Chapitre VII. Rêves d’abondance ?
p. 129-144
Texte intégral
1Fidélité sans objet des enfants de mineurs, célébration d’un métier qui n’en est pas un, rachat de la maison qui nous a toujours appartenu... J’aurais pu multiplier les variantes paradoxales de la nostalgie de ce qui n’est pas encore et qui, sans doute, tout aussi paradoxalement, entretient le mythe de la cargaison magique (cf. chapitre 2).
2Vraies ou fausses cargaisons ? Qu’est-ce qui continue à «abonder» en ces temps de récession ? Rejoignant par d’autres voies certaines critiques visant le discours sur l’embourgeoisement ouvrier (Goldthorpe et al., 1972), je passe des signes d’une « abondance », critique à bien des égards, à l’abondance des signes : celle de la polyphonie et de la plurivocité – de la polémique aussi. « La société ne ’tient’ pas par le seul moyen de la coercition, des rapports de force légitimés, mais aussi, écrit G. Balandier, par l’ensemble des transfigurations dont elle est, à la fois, l’objet et la réalisation » (Balandier, 1970, p. 50). Ces transfigurations, qui sont la religion de la vie quotidienne, en marquent sinon en font la vulnérabilité.
1 – Signes
3La maison et les autres avantages attachés à la condition minière sont parmi les signes les plus lisibles de la « générosité » de la mine, mais l’« abondance » – si l’on retient le mot - dont ils sont le signe est critique.
4Je l’ai montré en m’arrêtant sur la maison minière et le mouvement contradictoire des rachats : la maison est, de quelque façon, l’anti-économique, mais il en est ainsi parce qu’elle est, elle-même, un objet très polémique. Il en est de même pour les autres «avantages» dûs aux mineurs : éminemment politiques et symboliques, ils entretiennent l’illusion en même temps que l’utopie d’une production pour la consommation, avec et contre une production pour l’accumulation, l’échange et le profit. Sans doute l’illusion a-t-elle été à son comble dans le processus d’intensification de la production, au lendemain de la seconde guerre mondiale : on assiste alors à une mobilisation politique de rapports qui, pour fonctionner comme des rapports économiques, n’en sont pas moins des rapports politiques (la solidarité minière, l’esprit de corps, par exemple) et peuvent, le cas échéant (voir les grèves), se retourner contre ceux qui prétendaient les utiliser. J’ai souligné combien la période actuelle était, par certains côtés, proche des années héroïques de la Libération et combien certaines campagnes de mobilisation puisaient aux mêmes sources. On se souviendra de l’effacement de la notion de rentabilité économique derrière celle – très politique – de rendement dans le très contemporain discours de la C.G.T.
5L’idée d’avantage, qui se conjugue souvent à celle d'acquis, tient cependant son caractère relatif d’une notion évidemment plus politique qu’économique, et plus polémique qu’il semble d’abord : la notion de dette. C’est à bien des égards, la plus abondante des idées, la plus équivoque : dette de la société vis-à-vis de la mine et, solidairement des mineurs, c’est souvent elle que les écoliers mettent en avant ; mais aussi dette de la mine et de la société vis-à-vis des mineurs. Dette toute morale alors, elle manifeste autant des relations de contiguïté que des rapports d’exploitation ; les mineurs ne demandent pas qu’elle leur soit remboursée mais qu’elle leur soit comptée. L’endettement de la société à leur endroit ouvre une créance qui fonde ce que j’ai plus haut appelé un droit de suite. Certes, la dette dont il s’agit arme plus évidemment les discours privés – ceux des individus – que les discours syndicaux et collectifs ; elle renvoie, semble-t-il, à une logique qui est celle du droit privé plutôt qu’à la dialectique de la lutte des classes. Il s’en faut cependant qu’elle soit réductible à l’expression intimiste d’un repli sur soi ; elle marque au contraire un engagement, intime et non pas intimiste, et un engagement critique, intérieur aux rapports de production. Face aux catégories « éternelles » de l’économie politique, elle oppose sa propre éternité : c’est comme si elle avait le temps pour elle, parce qu’elle est « éternelle », comme le disent les stèles aux victimes de la mine et, plus prosaïquement, incalculable, inestimable, comme le suggèrent les mineurs lorsqu’ils parlent de leur salaire : ils ne demandent pas rétribution de leur travail, mais de leur vie (Touraine, 1963). En ce sens, l’abondance – est-ce encore ainsi qu’il faut en parler ? – n’a pas fini de combler la dette ; elle n’est que réparation, et réparation partielle. Mais pas satisfaction.
