« L’Apothéose de Lazare Hoche », par James Gillray (1798) : la Révolution française vue d’Angleterr
p. 29-42
Texte intégral
1L’un des principaux apports des caricaturistes anglais et français du XIXe siècle réside dans la découverte que les événements de la vie quotidienne pouvaient fournir des sujets à la satire politique. Le langage pictural emblématique et allégorique, qui s’était épanoui dans les dessins polémiques à l’époque de la Réforme, était certes encore vivace, mais à côté de ces images complexes et énigmatiques commencèrent à apparaître – d’abord et surtout chez Daumier – des scènes évoquant le monde quotidien du lecteur. L’utilisation d’événements familiers permettait une compréhension rapide et sans doute aussi plus large du message satirique véhiculé par l’image, dans la mesure où aucune connotation intellectuelle ne venait faire obstacle à cette compréhension, alors que l’allégorie satirique nécessitait, tant pour sa conception que pour sa réception, des connaissances précises sur la signification et l’agencement des différents motifs.
2Le choix du procédé utilisé – scènes proches de la réalité ou recours à un réseau de signes allégoriques – n’était fonction ni de l’intention de l’auteur, ni du public auquel il s’adressait. Ainsi, à la même époque et dans une perspective identique, Daumier et Grandville utilisèrent indifféremment des scènes de genre et des dessins allégoriques pour exprimer à travers la satire leur opposition à la monarchie de Juillet1. Ce procédé traditionnel était déjà utilisé en Angleterre autour de 1800 par James Gillray, Thomas Rowlandson et George Cruikshank, qui le perfectionnèrent par la suite. Bien que cette question n’ait pas fait l’objet d’une étude approfondie, il semble néanmoins que la caricature française, à partir de 1830, ait été nettement influencée par les réalisations de l’âge d’or anglais, auxquelles elle emprunta soit des motifs particuliers2, soit, surtout, la technique même du discours satirique.
3Nous étudierons ce procédé traditionnel à travers l’analyse iconographique d’un exemple caractéristique, qui expose en outre le point de vue anglais sur les événements français.
4Le 11 janvier 1798, parut à Londres, dans la maison d’édition de Hannah Humphrey, une eau-forte de grand format (49 x 38 cm), intitulée « The Apotheosis of Hoche » (ill. 21). Cette gravure, exécutée par James Gillray (1757-1815), et qui montre Lazare Hoche trônant sur un arc-en-ciel au milieu d’une multitude grouillante d’éléments divers, a reçu à juste titre les louanges de la critique. Dès 1851, Wright et Evans la considéraient comme l’une des plus belles trouvailles de Gillray et en 1976, Draper Hill y voit « probably the most elaborate political cartoon ever published3 » [probablement le dessin politique le plus élaboré qui ait jamais été publié !. Ces commentaires, tout élogieux qu’ils sont, n’apportent cependant aucune information, ni sur ce qui est précisément représenté ici, ni sur la manière dont l’événement est mis en scène4.
5Lazare Hoche, l’anti-héros de Gillray, né le 25 juin 1768 à Montreuil, avait rejoint en 1789 les rangs de la Révolution. Après une carrière militaire rapide, il prit le commandement de l’armée de Moselle comme général de brigade. C’est sous sa direction que le soulèvement royaliste de Vendée fut écrasé en 1796. Un peu plus tard, le 15 décembre 1796, une flotte de cargos, protégée et soutenue par une escorte de 20 frégates et 17 bateaux de ligne, quitta Brest sous son commandement, avec 15 000 soldats à bord. La destination de cette expédition était l’Irlande, dont la population, majoritairement catholique, devait, avec le soutien de la France, être poussée à la révolte contre la domination anglaise haïe de tous. Une tempête, qui le 27 décembre détruisit le tiers des bateaux dans la baie irlandaise de Bantry et endommagea gravement le reste de la flotte, mit fin à cette tentative de débarquement. Lazare Hoche mourut le 18 septembre 1797 à la tête de l’armée du Rhin et de Moselle, après avoir conquis Wetzlar. Ses obsèques furent célébrées en grande pompe le 1er octobre au Champ-de-Mars à Paris5.
6La biographie esquissée ici contient à la fois la raison profonde et l’événement particulier qui amenèrent Gillray à réaliser cette caricature. La raison fondamentale est son opposition farouche à la Révolution française et à ses conséquences, parmi lesquelles il faut compter les projets de conquête qui furent entretenus jusque dans la période napoléonienne. Le 5 novembre 1793, Gillray avait déjà pris comme sujet d’une caricature l’éventualité d’une attaque de l’Angleterre par la France : de l’île britannique émerge la figure de John Bull qui, d’un pet puissant, détruit la flotte française (ill. 226) : « The French Invasion » [L’invasion française]. La crainte d’une invasion française n’était nullement une obsession personnelle de l’artiste. Dans un discours prononcé le 6 octobre 1796 devant la Chambre des communes, le roi George III avait exprimé sa crainte de voir les Français attaquer par mer et déclencher une révolution intérieure. Tandis que les Tories au pouvoir, sous la direction de William Pitt, discutaient des mesures à prendre pour organiser la défense, les Whigs, conduits par Charles James Fox, exprimaient des doutes quant aux intentions françaises de conquérir l’Angleterre. Dans une caricature intitulée « Promis d’Horrors of the French Invasion » [Horreurs promises de l’invasion française] (ill. 23), Gillray reprit le 20 octobre 1796 cette querelle de politique intérieure, en accusant de haute trahison la politique d’apaisement préconisée par les Whigs : il y montre les crimes qui, au nom de la Révolution, seraient perpétrés contre la famille royale et contre les royalistes après un débarquement français7. Gillray n’était pas le seul à dénoncer en Fox – que l’on voit ici fouettant le Premier Ministre Pitt ligoté à l’arbre de la Liberté – un complice de la Révolution, régicide potentiel, et donc suspect de haute trahison8. Fox lui-même avait conscience du fait que les caricatures dirigées contre lui pouvaient, de par leur caractère public, nuire davantage à ses ambitions politiques que les débats parlementaires ou les articles de la presse d’opposition9. Dans une gravure parue le 26 janvier 1795, Gillray avait ainsi représenté, non la réalité certes, mais une opinion largement répandue en Angleterre (et qu’il avait lui-même fortement contribué à former) quant aux buts poursuivis par les Whigs : Fox se tient sur la côte de la Manche comme un « French Telegraph » [Télégraphe français]. Du bras droit, il lance des signaux lumineux en direction de la flotte française qui quitte le port, tandis que du bras gauche, il indique Londres sans défense dans l’obscurité (ill. 24). Quelque temps auparavant, le 30 décembre 1794 et le 6 janvier 1795, les Whigs étaient intervenus à la Chambre des communes pour prôner la neutralité de la Grande-Bretagne dans la « guerre de Mr. Pitt ». Gillray dénonçait cette attitude comme une trahison, qui ouvrait les Iles Britanniques aux troupes de la Révolution10.
