Innovation et influence de la satire graphique anglaise au XVIIIe siècle
p. 22-28
Texte intégral
1En moins d’un siècle, la satire graphique anglaise est passée d’un état d’art tributaire d’autres formes d’expression à celui d’un langage autonome, s’étant dotée à la fois d’une technique particulière et d’une identité nationale clairement identifiable. Au début du XVIIIe siècle, sur le plan stylistique, prédominait l’influence hollandaise, introduite largement grâce à Guillaume d’Orange et à la reine Marie. Les techniques de gravure pouvaient être fines, mais le discours était entièrement tributaire, dans sa conception, des formes littéraires polémiques. On transférait dans l’image une démarche logique séquentielle ; la seule différence résidait en ce que, contrairement aux textes, l’œuvre picturale devait présenter simultanément la totalité des moments de la démonstration. Déchiffrer une gravure de cet ordre consistait quasiment en une traduction en langage linguistique. Souvent, d’ailleurs, ces œuvres étaient publiées dans la presse ou accompagnées d’un long texte élucidant le sujet ; quelquefois des numéros y figuraient, renvoyant explicitement à des légendes (ill. 12).
2Le terme de satire « emblématique », parfois utilisé pour désigner cette catégorie d’œuvre, est très approprié. Même lorsque les œuvres ne se réfèrent pas directement à un texte d’accompagnement, leur conception même est culturellement conforme à l’ancienne symbolique. Le choix d’un élément de l’image est largement, voire entièrement, déterminé par une série de références à un code symbolique préexistant. C’est cet ensemble de valeurs symboliques, et non la logique intrinsèque du sujet apparent de l’œuvre, qui conditionne la composition. De nombreuses gravures très estimables ont ainsi été composées. Les limites du genre sont évidentes : son public potentiel est limité à ceux qui sont culturellement aptes à déchiffrer le rébus complexe. On ne sort pas des contraintes élitistes qui sont celles de l’art de cette époque : c’est un discours d’initiés pour initiés.
3Les premiers soubresauts d’une évolution apparaissent dans des œuvres qui tentent d’opérer un véritable transfert du domaine linguistique au domaine iconique. Cela prend, au début, les formes primaires de l’invective pictographique. Représenter Henry Fox par un homme à tête de renard suffit à faire le bonheur de ces timides pionniers. Certes, le nom s’est fait image, mais celle-ci, par son absence de composition autonome, renvoie au nom et au code du « renard fourbe », donc au domaine du mot et de la tradition orale. Dans les années 1780, pour situer la différence, le jeune Gillray transposera la fable du Renard et les raisins en une image qui, si elle est référencée, aura une prégnance picturale suffisante pour pouvoir, au moins partiellement, se passer d’un recours au texte.
4Ce qui situera la différence entre l’Angleterre et, notamment, la France à la fin du siècle, c’est le fait qu’une remise en cause totale des formes aura lieu de l’autre côté de la Manche, alors que la France demeurera, malgré quelques évolutions, liée à une tradition satirique encore dans la ligne de ce que nous venons de décrire. Ne cherche-t-on pas à recruter l’excellent David pour composer des dessins polémiques ? La vigueur et l’efficacité de la gravure anglaise satirique se mesurent à son influence partout en Europe. Les meilleures compositions sont exportées ou copiées et, au tournant du siècle, la revue allemande London und Paris rend compte pour ses lecteurs de l’actualité de la caricature et reproduit régulièrement des gravures anglaises. Cette vitalité exemplaire est due à une double mutation, dans le domaine de l’attitude à l’égard de la satire d’une part, et d’autre part dans celui du style et de la technique.
5Si les Anglais ont, en effet, inventé la caricature politique et sociale moderne, c’est largement en raison d’une évolution de leur conception même de cet art.)e n’insisterai guère, dans cet exposé, sur les conditions de production, bien qu’il s’agisse d’un facteur fondamental dans cette mutation1. Je rappellerai simplement que les caricaturistes et les marchands d’estampes étaient intimement liés à la City et à ses valeurs bourgeoises, et que, par ailleurs, publiées en feuilles volantes, les gravures satiriques s’étaient affranchies des contraintes stylistiques et politiques liées à la publication dans la presse. La liberté d’expression, affranchie de toute censure, a été la condition essentielle d’une recherche audacieuse, dans la forme aussi bien que dans le fond, qui a donné aux générations futures l’outil polémique redoutable que nous connaissons.