6Eternelle, la dette de la société à l’égard des mineurs l’est encore d’une autre façon. Non seulement elle est inépuisable, mais c’est une dette de toujours. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de souligner combien le monde de la mine était un monde où tout est, d’une certaine façon, déjà là. Y compris sous la forme du pas-encore-là, qui est une façon de parler de quelque chose qui n’est pas là comme s’il y devait y être. Pour reprendre une expression de M. Bakhtine à propos de Dostoïevski, on pourrait dire que l’homo loquax montcellien « ne garde jamais pour lui d’excédent interprétatif essentiel » (Bakhtine, 1970 a, p. 114). Non que tout soit immédiatement transparent dans le sanctuaire minier, et encore moins intelligible, mais parce que tout signifie tout de suite quelque chose – ou plusieurs choses. Tout voisine. Tout ce qui se passe, de la fermeture des puits aux ragots, répond, semble-t-il, à d’implicites mais évidentes questions, fait question, confirme, approuve ou désapprouve ce qu’on savait, ou croyait déjà savoir. Tout ce qui se dit est immédiatement immergé dans tout ce qu’on sait, croit ou voulait savoir – ce qui est encore une façon de savoir. L’abondance et la profusion ne sont pas celles de l’excédent, mais celles de la polyphonie et celles de l’ambivalence à laquelle nous a introduit ce que j’ai cru saisir plus haut d’une polémique interne.
2 – Abondance de signes
7Ce sont les dessins des écoliers, sur lesquels je me suis arrêté au chapitre 4, qui donnent la meilleure idée de la saturation d’un univers où tout semble toucher sa limite. Le « ça va sauter » des bulles est plus lourd de sens qu’on ne le soupçonne : tout semble prêt à se changer en son contraire et le métier de l’homme est déjà un travail de bête. Le coq à l’âne est roi – un carnaval verbal, le petit travailleur infatigable prend des allures de bouffon. Mais surtout se manifeste, en ces dessins et avec une rare évidence, ce que, après Bakhtine, on pourrait appeler une « bicorporalité » (Bakhtine, 1970 b, p. 366). Le plus souvent en effet, chaque silhouette est double : l’attitude noble et droite du guerrier ou du paysan face à l’élément (un métier d’homme) se conjugue à la dénégation, l’injure (un métier de bête) ; la bête traquée sait rêver et il y a pour elle, contre toute attente, un coin de rêve ou de ciel bleu – quelque part. Il y a, dans les bulles prêtées aux figures campées par nos écoliers, bien autre chose qu’un plus ou moins savant contrepoint. Les bouches qui profèrent ou boivent ou rêvent, font du dessin ou du tableau, une scène. Certes elles épousent, pour utiliser le langage freudien, des « frayages » anciens ou simplement antérieurs. Ce qui est proféré là, l’est, comme le reste du tableau, sur le mode de l’évidence ; ce qui est proféré « date » tout autant que les autres éléments de la représentation – le matériel et l’outillage par exemple. Mis côte à côte, les bulles des dessins des enfants de mineurs – et d’ouvriers – semblent tirées du même tonneau. Ce sont des messages de somnambule... Mais ils crèvent leur enveloppe et font de l’ensemble du tableau une énigme. Les mots du message, comme les on-dit-que des ragots, sont traités ici comme des choses et ils ne sont pas moins choses, ni moins réalistes que les pics, casques, lampes ou que les charriots, chevalements, etc. Mais ils en appellent une autre lecture : ils introduisent un mouvement, celui de la vie et de la mort ; proches en cela du spectacle carnavalesque (Bakhtine, 1970 a et b), ils transgressent les frontières de l’univers minier (sanctuaire ou enfer), et marient le jour et la nuit. Il arrive que les attributs des mineurs prennent alors une signification qu’on ne leur soupçonnait pas : ainsi le bras, le pic semblent-ils esquisser un geste, ponctuer une protestation, accompagner une vocifération ; ils interpellent... Et ce moment-là est tout à la fois celui de l’agonie (on crève) et celui de la libération (le « jour »).