7La crainte d’une invasion française persista cependant, même si l’échec de Hoche dans la baie de Bantry fut commenté triomphalement par Gillray. Son eau-forte « End of the Irish Invasion » [La fin de l’invasion de l’Irlande] (ill. 25) du 20 janvier 1795 montre Pitt et les membres du cabinet Dundas, Grenville et Windham comme les quatre vents détruisant la flotte commandée par les Whigs les plus éminents. Fox sert de figure de proue au vaisseau-amiral, nommé Le Revolutionare [sic]. Le dessinateur mêle ainsi l’actualité historique (l’échec de l’invasion) et la politique intérieure (l’espoir de voir Fox et ses amis sombrer de la même façon que la flotte française11)
8.La crainte de l’invasion française, et par conséquent d’une révolution intérieure, étaient les thèmes dominants de la politique anglaise aux alentours de 1796. En Lazare Hoche, qui avait osé s’attaquer au royaume britannique, s’incarnaient donc des peurs réelles. Pour aucun autre général de la Révolution, pas même Napoléon, n’a été édifié en Angleterre un monument comparable à « L’Apothéose de Lazare Hoche ».
9Si l’on peut voir dans les menaces venant de France l’origine profonde de « L’Apothéose de Lazare Hoche », ce sont les obsèques grandioses de ce général tant exécré, le 1er octobre 1797, qui ont fourni à Gillray le prétexte de cette gravure. Un chroniqueur anonyme en dit que, de toutes les cérémonies révolutionnaires inspirées de l’Antiquité, elle aurait été la plus fidèle aux fêtes romaines et grecques12. Cette cérémonie funèbre a été reproduite dans une gravure de Girardet : devant la figure monumentale de la République, on avait érigé une pyramide sur les côtés de laquelle avaient été gravés les hauts faits du défunt. On y avait ajouté son portrait. Des chœurs vêtus à l’antique chantaient l’Hymne funèbre sur la mort du Général Hoche, composé par Marie-Joseph Chénier et mis en musique par Luigi Cherubini. En voici la première strophe13 :
« Du haut de la voûte éternelle
Jeune héros, reçois nos pleurs,
Que notre douleur solennelle
T’offre des hymnes et des fleurs.
Ah, sur ton urne sépulcrale
Gravons ta gloire et nos regrets
Et que la palme triomphale
S’élève au sein de tes cyprès. »
10Le 11 octobre, furent célébrées simultanément à l’Opéra de Paris et au Théâtre Feydeau des commémorations en l’honneur de Hoche, au cours desquelles fut de nouveau entonné l’Hymne de Chénier.
11S’appuyant sur les comptes rendus de l’époque, Schemann décrit ainsi la mise en scène :
« Tous les moyens imaginables furent mis en œuvre : tableaux vivants et pantomimes, mêlant étrangement des éléments réalistes et symboliques (des jeunes filles et des hommes âgés dans des costumes antiques à côté d’officiers et de soldats portant l’uniforme de l’époque), couronnement d’une urne funéraire avec des palmes et des guirlandes, roulements de tambours et tirs de mousquets. Cette théâtralisation outrancière ne fut pas du goût de tout le monde, si Ton en croit les comptes rendus de l’époque14. »
12Ces cérémonies solennelles ont pu inspirer à Gillray le thème particulier de l’Apothéose, d’autant plus que le premier vers de l’Hymne [« Du haut de la voûte éternelle »] annonçait déjà l’assomption du héros sur un arc-en-ciel. Voici un extrait du texte joint à l’origine à « L’Apothéose de Lazare Hoche », et parodiant la langue hyperbolique de l’Hymne de Chénier :
« The Soul of the Hero arose from the Dust, and reclining on the Tri-Coloured Bow of Heaven, tuned his soft Lyre whilst myriads of Celestials advanced to meet him and [...] chaunted in Chorus. He rises ! The Hero of the new Republic rises [...] while millions of amputated heads charm his virtuous ears with the songs of Liberty !
[L’âme du Héros s’éleva au-dessus de ses cendres et vint se poser sur l’arc-en-ciel tricolore ; il accorda sa douce lyre, tandis que des myriades d’êtres célestes venaient à sa rencontre [...] en chantant en chœur. Il s’élève ! Le Héros de la nouvelle République s’élève [...] tandis que des millions de têtes coupées charment ses vertueuses oreilles d’hymnes à la Liberté15 !] »
13L’auteur de cette description de la résurrection de Hoche, prétendument traduite à partir d’un journal français, est très probablement John Hookham Frere16. Frere était, comme Gillray, l’un des collaborateurs du journal satirique royaliste The Anti-Jacobin, fondé en novembre 1797, et dont le prospectus de lancement affirmait l’ambition de rassembler « the avowed, determined, and irreconcileable enemies of Jacobinism in all its shapes, and in all its degrees » [les ennemis déclarés, déterminés, et irréconciliables du Jacobinisme, sous toutes ses formes et à tous ses degrés17]. De temps à autre, ce cercle proposait des thèmes d’inspiration que Gillray exploitait dans ses caricatures. Ainsi l’idée du « Décalogue Jacobin » qui occupe le tiers supérieur de « L’Apothéose de Lazare Hoche » avait été suggérée à Gillray par Frere18.
14Le texte et l’image représentaient les cérémonies fictives de la résurrection de Lazare Hoche, dont on venait de célébrer les funérailles. Cette fiction était cependant nourrie de réalité. Au-delà de l’événement particulier en effet, Gillray et Frere ont voulu parodier les spectacles de masse des fêtes révolutionnaires françaises qui, avec parfois jusqu’à 300 000 participants, devaient servir de cérémonies pseudo-sacrées et permettre ainsi l’éducation et l’intégration politique des citoyens19. Avec ses processions, ses hymnes, ses prières et sa communion, la cérémonie mise en scène par Jacques-Louis David et célébrée par Robespierre le 8 juin 1794 en l’honneur de l’Être Suprême empruntait son rituel au culte chrétien (ill. 2620). Nous verrons que le dessinateur satirique Gillray se servit de la même méthode que les hommes de la Révolution.
