Diversité et traits communs de l’imagerie antinapoléonienne en Europe
p. 54-69
Texte intégral
1De Francfort, où il avait eu l’occasion de voir quelque 200 cuivres satiriques français contemporains, Goethe écrivait à Schiller le 24 août 1797 :
« La plupart parlent à la pensée, sont spirituels, symboliques, allégoriques ; ainsi inspirent-ils souvent l’imagination aussi bien et même mieux que l’œil ; et quand on peut en examiner un aussi grand nombre, on est porté à faire des remarques favorables dans l’ensemble sur l’esprit et l’art français1… »
2Goethe envisageait la publication de ses commentaires dans Die Horen [Les Heures] de Schiller ou, à défaut, dans ses futurs Propyläen. Cette appréciation témoignait d’un grand intérêt pour cette production et de sa valorisation par un des principaux esprits de l’époque. Venant de Goethe, elle nous est précieuse même si le projet de publication ne fut pas réalisé de son vivant.
3La série des cuivres de Francfort comptait une des premières images socio-politiques de la Campagne d’Italie. La gravure campait à l’avant-plan la silhouette d’un civil à la mode, un « Incroyable2 ». Assez audacieusement, Goethe avait cru y reconnaître une personnification de Bonaparte. C’est le visage « très significatif et caractéristique » qui a retenu son intérêt. Pouvons-nous trouver meilleur préambule à notre étude que cette observation avertie ? Certes, la question de savoir si l’iconographie napoléonienne doit s’enrichir d’une nouvelle représentation n’est pas indifférente. Il est toutefois au moins aussi important de se demander si l’interprétation proposée par cet esthète et admirateur de Napoléon nous apprend à mieux comprendre le rôle du portrait et du portrait-charge dans le discours politique de l’imagerie. Il est révélateur que Goethe n’ait pas distingué Bonaparte sur une autre estampe de cet ensemble qui, sans prétendre au portrait réaliste, n’en est pas moins suffisamment suggestive pour que son identification soit peu douteuse3.
4Ces deux exemples posent tout le problème de l’interprétation des images politiques et illustrent les choix rencontrés par les imagiers dans leur désir de dialogue avec un large public. L’imagerie satirique de l’époque témoigne à sa façon d’un changement de mentalité et de l’apprentissage par le public d’une nouvelle caricature politique. Tournée vers la modernité sans renier pour autant des procédés plus traditionnels, elle forme une période de transition dans l’histoire de la gravure politique. Il convient de s’interroger sur les processus d’élaboration et d’interprétation d’une production à la croisée des chemins.
Tradition et transformation
5À part la France et l’Angleterre, on observe dans le reste de l’Europe – qui avait pourtant connu une imagerie de combat lors de la Réforme, de la guerre de Trente Ans et sous la Révolution française – soit une timidité allant jusqu’au malaise dans l’usage du terme caricature, soit son emploi excessif pour qualifier des images très proches du style et de la symbolique de l’imagerie populaire, avec l’utilisation restreinte du portrait relativement réaliste (ill. 78). On taxera même de caricature le profil emblématique de Napoléon (BM 12177) internationalement diffusé et conçu pour le 1er janvier 1814 par J. M. Voltz d’après le portrait peint par H. A. Dähling en 1806 et gravé par Lehmann en 1807.
6Retenons de ces incertitudes que caricature est à l’époque un terme à la mode, mais vague, et qui finit par désigner n’importe quel croquis subversif. Il est vrai que la majorité de la population n’a que des idées fort floues sur le sujet et qu’elle est accoutumée à une imagerie populaire où le grotesque figure presque à titre de canon esthétique. Il y relève en effet d’un processus psychologique visant à une déshumanisation constante dans une fête intemporelle ; il s’agit d’exorciser le quotidien par le rêve, le bizarre, l’étrange, le ridicule4. La démarche accomplie dans la caricature politique populaire sera d’individualiser et de personnaliser le grotesque, de recourir au langage parlé familier et à une gestuelle théâtrale pour articuler son message de façon convaincante. Une opposition didactique entre le bien et le mal donnera tout son sens à la lecture. C’est, on le voit, toute une démarche qui s’élabore. Moins naïve qu’il n’y paraît, elle accentue le côté négatif du ridicule5.
7À l’autre pôle de ce rire populaire orienté, nous trouvons un rire cultivé fondé sur un expressionnisme psychologique de diverses attitudes sociales et politiques, tissant ainsi une fine analyse des événements. J. G. Schadow incarne parfaitement ces recherches artistiques (ill. 75). Il assume avec inventivité un réel commentaire, celui qui porte à réfléchir. Peut-on parler de caricature à son sujet ? Il bâtit son message sur une somme d’éléments plutôt que de les condenser en une seule équation visuelle. Son grotesque est tout en nuances et l’exagération formelle est soigneusement dosée pour ne pas paraître outrée, mais presque naturelle. Le décryptage de l’image par le texte, propre à l’imagerie politique ancienne, s’accompagne ici d’un rébus d’expressions physionomiques et corporelles dont le déchiffrage révèle l’intention de l’artiste.
8La production antinapoléonienne reflète en réalité l’histoire d’un apprentissage. Il faut prendre conscience en effet des obstacles qu’elle devait surmonter. Autant dans sa conception de désarticulation irrévérencieuse en Angleterre que d’outrance « néo-classique » en France, la nouvelle caricature ne s’imposait nullement à l’Europe comme une évidence. D’où les images allemandes du début (1813), répliques des esquisses naturalistes de l’époque. D’où encore les séquences populaires narratives et peu expressives que l’on trouve en Italie (ill. 68), quand il ne s’agit pas tout bonnement de la reprise de l’imagerie traditionnelle, même religieuse, tant soit peu actualisée comme en Espagne (ill. 78).
9À côté de cette production qui ne se préoccupe guère de traduire l’expression humaine, des satiristes tels que Schadow, Rowlandson (ill. 66), Julia Asensio (ill. 80), ou Vénétsianov, ont suivi la conception de Hogarth de la satire sociale et en particulier ses méthodes visant à rendre les émotions et le caractère par l’expression faciale et gestuelle. C’était là l’aboutissement des comparaisons physionomiques entamées par della Porta à la fin du XVIe siècle. Lavater érigera ces recherches en science et connaîtra une grande vogue. Nous savons que les gravures du Rake’s Progress de Hogarth rencontrèrent un peu partout en Europe un franc succès et qu’elles furent saluées en Russie comme étant des « caricatures morales6 ». On s’explique mieux ainsi la relative pauvreté d’une représentation caricaturale de Napoléon. Il n’en reste pas moins que c’est à l’époque napoléonienne que l’on apprit à visualiser le grotesque et à l’utiliser comme arme pour saisir l’actualité.