6Le caractère bourgeois de la caricature, qui est tout le contraire d’un embourgeoisement, lui permet de se dégager des contraintes académiques des arts de représentation encore largement dominés, en Grande-Bretagne, par les théories néo-classiques du début du siècle. Il convient de rappeler le rôle de Hogarth dans cette évolution sociale. Les règles de mesure perdent donc de leur sacro-sainte importance. En outre, le pragmatisme bourgeois s’accommode mal des formes intellectuellement trop élaborées et des symbolismes trop sophistiqués. Les caricaturistes vont apprendre à traiter des sujets concrets, et même la symbolique découlera maintenant d’une logique interne à l’œuvre. Cela n’exclut pas l’ambition, comme nous le verrons, ni même la rupture avec l’héritage culturel. Ce qui aura changé, c’est l’attitude à l’égard de celui-ci : il ne fera plus l’objet d’un respect automatique.
7Les cibles choisies se précisent. Le général, néo-classique, cède au particulier. Dans l’ancienne gravure, même la représentation d’un individu spécifique tendait à généraliser et renvoyer au principe ; maintenant, même la représentation de principes ou d’institutions passe par l’individualisation des traits de leurs représentants. Les trois magistrats au visage cramoisi et vicieux dépeints par Rowlandson dans « We Three Logger-Heads Be « (Quelles têtes de bois nous sommes tous les trois !] (ill. 13) annoncent les œuvres de Daumier. On apprend donc à faire de la figure humaine même, la cible de la charge. C’est l’apport de la caricature de la Renaissance italienne, combinée à la mode des grimaciers, dans l’Europe de la fin du XVIIIe siècle, et à celle des théories physiognomonistes dont Lavater a été le plus notable adepte.
8Il s’ensuit une attitude de démythification des individus, qui cessent d’être protégés, au moins dans leur représentation, par le halo de respect que leur faisait leur fonction. Le sens du sacré disparaît ; la figure humaine, créée à l’image de Dieu nous dit-on, peut être malmenée. L’indice le plus notoire et le plus scandaleux de cette évolution concerne la façon dont la famille royale est dépeinte. Une plus grande précision réaliste est mise au service d’une délectation à souligner les caractères d’humanité commune des grands personnages. Le roi, dans ses occupations, descend de son piédestal et est « embourgeoisé » par les images satiriques. Par exemple, le duc de Clarence, le futur Guillaume IV, traîne, dans une petite charrette certes somptueuse, ses trois marmots hurlants ; il est sur une route de campagne et, comme tout un chacun, l’effort le fait transpirer et souffler (ill. 14). Il est en réalité soumis aux contraintes physiologiques de l’espèce humaine. Souligner le physiologique chez les grands de ce monde fonde un point de vue profondément égalitaire. On sait le prix que payera Daumier pour l’avoir rappelé.
9Un dessin de Bunbury, artiste spécialisé dans la caricature des mœurs, rappelle la différence entre le peintre et le caricaturiste (ill. 15). Confronté à une famille posant pour un portrait de groupe, un peintre ramène la vérité grotesque de ses clients à une norme plus acceptable. Il a sur le visage un sourire servile qui souligne son attitude. À l’inverse, le caricaturiste est un forcené qui perce les apparences trompeuses que se donnent les êtres humains dans la farce sociale qu’ils se jouent, afin de découvrir leur vérité profonde. L’agressivité qu’il s’autorise ne respecte rien ni personne ; et plus le temps passe, plus s’accroît la virulence pour atteindre à un déchaînement quasiment paranoïaque. Le plus grand des artistes anglais s’étant illustrés dans ce genre, Gillray, ne souffrait-il pas d’ailleurs de démence ? La virulence satirique l’emporte même sur l’esprit partisan, dans cette quête frénétique de la vérité inavouable du monde. Louis XVI, prêt à se rendre sur les lieux de son exécution, est abjectement saisi par une peur hideuse, et il n’offre pas une image plus admirable que ses bourreaux, dans « Louis XVI taking leave of his family » [Louis XVI prenant congé de sa famille], composé peu après la mort du roi. C’est d’ailleurs la seule gravure, semble-t-il, qui ait fait l’objet d’une censure, autocensure au demeurant, vraisemblablement de la part de l’éditeur effrayé par le caractère sacrilège de cette œuvre.
