Tradition iconographique et mouvement social : continuités et ruptures
p. 18-21
Texte intégral
1La révolution de Juillet 1830 constitue-t-elle bien, comme on peut le penser a priori, un point de rupture dans le domaine de la presse satirique illustrée ?
2À vrai dire, l’insertion de caricatures dans un journal, en particulier dans les journaux de mode et dans la « petite presse » politique, n’était pas rare dès avant les Trois Glorieuses. La création de La Silhouette : Journal des Caricatures, Beaux-Arts, Dessins, Mœurs, Théâtres, etc., remonte de même à l’avant-Juillet. « L’Album lithographique » – tel est le sous-titre de La Silhouette dans son prospectus-, commence en effet à paraître, à un rythme hebdomadaire, à partir du 24 décembre 1829. Sa publication cesse en janvier 1831. Au total, La Silhouette a publié 104 caricatures : chaque livraison contient deux lithographies d’artistes tels que Devéria, Monnier, Bellangé, Grandville, Raffet, Traviès, Daumier, Adam et Philipon. L’innovation introduite en France par ce journal touche au statut de la caricature : les lithographies y occupent la place du texte, les articles eux-mêmes devenant des sortes d’illustrations ou de paraphrases textuelles des lithographies. Ce faisant, La Silhouette prenait pour modèle ses homologues anglaises, auxquelles avait collaboré George Cruikshank, notamment The Scourge, The Satirist or Monthly Meteor, ainsi que Slap at Slop1. C’est cependant le 4 novembre 1830, donc après, en effet, la chute des Bourbons, que paraît le premier numéro de La Caricature politique, morale, religieuse, littéraire et scénique. Le fondateur de cet hebdomadaire n’est autre que Charles Philipon, ancien co-fondateur de La Silhouette – avec les imprimeurs-lithographes Ratier et Durier, l’homme de lettres Bellet et les magnats de la presse Émile de Girardin et Latour-Mézeray. Dès ce moment, de nombreux collaborateurs, Balzac, Grandville, Traviès, Monnier, etc., contribuent à en former l’esprit satirique et critique. Or de toute évidence, la création de La Caricature résulte tant de la concurrence commerciale que du changement de situation politique. Dès décembre 1829, Philipon avait aidé son beau-frère Aubert à ouvrir dans le passage Véro-Dodat une galerie spécialisée dans les dessins de genre, en particulier dans les caricatures. Mais à partir de septembre 1830, la boutique s’étend, devient la maison d’édition Aubert2 et s’impose sur le marché au point de supporter la comparaison avec Hautecœur-Martinet (rue du Coq), Bulla (rue Saint-Jacques), Ardit (rue Vivienne), Giraldon (passage Vivienne), ou encore Langlumé (rue des Beaux-Arts). Quand, en octobre 1830, Aubert annonce, spécimen à l’appui, la parution de La Caricature, le programme politique en est résumé par un dessin sans ambiguïté de Grandville, « La Troisième Restauration »3. L’image montre Charles X quittant son exil anglais avec sa Cour pour reconquérir son trône. Or en persistant ainsi, après Juillet, à prendre pour cibles les Bourbons et les Jésuites, La Caricature accuse indirectement le nouveau régime d’en revenir peu à peu au passé. Ce qui lui permet de surcroît de récupérer l’héritage politique, et la clientèle, de La Silhouette.