10Avant le milieu du XVIIIe siècle, la caricature personnelle est connue sous deux aspects diamétralement opposés. L’un relève d’un jeu artistique spirituel et amical et l’autre d’une imagerie politique résolument satirique Il s’agit d’une part de l’amusement de salon pratiqué en Italie dès la fin du XVIe siècle, notamment par A. Carracci, et fondé sur l’exagération ou la simplification formelle dont va dépendre le portrait-charge. Cette mode trouve une justification dans l’association au sein d’un même champ esthétique des deux canons, celui de la beauté et celui de la laideur. En effet, le caricaturiste comme l’artiste classique ont tous deux pour but de cerner la réalité sous l’apparence. Au début du XVIe siècle, les têtes de Vinci incarnaient déjà ces préoccupations et rejoignaient les goûts de l’époque pour des types incongrus et grotesques polarisés par l’imagerie populaire. Quant à l’imagerie politique, elle s’appuie sur les symboles, les emblèmes et l’allégorie, et sa démarche n’est pas celle d’une conception visuelle mais symbolique de la caricature, nécessitant souvent une longue explication et dont l’effet comique nous paraît aujourd’hui pratiquement inexistant7.
11L’évolution de l’imagerie politique se fera dans le rapprochement de ces deux pôles et l’élaboration progressive d’un nouveau langage tendant à la visualisation immédiate des concepts. À l’époque napoléonienne, la symbolique ne demande plus au spectateur d’être un initié, mais il reste utile de posséder une certaine culture. En effet, les symboles ancestraux se sont considérablement simplifiés et sont aussi devenus plus naturalistes. Ils ont d’ailleurs tendance à céder la place à l’illustration d’expressions idiomatiques, de jeux de mots et de dictons. Mais toutes ces références ne s’interpénètrent-elles pas étroitement dans l’imaginaire collectif ? Prenons la célèbre création allemande de Napoléon portant un bouc sur les épaules : « Diesen Bock habe Ich geschossen » (BR E72), littéralement : « j’ai tué ce bouc », traduction imagée de « j’ai commis une erreur ». Cependant, peut-on empêcher que l’image nous renvoie, en filigrane, à une parodie satanique du Bon Pasteur portant la brebis égarée, ou encore à la notion médiévale de la luxure associée au bouc ? Une version moscovite contemporaine qui s’inspire du modèle allemand l’interprète de manière très originale : du bouc, le caricaturiste a fait un animal corse, rebelle... et qui ressuscite ! (KL 6). Cette distorsion inattendue et cocasse d’une image-clé de l’époque atteste la liberté du caricaturiste autant que celle du spectateur.
12Dans le combat graphique, l’Angleterre mène le jeu parce qu’elle sait que, pour se faire comprendre de tous, il faut s’exprimer au travers de scènes de la vie quotidienne. La visualisation d’une situation politique à la manière d’épisodes d’une vie humaine, tendance déjà observée au XVIIe siècle8, s’accentue. James Gillray est le maître incontesté de cette nouvelle imagerie politique. Modernisant l’arsenal du passé, il fixe ses personnages par des formules caricaturales qui feront date au XIXe siècle. La France bénéficiera de sa propre expérience de la Révolution dans sa dialectique socio-politique. Le reste de l’Europe suivra, chaque pays restant influencé par ses traditions esthétiques. Quel que soit le point de vue, national ou individuel, il est impossible de confondre les productions. En même temps, n’oublions pas que des courants commerciaux répétitifs parcourent aussi l’Europe parallèlement à des échanges artistiques plus originaux.
13À l’aube de l’ère napoléonienne, l’estampe n’est encore qu’un élément politique très secondaire. Elle est néanmoins un moyen simple, frappant, compréhensible par des analphabètes et mis en œuvre avec le professionnalisme des vrais artistes. Elle a également le mérite d’attirer l’attention sur les points chauds. Partout, les liens sont étroits avec la satire littéraire, le journalisme et les autres moyens d’expression.
Propagande et censure
14L’encadrement par la propagande officielle de cette imagerie laisse peu de doute et répond au besoin de secouer l’opinion publique tout autant qu’à la nécessité de canaliser ses émois dans la bonne direction. Le cas de Dalrymple patronnant la série Hollandia Regenerata en 1796 est bien connu. En France, la réponse du tac au tac à l’imagerie anglaise est tout autre chose qu’un réflexe naturel. Sur le plan national aussi, l’imagerie royaliste se déchaîne avec une thématique serrant de très près l’argumentation et les modèles de l’adversaire. En Russie, il y a des liens évidents entre l’imagerie politique et la presse militaire ou patriotique. Rostopchine, gouverneur de Moscou et promoteur de la caricature, est un cas célèbre d’intervention directe de l’autorité, pour ne citer que la partie émergée de l’iceberg.
15Il est certain que les gravures n’auraient pu circuler dans toute l’Europe sans une solide intendance. De là à dire qu’il y a un programme structuré de stabilisation ou de déstabilisation de l’opinion publique, il y a une marge qu’il serait prématuré de franchir. Il faut en effet tenir compte de la spontanéité d’une période libératrice et porteuse d’espoirs. À ce moment, l’opportunisme des caricaturistes français fait figure d’exception. Dans l’ensemble, les artistes s’investissent dans le message transmis. Imagine-t-on un Gillray faisant alterner images pro- et antifrançaises ? Non, car ses convictions sont antinapoléoniennes et il n’en démord pas. Mais il n’est pas intraitable quant au choix des images, qu’elles viennent de lui ou des services du ministre Canning qui orientent sa production à l’intention du public espagnol.
16La censure en place est inhérente au système d’information et de contre-information, et elle fonctionne activement en France autant qu’en Allemagne, en Russie et en Espagne. On constate qu’elle s’exerce même à l’égard d’un programme graphique déjà structuré, au moyen d’une double censure portant sur l’esquisse préliminaire et sur l’épreuve gravée9. Il est vraisemblable que ses exigences ont eu des conséquences importantes sur l’évolution de l’imagerie satirique. Le contrôle strict imposé partout en Europe (sauf en Angleterre et dans une moindre mesure en France) aux représentations des souverains peut avoir évité à Napoléon lui-même de subir un traitement caricatural. C’est ce même contrôle qui peut avoir favorisé l’introduction dans l’imagerie politique de représentations du peuple. Fort commodément, celui-ci faisait figure d’interlocuteur de l’Empereur. Mais ne nous y trompons pas, le peuple dont il est question ici n’est pas pour autant celui qui clame ses exigences de liberté, d’égalité ou de fraternité. Ce sont des questions qui méritent d’être poursuivies.