15Le contexte historique de « L’Apothéose de Lazare Hoche » étant à présent défini, nous pouvons maintenant examiner cette gravure de façon plus détaillée. Le jeune héros est assis sur la voûte éternelle Gillray illustre cette formule de Chénier en recourant aux symboles de l’art chrétien. Sa composition suit le schéma archétype du Jugement dernier où le Christ, comme ici Hoche, trône sur un arc-en-ciel dans l’axe vertical du dessin. Dans les deux cas, à droite et à gauche de la figure principale, on voit des bancs de nuages sur lesquels se tiennent des personnages en prière et en adoration. Dans les deux cas aussi, aux pieds de cette assemblée céleste, la terre est ravagée par un combat apocalyptique.
16Cette composition traditionnelle, rigoureusement symétrique, a permis à Gillray d’organiser la multitude apparemment confuse des motifs en une construction picturale qui fait se correspondre les éléments de droite et de gauche. Le deuxième élément structurant le tableau est l’axe de symétrie qui permet de lire la causalité des événements : le regard de Hoche est dirigé vers le haut et rencontre des symboles de la Révolution détournés ici de leur sens – nous aurons à revenir sur cette question – tandis que ses bottes de soldat, trop grandes et trop lourdes pour lui, glissent de ses pieds et tombent sur le sol. Ce double mouvement fait du personnage central le lieu où s’articulent les zones supérieure et inférieure du tableau, structurant ainsi ce qui pourrait apparaître comme une simple juxtaposition de motifs. De plus, Gillray a situé sur cet axe vertical trois images syntagmatiques distinctes (la Révolution, Hoche, la Terre dévastée), dont la combinaison énonce le message suivant : la Révolution a produit des hommes comme Hoche, qui ont semé la guerre dans le pays. Une analyse plus approfondie du vocabulaire et de la syntaxe du langage pictural va nous permettre de vérifier la validité de cette assertion.
17On peut tout d’abord remarquer que le visage et le corps de Hoche ne sont soumis à aucune déformation. Or les Français, vus par les Anglais, avaient généralement une tout autre apparence. Maigres et vêtus de haillons, les traits d’une bestialité repoussante, voilà comment Gillray représentait le Français-type si l’on prend pour exemple la caricature qu’il fit en 1793 du général Dumouriez, compagnon d’armes de Hoche (ill. 2721) : « Dumouriez dining in State at St. James’s » [Dumouriez au dîner d’État du palais St. James]. L’aspect extérieur du personnage reflète sa déchéance physique et morale. Hoche, au contraire, est représenté comme le modèle idéal de l’homme jeune et vigoureux. Les portraits qu’on a de lui, et parmi lesquels Gillray connaissait peut-être la gravure de Lefèbvre (ill. 28), montrent, comme ici, un visage plein22. Que Gillray ait voulu faire de Hoche un portrait ressemblant, ou qu’il ait cherché à le représenter sous les traits idéalisés d’un jeune héros, le personnage qu’il a dessiné, bien que d’une taille démesurée, n’inspire pas la méfiance. De plus, il occupe ici une place qui, dans la tradition iconographique du Jugement dernier, est habituellement celle du Christ.
18Bien entendu, Gillray était loin de vouloir donner de Hoche une image positive ou christique. S’il utilise le schéma traditionnel, c’est en le transformant radicalement. L’arc-en-ciel n’est pas l’arc aux sept couleurs de la Bible, mais un arc « Tri-Coloured », comme l’avait écrit Frere. Certains des exemplaires de l’époque sont en effet en couleurs – et plus précisément tricolores – ce qui tend à imposer l’idée que les événements révolutionnaires constituent une apocalypse pour la France. En outre, Gillray place dans la main de Hoche, non pas la « douce lyre », mais une guillotine, symbole caricatural de la France révolutionnaire. Enfin, la pose désinvolte de Hoche, une jambe repliée et l’autre pendante, ne correspond guère à la représentation conventionnelle du Juge de la Terre. Le modèle est bien plutôt l’Apollon qui joue de la lyre dans le Parnasse de Raphaël, tableau que l’on peut voir à la Stanza della Segnatura du Vatican, et que d’innombrables reproductions gravées avaient largement popularisé (ill. 2923).
19L’identification de Hoche à Apollon24 implique toutefois une valorisation du personnage – ce qui n’était certes pas l’intention de Gillray. Afin d’éliminer tous les doutes possibles, le héros divinisé porte sur les hanches, comme un brigand, deux pistolets glissés dans sa ceinture. Au-dessus de sa tête flotte, telle une auréole sacrée, le nœud coulant du bourreau. Ce n’est pas le Juge du monde, ni le dieu des Muses qui est représenté ici, mais leur antithèse : Hoche apparaît comme le dieu du Mal, comme un Antéchrist révolutionnaire. On le voit, les références à la christologie relèvent ici de l’antiphrase. Mais que signifie l’allusion à Apollon ?
20Le sens de cette citation picturale apparemment insolite s’explique si l’on prend en compte le contexte littéraire. La source biblique du Jugement dernier, thème qui sert de trame à Gillray, est l’Apocalypse de Jean, texte où il puise un certain nombre de motifs, comme nous allons le montrer. C’est également au champ sémantique de l’Apocalypse qu’appartient la figure de son Apollon. Dans l’Apocalypse de Jean IX, 1-11, il est dit que s’ouvrit un abîme et que les animaux des Enfers se répandirent sur la Terre. Le roi de l’armée de l’Enfer était l’« ange de l’abîme » nommé Apollyon, le Destructeur. La similitude phonétique entre les deux noms Apollon et Apollyon, ainsi que la rage apocalyptique de la destruction qui les caractérise, autorisent à insérer l’Apollyon de la fin des temps dans la chaîne d’associations suivante : Hoche est Apoll(y)on, et donc un envoyé de l’Enfer chargé de dévaster la Terre.