3Aubert ne se borne cependant pas à servir ses abonnés de La Caricature. Bon nombre de lithographies paraissent à part, notamment la série Caricatures politiques, qui, si l’on se fie à la numérotation, compte déjà 150 dessins en avril 1834, procurés, entre autres, par Philipon, Daumier, Traviès et Grandville. Mais surtout, dès le1er décembre 1832, Aubert fonde un quotidien, illustré par des caricatures et placé sous la responsabilité de Philipon : Le Charivari. Pour la publicité, Aubert met en avant les quelque 200 caricatures spécifiquement politiques que comporte alors son fonds. Plus de 45 d’entre elles seront présentées au public en septembre 1832 dans les numéros de lancement. Le spécimen no 1 reproduit deux dessins de Grandville de l’année précédente, « l’Ordre règne à Varsovie » et « l’Ordre public règne aussi à Paris » – une mise en pièces de la formule cynique du ministre des Affaires étrangères, Sébastiani, en même temps qu’une dénonciation des violences de la police envers les manifestants qui s’étaient alors mobilisés pour la Pologne devant le Palais-Royal. À partir d’avril 1833, Le Charivari puise assez régulièrement dans cet ensemble des Caricatures Politiques en le rebaptisant Série Politique à partir du dessin portant le numéro 83. Enfin, complétant le dispositif, pour couvrir le coût des procès et des amendes, Philipon et ses collaborateurs fondent en juillet 1832 une Association pour la liberté de la presse. Une souscription est alimentée par la vente mensuelle d’une lithographie unique : d’août 1832 à juillet 1834, la Lithographie mensuelle donne 24 planches satiriques de grand format, dessinées par Grandville, Traviès et Daumier, éditées par Aubert et abondamment annoncées avant parution.
4« Quand nous fondâmes La Caricature, nous avions le pressentiment que cette langue, toute nouvelle en France, mais si appropriée au caractère national, serait bientôt populaire chez nous, comme depuis longtemps déjà elle l’était chez nos libres voisins. Le succès a dépassé nos espérances, nous pouvons le dire sans vanité, car c’est un fait patent. À ce point qu’un des organes du ministère, annonçant la publication de caricatures dessinées dans un esprit opposé au nôtre, proclamait hautement que le crayon est désormais une arme puissante dont chaque opinion doit faire usage à sa manière ». C’est en ces termes que le numéro de lancement du Charivari fait état de l’importance acquise par le langage des images satiriques dès après Juillet. Car, pour prendre ce seul exemple à l’extérieur du tandem central Aubert-Philipon, Le Figaro bimensuel de Henry de Latouche, avec Roqueplan, Karr, Sandeau, George Sand, etc., contribue lui aussi, depuis août 1832, au discours satirique de l’opposition. Le texte qu’on vient de citer en dit long sur les enjeux engagés. Du 7 octobre 1832 au 9 février 1834, en effet, l’organe ministériel concurrent qui y est visé, La Charge, ou les Folies Contemporaines. Recueil de dessins politiques pour servir à l’histoire de nos extravagances, prépare iconographiquement le terrain à la répression gouvernementale en attaquant, semaine après semaine, le camp de l’opposition qui commence à peine à se former.
5S’interroger sur la rupture de Juillet et sur ses incidences relatives à la presse satirique illustrée, c’est s’interroger en même temps sur la relation entre tradition iconographique et mouvement social. Qu’on observe, par exemple, la transposition par Auguste Bouquet, en octobre 1833, d’une scène de bateleurs, assez classique dans la tradition iconographique, où un marionnettiste fait danser des pantins (ill. 9). Le dessin ne comporte pas de légende, mais le journal en oriente la lecture en demandant « quelles sont les petites marionnettes que met en mouvement le prolétaire ? ». Le roi nouveau, Louis-Philippe, son prédécesseur détrôné, Charles X, et toutes les autres têtes couronnées d’Europe, sont réduits à la taille de nains et montrés dans la posture de chiens de cirque dansant sous l’autorité d’un homme du peuple. Le fusil appuyé sur le tas de pavés, et les pavés eux-mêmes rappellent les combats de Juillet. L’inscription gravée (« ici repose le dernier des Forts détachés ») évoque la mise en échec – provisoire – du projet gouvernemental de fortification de Paris destiné à empêcher toute tentative révolutionnaire. L’image envisage ainsi l’hypothèse d’une Europe devenue républicaine. Cette représentation du prolétaire comme sujet actif de l’Histoire doit être rapportée à certaines images publiées au début de la Révolution française. Dans une gravure anonyme de 1789, par exemple, le Tiers État (y compris, bien sûr, la bourgeoisie) est figuré en joueur de flûte géant faisant danser les deux ordres privilégiés, clergé et noblesse, réduits, en proportion, à une toute petite taille (ill. 10). À l’arrière-plan, la Bastille est en cours de démolition. L’interprétation politique est donnée par le premier plan, où l’abolition de l’absolutisme et l’émancipation d’un sujet historique collectif sont symbolisées par un lion (allégorie royale) enchaîné au Tiers État – exacte définition figurée de la monarchie constitutionnelle. Chez Bouquet cependant, ce n’est plus le Tiers État, mais le prolétaire qui mène la danse. Outre qu’elle prédit la chute de ce système monarchique qui, en 1789, paraissait avoir encore de l’avenir, sa mise en scène satirique, conforme à l’état d’esprit républicain de 1833, signifie donc aussi que les ordres privilégiés ont été évincés par un nouveau sujet d’Histoire, le prolétariat. Il convient d’ailleurs également de la lire comme une riposte à l’argumentation pro-gouvernementale de La Charge qui tend à dénier au républicanisme tout fondement socio-politique, par exemple dans cette version conservatrice de la scène du bateleur parue au mois d’août précédent (ill. 11). L’Histoire, dès lors qu’elle remet en cause le nouvel ordre issu de Juillet, y apparaît comme un processus infernal, dépourvu de toute allégorie positive, tant s’en faut, puisque c’est Satan qui manipule à la fois les marionnettes Gilles et Arlequin, autrement dit, selon le code habituel de La Charge, les carlistes (les tenants de l’ex-roi Charles X) et les républicains. Commentaire :
« Bélzébut s’est fait montreur de marionnettes. Pour se déguiser, il a pris un costume fantastique, mais on le reconnaît toujours à son front cornu, à ses pieds armés de griffes et à la longue queue qui lui pend au derrière. Squelette par le haut, moitié carliste et moitié bousingot par le bas, il est armé d’une épée fleurdelisée et d’un gourdin de mauvais lieu. Il a pris une grosse-caisse au lieu de tambourin, sans doute pour faire plus de bruit, et il frappe dessus avec la marotte de la folie rouge et blanche...
Voyez maintenant, enfilés dans la corde que Satan agite avec son genou, Giles-le-blanc, le carlo-henri-quinquo Giles, et Arlequin bicolore, rouge et bleu, lequel donnerait bien sa batte ou sa ceinture pour qu’il lui fût permis de s’habiller tout de rouge sans manquer à la vérité du costume. Ce n’est pas, croyez-le bien, qu’Arlequin rubicolore s’embarrasse de la vérité, car il a déjà changé son chapeau de feutre gris et sa queue de lapin, innocent animal, contre la casquette de bousingot, animal beaucoup moins innocent. »
6On ne comprend pas immédiatement pourquoi Satan, « moitié carliste et moitié bousingot », selon le texte, paraît, dans l’image, torturer et affaiblir précisément ceux que ce même texte présente pourtant comme ses incarnations politiques. Mais si l’on y réfléchit bien, c’est une façon de dire que les carlistes et les républicains, s’ils s’affrontent sur la scène politique et paraissent s’y annuler réciproquement, sont en vérité soutenus et manipulés par une seule et même puissante main, celle de Satan. L’inconsistance et l’épuisement de ses représentants politiques n’empêchent pas que le diable ne continue à en tirer les ficelles et ne possède en réserve « l’épée fleurdelisée » et le « gourdin de mauvais lieu ». En clair : les tenants du statu quo social ont intérêt à bien se tenir devant la menace de violence criminelle que fait peser sur eux toute agitation politico-sociale, de quelque origine qu’elle soit. À cette tentative du pouvoir pour imposer une vision fantasmatique de la vie politique, Bouquet, dans La Caricature, réplique en mettant en image une conscience claire de l’Histoire.
7R. R.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014