8Même si c’est là que je l’ai surprise d’abord, la bicorporalité n’est point le privilège des dessins d’enfants. Nous retrouverions ailleurs cette étrange cohabitation quasi-hiéroglyphique d’un corps instrumentalisé, réduit à ce qu’il est économiquement, c’est-à-dire « de » la force de travail, et cet autre qui se moque du premier et qui, sans être en parfaite intimité, est suffisamment familier avec le premier pour le soumettre à raillerie, licence ou à quelque mise en cause de nature grotesque. Il en est ainsi des corps usés dont se moquent les accidentés de la mine interviewés à la Société de Secours minier – même si d’abord ils ont recours à un tiers. Ce type-là, il était comme ça : il travaillait comme une bête. Le rendement. Maintenant, il faut le voir. Il a l’arthrose... Chez les retraités-mineurs même, on retrouve à côté ou mieux avec le corps meurtri, cet autre corps qui se rit du premier – et dénonce le travail minier. Il faudrait évoquer ici l’importance que revêt dans la population minière, la bonne chère et plus prosaïquement, la « boustifaille », le « pain » fêté comme le moment où l’on répare ses forces et où l’on parle, blague, rigole entre copains. Ce n’est pas le hasard si le corps est étroitement associé aux deux « bons moments » de la journée de travail : le pain et la douche. Ici comme là, il y a interruption et continuité avec le travail : se nourrir en particulier c’est, poursuivie, la relation de corps à corps – et puis l’on mange ce qu’on gagne. Célébration collective des corps restaurés ; ils sont rendus à une sorte d’universalité – au-delà de la « spécialité » du métier – et aussi à une manière de liberté de place publique... de nature à inspirer l’art, si difficile on le sait, de voisiner :
9« C’est pas souvent que je vais au voisinage, non pas souvent (Une femme de mineur s’adresse à son mari, 1980). Mais ces jours-ci, j’ai voisiné justement. J’ai voisiné un bon moment, chose extraordinaire. Et alors, dans la mine, et bien les hommes racontent tout ce qui se passe à la maison les uns des autres, voyez... »
10La bicorporalité a d’autres expressions. Et l’on peut se demander dans quelle mesure la femme de mineur n’est-elle pas, dans son propre discours même, le double diurne, et pas forcément angélique, du mineur... à qui elle survivra évidemment. Celle qui, veuve, se déclare, voire revendique de se déclarer « retraitée-mineur » est aussi celle qui, mi-procureur, mi-complice, avoue chez ses consœurs, une « gourmandise » quasi-démonique (Lukacs, 1963, p. 64) pour les choses de la vie... dont les hommes sont d’ailleurs tout à fait convaincus. Au milieu d’une conversation sur l’amour du métier, la femme d’un mineur invalide se confie :
11« Il y a aussi quelquefois la gourmandise de la femme. Et le mineur est très gentil, très doux avec sa femme. C’est pas pour dire, mais c’est vrai. Et la femme, eh bien, elle est un peu exigeante, il y a des fois... C’est des fois la mentalité de la femme du mineur. Tant pis pour ceux qui vont entendre ça, mais je vous assure (...). Il y a par exemple : la voisine admire cette chose. C’est drôle, je n’ai pas de rideaux, parce qu’ils sont plus beaux que ceux de mon voisin ; voyez il n’y en a pas... Mais chez les voisins, chez les gens, c’est comme ça. Vous avez... « Oh, il a de beaux rideaux » Pan ! des rideaux impeccables. Des rideaux, moi j’en fais des rideaux, dans la chambre de ma fille, avec pompon argenté au bout. Voilà l’économie que je fais, moi ! Eh bien c’est envieux, voyez, pendant que l’homme sue, pendant que l’homme est au fond, les femmes discutent de choses, voyez, qui cherchent à effacer le voisin. Moi, j’ai entendu quelqu’un, oui, il allait faire du ski, moi je ne défends pas d’aller faire du ski – il était content d’aller faire du ski – mais c’est cette envie d’avoir des trucs accrochés sur la voiture ! Moi, ça me dépasse » (1980).