21L’anecdote que rapporte le peintre berlinois Friedrich Meier en 1805 montre que le procédé utilisé par Gillray – et que la rhétorique appelle paronomase – pouvait dans d’autres cas aussi donner une sorte de légitimité biblique à la figure de l’ennemi :
« Tout le monde ici, en lisant l’Apocalypse, y trouve des prophéties complètes et précises au sujet de Bonaparte. Récemment, j’ai rencontré un aubergiste qui y cherchait ce nom et disait qu’il devait s’y trouver en toutes lettres... l’ai ri une demi-heure à la pensée que le peuple, dans sa stupidité, identifie spontanément Napoléon à Apollyon. Il faut bien qu’il y ait aussi concordance sur le sens25. »
22La satire exploita elle aussi cette confusion qui résultait de la similitude des noms, et qui suscitait l’hilarité de Meier. Ainsi, en Angleterre, George Cruikshank intitula en 1808 une caricature de Napoléon : « Apollyon, the Devils Generalissimo » [Apollyon, généralissime du Diable]26. Le public qui connaît la Bible et la peinture trouve la justification de cette représentation de Hoche en Destructeur dans la référence qui est faite à une œuvre d’art célèbre, ainsi qu’à l’Apocalypse de Jean. Il peut de plus apprécier toute l’ironie que met Gillray dans cette citation picturale : le belliqueux Hoche-Apollyon, qui bafoue les droits de l’homme, porte le masque d’Apollon, le pacifique dieu des arts, et dans la composition du dessin, il occupe la place qui est celle du souverain luge, le Christ.
23Il n’est toutefois pas nécessaire de faire ce détour par la figure biblique du Destructeur pour constater que Hoche est présenté ici comme l’incarnation de la perversion des valeurs chrétiennes et humanistes. Les innombrables détails qui l’entourent rappellent les actes qu’il a commis, et évoquent la réalité telle que la voit Gillray. Le pays qui s’étend à ses pieds, jonché de cadavres épars, en flammes et totalement dévasté, est désigné par un écusson en bas à droite du dessin comme étant la Vendée – allusion au soulèvement royaliste de Vendée réprimé par Hoche. Venant de la droite, des démons portant des bonnets phrygiens déferlent sur le pays en brandissant des épées, des flambeaux, du poison et des armes. Sur certains exemplaires, quatre d’entre eux sont rehaussés de couleurs. Il est permis de supposer que le nombre de quatre souligné ainsi peut être interprété comme une allusion aux quatre cavaliers dont il est question au sixième chapitre de l’Apocalypse. Le groupe est conduit par une femme squelettique portant une épée de feu et un flacon de poison. Des serpents s’enroulent autour de sa tête, et de ses seins jaillit le jet puissant d’un liquide qui gicle sur la terre. Ce qui pourrait apparaître comme une invention grotesque de Gillray est, ici encore, une combinaison de citations iconographiques détournées de leur sens originel. Lui qui, à travers « L’Apothéose de Lazare Hoche », a parodié les rites des fêtes révolutionnaires, a pu être inspiré par l’une de ces fêtes, notamment celle de l’Unité et de l’Indivisibilité de la République célébrée le 10 août 1793. D’après un projet de Jacques-Louis David, avait été érigée sur la place de la Bastille une fontaine monumentale, la Fontaine ubérale, représentant Isis assise. De ses seins jaillissaient des jets d’eau auxquels buvaient 86 vieillards représentant les 86 départements. Le sens symbolique de cette scène est donné par le programme de la cérémonie : divinité procréatrice et nourricière, Isis symbolisait ici la mère nourricière de la nation révolutionnaire27. Une gravure allégorique de Ruotte évoque également cette fête (ill. 30) : au-dessus de l’Autel de la Patrie, l’Égalité et la Liberté se tendent les mains ; plus haut se trouve, non pas Isis, mais une divinité analogue, Diane d’Éphèse, qui presse deux de ses nombreux seins et en fait jaillir un lait nourricier28. Des représentations similaires, ainsi que le compte rendu de la fête publié par Jacques-Louis David, peuvent avoir été transmis en Angleterre, et avoir fourni à Gillray le motif en question29
24Le jet de lait nourricier relève d’une tradition picturale plus ancienne. Dans l’Iconologia de Cesare Ripa, souvent rééditée depuis 1593, jaillissent, des seins de la Bonté personnifiée, Grammaire et Nature, nourritures du corps aussi bien que de l’esprit30. Lascivia/Luxuria était représentée de façon identique depuis le XVIe siècle (ill. 31), de même que la Philosophie, Mater Haeresium31. C’est dans ce deuxième champ sémantique à connotations péjoratives que s’insère le motif de la tête entourée de serpents – qu’il s’agisse de celle de la Méduse, dont le regard était mortel, ou de celle du Péché, que Gillray avait personnifié en 1792 sous les traits d’une vieille femme famélique aux cheveux de serpents32. Toujours est-il qu’ici elle doit être comprise comme celle qui nourrit la Terre avec les fausses valeurs de la pensée révolutionnaire, dont ne résulteront que frénésie et désastres.
25À ce groupe de l’Apocalypse situé sur la droite, correspond à gauche une bande d’angelots potelés coiffés de bonnets phrygiens. Ils font pleuvoir sur la Terre des assignats et des mandats territoriaux. C’est la politique financière inflationniste de la France qui est ici stigmatisée, ainsi que la tentative de financer les dépenses croissantes de l’État par des obligations qui, entre 1789 et 1796, ont chuté à 1/1000ème de leur valeur nominale33. Si le groupe apocalyptique, à droite de l’image, représente la déchéance morale et la destruction violente du pays, le groupe de gauche symbolise sa ruine économique.
26La zone moyenne du ciel semble s’opposer aux malheurs qui dévastent la Terre. Hoche est nimbé d’une auréole d’anges, disposés en cinq cercles concentriques. Venant de la droite et de la gauche de l’image, les armées célestes se dirigent vers lui, portées par deux bancs de nuages. Examinée de plus près, la scène tourne à la satire sanglante – au sens premier du terme. Les personnages qui s’approchent de Hoche par la gauche, décharnés et sans culottes, correspondent au type du sans-culotte dépeint par Gillray. Certains portent des armes, d’autres des tablettes qui les désignent par leur nom ou par un signe caractéristique : les « martyrs » Barbaroux, Condorcet, Louvet de Couvrai, Pétion, Roland ou Marat furent à la fois des apôtres et des victimes de la Révolution34. Autres victimes, les innombrables guillotinés anonymes que l’on voit sur la droite de l’image, tournés vers Hoche dans une attitude de prière ; ils tiennent à la main leur bonnet phrygien et portent des palmes en signe de martyre. Ce sont leurs têtes tranchées, au cou encore sanguinolent, qui forment l’auréole d’anges nimbant la tête de Hoche. Comme l’indiquent les titres de trois livres de chant choral, ils chantent la Marseillaise et clament le cri de lutte révolutionnaire « Ça ira ».