Fonctionnement du discours iconique
17Pour apporter une première réponse à ce problème, il faut se baser sur un élément concret, les images, et sur un élément spéculatif, le public visé et sa psychologie. Nous sommes en présence d’une imagerie politique en temps de guerre. Les estampes mettront donc en scène l’adversaire pour le stigmatiser, montrer qu’il est dangereux, ou au contraire pour le dégonfler. Par conséquent, les moyens seront divers : appel aux valeurs morales, reflets de la réalité, ridicule, etc. Les protagonistes sont Napoléon et ses adversaires incarnés par le patriote (Espagne), le paysan (Russie), le simple soldat (Allemagne), ou l’homme du peuple (Angleterre, France, Hollande, Allemagne), épisodiquement par des individus comme Wellington et Blücher. Notons ici que l’individualisation de la cible principale, le simple fait de la représenter, démythifie et désacralise le personnage visé. Présent dans une majorité d’images, mais peu caricaturé dans sa personne, Napoléon est littéralement emballé dans une trame d’attributs, d’attitudes, de symboles et de légendes qui sapent son personnage. On s’est pénétré de l’efficacité de ce matraquage à l’époque sans s’apercevoir qu’il pouvait apporter quelque chose à la popularité de celui qui en était l’objet. D’autant qu’on reprenait aussi un procédé ancien visant à se renvoyer d’un antagoniste à l’autre des images, sinon semblables, du moins comportant des modifications mineures, mais pouvant aussi présenter une inversion de l’iconographie10.
18Il ne s’agit pas de donner de Napoléon une version graphique trop impressionnante. L’aspect vignette permet un contrôle facile en ce sens qu’elle édulcore et rassure. On humanise l’adversaire, on le place dans un cadre exotique à la mode. Bien des dessins de l’époque durent être écartés parce que ces normes étaient menacées. C’est une hypothèse qui s’impose devant les visions fantasmagoriques d’un David Hess. Son Napoléon en Minotaure (1813) est donné à voir en métaphore naturelle du tyran. Campé à la manière de l’effrayant inventeur du fusil à aiguilles de Daumier, il aurait provoqué la panique, et c’est ce qu’on voulait éviter. Grand-Carteret signale à juste titre que la caricature anglaise avait d’abord visualisé Napoléon sous des traits imposants et que, craignant de « faire fausse route », elle l’avait épinglé ensuite comme un petit homme vitupérant11.
19À l’autre pôle, on trouve les allégories du Bien, souvent représentées par l’élément peuple, acteur des événements et porte-parole des valeurs nationales. La présence de l’opinion publique et d’une certaine conscience nationale sur les images, le processus de désacralisation du pouvoir, rappellent que la Révolution française est en filigrane. Le paysan russe à la hache, l’Espagnol qui défèque sur la Constitution, les médecins de l’Ancien Régime dont on se moque sollicitent l’attention tout autant que les cocardes, les bonnets jacobins et les francs-maçons. Toujours à la pointe, l’Angleterre remplace les anciens emblèmes héraldiques par des animaux symboliques qui s’imposeront pour représenter les nations : l’ours russe, le taureau espagnol, etc. Notons qu’à l’époque, il n’y a pas de fixation de cette symbolique et que chaque pays se voit différemment. L’ours n’existe pas dans la caricature russe et l’Espagne se préfère sous les traits d’un lion. Fait paradoxal, on peut se demander si l’imagerie antinapoléonienne n’a pas constitué pour les monarchies européennes une solution de facilité pour masquer les vrais problèmes soulevés par la Révolution. Une image russe de style pseudo-populaire, inspirée par Rostopchine, n’affirme-t-elle pas en substance que les paysans n’ont jamais entendu parler de liberté et en sont très heureux (KL 27) ? On reste sidéré devant tant de toupet. Enfin, un autre signe de l’époque est l’acquisition d’un public très jeune, présent parmi les chalands à la devanture de Mrs. Humphrey sur une gravure de Gillray (BM 11100). Fin 1812, Odental, un fonctionnaire pétersbourgeois, écrivait à Boulgakov (maître d’œuvre présumé des activités propagandistes de Rostopchine) qu’il avait du mal à comprendre les deux dernières images – simplistes à nos yeux – créées par le comte, contrairement à son jeune fils qui ne s’en séparait plus et en faisait état devant les invités12.
20Dans ce langage moral presque manichéen, les allégories, emblèmes et symboles universels sont encore largement utilisés mais ne constituent le plus souvent qu’une lecture au second degré qui n’est pas absolument nécessaire pour la compréhension immédiate du message. Contrairement à l’estampe satirique ancienne ou à la satire littéraire, l’image condense maintenant l’argumentation, sa lisibilité est améliorée. Ceci ne veut évidemment pas dire que le réalisme formel ne doive pas aussi être interprété en termes symboliques.
21Certaines productions nationales ont privilégié ce discours simple et efficace, quasi religieux. C’est le cas en Espagne et en Russie. Ailleurs, et d’abord en Angleterre, on utilise la puissance de l’enlaidissement et de la dérision qui s’en tient au ridicule sans faire intervenir le jugement moral. Mais il était tentant pour la propagande d’adopter un langage plus simple et d’assimiler satire et condamnation. Il va de soi que le comique et le grotesque, tout ce qui sort de la normalité, relevaient aussi de cette équation. Pour garder le contrôle de la situation et la jouissance individuelle du pouvoir, il faut mettre les rieurs de son côté. L’Angleterre est passée maître dans cet art : tout est prétexte à satire et tout le monde, y compris soi-même. Les petits ridicules physiques, moraux ou événementiels sont dix fois grossis et, pour accentuer encore cette impression, le texte dit volontiers le contraire de l’image. Il est évident qu’à l’insu de l’artiste, la dérision peut à la longue tourner à l’avantage du personnage visé en le rendant sympathique.
22D’une manière ou d’une autre, qu’ils ressortissent ou non au bluff de la propagande, les procédés du discours iconique s’imposent émotionnellement. Dans leurs rapports avec l’événement par l’intermédiaire de l’anecdote vraie ou fausse, ils nous présentent une vérité qui sonne plus juste que la réalité.