12Les épouses de mineur sont plus critiques que leurs maris vis-à-vis du travail minier. Les échanges au sein du couple sur le métier de la mine sont fort intéressants – d’autant qu’ils sont rares. Ils suggèrent ce que de « bougés », de répliques dissonantes, d’ambivalence, peuvent cacher telle ou telle expression ou opinion singulières :
13Femme de mineur : - C’est le dernier des métiers.
14Mineur : – C’est le dernier des métiers. Il faut aimer...
15F. – Ah ! il faut aimer.
16Μ.– Il faut aimer.
17F. – Tu y aimais pas, mais t’étais obligé d’y aller.
18M.– J’ai suivi mon père, ma foi... (...) Oui, parce qu’ils (mes parents) étaient en Pologne ; de Pologne, ils sont partis en Westphalie où mon père a travaillé vingt-sept ans dans les mines et après on est en France en 22.
19(...)
20M. – Ah ben, je vous dis qu’il faut aimer travailler à la mine...
21F. – Il faut aimer, il faut aimer.
22M. – Il faut aimer. Il faut aimer ma foi ; il faut être coriace. Il faut pas être...
23F. – ... Mais avant, je me rappelle mes parents, ils voulaient ... ils voulaient pas y rentrer dans la mine !
24M. – Mais, mais on aime le travail ; parce qu’on y descend dans
le fond ; mais comme on dit : on descend, mais on sait pas si on remonte. Parce que des fois on est pendu au bout d’une corde... » (1980).
25Et le dialogue se poursuit, avec tout ce qu’il charrie de sous-entendus, dans l’évocation du présent, un présent bigarré (carnava lisé ?), et de l’avenir des enfants – et, ici, de l’un des fils. Il s’y poursuit, mais réfracté. Tout se passe comme si le fils à la moto était leporte-parole ou l’écho très privé et pourtant déjà lointain, un peu irréel, d’une vérité mal partagée, difficilement partageable en tout cas, approchée à coup de protestations répétées :
26Femme de mineur : – (...) Vous savez les jeunes, maintenant, c’est la moto, c’est la hi-fi. Vous savez ils prennent tout, tout ce qu’ils gagnent. Vous savez, il arrive pas, il gagne un peu plus que 200 000 par mois. Qu’est-ce que c’est 200 000 ? Il va pas loin (...).
27Mineur : – Pour payer d’un côté (la moto), de l’autre (la hi-fi), eh bien, sa paye, elle devrait y passer.
28F. – On lui prend, on lui prend très bien (pour le logement, sans doute, comme cela se fait assez souvent à Montceau – P.L.–) ; on le nourrit, on l’habille, hein ! Mais on le nourrit, puis ma foi, il se débrouille.
29M.– Parce que, ma foi, si on veut sortir le samedi et le dimanche...
30F. – Ma foi, les jeunes, ils se débrouillent. Il prend 10 000 et
puis encore, il dit : Maman, j’ai plus de cigarettes ; maman, j’ai plus
d’essence. Et puis voilà... »
31Il y a là l’écho affaibli mais aussi surtout la reformulation, dans le langage hésitant de la vie possible, d’une ambivalence première, (autrement) sensible dans les discours de célébration. C’est un militant cégétiste qui parle et explique comment ses enfants « réagissent » à la mine :
32« Ils (les enfants) réagissent tous à leur façon. Celui qui a 14 ans, bon ben il pense à sortir la gueu... la guenille, si j’ose dire. Alors ben, bon, il écoute ça (les histoires de la mine) d’une oreille distraite plutôt. Il s’intéresse bien un peu à la conversation des fois. Mais les deux autres, le deuxième et puis le troisième, surtout le troisième, alors lui, il pose un tas de questions ; il discute avec les copains le lendemain à l’école, au collège quoi ! Le père c’est un peu le héros. Moi, j’aime bien, quand je discute, imaginer les choses et puis des fois les grandir monstrueusement pour voir leurs yeux sourire comme ça, mais après les ramener à la réalité en leur disant : bon, ben faut quand même pas trop... faut pas déconner. C’est pas Germinal, la mine. C’est simplement pour mettre l’accent... De toute façon, ils réagissent, hein. Ça il y a une réaction, ça les intéresse. Je dis pas qu’ils sont prêts à me dire : ben, bon, on aimerait être mineurs parce que ce que tu me racontes, ça me plairait. Mais enfin, ça les intéresse bien » (1980).