27Un examen plus approfondi des personnages porteurs de palmes montre combien la zone moyenne de l’image est ancrée dans l’iconographie de l’Apocalypse. La source dont s’inspire Gillray est le Cantique des 144.000 Élus (Apocalypse de Jean XIV, 1-5), thème que Dürer avait magistralement exploité dans une de ses gravures sur bois consacrées à l’Apocalypse (ill. 32). Chez lui comme chez Gillray, les Élus se tiennent sur un nuage, portent des palmes, et sont en adoration, tournés vers l’Agnus Dei ou vers le faux Christ Hoche. Bien entendu, Gillray utilise son modèle à rebours : le chœur n’est pas ici composé de ceux auxquels la Rédemption ouvre les portes du Paradis, mais de ceux qui ont été condamnés à la guillotine.
28Le tiers supérieur du dessin est dominé par une construction monumentale vers laquelle Hoche tourne des regards extatiques. Flanquées d’êtres imaginaires à quatre têtes et de faisceaux de licteurs, deux tablettes terminées en demi-cercle flottent sur les nuages ; un triangle les couronne, lui-même entouré d’un double faisceau de rayons. Disposées en demi-cercle, trois rangées de têtes ailées surmontent l’ensemble de la composition.
29Nous commencerons à décrypter cette construction en apparence étrange en examinant tout d’abord les figures animales. Quatre animaux ayant chacun quatre ailes et quatre visages – celui d’un homme, d’un lion, d’un bœuf et d’un aigle – sont apparus au prophète Ézéchiel (Ézéchiel 1,4). Ce sont les Chérubins qui, d’après l’Apocalypse, siègent sur le trône de Dieu : « Et les animaux rendaient gloire et honneur et actions de grâces à Celui qui était assis sur le trône, à Celui qui vit aux siècles des siècles. » (Apocalypse de Jean IV, 9). Chez Gillray, ce n’est pas vers la figure de Dieu que se tournent les Chérubins, mais vers un triangle qui, dans l’art chrétien, symbolise la Trinité (ill. 33). Les visages sont différents de ceux de leurs modèles bibliques, et ressemblent à ceux d’un bouc, d’un singe, d’un âne, d’une oie, d’un tigre, d’un serpent, d’un crocodile et d’un coq – donc d’animaux qui, traditionnellement, sont considérés comme les symboles de la bêtise, de la férocité sanguinaire, de la luxure, ou d’un quelconque autre vice35. Le chœur des anges qui entoure ce groupe est lui aussi composé de boucs, d’ânes et de singes.
30Pour comprendre la symbolique spécifique de ces animaux, on peut faire appel à une caricature que Gillray réalisa en 1803, et qui se réfère à l’art héraldique : « The Arms of France » [Les armoiries de la France] (ill. 34). On y voit un singe et un tigre tenant l’écu central, et un sanglier ornant le heaume. En outre, les mots « Athéisme » et « Désolation » sont inscrits sur les drapeaux tricolores que portent le singe et le tigre36. Gillray semble se référer ici à une lettre de Voltaire. C’est lui qui en effet avait, en 1766, partagé la nation française en deux espèces, les singes inutiles qui se moquent de tout et les tigres assoiffés de sang37. Une guillotine tient lieu d’armoiries38.
31Si on la compare avec celle des « Armoiries de la France », il apparaît nettement que la construction de « L’Apothéose de Lazare Hoche » présente elle aussi une structure héraldique : tels les animaux porte-enseigne, les faux Chérubins encadrent un blason qui ici a la forme d’une double tablette ; au-dessus de ce blason, le triangle tient lieu de heaume. L’inscription « Equality » remplace ici le tétragramme hébraïque, fréquent dans la symbolique chrétienne, et qui désigne Jéhovah (cf. ill. 33). L’œil de Dieu inscrit dans le triangle, signe de son omniscience et de son omniprésence, est une variante du symbole de la trinité. Utilisé dès le XVIIe siècle comme symbole laïcisé de la vigilance et de la sagesse du gouvernement39, l’œil dans le triangle fut repris dans la symbolique de la Révolution française et désigna dès lors la raison et la sagesse de la Constitution40.
32Ce signe est fréquemment utilisé comme symbole de la Constitution sur les vignettes révolutionnaires (ill. 35, cf. aussi ill. 36 et 3941). Assise sous cet emblème, la Liberté tend une couronne de laurier au Génie de la France qui s’avance vers elle. De l’autre bras elle s’appuie sur un faisceau de verges, et elle tient à la main une perche au bout de laquelle est piqué un bonnet phrygien. Par un ajout en apparence anodin, le symbole du triangle, à l’origine chrétien, est devenu un emblème caractéristique des idéaux révolutionnaires, comme on le voit du reste chez Gillray : du sommet du triangle tombe un fil à plomb. Ainsi, le signe abstrait est devenu un objet utilitaire permettant de déterminer l’horizontale, et celui-ci à son tour se transforme en un symbole : celui de l’Égalité. Le triangle fil à plomb (l’Égalité), le bonnet phrygien (la Liberté) et les faisceaux (la Fraternité) forment la « Trinité républicaine », qu’on trouve représentée soit sous une forme sobrement emblématique (ill. 3642), soit dans des allégories plus élaborées, comme dans le tableau de Jean-Baptiste Regnault de 1795, La Liberté ou la Mort (ill. 3743).
33Cette Trinité Républicaine rassemble, sous forme de dessins faciles à retenir, les principes des droits de l’homme. Gillray y vit au contraire les symboles d’un gouvernement immoral et sanglant. Ainsi, dans la zone inférieure et moyenne de l’image, les acteurs et les victimes de la Révolution sont désignés par leur bonnet phrygien, et le symbole de l’Égalité n’est pas auréolé par la lumière de la raison, mais encerclé par une double rangée de baïonnettes et de poignards. Les faisceaux de verges, à gauche et à droite des tablettes, ne ressemblent guère au symbole habituel de la Fraternité (cf. ill. 35-37), car ici, conformément au modèle des faisceaux romains, ils comportent une hache. Les faisceaux portés par les licteurs symbolisaient le droit de vie et de mort ; emblèmes d’un pouvoir absolu, ils s’opposaient donc radicalement à l’idée de Fraternité. C’est en ce sens, du reste, que l’image des faisceaux a été utilisée, à l’époque moderne, dans les représentations allégoriques de la puissance44.