À la recherche d’une identité
23Dans chaque production, les liens avec la politique, la société et la culture sont multiples et complexes. Le message est diffusé à différents niveaux qualitatifs et esthétiques, selon des tempos narratifs personnels et d’après la vision que chaque pays a de Napoléon et du reste de l’Europe. Si l’Autriche n’a pas connu de caricature antinapoléonienne, sans doute à cause de l’importance du concept d’Empire, elle n’a pas hésité, dans son programme propagandiste italien, à attaquer la République cisalpine. La Hollande manifeste quelque indifférence vis-à-vis de l’Empereur et l’Italie une certaine sympathie. Symbole de l’internationalisation de l’imagerie politique, le fameux portrait hiéroglyphique de Napoléon deviendra un véritable euro-portrait reprenant le profil classique de l’Empereur incrusté en surimpression d’un code politique et moral. Jouant sur une infinité de claviers, l’Europe cristallisera sa quête salvatrice sur un masque accusateur : il fallait que le portrait de Napoléon devienne le symbole de sa noirceur. La caricature antinapoléonienne n’aura pas manqué d’idées mais d’une certaine audace graphique. Son imaginaire se réduit trop souvent à un réalisme illustratif et symbolique. On aurait quelquefois tendance à penser que les moyens de l’image sont restés à la mesure de son ambition : contrôler la situation, rassurer plutôt qu’inquiéter, freiner plutôt qu’inspirer une conscience politique. Telle quelle, l’imagerie antinapoléonienne nous touche par ses défis dérisoires, par le frémissement de son humanité. Passons ici en revue les principaux foyers de production.
Angleterre
24Aucune caricature européenne n’aura l’inventivité, la féroce drôlerie et la truculence dévergondée de la production anglaise. Presque toujours sur un mode burlesque, cyniques et sans scrupule, les caricatures reflètent une réaction humaine personnelle et immédiate face aux événements. Les exemples de cet esprit imaginatif et canaille ne manquent pas. Ainsi le Napoléon de Cruikshank qui fuit Leipzig caché sous les jupes d’une impayable matrone (ill. 64). Il visualise avec bonheur le little Boney, ce sobriquet corrosif de Bonaparte créé par les caricaturistes anglais. Ne nous étonnons plus que les Russes, entre autres, aient jugé les caricatures anglaises vulgaires et n’atteignant pas la profondeur du message caricatural russe.
25Il est évident que l’Europe s’est inspirée de la thématique anglaise plutôt que de son style et de son humour, à l’exception de quelques artistes tels que Schadow (plus proche de Hogarth que de Gillray) et David Hess. L’échange de politesses entre l’Angleterre et la Hollande, s’accordant mutuellement la suprématie sur Napoléon en témoigne. Dans deux gravures qui s’inspirent du Cauchemar peint par J. H. Fuessli en 1782, W. Esser exploite comiquement une platitude figée (ill. 65) tandis que Th. Rowlandson s’adonne à une hilarante et fougueuse excentricité (ill. 66). Les créations de Gillray et de Rowlandson, circulant dans la péninsule ibérique avec des textes en espagnol, n’influencent pas outre mesure la production locale. La même observation s’applique ailleurs. Dans l’internationalisation de la caricature européenne à partir de 1813, l’Angleterre emprunte à la Russie et à l’Allemagne plus de modèles qu’elle ne leur en offre. On note même un adoucissement russophile du style de Cruikshank pour la circonstance. Il est vrai que l’opinion publique anglaise, particulièrement démoralisée au cours des six premiers mois de 1813, faisait flèche de tout bois et s’inspirait de la ferveur graphique russe. Cette dernière la dépasse d’ailleurs dans sa soif de démystification des bulletins napoléoniens13.
26Au risque de commettre une lapalissade, rappelons ici que la mauvaise foi fait partie essentielle de la caricature. Celle-ci monte en épingle ce qui lui convient et ignore délibérément les victoires de l’adversaire. Le problème majeur du caricaturiste anglais est probablement l’insoutenable dose de sérieux à respecter dans la réalisation de son programme. Aussi la caricature anglaise n’idéalise-t-elle pas l’élément positif par contraste avec l’élément négatif. Elle dénature et humorise l’ensemble, y compris John Bull qui incarne sa propre opinion publique. Le caricaturiste anglais sait faire preuve d’auto-dérision. Le même processus s’applique aux allégories. Il est très rare qu’elles gardent leur valeur canonique et résistent à la caricature. Esquissées avec piquant, elles augmentent l’intensité du message satirique. Elles rejoignent alors ce que l’on pourrait appeler la polyphonie du champ caricatural, qui consiste en une gradation savamment orchestrée de vibrations satiriques. Ainsi, le diable, tour à tour grinçant et cocasse, se départit de sa dignité de prince des ténèbres pour s’humaniser dans un délire caricatural. La mise en couleurs de l’image est symbolique et elle relève aussi de ce parti pris de croquer le moindre détail de façon ironique. Passionnément instinctive, la caricature anglaise aura rallié à sa fièvre graphique, mais non à son génie, le reste de l’Europe.
Italie
27L’Italie offre un chassé-croisé d’images pro- et antifrançaises stylistiquement variées et recourant à peine au portrait-charge, resté vraisemblablement un divertissement intellectuel. La jubilation révolutionnaire de 1797 s’exprime en Lombardie dans une imagerie soignée et classique, et à Venise par un graphisme plus libre fondé sur la commedia dell’arte et le langage parlé ; la référence à Callot s’y impose (ill. 67). La cinglante riposte anti jacobine de 1799 opte pour le burlesque à Milan, l’allégorie classique à Rome et le réalisme documentaire à Florence. L’abondante production vénitienne de Roveredo préfère des séries très populaires et narratives avec l’apparition, semble-t-il, de Napoléon en séduisant jeune premier (ill. 68), ou encore une veine plus didactique et élaborée, inspirée du graveur viennois Joseph Eder. Faut-il préciser que les valeurs sociopolitiques de la réaction austro-russe martèlent cette graphique ? La démocratie impie avec toute sa panoplie révolutionnaire, y compris la liberté et l’égalité, est dénoncée pour son caractère absurde et vicieux. On lui oppose la religion et une symbolique de lumière sous forme du soleil de la vérité et de la justice guidant l’œuvre des souverains alliés.
28Qu’en est-il de l’anti-Napoléon italien ? Avant 1800, à part une brève métamorphose en momie égyptienne, on croit reconnaître de temps en temps son portrait. La véritable production date de 1814 et consiste en une iconographie essentiellement internationale à prédominance allemande et française qui circule en petit ou en grand format. L’apport italien se résumerait à quelques jeux de mots du style Mosca/Moscou/mouche, et à l’évocation du duc d’Enghien. Cette indigence caricaturale souligne l’attachement de l’Italie à un langage allégorique et classique auquel elle a su donner lisibilité, éclectisme et expressivité (ill. 69). La satire de Napoléon est empreinte de romantisme et de grandeur sarcastique. Cette production politique, supérieure à 200 images, culmine en une allégorie dantesque, où un monstre ailé plane sur un champ de cadavres et d’âmes en détresse tandis que la statue de Napoléon est foudroyée (BE 2746).
