Introduction
p. 9-15
Texte intégral
1Voici, pour commencer, deux lithographies donnant à voir les conditions du commerce dont elles sont elles-mêmes l’objet, ainsi que les modalités concrètes de leur diffusion. Or le moment où elles sont exposées pour la vente est aussi un moment de communication politique.
2Chez Daumier (ill. 1), ce sont deux chiffonniers qui font écho à un dessin de Nicolas-Toussaint Charlet dénonçant le détournement de la révolution de Juillet au profit des appétits bourgeois. Comme la légende de Charlet le dit en abyme dans le langage imagé de la rue, « Celui qui s’bat, c’est pas celui qui mange la galette » : les combattants, hommes du peuple pour la plupart, s’estiment frustrés du fruit de leur victoire. On l’imagine aisément, un passant bourgeois se sentirait au contraire provoqué, à juste titre de son point de vue, à l’idée que les prolétaires, c’est-à-dire les « classes dangereuses », fussent reconnus comme les vrais combattants de Juillet, et ce en un lieu, la rue, où l’effet esthétique est très secondaire par rapport à l’effet politique. Avec ses crieurs, ses marchands ambulants, ses colporteurs, ses bouquinistes, la rue est l’espace social où l’image satirique affirme sa nature politique : elle y équivaut à un tract. Il est cependant pour les caricatures un autre point de vente qui est, celui-là, un lieu de distinction plus que de confrontation démocratique, les passages, comme le passage Véro-Dodat où le libraire-éditeur Aubert a ouvert une galerie pour distribuer sa marchandise politique, dont, notamment, la présente caricature de Daumier. De tels déplacements ne sont évidemment pas sans significations multiples.
3De son côté (ill. 2), Traviès met précisément en image l’effervescence provoquée par Aubert dans le passage Véro-Dodat. La clientèle, cette fois, est majoritairement un public bourgeois, qui ne dépare pas avec le raffinement de la devanture. Ici aussi cependant, par le geste comme par l’habit, le commentateur campé de face au premier plan et les deux personnages vus de dos à sa droite représentent l’Autre, le Peuple. Cette délégation du commentaire à ce porte-parole-là n’est certes pas innocente : la fameuse assimilation de Louis-Philippe à une poire est portée au crédit des classes laborieuses. Mais, du même coup, par une ambiguïté qui n’existait pas chez Daumier, les gens bien habillés se trouvent quelque peu disculpés de l’atteinte satirique à la personne royale. De plus, même si, à l’image et dans la légende, Traviès donne pareillement la parole aux laissés-pour-compte de Juillet, il s’écarte de Daumier en attribuant, lui, à leur représentant, des traits caractéristiques du théâtre comique familier au public bourgeois : cette dérision, qui sert à rendre le personnage populaire acceptable, fonctionne comme une sorte de compromis et émousse d’autant le mordant de la satire. Paru dans La Caricature, un hebdomadaire également édité chez Aubert, le dessin de Traviès attire en outre l’attention sur le rôle des périodiques illustrés dans le développement sans précédent de la caricature en France à partir de la monarchie de Juillet. Ce mode de publication périodise en quelque sorte le discours oppositionnel de la caricature et instaure des relations dans les deux sens entre images et articles. Mais il arrive assez souvent que des caricatures publiées dans un journal soient simultanément tirées à part. Pour attirer des abonnés, Aubert expose ainsi séparément en vitrine des planches extraites de La Caricature.