10Dans le même ordre d’idées, la liberté dont jouissent les caricaturistes les amène à transgresser certains des tabous les plus profondément ancrés dans nos mentalités européennes. La mise à mal de la figure humaine en est un exemple discret. Plus évidents sont les sujets liés à la sexualité, la scatologie, et même le cannibalisme. Le sexe, que la morale et la religion étaient parvenues avec succès à censurer, s’étale sous des formes à peine voilées par le prétexte métaphorique. Plus grossière, la scatologie relève du même principe : éliminer les faux-semblants et dévoiler le fin fond de ce qu’il y a d’humain dans les actions et les structures publiques. Cela, certes, peut rabaisser les sujets : « Le Petit Souper à la Parisienne » de Gillray est une image de la bestialité atroce des sans-culottes, qui s’assouvit au cours d’un banquet anthropophage, où se mêlent des indices de sexualité dévoyée. Mais souvent aussi, surtout pour ce qui est du sexe, il y a simplement un désir, en banalisant la situation, de favoriser une désacralisation propice à l’exercice par le public d’un sens critique souhaitable (ill. 16).
11Cette liberté d’attitude prend volontiers des formes iconoclastes, qui englobent dans une même dérision les hommes, les institutions et les modes d’expression culturelle. Les artistes adaptent d’ailleurs au domaine graphique ce qui caractérise la pratique littéraire du burlesque, à savoir un jeu dialectique où fond et forme nourrissent réciproquement leur critique. En se référant au modèle idéal, on percevra combien l’image parodique en dévie et combien elle est dévalorisée. « Sin, Death and the Devil » [Le Péché, la Mort et le Diable], reprenant une situation allégorique du Paradis Perdu de Milton, remplace les allégories nommées dans le titre par William Pitt, la reine et Thurlow, le ministre de la justice (ill. 17). Chacun est horriblement caricaturé et bien loin de la grandeur de l’affrontement imaginé par le poète. À travers ce plaisant burlesque, on découvre évidemment la bassesse des principes incarnés par la présente classe politique. Mais ce qui est également satirisé, c’est le respect obligé dont sont l’objet les monuments institutionnels de la culture, (e rappellerai la popularité des parodies du trop célèbre Cauchemar de Füssli, dont on trouve même une version en France avec la poire louis-philipparde en guise de succube pesant sur la poitrine du bourgeois endormi. Daumier saura admirablement utiliser les ressources à la fois comiques et satiriques de ce burlesque iconoclaste.
12Ce qui est donc apparu de façon de plus en plus nette dans les attitudes des satiristes, c’est le désir de supprimer les entraves culturelles, sociales et psychologiques à la liberté de jugement et d’expression. Cela a permis à une énergie intellectuelle, esthétique, et peut-être surtout psychique, intense de s’exprimer. Ceci n’a évidemment pu se faire que grâce à l’élaboration d’un langage et d’une technique propices à la mise en forme de ces diverses ambitions.
13Une des grandes causes de l’évolution de la caricature tient au talent et au métier d’un nombre important de ceux qui, à la fin du XVIIIe siècle, s’y sont illustrés en Angleterre. Le plus grand de tous, Gillray, aurait pu devenir artiste de grande renommée dans n’importe lequel des genres légitimes ; pourtant, il a choisi très tôt de se consacrer entièrement à la satire graphique, et de mettre au service de cet art tout ce que sa formation classique lui avait apporté. L’art de la dérision devient, de ce fait, un art « sérieux ». Les Anglais ont donc démontré que l’on pouvait en faire un métier, exemple qui sera suivi partout en Europe et, comme on peut dire que Gillray était un des tout premiers artistes de son temps en Angleterre, tous genres confondus, on pourra dire la même chose de Daumier (même si celui-ci s’est occasionnellement aventuré hors des sentiers de la caricature).