34Dans l’art révolutionnaire, les symboles de la Trinité Républicaine sont déjà associés à l’image des doubles tablettes. Une vignette confère même à ces tablettes une valeur quasi sacrée : comme un retable, elles sont posées sur un socle contre lequel s’appuient le fil à plomb et les faisceaux de verges. À gauche, la République personnifiée est coiffée d’un bonnet phrygien (ill. 3845). L’art chrétien nous apprend que les doubles tablettes terminées en arc de cercle, comme c’est le cas ici et chez Gillray, doivent être l’objet d’une vénération particulière, car c’est la forme traditionnelle des Tables de la Loi que Moïse a reçues de Dieu.
35Les symboles combinés par Gillray dans le tiers supérieur du dessin sont donc empruntés à la symbolique révolutionnaire, qui a elle-même laïcisé la plupart des symboles et des rituels chrétiens46. Les éléments que Gillray a réunis dans sa composition ne provenaient pas de sources éparses, mais se trouvaient déjà présentés ensemble dans la gravure réalisée le 26 août 1789 par Le Barbier, pour illustrer la Déclaration des Droits de l’Homme (ill. 39). Chez Gillray cependant, les deux faux Chérubins ont pris la place des deux génies allongés sur une architrave47. La façon dont est disposé le triangle (représenté chez Le Barbier avec un œil, et chez Gillray sous forme d’un fil à plomb) par rapport aux tablettes, ainsi que l’utilisation des faisceaux (faisceaux de verges dans un cas, faisceaux de licteurs dans l’autre) comme éléments de composition verticale soulignent la similitude structurelle et thématique48.
36La Déclaration des Droits de l’Homme règle en dix-huit articles « les droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme », ainsi que le proclame le préambule. Inscrits sur les Tables de la Loi de Moïse, les Droits de l’Homme voient leur caractère sacré et éternel attesté et renforcé par différents moyens picturaux. Gillray utilise cette forme, mais il en modifie radicalement le contenu, lorsqu’il présente comme lois sacrées de la Révolution un Décalogue travesti en son contraire : « Thou shalt Murder. Thou shalt commit Adultery. Thou shalt Steal. Thou shalt hear false Witness ». [Tu tueras. Tu commettras l’adultère. Tu voleras. Tu porteras de faux témoignages], Et ainsi de suite. Recouvert en partie par les ailes du Chérubin placé sur la gauche, le début du texte délivre le message suivant : « No other God but me » [Pas d’autre Dieu que moil, ce qui, attribué au personnage divinisé qu’est Hoche, est l’expression d’une prétention blasphématoire. Ce détournement du Décalogue va bien au-delà d’une simple réaction satirique face à la déchristianisation décrétée en France et face à l’instauration du culte révolutionnaire de la Raison. Gillray accuse plutôt la France de son époque d’être une nation de criminels, qui, sous la conduite d’hommes tels que leur dieu Lazare Hoche, ont élevé le vol, le meurtre, le parjure et le sacrilège au rang de lois suprêmes.
37Pour orienter et renforcer des sentiments anti-français, Gillray se sert d’un langage symbolique familier à ses contemporains, grâce aux emprunts qu’il fait soit à l’art chrétien, soit à la symbolique révolutionnaire – celle-ci s’étant elle-même approprié des modèles chrétiens. Le recours à des citations formelles fait partie des arguments couramment utilisés lorsqu’un message est véhiculé par l’image. Il faut toutefois établir des distinctions. L’art révolutionnaire emprunte à l’art chrétien aussi bien des formes traditionnelles que leur contenu, dans une version évidemment laïcisée. Ainsi les Droits de l’Homme sont énoncés sur des tables semblables à celles que Dieu a confiées à Moïse, mais il s’agit d’un droit institué par les hommes, non d’un droit d’essence divine. Gillray au contraire esquisse à l’aide de moyens identiques un monde démoniaque, aux antipodes du modèle dont il s’inspire. L’opposition entre la forme et son contenu, entre les signes positifs et leur interprétation négative, renforce la puissance satirique de l’image par l’effet de surprise qui naît d’une lecture attentive. L’emphase formelle et la vérité que suggère l’artiste se contredisent mutuellement. L’Apothéose tourne ainsi au rabaissement.
38En donnant à son dessin violemment antirévolutionnaire le titre d’Apothéose – apothéose, précisément, de cette révolution, ou tout au moins d’un de ses héros –, Gillray a rajouté encore une pointe satirique et politique. Vénérer le gouvernant comme un dieu est une tradition héritée des hautes cultures orientales49. Cette vénération apparaît en particulier dans le culte que les Romains vouaient à leur empereur, et se caractérise par l’assomption de l’Imperator, qui prenait dès lors place parmi les dieux. Au XVIe siècle, la cour du roi de France emprunta des éléments formels au cérémonial romain du culte de l’empereur, et la France devint ainsi la mère de l’art moderne de l’Apothéose. Le premier exemple illustre est l’Apothéose de Henri IV, tableau qui fait partie du Cycle des Médicis et qui, réalisé par Rubens entre 1621 et 1625, est entièrement composé d’éléments empruntés à l’Antiquité50. Par la suite, de nombreuses Apothéoses virent le jour, en France et hors de France. L’Angleterre ne participa pas à cette forme de glorification des gouvernants par la peinture. L’Apothéose de Jacques Ier, œuvre que Rubens réalisa en 1630 et qui orne le plafond de la Banqueting House à Whitehall, constitue certes un exemple précoce et significatif (ill. 40), mais c’est le seul tableau de ce genre51. La situation politique tout à fait particulière de l’Angleterre n’était pas favorable à l’exploitation d’un tel thème. Avec la décapitation de Charles Ier et la proclamation d’un Commonwealth républicain par Oliver Cromwell en 1649, le pouvoir monarchique avait été singulièrement réduit par l’action du Parlement. Le Bill of Rights signé en 1689 déclara que le Roi et le Parlement étaient des organes constitutionnels rigoureusement égaux en droits. À l’exception d’une brève période de Restauration52, avec l’arrivée au pouvoir de George III en 1760, le Parlement continua d’étendre ses droits. Face à la perte de pouvoir de la Couronne, l’Apothéose d’un dirigeant anglais aurait été perçue comme une contradiction en soi.