4Les modalités mêmes du marché de la caricature mettent en évidence ses fonctions sociales. Lieu de formation d’une certaine opinion publique, instrument d’élaboration d’un certain discours socio-politique, elle en est aussi le vecteur. Et dès lors que son caractère visuel lui permet de toucher jusqu’aux illettrés, son public est aussi bien plébéien que bourgeois, voire aristocratique. De fait, l’opposition sociale rue vs passages, bouquinistes et marchands ambulants vs libraires et éditeurs1, est thématisée dans et par la caricature depuis la Révolution française, autrement dit depuis que le journalisme par l’image est devenu un art de masse2. Sous la Restauration, circule, par exemple, une représentation du « Marchand de Dessins Lithographiques » (ill. 3) où Charlet montre les tout débuts de la profession. Deux vétérans de la Grande Armée, en arrêt devant l’éventaire d’un bouquiniste, contemplent sans se cacher une évocation lithographique de l’Empire. Montrer pareille nostalgie à cette époque, c’est, trop évidemment, donner à comprendre que les anciens soldats de Napoléon ne se sont pas ralliés aux Bourbons. À l’opposé, sans négliger, pour évoquer la technique nouvelle, de faire figurer un garçon de courses chargé d’une pierre à lithographier, Vernet montre devant l’« Imprimerie Lithographique de F. Delpech » un public dont l’élégance et la position sociale (il y a un militaire de haut rang) suggèrent qu’on a observé, pour ne point lui déplaire, une certaine retenue politique, donc une certaine censure (ill. 4)3. Tout aussi discret quant à la fonction de communication politique de la lithographie sous le régime de la censure est ce dessin provenant d’une imprimerie de la rue Saint-Sébastien4, qui représente, en 1804, la maison d’édition et le cabinet de lecture Martinet, à l’angle de la rue du Coq et de la rue Saint-Honoré – une des attractions de Paris, à en croire les témoignages contemporains (ill. 5). Mais en 1790, pour prendre un point de comparaison dans une époque libre de censure, une eau-forte coloriée lie explicitement la réussite commerciale de l’éditeur Basset à l’exploitation de la satire anticléricale (ill. 6) : le moine qui lutine au premier plan la citoyenne chargée de lui redonner figure laïque, offre au public de la rue une scène d’actualité grivoise (l’Assemblée nationale vient de contraindre les couvents à ouvrir leurs portes et à « libérer » leur population) dont la boutique d’estampes voisine, celle de Basset lui-même, paraît se déclarer prête à enregistrer et à diffuser l’image (« Au Basset, Magazin, dit l’enseigne, de Mauvaise Copie ou il s’entrouve quelquefois de bonne »). La fonction sociale à laquelle aspire le marchand est indiquée par l’écriteau disposé dans le coin supérieur droit (« ici on sécularise proprement »). Dans ce cas-ci, la production lithographique se voit expressément investie à la fois d’une fonction d’information sur l’événement et d’une fonction politique désacralisante qui dépasse sa dimension mercantile. L’auto-description est exhaustive : exposées en vitrine et vendues à un guichet attenant, les images sont simultanément colportées dans la rue5.
5À vrai dire, dans le processus par lequel, sous la Révolution, se constitue une opinion publique, la presse satirique illustrée, qui en est un lieu central, sert beaucoup moins à informer des événements qu’à les commenter6. En 1792, dans son Histoire des caricatures de la révolte des Français, l’éditeur royaliste Boyer de Nîmes en fait l’observation :
« Les caricatures ont été dans tous les temps un des grands moyens qu’on a mis en usage pour faire entendre au peuple les choses qui ne l’auraient pas frappé si elles eussent été simplement écrites [...] Dans toutes les révolutions les caricatures ont été employées pour mettre le peuple en mouvement et l’on ne saurait disconvenir que cette mesure ne soit aussi perfide que ses effets sont prompts et terribles. [...] Les caricatures sont le thermomètre qui indique le degré de l’opinion publique, [... ] et ceux qui savent maîtriser ses variations savent maîtriser aussi l’opinion publique7. »
6Gagner l’opinion publique au royalisme, voilà la volonté de Boyer, qui conclut à la nécessité de créer une presse satirique illustrée contre-révolutionnaire capable de contrebalancer cette production. De leur côté, les chefs de la Révolution connaissent aussi le pouvoir des images. Dans les débats d’août à octobre 1793 sur l’instauration du calendrier révolutionnaire, en particulier, on parle abondamment de l’asservissement des sens opéré par l’Ancien Régime et de la puissance de l’imagination – au sens étymologique du mot – au service du Trône et de l’Autel. C’est ainsi que dans le journal Les Révolutions de Paris, Sylvain Maréchal plaide pour l’élimination des symboles hérités de l’Ancien Régime :
« Le despotisme et la superstition avaient frappé les yeux pour accaparer les consciences et commander le respect ; il est d’un législateur expert de savoir profiter de tout. En faisant disparaître tous les signes de la féodalité et de la monarchie, elles cessent, pour ainsi dire, d’avoir un corps et de captiver les sens esclaves de l’habitude8. »
7Quant à Fabre d’Églantine, il explique à la Convention combien la mémoire et la raison elle-même ont un besoin vital de visualisation9. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant qu’en septembre 1793, le Comité de salut public « arrête que le député David sera invité à employer ses talents et les moyens qui sont en son pouvoir, pour multiplier les gravures et les caricatures qui peuvent réveiller l’esprit public et faire sentir combien sont atroces et ridicules les ennemis de la liberté et de la République »10. L’essor industriel de la presse au XIXe siècle ne fera que renforcer la pertinence et l’actualité de ces vues sur le pouvoir de l’image. D’où, aussi, un redoublement d’efforts de la part de la censure.