14L’art classique fournit non seulement des fondements techniques, mais également des sujets, base métaphorique aisément reconnaissable, et permettant tout à la fois une concrétisation des situations politiques relativement abstraites mises en scène, et le jeu formel sur le burlesque mentionné plus haut. Cela commence par la représentation de l’homme, départ de toute chose dans la satire de la société humaine. On peut suivre l’évolution du dessin caricatural à partir de la correction du dessin dans les gravures soignées du début du siècle, en passant par l’étape importante que constitue le portrait de John Wilkes par Hogarth, pour aboutir aux charges à la fois ressemblantes et violemment déformées des Gillray, Cruikshank et autres Rowlandson de la fin du siècle. Entre-temps, des amateurs incapables de rendre la ressemblance avaient nourri le genre par ce que j’appellerai, sans intention péjorative particulière, leurs graffiti agressifs, rappelant à tous le devoir primordial de virulence sans réserve. Au début donc, la figure de l’individu, non chargée, rappelait l’identité d’un responsable désigné à la vindicte publique, mais la charge satirique était véhiculée par les autres éléments de l’image. La caricature moderne est née lorsque l’être humain lui-même a été marqué par les stigmates des vices publics qu’il était censé représenter. Le strabisme de John Wilkes, ses dents discrètement mais exagérément pointues lui donnant un sourire démoniaque, joints à de nombreux autres indices, en font le paradigme de théories politiques dénoncées comme sataniques. Une concentration plus grande de la charge satirique sur la personne humaine va progressivement s’opérer, impliquant l’individu de plus en plus intimement dans la responsabilité de ses actes. Son statut, les apparences de sa fonction ne servent plus d’écran entre lui et ses actes. On entre dans la période moderne et on ne peut plus jouer les Ponce-Pilate ; le caricaturiste est là, en tout cas, pour le rappeler, et toutes les erreurs et mauvaises actions s’inscrivent comme autant de stigmates dans cette espèce de portrait de Dorian Gray honteux qu’est la figuration caricaturale.
15La caricature fait usage de presque tous les types de sujets de la peinture de chevalet, et même de l’héraldique dans la mesure où elle est animée de personnages. Gillray ne reculera même pas devant l’adaptation ambitieuse de la grande peinture historique et mythologique, reconstituant un héroïsme de pacotille ou un Olympe cocasse. On peut d’ailleurs discuter l’efficacité satirique de ces compositions trop touffues, et leur préférer les sujets plus simples où l’idée se dégage vigoureusement d’un nombre restreint d’items pertinents (ill. 18). C’est la direction que choisiront un Daumier ou un Gavarni, par exemple, en France.
16Les artistes anglais se sont donné les moyens de leurs ambitions en élaborant, au cours des ans, un véritable langage pictural. Une rhétorique de l’image se développe, avec ses tropes et ses procédés, adaptés du discours linguistique au genre particulier de la caricature. Même sophistiquées, certaines formes, telle par exemple la métonymie, ont leur place ; ceci implique à l’évidence une compétence particulière du destinataire : le polémiste ne peut s’offrir le luxe de l’incompréhension chez son public.
17Comme tout langage, celui-ci fonctionne par la mise en œuvre de codes. Ce qui importe surtout, c’est d’avoir permis une corrélation étroite entre le code, le sujet apparent et le sujet réel. C’est vrai surtout pour les recours au code culturel, qui permettent d’intégrer l’anecdote aussi bien que l’événement dans ce que l’on pourrait qualifier d’histoire culturelle de la nation, voire du genre humain (ill. 19). La relation entre la chose politique et la vie d’une société devient alors intime, intégrant le présent et le passé pour atteindre à une vérité atemporelle. La responsabilité des grands et des moins grands n’est pas seulement momentanée, accidentelle ; elle est absolue. Le code culturel permet d’élargir le débat. Il en va de même du code moral.
18En outre, il n’y aura plus de grande caricature sans élaboration d’un système de signes possédant une double pertinence : extrinsèque (le destinataire reconnaît les éléments du dessin en se référant à son expérience propre) et surtout intrinsèque. L’image doit, en effet, posséder sa logique interne et être autonome. Il est désirable que la symbolique se dégage largement de cette logique pour exister puissamment. Le roi George III mangeant goulûment un modeste œuf à la coque, dans un décor où tous les détails désignent uniment la parcimonie, révèle en même temps son avidité et son avarice. C’est une image à la fois complexe et simple. Simple, car l’idée directrice apparaît immédiatement ; complexe, car le déchiffrement ultérieur des détails de l’image enrichit, sans le contredire ni l’infléchir, le message initial.