France
29La première séquence satirique française se développe jusqu’en 1809 et a pour cible les ennemis du peuple dont Napoléon est le seul allié, et surtout les ennemis de la France, incarnés par l’Angleterre avec laquelle l’imagerie entame un dialogue sulfureux, concurrençant en extravagance le style caricatural anglais (ill. 70). Les perturbateurs de la paix et de la liberté des mers, les corrupteurs de l’Europe, George III et Pitt, ont droit à un requiem caricatural particulièrement fécond de 1803 à 1806 et dont héritera ensuite la malheureuse reine Louise de Prusse. Les procédés se partagent entre l’essai caricatural et le respect du portrait combiné avec l’usage d’une symbolique d’infamie. Napoléon, jeune et serein, apparaît moins d’une dizaine de fois sur ces quelque 70 images, en écho à la légende dorée qui se construit parallèlement selon d’autres codes artistiques. En revanche, l’imagerie satirique mentionne d’une façon ou d’une autre l’opinion publique tant française qu’anglaise, s’attachant dans le cas de cette dernière à démasquer les mensonges de la propagande. Par exemple, sur une gravure de 1805, un personnage officiel anglais déclare : « Gare à nous, John Bull sait tout » (DV 8063). Pour esquisser l’opinion publique anglaise favorable à la France avant 1803, l’imagier français n’hésite pas à emprunter à Gillray sa vision des révolutionnaires français (BR D297).
30L’épisode de 1813-1815, retracé en plus de 200 images, est plus statique. Il renoue avec le grotesque qui l’a précédé et se ressent d’une dignité néoclassique qui accentuera par contraste le mordant de la critique. Un bel exemple en est « Le coup de peigne avant Sainte-Hélène » (DV 9752), par Saint-Phal, d’autant que la parodie du fameux geste de la main glissée dans le gilet est rarissime. L’allégorie animale atteindra certes pour Napoléon à une férocité sans pareille pendant les épisodes de l’île d’Elbe et de Sainte-Hélène, mais l’imagerie antinapoléonienne le montrera aussi non caricaturé et parfois d’une jeunesse désarmante, avec, toutefois, un commentaire approprié. Les Cent-Jours me paraissent un événement graphique significatif, car, au duel Louis XVIII/Napoléon, il oppose l’arbitrage du peuple (ill. 71). Pour faire le poids face à un Louis XVIII qui est peu déformé dans la caricature, Napoléon subit un certain mimétisme. Il s’alourdit quand ce n’est pas au tour de Louis le Désiré de rajeunir et de mincir. Ce procédé des vases communicants s’étend à la grammaire symbolique et allégorique, utilisée avec plus d’habileté dans le camp napoléonien. La tension de l’enjeu politique et le travail de persuasion du public sont magistralement formulés dans « Le jeu du Pétengueule Royal sur la France » (ill. 7214). Le cas de son auteur, Lacroix, pose de façon cruciale le problème de l’investissement personnel de l’artiste dans son œuvre. En effet, à quelques mois d’intervalle, il changera de camp et remplacera le noble et désarmant visage de Napoléon par un faciès cruel d’une rare violence (BM 1260415). La profusion caricaturale française semble plus contrôlée et plus cérébrale que celle de sa consœur anglaise. Sur le plan stylistique, elle constitue un riche amalgame de recherches complémentaires. L’Europe en sera influencée et s’inspirera aussi de sa thématique.
Allemagne
31En préambule à la production allemande, il faut mentionner l’impact du périodique London und Paris illustré de caricatures anglaises, principalement de Gillray, dans sa phase initiale de Weimar de 1798 à 1806. L’essai caricatural pro-napoléonien de 1806 est à relever également, quoiqu’il manque de netteté et de conviction.
32Napoléon est omniprésent sur les images allemandes qui, dès 1813, dénoncent sa tyrannie avec des solutions graphiques diverses, à l’origine assez allégoriques et verbeuses. À un pôle, nous avons des compositions élaborées et réalistes à multiples personnages et longues légendes, appuyées sur la peinture véridique des faits à la Johann Adam Klein pour la retraite de Russie et qui impliquent de plus en plus Napoléon. À l’autre pôle, le portrait symbolique de Napoléon, parfois en simple profil linéaire incorporé à des objets ou à un décor. On notera, exception faite pour la série des rats de Sainte-Hélène et le thème de Brobdingnag et Gulliver d’inspiration anglaise, le peu de déformations physionomiques et corporelles de Napoléon. C’est le caractère dominant de cette imagerie qui s’exprime à l’aide d’une grammaire symbolique (ill. 73) et fait usage du jeu de mots et de l’expression idiomatique dont l’exemple le plus célèbre est celui du bouc déjà évoqué. « Der rheinische Courier » [Le Courrier du Rhin] (S 22), publié en 1814 à Nuremberg par F. Campe, renoue avec l’image ancestrale du souverain déchu et en fuite. Cette composition fut abondamment copiée, comme d’autres œuvres du graveur J. M. Voltz, dans une Europe qui marqua ainsi sa préférence pour la lisibilité du graphisme. À l’instar de la Russie, l’Allemagne ne manque pas de didactisme et choisit comme pendant à sa critique antinapoléonienne l’union européenne symbolisée par des aigles emblématiques et par les soldats des armées alliées. Le cosaque bat tous les records de popularité et supplante largement le guérillero espagnol. Quant aux souverains, la censure interdit de les représenter et nous connaissons les tribulations de « Die neue Europäische Barbierstube » [La nouvelle Officine Européenne de Barbier] condamnée à un autodafé par la censure berlinoise en raison de l’association par le peuple des trois barbiers avec les souverains alliés16. À l’exception du Landwehrmann, le peuple allemand est pour ainsi dire relégué dans l’imagerie d’actualité à intention politique inaugurée par Campe en 1805. Au total, si les contraintes de la censure ont peut-être favorisé les aspects bâclés et rudimentaires, quelquefois assez comiques, de cette production (ill. 74), elles ont certainement freiné les recherches caricaturales portant sur une évidence physionomique. Mais elles ont aussi indirectement contribué au développement d’une ambiguïté de langage. L’œuvre caricaturale d’un Schadow en témoigne. Dans son théâtre de mimes, cet artiste commente les événements avec une fine ironie. Ainsi, son Napoléon vu de dos dans son interprétation graphique de la Campagne de Russie, portant à titre de camouflage la mention : « à Paris chez Biaise imprimeur » (ill. 7517). Dans ses autres caricatures, il utilise des procédés analogues et va jusqu’à faire passer ses créations pour celles de Gillray. Nous savons que même des intellectuels de l’époque le trouvaient obscur et qu’il se désolait lui-même de ne pas avoir l’audience qu’il aurait souhaitée18.