33Corps glorieux et héroïques, corps prosaïques – douloureux ?
34L’ambivalence, on le voit, a de multiples manifestations elle est l’expression, ou mieux la source d’enfantements et de réenfantements qui sont loin d’être pure répétition. Je retrouve ici ce que je suggérais dans mes premières pages en évoquant le réenfantement du monde minier dans le travail du mineur muséographe. Je parlais alors de « vies parallèles », mais l’expression n’est pas juste qui ne rend pas compte de la réévaluation dont sont porteurs le travail muséographique, cette seconde vie qui me fait parler de bicorporalité, l’abondance des signes (la polyphonie) sous les signes 1'« abondance » et d’un apparent individualisme possessif. Une réévaluation, une réaccentuation qui s’apparentent à la redistribution des valeurs dont parle M. Bakhtine et que l’intonation introduit dans la communication (Bakhtine, in Toporov, 1981, p. 181). Le travail du mineur au Musée de la mine, ces seconds corps qui naissent de premiers dans les dessins d’enfants ou dans le récit des parents, la maison et le temps du rachat, le métier, etc., sont vis-à-vis de la vie réelle, dans le même rapport que le geste, l’expression extra-verbale (les interjections, les manières, la « voix », etc.) vis-à-vis du discours. Ce sont des métaphores, c’est-à-dire les expressions approchées (« imagées » au sens où le dit le mineur cité), partielles, formellement inexactes de quelque chose qui n’est pas encore là et tient son contenu d’une certaine mise à distance du réel (par négation, dénégation, oblitération, euphémisme, hyperbole, etc.), bref, d’un écart qui a pour condition une relation dialogique (externe ou interne), c’est-à-dire l’existence d’un autre ; elles se présentent souvent comme ou avec ce début d’interprétation dont Freud a souligné l’importance dans l’activité onirique, une manière de « première clef » qui, fourme spontanément par le « rêveur » ou le faiseur de métaphores, nous entraîne sur de fausses pistes parce que le rêveur, le faiseur de métaphores ne peuvent que puiser dans le fonds des notions préalables, dans ce que tout le monde sait et qui est ici, de quelque façon, mis en cause, parce que, suivant le mot de Freud à propos du rêveur, les explications spontanées ne font qu’ordonner, tenter d’ordonner (pour soi, pour d’autres, voire pour l’interviewer) le contenu du rêve ou de la métaphore, les images qu’ils charrient suivant leurs plus grandes chances d’intelligibilité (Freud, 1980). Il en est ainsi de la métaphore et de cette façon de parler qui est l’abondance, et de l’explication qui, en termes de privatisme, d’individualisme possessif, vient sur toutes les lèvres. Un exemple :
35Femme de mineur : « -Ce que je voudrais : un salon (rires).
36Mais je veux un salon en cuir. Ça j’en rêve (...). J’aime le cuir. D’abord, premièrement, du beau matériel ; c’est solide. Parce que, vous voyez, j’en ai là en tissu... Avec les gamins, hein, il est foutu celui-là. D’abord je voudrais du cuir parce que c’est joli. Je voudrais faire un joli salon tout en cuir, avec une belle bibliothèque...
37Interviewer : – Pourquoi un salon ?
38F. – Parce que ça me plaît. Parce que j’ai envie. Je sais pas, j’aime bien. Avec des spots, me faire un joli salon avec de la jolie moquette. Avec un beau truc. Mais mon salon, depuis qu’on est là, je lui ai dit (à mon mari), ça fait un an : j’aurai mon salon. On mettra peut-être cinq, six ans, mais j’aurais mon salon en cuir.
Mineur : – Ça viendra.
39F. – Ça viendra. Mais je sais pas, j’ai envie de ça (...) Je veux pas de simili, je veux du cuir. C’est peut-être un rêve, mais enfin j’espère qu’on y arrivera un jour, qu’on l’aura.