8Bien que le nombre des études consacrées à la caricature soit allé croissant dans les décennies 1970 et 1980, la recherche en ce domaine n’en est qu’à ses débuts, pour peu qu’on veuille bien concevoir ce genre comme une sorte de langue visuelle, et, au XIXe siècle en particulier, comme un idiome esthétique à l’intérieur du discours républicain et oppositionnel élaboré et propagé par les différents médias, chanson, pamphlet et théâtre de boulevard. Les difficultés à incriminer pour la lenteur de ce démarrage proviennent d’abord de la dispersion des sources : malgré des tirages considérables pour l’époque (jusqu’à 2000 sous la Révolution), les caricatures parues isolément, hors périodiques, n’ont pu jusqu’à aujourd’hui être convenablement recensées. Faute de dépôt légal dans ce secteur particulier de l’imprimerie, force est d’en passer par des collections privées ou entrées par achats, quelquefois par dons, dans des bibliothèques publiques. Or il n’est pas douteux que les goûts des collectionneurs et leur part de chance personnelle n’aient été plus déterminants dans la constitution de ces fonds que les préoccupations scientifiques d’exhaustivité et de datation des séries. De plus, l’interdisciplinarité requise est pour le moins étendue : en tant qu’art graphique, la caricature ressortit à l’histoire de l’art ; en tant que moyen de communication esthétique et politique à la fois, elle intéresse les spécialistes de la littérature et ceux des médias, en particulier les théoriciens de la fonction et du pouvoir de l’image dans la société ; en tant que document d’histoire politique, enfin, elle suscite la curiosité des historiens et des sociologues.
9C’est pourquoi le présent volume réunit des contributions si diverses autour d’un seul et même objet. Dans quelle mesure et comment le journalisme satirique illustré français a-t-il pu être, au XIXe siècle, avant l’abolition définitive de la censure par la IIIe République, un discours d’opposition ? Voilà la question de fond sur laquelle des chercheurs et enseignants-chercheurs allemands, américains, belges, français, italiens et suisses ont débattu du 24 au 27 mai 1988 à l’université de Francfort. Questions connexes : où commence la satire et où finit l’humour ? comment penser le rapport entre la négativité critique du trait caricatural, qui présuppose une posture politique de révolte, d’une part, et, d’autre part, cette positivité des stéréotypes qu’il exploite, ce conformisme de l’imaginaire qui tend au fond à conserver le statu quo social ? Ces débats ont été préparés par les membres de l’équipe « Littérature et idéologies au XIXe siècle » – équipe commune au Centre national de la recherche scientifique et à l’université Lumière (Lyon II) –, en étroite coopération avec les membres de l’Institut de langues et de littératures romanes de l’université Johann Wolfgang Goethe de Francfort. Retravaillées, les communications qui furent alors présentées et parfois vivement controversées ont fourni la base de l’ouvrage qu’on va lire. Mais bien plus que de classiques actes de colloque, ce livre aspire à être une introduction à l’histoire et à l’analyse de la fonction de l’image satirique en France depuis la monarchie de Juillet jusqu’aux débuts de la IIIe République, avec des aperçus parallèles sur ce qui se passait simultanément en Angleterre, en Allemagne, en Italie et en Belgique. Sont ainsi offertes au lecteur, comme autant d’étapes dans un parcours chronologique, des synthèses visant à reconstruire la continuité du discours caricatural et à baliser ses évolutions. Il s’agit, au fond, de rendre la caricature lisible, de l’analyser dans sa fonction sociale et, plus généralement, de contribuer à une histoire médiologique de la culture visuelle.