33Optant pour le portrait classique, l’Allemagne est aussi intéressée par les recherches d’expression. On le voit dans les différentes versions des thèmes marquants. Le burlesque est présent chez un artiste caricaturant la défaite de Leipzig, notamment dans « Der Nussnacker » |Le casseur de noix] (S 12) et dans « Der 19te October » [Le 19 octobre] (S 14). Récemment identifié comme étant probablement E. Th. A. Hoffmann, il s’apparente à Saint-Phal, mettant également à profit une gestuelle théâtrale et une exophtalmie particulièrement expressive. L’Allemagne atteindra le plus grand quota de modèles diffusés internationalement et se partagera entre des images de grand et de petit format. Son portrait emblématique de Napoléon, sorte de tête de mort nouvelle formule, puisque composée de cadavres, s’implantera dans huit autres pays européens et, selon des variations de légendes et d’accessoires, exprimera différents messages. Celui de l’Allemagne aura été un cadeau de nouvel an pour 181419. Preuve s’il en est que malgré tout le côté macabre de ce portrait composite intitulé : « Triumpf des lahres 1813 » [Triomphe de l’année 1813], il se voulait porteur d’espoir.
Hollande
34La Hollande (plus de 50 images) a un précédent illustre en 1796 : la fameuse série Hollandia Regenerata due au Suisse David Hess et diffusée avec des textes explicatifs en plusieurs langues. C’est une violente parodie de la Révolution française et de son influence néfaste sur les territoires occupés. Des préoccupations analogues transposées sur le plan suisse animent « The Political see-saw » [La bascule politique] (DV 6864) et « Chacun son tour » (ill. 76) du même auteur. En 1813, des copies allemandes assez grossières se rencontrent dans la production hollandaise ainsi que de longs textes en néerlandais accompagnant des caricatures anglaises destinées à une propagande continentale. La production nationale se concentre sur des problèmes internes : commerce, douanes, liberté de presse. Un style populaire, naïf, comique par sa maladresse ou tournant à une scène de genre sommaire (ill. 77), tel est le lot commun de cette production représentant les alliés de façon impersonnelle ou en médecins balourds. Un marchand d’art de La Haye, W. Esser, se détache nettement. À force de bonhomie imperturbable, son Napoléon ne manque pas de cachet burlesque, surtout en vendeur de ses propres caricatures (BR H5). Malheureusement, seule une partie de ses esquisses fut gravée : celle qui se rapporte principalement à la défense du programme orangiste.
Espagne
35Assez disparate, la caricature espagnole comporte une cinquantaine d’images entre 1808 et 1814. Elle atteint à un ton très âpre et exploite une symbolique plus scatologique que le reste de l’Europe, ce qui contraste avec son style assez léché et avec les visages altiers de ses boucs-émissaires, les trois hypostases du mal et du vice incarnés par Napoléon, Joseph Pepe-Botellas et Godoy, que cette imagerie présente jeunes, minces et, somme toute, peu déformés physiquement (ill. 78). Le début, assez mièvre, est constitué par une illustration de style populaire qui dénonce les événements de Bayonne et le profond sommeil de l’Espagne et de son lion héraldique. La production évolue ensuite parallèlement – tout en conservant un secteur populaire – vers des formes académiques et réalistes du langage allégorique avec des transpositions de jeux de mots et de sobriquets (Pepe-Botellas). Le public, peu au fait des images politiques, se voyait proposer l’aide de légendes qui, avec le temps, deviendront plus succinctes. Cette imagerie ne parodie pas les événements, mais procède par constats successifs sur des problèmes internes tels que le refus de la Constitution projetée par Napoléon, le pillage de l’Espagne et la tyrannie française associée à la Révolution. L’Angleterre est encensée de toutes les manières possibles. Elle est d’ailleurs l’inspiratrice d’une série de gravures dont la plus célèbre, « The Spanish-Bull-Fight-or-the Corsican-Matador in Danger » |La corrida espagnole ou le matador corse en danger] (BM 10997) de Gillray, fera carrière sur le plan idéologique. Les allusions à l’Europe sont fréquentes et il y a des emprunts aux imageries française et allemande. On relève aussi des bois populaires historico-religieux (ill. 79), des romances et des goigs20.en Catalogne, des copies actualisées de Hogarth, de Goya et de Jérôme Bosch. Avec Julia Asensio, élève de Goya, on baigne dans un expressionnisme dramatique et énigmatique (ill. 8021). Hormis quelques copies portugaises, cette caricature, désireuse de rallier tous les publics en Espagne, se contenta principalement d’un écho local. Le même phénomène s’observe en Hollande et en Italie.
Russie
36La situation de la Russie suscite bien des controverses. Pour certains, elle n’aurait connu qu’une tradition d’imagerie politique cachée sous des formes populaires. Cela ne l’empêche pas de concevoir une importante production antinapoléonienne de 250 images en 1812-1814, très au fait de l’actualité et faisant preuve d’une belle unité de programme exprimée dans un style franchement populaire à Moscou, académique et naïf à Saint-Pétersbourg. La Russie développe un style caricatural spécifique, mais où l’on retrouve des réminiscences anglaises, françaises et allemandes. La production comporte quelques gravures à légendes traduites en français et en allemand, mais, contrairement à l’Espagne, jamais en anglais. Ne s’intéressant pratiquement pas au reste de l’Europe, la Russie fonde son imagerie satirique sur les valeurs traditionnelles symbolisées principalement par le paysan – femmes, enfants et vieillards compris (ill. 81). L’appartenance des imagiers de Saint-Pétersbourg à l’intelligentsia libertaire est à souligner, tout autant que la ferveur patriotique allant jusqu’à l’immolation (ill. 82). Napoléon apparaît sur la moitié des images et arrive à maturité dès mars 1813 en un personnage petit, bedonnant et généralement très autoritaire, mais qui conserve son faciès officiel (ill. 83). Terebenev, le principal artiste, sculpteur de profession, copié pour ses images en Angleterre et en Allemagne, poursuivra seul la deuxième phase de ce programme fin 1813, et oscillera entre un Napoléon de pacotille et un Machiavel romantique. En final, dans une trouvaille iconographique unique en son genre, il associe Napoléon à l’élément folklorique du bouffon populaire. Un Français prisonnier en Russie sera littéralement effondré devant la cruauté caricaturale de ces images qui faisaient rire de tout cœur les propriétaires fonciers. Il faut reconnaître qu’elles ne manquent ni de grotesque, ni de pitoyable.