40M. – C’est une idée fixe.
41F. – Ah ! ça, c’est vraiment une idée. Ça je veux. Et je sais qu’il y en a quand même pour de l’argent parce qu’on a compté à peu près. Avec le salon en cuir, la jolie bibliothèque et, si on a les moyens, une cheminée.
42M. – Ah ! une cheminée, ça serait pas mal.
43F. – Un joli coin intime. Faut avoir un gros coup de loto. Parce qu’avec la paye de mon mari, on n’y arrivera jamais » (1981).
44Rêve d’abondance. Un début d’explication nous guette : un joli coin intime, dit-elle. Pas de simili... Le diagnostic est déjà là : individualisme possessif. Cet appétit, cette gourmandise cependant changent de sens si on les rapporte à d’autres éléments du même discours : une méfiance très armée vis-à-vis du crédit, une critique du travail en usine et le refus, chez l’épouse du mineur, d’y revenir – même pour un salon :
45« Ça me dit rien de travailler. Non (...), j’ai tellement vu ce qui se passe dans les boîtes, dans les usines, que non. Travailler, non. De toute façon, pas en usine. De toute façon, ailleurs, je pourrai pas, j’ai pas de... J’ai aucun bagage. Alors je pourrai travailler ailleurs, mais travailler en usine, eh ben, non. Quand on voit ce qui se passe dans les usines, ben non, hein ! »
46L’abondance rêvée est alors dissociée d’une intensification du travail. Elle s’accomode même d’une espèce de sous-emploi des forces de production, d’un refus d’en demander plus à des capacités que « les autres » donnent l’impression de solliciter, voire de mobiliser : ainsi le développement du travail féminin dont nous savons cependant qu’il ne va pas sans ambiguïté, ni réserve, ni critique. C’est bien à la chance qu’on rapporte ici fugitivement, de façon tout à fait déraisonnable sans doute, la réalisation du rêve. Un gros coup de chance. Sans doute alors faut-il concevoir l’« abondance » autrement : une abondance paradoxalement dissociée des forces de production – en tout cas du travail. Le paradoxe est d’autant plus sensible qu’en l’espèce, le mineur et son épouse partagent assez évidemment l’idéologie minière ; ils ont une foi inébranlable en la mine et se comportent vis-à-vis de leurs enfants comme des familles sacerdotales : « De toutes façons, il en faut des jeunes mineurs. Pourquoi pas l’un des miens, ou les trois, ou j’en sais rien ? »
47Ici, comme dans le travail du musée, le rachat de la maison, la célébration du métier, le mineur, sa famille prennent position vis-à-vis du travail réel, de la vie de tous les jours, de l’insécurité d’une condition sociale. Le chant des contiguïtés, les rêves d’abondance constituent une manière de supplément d’origine. Ils font plus que combler un manque ; ils réinscrivent la réalité triviale dans une espèce d’énigme à déchiffrer – comme les bulles des dessins d’écoliers – où les mots sont comme des choses ; utilisant toutes les ressources d’une mise en scène, ils donnent plus à voir (à lire peut-être) qu’à entendre : ils se refusent à une lecture, une seule, et, en ce sens, brouillent les catégories et les correspondances. Ainsi « l’équation » ou la formule (Goody, 1979, p. 197 ; Sahlins, 1980, p. 269) abondance/liberté = production/travail qui fait le credo productiviste/et dans son ultime expression – sont-elles quelque peu malmenées ; alors que l’exercice du travail féminin, en particulier, est associé à la nécessité – l’analyse démographique et économique le confirme – au moins aussi souvent qu’à la liberté, la liberté et une certaine manière de concevoir l’abondance peuvent venir justifier le non-travail salarié de la femme – ou sa critique – qu’autrefois justifiaient de fortes nécessités (tenir la maison, élever les enfants) sensibles aujourd’hui encore. Non seulement la mine ne produit plus tout ce qu’elle produisait, mais elle ne produit plus les objets appropriés aux sujets appropriés, ni les sujets appropriés aux objets appropriés. Non seulement le charbon est victorieusement concurrencé par d’autres énergies, ou par les importations, mais le travail lui-même, entendons le travailleur, n’est plus le même et l’on regarde avec étonnement naître une jeunesse si peu ressemblante...