39À travers son « Apothéose de Lazare Hoche », Gillray caricature aussi une tradition qui avait été recréée en France, puis reprise de manière consciente par les meneurs de la Révolution53, comme le montre de manière exemplaire la commémoration en l’honneur de Hoche. En accordant à un général décrit comme démoniaque et dépravé des honneurs jusque-là réservés au pouvoir absolu, il souligne implicitement la supériorité de la monarchie constitutionnelle anglaise. La représentation de Hoche sous les traits d’Apollon ne va pas sans rappeler la symbolique apollinienne qui caractérise le culte de Louis XIV, monarque absolu.
40« L’Apothéose de Lazare Hoche » de Gillray est un exemple particulièrement significatif de la manière dont des citations formelles peuvent être intégrées à un cadre historique, et des modifications qu’on peut faire subir à leur contenu. D’autres exemples – que Gillray ne pouvait prévoir – sont offerts par les apothéoses de l’ère napoléonienne. Napoléon, qui voulait renouer avec la tradition des empereurs romains, souligna à plusieurs reprises cette prétention par des emprunts à l’art romain et au culte des Césars. L’Apothéose des héros français, peinte en 1801 par Girodet et présentée comme une glorification de Napoléon (ill. 41), rassemble une fois encore des généraux des armées révolutionnaires, et parmi eux Lazare Hoche. Le peintre les montre, selon ses propres paroles, accédant à l’Élysée sous la conduite de la Déesse des Victoires. « Là, les esprits d’Ossian et de ses vaillants guerriers accourent à leur rencontre pour préparer en leur honneur une fête de la paix et de l’amitié en ce lieu de l’immortalité et de la gloire54 ». Il ne faut toutefois pas se fier à l’aspect solennel de cette scène. Girodet reprit sa peinture en 1802, et dans cette nouvelle version les héros de la Révolution, l’air abattu, conduits par l’aigle de la légion déplumé, accèdent non à l’Élysée, mais au royaume des ombres55. Peu de modifications suffisent à Girodet pour transformer en satire l’apothéose d’origine.
41La technique de Gillray et de Girodet, qui consiste à produire le ridicule en utilisant les procédés de la glorification, est aujourd’hui encore exploitée dans la caricature56. Louis-Philippe représenté en Hercule farnésien (ill. 4257) apparaît ainsi comme le digne descendant de Lazare Hoche. C’est également le point final – en forme de poire, bien entendu – de cette étude.
Notes de bas de page
1 L’opposition peut difficilement être plus forte qu’entre la planche 415 (Grandville) et la planche 420 (Daumier), qui parurent respectivement le 21 août et le 11 septembre 1834 dans La Caricature (cf. catalogue d’exposition de Göttingen 1980, nos 94 et 96).
2 Cf. la contribution de Jürgen Döring dans ce volume.
3 Wright/Evans 1852, no 219 ; Hill 1976, no 55.
4 Les faits historiques essentiels ont été réunis par Dorothy George dans le Catalogue of Political and Personal Satires du British Museum : BM 9156. L’ouvrage de Hill 1976 se fonde sur ces notes. J’ai donné une brève interprétation de ce dessin dans le catalogue d’exposition de Göttingen 1975, p. 23 et suiv.
5 Sur Hoche, voir G. Girard, La vie de Lazare Hoche, Paris 1926 ; Μ. A. Fabre, Hoche. L’enfant de la victoire Paris 1947 ; sur l’invasion : G Escande, Hoche en Irlande, Paris 1888 ; E. H. Stuart Jones, An Invasion that Failed, Oxford 1950.
6 BM 8346.
7 BM 8826 ; George 1959, t. II p. 24 et suiv ; Hasse/Unverfehrt 1986, no 83.
8 Voir J. W. Derry, Charles James Fox, London 1972 p. 293 et suiv.
9 Citation chez George 1959, t. I, p. 169.
10 BM 8612 ; George 1959, t. II, p. 13 ; Hill 1976, no 47.
11 BM 8979 ; George 1959, t. II, p. 27 Hill 1976, no 47 ; Hasse/Unverfehrt 1986, no 90
12 Moderne Biographien [...] Aus dem Französischen frey übersetzt […] von Karl Reichard 3ème partie. Leipzig 1811, p. 149 Les sources historiques concernant la cérémonie funéraire de Hoche ont été établies par L. Schemann, Cherubini, Leipzig 1925, p. 611 et suiv. Les funérailles de Barras et de Viala en 1793 sont comparables ; le compte rendu officiel est transmis en allemand par K. Scheinfuss, Von Brutus zu Marat. Kunst im Nationalkonvent 1789-1795, Dresden 1973, p. 105 et suiv.
13 Texte intégral chez Schemann (voir note 12), p. 612.
14 Schemann (voir note 12), p. 611.
15 Cité d’après Hill 1965 p 59 ; également Hill 1976, p. 69.
16 Voir BM 9156 et Hill 1965, p. 68. Un exemplaire du texte se trouve à Londres, Bibliothèque de la Chambre des lords, Collection Gillray.
17 Cité d’après George 1959, t. II, p. 32 Sur l’activité de Gillray dans le cercle des Anti-Jacobins, voir Hill 1965, p. 64 et suiv.
18 Voir la lettre de Frere à Sneyd de décembre 1797, citée chez Hill 1965, p. 68.
19 La fonction éducative des fêtes révolutionnaires fut énergiquement défendue par Robespierre et Mirabeau, voir Scheinfuss (note 12), pp. 90-93. Plus généralement, voir Les Fêtes de la Révolution, Catalogue d’exposition de Clermont-Ferrand 1974 ; M Ozouf, La Fête révolutionnaire 1789-1799, Paris 1976 ; M-L. Biver, Fêtes révolutionnaires à Paris (1789-1806), Paris 1980.
20 Voir Ozouf (note 19), p. 125 et suiv.
21 BM 8318. Sur le contexte historique, voir Hill 1976, no 30. Ce type avait déjà été élaboré par Hogarth dans la gravure « Gate of Calais », 1748/49 (Paulson 1965, no 180). Sur le type du sans-culotte, voir louve 1978, p. 187 et suiv.
22 Hoche lui-même trouvait que son portrait le plus ressemblant était un dessin au fusain de Ursule Bose (reproduit en frontispice chez Stuart Jones [voir note 5] avec l’appréciation de Hoche). La statue de marbre réalisée par Aimé Milhomme en 1806 pour le château de Versailles représente Hoche en guerrier romain, et se rapproche donc de la conception idéalisante de Gillray (Versailles. Musée de l’Histoire de France. Guide du visiteur Paris 1970, p. 202 et ill.).
