (ill. 96). Le roi et la France sont protégés par l’aile du coq gaulois qui fait face avec vaillance aux agresseurs. Non seulement les emblèmes des partis – l’aigle, le lys et le bonnet phrygien – sont convertis en armes offensives, mais les allégories elles-mêmes incarnent les groupes sociaux dont elles sont respectivement les expressions politiques : le bonapartiste est en uniforme, le légitimiste en habit aristocratique et le républicain en haillons comme les prolétaires. Or ce sont ces haillons, montrés au premier plan, qui constituent le centre du message : la France vit sous la menace de la rue. Formant contradiction avec l’image, la légende en forme de mot d’ordre patriotique (« nous sommes Français, not’pays avant tout ») implique la fausseté des discours politiques nationalistes des différentes composantes de l’opposition. Le texte d’accompagnement met un point final à cette argumentation destinée à prévenir la clientèle politique naturelle du régime contre toute velléité de dissidence : il dénonce derrière toute agitation politique une subversion légitimiste visant à « pervertir la classe bourgeoise » en soudoyant « les républicains des rues » pour infecter de leurs doctrines « l’étudiant, le cocher de fiacre et le débitant d’eau-de-vie de Cognac ».
10Un dessin du 31 mars 1833 démontre la capacité de La Charge à renouveler les formes graphiques de l’expression de la même idée (ill. 97). C’est la Misère qui est mise en scène sous l’apparence d’un mendiant. Mais il suffit d’un signe pour que l’allégorie traditionnelle change de sens : puisque la sébile n’est autre qu’un bonnet phrygien, le mendiant, tout mendiant, est un émeutier républicain déguisé ou en puissance. Le texte d’explication y insiste en déclarant que « la pauvre affamée [i. e. l’émeute, R. R.] n’a rien pris depuis le 6 juin [i. e. 1832, R. R.]. » Le rappel qui l’associe à la Terreur vise à noyer l’insurrection républicaine de juin 1832 dans la même réprobation, tenue pour acquise, qui discrédite la mémoire des Jacobins. La méthode est particulièrement évidente dans une représentation allégorique de la République que La Charge travestit en marchande des quatre saisons appuyée, en guise de canne, sur une hache de bourreau (ill. 98). Sous une lanterne en forme de potence, la République, avec son tablier taché de sang, propose dans son panier de sinistres babioles : guillotine, poignard et pistolet, outre des libelles enchaînés évoquant significativement à la fois l’« invasion étrangère », la « liberté de la presse » et la « liberté individuelle ». L’opposition républicaine peut bien tenter de faire espérer un avenir radieux. Peine perdue. Impossible pour elle de se défaire du poids du passé, de faire oublier la Terreur : la République selon La Charge, c’est la Vieille.
11Lorsque le magasin d’accessoires de la Terreur ne suffit pas par lui-même, c’est l’imagination qui intervient : bonnet phrygien transformé en casse-tête, République revêtue d’un habit de Fou ou figurée sous l’aspect d’une putain tirée du ruisseau, mais toujours porteuse de mort... L’objectif de La Charge, au fond, ce n’est pas d’imposer ses propres valeurs, mais de démonétiser les valeurs de la République et de disqualifier ses signes de ralliement. Alors que l’opposition républicaine use de l’allégorie et retravaille la symbolique politique héritée de la tradition pour inscrire dans le présent et dans l’avenir l’idéal politique non encore conceptualisé dont elle poursuit la réalisation, celui d’une socialité nouvelle et autre, La Charge, quant à elle, cherche précisément à nier cette dimension utopique.
12R. R.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014