Portugal et Suède
37Je serai très brève pour les deux extrémités de l’Europe, le Portugal et la Suède, qui participent aussi, quoique de manière fort restreinte, à la caricature antinapoléonienne. La production portugaise s’exprime contre Napoléon dans un langage allégorique extrêmement naïf22. Broadley la réduit indûment à une seule caricature, celle du portrait emblématique de Napoléon. Ce dernier s’implanta aussi en Suède où il fut signé par Söderberg. Ce pays n’a cependant pas consacré de production autonome à Napoléon. Les quelques images existantes sont copiées de modèles allemands ou anglais. Des artistes tels que P. O. Adelborg et L. A. F. Almfelt ont réservé leurs efforts satiriques à leur propre souverain Gustave IV Adolphe. Ancrée dans une tradition, cette caricature d’inspiration italienne mériterait une attention particulière.
Conclusion
38Contrairement à l’Angleterre, qui gratifie Napoléon d’un faciès caricatural, le reste de l’Europe ne s’adonne donc qu’exceptionnellement au portrait-charge. Elle préfère s’en tenir au portrait réaliste de l’Empereur pour faire passer la satire ou, tout simplement, à sa silhouette familière de général et à une gestuelle satirique, ce qui devient une formule aisée pour une reconnaissance facile. Il n’est pas nécessaire d’être un artiste pour faire de l’imagerie politique, et une formule adéquate ou quelques traits peuvent suffire pour créer l’illusion de la ressemblance. La production napoléonienne se trouva divisée entre une œuvre artistique, quelquefois trop élaborée pour être comprise (nous l’avons vu avec l’exemple de Schadow), et une imagerie rudimentaire de publiciste dont la candide maladresse ne manque pas de sel.
39L’euro-portrait de Napoléon, qui circula avec des significations diverses dans neuf pays européens, résume les préoccupations dominantes. Parfaitement reconnaissable grâce à son profil classique, l’Empereur n’est pas tourné en dérision mais présenté en masque d’infamie. L’amoncellement de cadavres qui couvre en filigrane son visage, le fleuve sanglant qui forme son cou, convoient l’idée de sa tyrannie, même si le commentaire explique qu’elle est battue en brèche par la vigilance divine et celle des Alliés. Il s’agit d’une image symbolique, encore à l’ancienne, parce qu’elle ne visualise pas totalement ses concepts et parce qu’elle accable plutôt qu’elle ne ridiculise. Elle respecte scrupuleusement le portrait de Napoléon et traduit la ressemblance en termes de similarité et non d’équivalence. Nous sommes ici en présence d’un sérieux pathétique et bien loin de la distorsion spirituelle qui animera la métamorphose en poire de la tête de Louis-Philippe par Philipon. Bien loin aussi de l’imagerie qui, après la chute de Napoléon, se déchaîna avec violence et prit même l’allure d’une imagerie diffamatoire.
40Véritable laboratoire de recherches, la caricature antinapoléonienne est décisive pour l’évolution future de la satire politique imagée. Ne porte-t-elle pas en gestation tout « l’arsenal du caricaturiste » ? Elle accommode à sa manière les genres esthétiques bien établis, susceptibles d’émouvoir tous les publics et elle utilise autant le symbole à décoder que le réel à interpréter symboliquement, autant la désarticulation graphique que le portrait. Elle accède au comique ou au tragique par une panoplie de signes et par des recherches d’expression permettant un éventail caractériel. Le résultat en est l’effroi ou le soulagement du spectateur auquel les événements, les personnages ou les concepts sont présentés en termes de quotidien, sous une forme condensée et directement lisible. Sauf en Angleterre, et dans une certaine mesure en France, l’imagerie n’échappera cependant pas encore à un contexte fortement moralisateur.
41La caricature politique se lance dans la mise au pilori par le ridicule, avec une double conséquence d’une portée européenne : d’une part, le pouvoir est devenu critiquable et cesse d’être perdu dans un lointain inaccessible ; d’autre part, ce genre de critique a déjà son antidote. Comme l’écrit Wiegel à propos des caricatures antinapoléoniennes, les Russes en riaient de tout cœur, mais « étant donné leur bonté et leur grandeur d’âme innée, le rire les désarme presque toujours23 ». C’est peut-être une des explications, avec le besoin de rêve et d’épopée, de la victoire de la légende dorée sur la légende noire.
42L’avenir montrera que cette ambiguïté de la caricature, loin d’être une impasse, enrichira sa palette expressive.
Liste des abréviations utilisées en référence
43BE = A. Bertarelli et P. Arrigoni. Le stampe storiche conservate nella raccolta del Castello Sforzesco. Catalogo descrittivo, Milan, 1932.
44BM = M. D. George. Catalogue of political and personal satires preserved in the department of prints and drawings in the British Museum, VIII et IX, Londres, 1947, 1949.
45BR = A. M. Broadley et J. Holland Rose, Napoleon in caricature 1795-1821, 2 vol., Londres-New York, 1911.
46DE = C. Derozier, La guerre d’indépendance espagnole à travers l’estampe (1808-1814), 2 vol., Lille-Paris, 1976.
47DV = Un siècle d’histoire de France par l’estampe, 1770-1871, Collection de Vinck. Inventaire analytique, IV et V, Paris, 1929, 1938.
48KL = S. A. Klepikov, « Satiricveskie listy 1812-1813 godov. Svodnaja bibliografija » [Les feuilles satiriques des années 1812-1813. Bibliographie cumulative], dans Trudy gos. biblioteki V. I. Lenina, VII, Moscou, 1963, p. 176-352.
49MU = F. Muller, Beredeneerde beschrijving van Nederlandse historieplaten, zinneprenten en historiekaarten III Amsterdam, 1879.
50S = F. Schulze, Die deutsche Napoleon-Karikatur Weimar, 1916.
51VS = G. Van Rijn, Katalogus der historie – spot – en zinneprenten betrekkelijk de geschiedenis van Nederland, verzameld door A. Van. Stolk, VII et VIII, Amsterdam, 1906, 1908.
Notes de bas de page
1 Johann Wolfgang Goethe-Recension einer Anzahl französischer satyrischer Kupferstiche, éd. K. H. Kiefer, Munich, 1988, p. 7. Goethe a commenté 57 cuivres.
2 Ibid., no 31, p. 90-91. Le titre de la gravure : « C’est incroyable 23 000 prisonniers », ponctue l’image d’un jeu de mots tout en lui ajoutant une note propagandiste au sujet du nombre de prisonniers faits à la bataille d’Arcole.