3 – Germinal
48Ne célébrons pas trop vite la mort de la civilisation industrielle. La critique du travail n’est pas forcément le refus du travail et le refus du travail est équivoque s’il se conjugue, comme c’est le cas, à l’exode et au chômage : s’il ne menace pas directement les mineurs des Houillères, le chômage n’en est pas moins une perspective évidente pour ceux qui travaillent pour la mine ou dont l’activité est liée à l’industrie charbonnière. Même là où la critique du travail est la plus affirmée, elle n’épargne pas nécessairement la religion du travail. Je l’ai observé (Lucas, 1980 a et b) au cours d’une étude sur la toxicomanie en pays minier : la véritable drogue c’est, dit-on, le travail et le drogué c’est l’ouvrier, mais le sanctuaire minier, comme les autres (la famille, par exemple), est épargné ; le « trafic », qui accompagne généralement l’usage de la drogue est souvent décrit, voire revendiqué comme un travail. Est-ce là la limite d’utopies évidemment fragmentaires et même tronquées, en ce sens que leur fait défaut une dimension messianique ou millénariste ? Peut-être. Mais on se gardera de voir dans les utopies, suivant la trop belle parole de... Lamartine, des « vérités prématurées ». Contrairement au mot du poète, l’utopie n’est pas la vérité de demain, mais celle d’aujourd’hui et seulement celle d’aujourd’hui.
49L’expérience du GRPS qui a été souvent mise à contribution dans ces pages, est, à cet égard aussi, fort intéressante. De bien des façons, elle s’est développée, implicitement23., à l’insu des membres du groupe, suivant la logique du droit de suite – et sans doute est-ce ainsi qu’elle a trouvé à s’engager, ou mieux, s’enraciner dans la vie de l’agglomération minière. Au commencement, il y a, comme chez les mineurs, la vie indivisible. Aux meilleurs jours de l’union de la gauche et du programme commun de gouvernement, les représentants des partis socialiste et communiste de l’agglomération, ceux des syndicats se réunissent dans un bistrot à l’initiative d’une poignée d’opérateurs sociaux et de la santé travaillant à la Société de secours minier ou dans sa mouvance immédiate ; il y a là des militants de quartier et, comme on dit alors, des gens, c’est-à-dire des personnes qui n’ont pas de fonctions militantes attestées mais qui ont été agrégées dans les débats et une phase préalable. Au cœur de la réunion : le droit à la santé. Contradictoirement sollicité, celui-ci est lourd cependant d'un contenu : droit de la vie sur la vie, pour reprendre l’expression utilisée dans la première partie, et d’un droit indivisible sur une vie indivisible. Ce contenu procède en effet, comme l’expérience elle-même, d’une double et contradictoire filiation : l’initiative appartient à une équipe de professionnels de la Société de secours minier– expression ultime, pour les syndicalistes notamment qui la gèrent, du droit à la santé et des conquêtes ouvrières ; cette équipe tente de déployer hors de l’institution, dans les « quartiers », comme on dit alors, des pratiques qui accréditent et légitiment ce que l’idéologie de service même mutuelliste, la relation duelle (Goffman, 1968) invalident24 : c’est assurément une façon d’accréditer la demande illimitée de vie illimitée ou, comme on dit parfois, la demande d’abolition de mort qui conduit le patient chez le médecin, que donner à penser – et à suivre – la maladie dans quelques-unes de ses contiguïtés sociales – et dans des contiguïtés qui ne sont pas immédiatement recevables ni assimilables dans le credo mutuelliste.