19Le dernier aspect que j’évoquerai, dans ce survol nécessairement schématique de l’action novatrice des caricaturistes anglais, est la réflexion sur la nature et la fonction même de l’image dans sa relation avec le réel. Ce n’est sans doute que parce que ce type de réflexion s’est produit, même à la façon empirique propre à la société et à la culture anglo-saxonnes, que les évolutions mentionnées plus haut ont pu avoir lieu. Il est vrai que la pensée philosophique du temps s’était penchée sur les questions d’esthétique, mais il s’agissait surtout de débats liés aux grandes catégories du beau, du sublime et du pittoresque. La caricature n’était que très marginalement concernée et c’est un débat qui, dans ce cadre, entraînerait trop loin. Le type de réflexion qui a été fait par les satiristes est, d’une certaine manière, plus fondamental. Il se rattache aux vieux débats sur l’apparence et la réalité, réactualisés par la pertinence du thème de la dualité, voire de la duplicité, dans le domaine de la vie publique et politique. L’illusion réaliste tend à établir en principe le rapport d’identité entre l’image et le sujet, avec les conséquences que l’on connaît dans le domaine du portrait officiel. La caricature va prendre le contre-pied de ce principe : elle recherchera l’image véridique en traquant l’être authentique sous l’apparence.
20Un thème favori de la caricature va donc être la dissimulation, le masque dont se pare le personnage dans l’exercice de sa fonction. Une sémiologie satirique du vêtement est ainsi mise au point : le minuscule Bonaparte, puis Napoléon, compense sa petitesse objective par des déploiements flamboyants de plumes et de chamarrures, ainsi que par la grandeur disproportionnée de son sabre. De même, l’image de nains flottant dans la défroque de grands personnages deviendra ultérieurement un cliché de la caricature politique.
21Une gravure comme « Doublures of characters » [Jeux de doubles] de Gillray est presque un ars caricaturae (ill. 20). Chacune des têtes des grands personnages dépeints est doublée par une seconde, discrètement chargée, projetée comme une ombre sur un fond indistinct. Ce que le caricaturiste nous offre, c’est la vérité spéculaire du reflet : ombres et miroirs font partie des figurations qui apparaissent avec régularité dans les gravures satiriques des vingt dernières années du siècle. Le thème de l’ombre véridique sera exploité de multiples façons par les caricaturistes français du XIXe siècle. Il en ressort que la vérité résidera précisément dans la manipulation effectuée sur la forme, dans les déviations par rapport au modèle patent. Il s’ensuit que la forme, autant – voire plus – que le contenu, est destinée à véhiculer l’idée, dans ce type de discours authentiquement pictural. Ceci favorise l’émergence d’un expressionnisme qui, ailleurs et dans un genre différent, constituera une des forces de Goya.
22L’ultime achèvement technique de cette émancipation du langage pictural s’effectue lorsque l’image se fait icône, par un processus de condensation du sens avec épuration de la forme. Le cas est encore relativement peu fréquent au XVIIIe siècle, mais la remarquable gravure de Cruikshank, « A Puzzle of Portraits » [Puzzle de portraits], ouvre la voie à des recherches dans un domaine où la réussite la plus connue demeure la poire de Philipon.
23Après les Anglais du XVIIIe siècle, en tout cas, on ne pourra guère retourner qu’à ses risques et périls à des formes timides et appliquées de caricature. Ce sera aux meilleurs Français de prendre le relais dans le domaine de l’authentique expression graphique d’idées satiriques : les dessinateurs modérés du Punch feront en effet de cette revue un bien pâle Charivari, version londonienne. Si tous les caricaturistes du XIXe siècle sont des descendants des Anglais du XVIIIe, l’esprit de ceux-ci ne vit intégralement que chez les artistes qui ont su combiner la virulence du propos avec une conception audacieuse du dessin. En France, ce sera donc à Daumier plus qu’à Henri Monnier, à Gavarni plus qu’à Grandville que nous penserons, avant la grande époque de L’Assiette au Beurre, qui fera momentanément revivre un âge d’or comparable à celui de la fin du XVIIIe siècle en Angleterre.
Notes de bas de page
1 Voir mon ouvrage, L’Age d’or de la caricature anglaise, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1983.
Auteur
Bordeau III
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014