10Ni la tenue du colloque ni cette publication n’auraient été possibles sans de généreux soutiens. Aux accords de jumelage entre les villes de Francfort et de Lyon et aux conventions de coopération scientifique entre les universités Goethe et Lumière s’est ajouté le renfort de la Fondation Ernst Robert Bosch. Outre ces partenaires initiaux, la liste est longue des institutions à qui va notre gratitude : le Programme franco-allemand du Centre national de la recherche scientifique, la Deutsche Forschungsgemeinschaft, le Ministère de la Recherche et des Beaux-Arts du Land de Hesse, l’Association des Amis de l’Université de Francfort, la Ville de Francfort elle-même et ses services culturels, l’Institut français de Francfort et la Fondation Georg et Franciska Speyer. À Francfort même, les riches fonds iconographiques de la Bibliothèque municipale et universitaire ont pu être exploités grâce à de nombreux engagements individuels : que soient particulièrement remerciés pour leur disponibilité Mmes Behnisch, Hartmann, Mahr et Wiesner, ainsi que MM. Düker et Werner.
11Notre œuvre étant désormais accomplie, il nous reste à souhaiter qu’elle témoigne en faveur d’une plus grande continuité dans les échanges scientifiques en cette matière. Cette continuité, à vrai dire, ne saurait être entretenue sans une certaine organisation de la recherche sur les journaux satiriques illustrés. Sans préjuger de la forme institutionnelle qui conviendrait, il est clair qu’un objectif prioritaire devrait être l’inventaire systématique des sources. À partir de quoi pourrait être entreprise une démarche permanente en direction des bibliothèques afin de les encourager à compléter leurs collections. Il serait d’autre part souhaitable que les résultats de la recherche soient plus et mieux intégrés dans les cycles d’études universitaires consacrés aux médias, notamment, compte tenu de la nature européenne et interculturelle de cette discipline encore embryonnaire, par le moyen d’échanges d’étudiants. Faut-il souligner autrement que par des images (ill. 7 et 8) le caractère d’actualité inhérent à toute investigation historique de l’objet-caricature ? Helmut Arntzen définit la satire comme une utopie négative (« utopie ex negativo ») et s’appuie sur cette définition pour la distinguer de l’humour :
« L’humour anticipe sur la réconciliation subjective du Sujet avec lui-même, mais il empêche sa réconciliation objective. La caricature fait apparaître la première comme une illusion, mais elle préserve l’espoir de la seconde11. »
12C’est bien pourquoi un travail critico-historique portant précisément sur la dimension utopique de la caricature a des chances d’être une bonne approche, si indirecte qu’elle soit, des problèmes politiques et sociaux toujours en suspens.
Notes de bas de page
1 Voir Cuno 1985, chapitres I et VI.
2 Voir Herding/Reichardt 1989.
3 Voir Catalogue Santa Barbara 1989, p. 169 et suiv.
4 Voir Catalogue Munich 1988, p. 47
5 Nous reprenons ici un exemple et une analyse d’A. de Baecque 1988, p. 24
6 Voir Rütten 1989.
7 Cité d’après Langlois 1988, p. 29-30.
8 No 212, 3 août-28 octobre 1793, p. 89.
9 Voir Scheinfuβ 1973, p. 137.
10 Cité d’après Hould 1988 p. 29
11 Arntzen 1966, p. 75 et suiv.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014