23 Voir A. Oberheide, Der Einfluss Marcantonio Raimondis auf die nordische Kunst des 16. Jahrhunderts unter besonderer Berücksichtigung der Graphik, Hamburg 1933, p. 56 et suiv. ; E. Schröter, Die Ikonographie des Themas Parnass vor Raffael. Hildesheim/New York 1977, note 1198 (avec une liste des œuvres influencées par Marcanton).
24 Nicole Villa se demanda lors du colloque de Francfort si Gillray n’avait pas fait allusion à Orphée plutôt qu’à Apollon Comme je le montre par la suite, la citation d’Apollon s’intègre dans la structure d’ensemble de « L’Apothéose de Hoche » (ce qui n’est pas le cas d’Orphée).
25 Cité d’après E. Klessmann, Deutschland unter Napoleon in Augenzeugenberichten, Düsseldorf 1965, p. 50.
26 BM 11044. Deux caricatures allemandes de 1813 et 1815, dirigées contre Napoléon, renvoient à l’Apocalypse de Jean IX, 11 (c’est dans ce verset qu’Apollyon est mentionné). Le texte joint à la première commence par les mots « Napoleon (oder Apollyon)… ». Voir Schulze 1916, pl. 10/11 et ill 41.
27 Voir Ozouf (note 19), p. 99 et suiv.
28 À propos de la gravure de Ruotte, voir R. L. Herbert, David, Voltaire, Brutus, and the French Revolution, London 1972, p. 99.
29 Compte rendu traduit intégralement en allemand chez Scheinfuss (note 12), p. 97 et suiv.
30 Voir G. Bandmann, Melancholie und Musik Ikonographische Studien, Köln/Opladen 1960, p. 105 et suiv.
31 Voir Bandmann (note 30), p. 108 ; L. Möller, « Bildgeschichtliche Studien zu Stammbuchbildern », dans Jahrbuch der Hamburger Kunstsammlung 1/1948, p. 30 et suiv.
32 BM 8105. La chevelure de serpents manque dans le modèle utilisé par Gillray une illustration de Milton par Hogarth. Voir George 1959, t. I, p. 217 et pl. 90/91.
33 Voir S. A. Falkner, Das Papiergeld der Franzosischen Revolution, München/Leipzig 1924 ; S. E. Harris, The Assignats, Cambridge/Mass 1930.
34 À l’exception de Marat, il s’agit de girondins connus, qui furent guillotinés après le soulèvement des sans-culottes en 1793, ou qui échappèrent à l’exécution en se suicidant.
35 Sur l’utilisation satirique de caractéristiques animales, voir Bauer 1974, passim.
36 BM 10090 ; voir George 1959, t. II, p. 70, et catalogue d’exposition de Gottingen 1975 no 2.
37 Voltaire à Mme du Deffand, 21 novembre 1766. Citation chez George 1959, t. II, p. 70, note 2.
38 Une caricature anonyme du milieu des années 90 représente avec une précision presque surréaliste, devant une forêt de guillotines, Robespierre coupant la tête à un bourreau, après avoir décapité tous les autres Français (voir Philippe 1980, p. 128).
39 Voir H. Aurenhammer, Lexikon der christlichen Ikonographie, t. I, Wien 1959/67, p. 259 ; Reallexikon zur deutschen Kunstgeschichte, t. I, Stuttgart 1937, col. 1243 et suiv.
40 Voir R. Liebenwein-Krämer, Säkularisierung und Sakralisierung. Studien zum Bedeutungswandel christlicher Bildformen und der Kunst des 19. Jahrhunderts, Frankfurt 1977, p. 158.
41 A. Boppe/M. R. Bonnet, Les vignettes emblématiques sous la Révolution Paris/Nancy 1911, p. 21.
42 Ibid., p. 8.
43 De David à Delacroix La peinture française de 1774 à 1830, Catalogue d’exposition du Grand Palais, Paris 1974/75, no 150.
44 Sur la forme et la signification des faisceaux, voir A Middeldorf-Kosegarten, in Reallexikon zur deutschen Kunstgeschichte, t. VII, München 1981, col. 461 et suiv, et surtout col. 487 et suiv.
45 Boppe/Bonnet (note 41) p. 50.
46 Voir Liebenwein-Krämer (note 40), p. 159 et suiv.
47 La silhouette féminine à gauche, tenant dans les mains une chaîne brisée, symbolise la France libérée. Elle porte une couronne et sur les épaules le manteau de couronnement des Bourbons — signes que la forme de l’État était alors une monarchie constitutionnelle. La figure opposée, interprétée par Liebenwein-Krämer comme « allégorie du droit » (note 40, p. 160), renvoie d’une part au texte des Droits de l’Homme, d’autre part au sceptre sur l’œil figurant dans le triangle. L’emblématique connaît la combinaison du sceptre et de l’œil comme symbole de l’équité toujours attentive (voir A. Henkel/A. Schöne, Emblemata, Stuttgart 1978, col. 1266)
48 L’encadrement des tablettes par des faisceaux figure sur une « feuille de calendrier » de 1794 qui respecte la division républicaine du temps décrétée le 15 novembre 1793 ; voir Liebenwein-Krämer (note 40), p. 161 et ill.
49 Voir le mot Apotheose in Reallexikon zur deutschen Kunstgeschichte (note 39), t. I, col. 842 et suiv., ainsi que O. von Simson, Zur Genealogie der weltlichen Apotheose im Barock, Strassburg 1936.
50 Voir Simson (note 49), p. 245 et suiv., ainsi que J. Thullier/J. Foucart, Rubens’ Life of Maria de Medici, New York 1969.
51 Voir R. Strong, Britannia Triumphans. Inigo Jones, Rubens and Whitehall Palace, London 1980, p. 52 et suiv. Sur la genèse et le programme d’ensemble, voir J. S. Held, The Oil-Sketches of Peter Paul Rubens, t. I, Princeton 1980, p. 185 et suiv.
52 Les Anglais appellent « Restoration » le retour des Stuart en 1660. Ici, il s’agit plutôt d’une période de Réaction. (N.D.L.R.).
53 Voir Liebenwein-Kämer (note 40), p. 142 et suiv.
54 Commentaire de Girodet dans le catalogue du Salon de 1802, cité ici d’après la traduction allemande dans Ossian und die Kunst um 1800. Catalogue d’exposition Kunsthalle Hamburg 1974, no 88.
55 Ibid., no 89 et ill.
56 Voir Langemeyer 1984, p. 203 et passim.
57 La Caricature, 1er mai 1834.
Auteur
Séminaire d’Histoire de l’art – Göttingen
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014