3 Ibid., no 4, p. 34-35. Il s’agit de « l’Arrière Garde du pape ou la frayeur du révérend père caporal » (DV 6892) Goethe témoignera de sa crainte devant la force de la caricature capable de diviser socialement et d’être donc néfaste. Voir D. Kunzle, « Goethe and caricature : From Hogarth to Töpffer », dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 48, Londres, 1985, p. 168 et suiv.
4 M. Peltzer, « L’imagerie populaire russe : conjuration et exorcisme », Stockholm, Institutet för Folklivsforking, 1987 (Communication au 3e congrès du SIEF/UNESCO, The life cycle, Zurich, 8-12 avril 1987). Également publié dans Revue des pays de l’Est, Bruxelles, 1988, 1, p. 49-79.
5 M. Peltzer, « The lubok from the 18th to the 19th century : A change of vision », dans Bild-Kunde-Volks-Kunde, éd. E Kunt, VKO, Miskolc (Hongrie), 1990 (Actes du 3e congrès du Comité de recherche sur l’imagerie populaire du SIEF/UNESCO, Miskolc, 5-10 avril 1988), p. 193-213.
6 M. Peltzer, « Hogarth in Russland », dans Hogarth und die Nachwelt von Lichtenberg bis Hrdlicka, U. Joost & G. Unverfehrt éds., catalogue d’exposition, Université de Göttingen, 1988, p. 32-37.
7 E. H. Gombrich, « The cartoonist’s armoury », dans Meditations on a Hobby Horse and other essays on the theory of art, Londres, 1963, p. 127-142. Sur les parallèles entre la caricature et l’art, voir « Caricature », dans High and Low. Modern art and popular culture, K Varnedoe & A. Gopnik éds., New York, the Museum of Modern Art, 1990, p. 101-151.
8 W. A. Coupe, « Political and religious cartoons of the Thirty Years’ War », dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 25, Londres, 1962, p. 78 et suiv.
9 M. Peltzer, « La caricature russe anti-napoléonienne et le comité de censure de Saint-Pétersbourg », dans Ex Oriente Lux (Mélanges Jean Blankoff), 1, Bruxelles, 1991, p. 253-282.
10 M. Peltzer, « Polemical Prints », dans Bild und Text, L. Petzoldt, 1. Schneider & P. Streng éds., Bratislava, 1993 (Actes de la conférence internationale du Comité de recherche ethnologique sur l’imagerie du SIEF/UNESCO, Innsbruck, 2-6 octobre 1990), p. 169-172.
11 J. Grand-Carteret, Napoléon en images, Paris, 1895, p. 31. Le cheminement de Gillray vis-à-vis de la Révolution et de Napoléon est révélateur ; voir James Gillray. Meisterwerke der Karikatur, éd. H. Guratzsch, catalogue d’exposition, Stuttgart, 1986. Problématique d’apaisement de l’opinion publique évoquée par E. H. Gombrich, « Magic, Myth and Metaphor : Reflections on Pictorial Satire », dans L’Art et les révolutions, Strasbourg, 1990 (Actes du XXVIIe congrès international d’histoire de l’Art, Strasbourg, 1-7 septembre 1989), p. 23-66.
12 Correspondance entre I. P. Odental’et A. Ja. Boulgakov, « Sto let nazad. Pis’ma I. P. Odentalja k A. Ja. Bulgakovu o peterburgskich novostjach i sluchach », dans Russkaja starina, CLI, Saint-Pétersbourg, août 1912, p. 171 ; lettre 66 du 30 août-11 septembre 1812.
13 Pour une comparaison entre les caricatures russe et anglaise, voir M. Peltzer, « Imagerie populaire et caricature La graphique politique anti-napoléonienne en Russie et ses antécédents pétroviens », dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 48, Londres, 1985, p. 189-221, pls. 34-44.
14 À comparer avec « Le crépuscule » du même auteur analysé par H. Fischer dans « Die Kehrseite der Medaille ». Napoleon-Karikaturen aus Deutschland, Frankreich und England, E. Eggs & H. Fischer éds., catalogue d’exposition, Hanovre, 1985, p. 34 et suiv. Cette dernière gravure n’est pas la seule à porter les initiales de l’artiste que l’on retrouve aussi sur « C’est la casquette à Papa », DV 9450.
15 C. Clerc, La caricature contre Napoléon, Paris, 1985, no 169.
16 La notice de J. Döring, dans Bild als Waffe. Mittel und Motive der Karikatur in fünf Jahrhunderten, G Langemeyer, G. Unverfehrt, H. Guratzsch & Ch. Stölzl éds., catalogue d’exposition, Munich, 1984, no 128, p. 182, renvoie à deux versions contrastées marquant l’usage progressif du portrait. Une version conservée à Leipzig (Historisches Museum) traduit un stade intermédiaire.
17 Johann Gottfried Schadow 1764-1850. Bildwerke und Zeichnungen, catalogue d’exposition, Staatliche Museen Berlin, Nationalgalerie, 1964, no 205a Attribution erronée à la France dans de Vinck 8785 et Clerc, op. cit., no 13.
18 H. Mackowsky, Schadows Graphik, Berlin, 1936, p. 41-42.
19 Iconographie de ce thème par G. Unverfehrt, Bild als Waffe, op cit., no 126, p. 180 Ce procédé arcimboldesque fut aussi appliqué à Alexandre 1er dans un but de glorification, avec un texte qui est l’antithèse de celui de Napoléon : « Alexander no peace with France !! » (avril 1814, BR A7, BM 12177). Wellington lui-même sera gratifié d’une version (BM 15691) reproduite notamment dans :). Physick, The Duke of Wellington in caricature, Londres, 1965, no 15 : « Portrait of a noble duke » avec la légende « I should think this head possest some talent for Military affairs » (1829).
20 Feuilles volantes avec un texte religieux (hymnes, laudes, prières) imprimé et accompagné ou non d’une image placée en frontispice.
21 Goût pour l’énigmatique attesté à l’époque en Espagne ; voir E. Harris, « A contemporary review of Goya’s Caprichos », dans The Burlington Magazine, janvier 1964, p. 38-42.
22 À titre d’exemple, Caricatura sobre o annuncio de que as tropas francezas marcham através da Espanha (Lisbonne Arquivo Historico Militar).
23 F. Wiegel, Vospominanija [Mémoires], t. II, Moscou, 1864, p. 71.
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La Caricature entre République et censure
Ce livre est cité par
- Bouyssy, Maïté. (2012) L’urgence, l’horreur, la démocratie. DOI: 10.4000/books.psorbonne.58882
La Caricature entre République et censure
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