50Le Groupe ne partage pas seulement, dans ses présupposés mêmes, l’utopie dont est lourd le chant des contiguïtés ou le temps tutoyé de la maison ; il met en œuvre un droit de suite. Dénonçant Montceau comme un grand hôpital psychiatrique (hiérarchie, surveillance mutuelle, vieillissement de la population, enfermement, etc.) et déployant alors une théorie critique de l’altérité sociale, procédant par débats, enquêtes sur les objets triviaux de la vie très ordinaire (la contraception et l’avortement, l’obésité et très tardivement... la silicose, mais aussi l’échec scolaire, la vieillesse, les adolescents, etc.), par tracts et affiches25. différant les conduites (médicales, syndicales, partisanes) de délégation de pouvoir, le Groupe « agrège » en effet ; il crée, non sans contradiction avec les militants organisés notamment, un espace, peut-être même un agent, je veux dire un sujet doué d’action. J’ai montré combien ce que l’on est tenté d’appeler « privatisme » était riche d’une histoire et que la recherche d’un chez soi, par exemple, était aussi recherche d’autres façons de « voisiner ». Il n’en reste pas moins que les fragments d’utopie dont la vie courante est faite ne suffisent pas à eux seuls à la transformer ; les possibles ne mettent pas spontanément à feu le réel... Le Groupe a constitué pour ses membres au moins, ce que constituent aujourd’hui encore les agrégations de patients au service de psychiatrie de la Société de Secours : une « utopie pratiquée », suivant l’expression de B. Baczko (Baczko, 1978), et collectivement pratiquée. Les groupes de patients et les groupes de quartier (ré)inventent, sinon des espaces publics, du moins des seuils où le privé et le public s’interpénètrent, où la polyphonie a non seulement droit de cité, mais peut être sciemment cultivée. De bien des façons, on retrouverait dans les groupes de patients ou les groupes de quartier, le coq-à-l’âne des dessins d’écoliers : hétérogénéité des propos – ce sont ceux de la vie quotidienne – et, pour ce qui est des activités dans les quartiers, hétérogénéité des objets de débats ou d’enquêtes, voire « indignité » de certaines questions (celle de l’avortement alors que Montceau se dépeuple), rites d’inversion et renversement des valeurs provoqués par quelques mises en question (celle de la gymnastique, mais aussi plus fondamentalement celle du travail minier).
51Sans doute n’est-ce pas le hasard si aujourd’hui certains membres du Groupe pensent, suivant une idée chargée d’histoire, à une Université populaire ou à des assises de la culture. Comme s’il était besoin d’un fédérateur... Ruse de la raison ou ruse de l’histoire ? Je ne sais. Mais la référence à l’Université populaire me fait mesurer ce que l’expérience – ou, si l’on veut l’expérimentation sociale – du Groupe charrie d’ambiguïtés anciennes, voire d’impossibilités de toujours. On se débarrasserait cependant trop facilement et trop vite de cette expérience en la refoulant parmi les décombres des rêves et des ambitions mêlés des saint-simoniens et des philadelphes – ou parmi les plus proches, mais sans doute plus passagères, expériences anti-psychiatriques de l’après-mai 1968 (Castel, 1981). Cohabitent, dans cette « aventure », deux conceptions de l’émancipation ouvrière : l’une qui passe par la « prise de conscience », l’organisation et, bien entendu, le travail, c’est-à-dire l’appropriation de ce qu’on est ; l’autre qui passe par la capacité de devenir autre, c’est-à-dire par la recherche d’une autre identité. N’allons pas croire – ce serait là encore trop facile – que ces deux voies séparent deux populations distinctes : d’une façon ou d’une autre, elles pèsent contradictoirement et tel militant cégétiste chevronné n’est pas à l’abri de la tentation perpétuelle que représente cette autre vie à laquelle il lui arrive de goûter... ne fût-ce que dans l’exercice de la parole, dans les groupes ou dans les réunions publiques. Inversement, la dénégation du travail minier, voire de l’identité ouvrière, n’implique pas nécessairement que l’on renonce à la réappropriation de... cette même identité.
52La récession minière cèle deux mouvements différents qui y ont leur origine. Non point mécaniquement, mais suivant des procès multiples (la célébration du métier et le chant des contiguïtés, le rachat des maisons et la recherche d’un seuil, etc.), le travail minier et le travail en général sont réinscrits dans la vie courante et dans le social, un métier, une maison, etc. Dans le même temps, le social fait irruption au sein du travail (Berra, Revelli, 1980, p. 134), comme en témoignent quelques-unes des quotigraphies (Lucas, 1982) recueillies auprès de femmes mariées accédant au travail salarié et de travailleurs nouvellement embauchés par les Houillères : la production est ici, sans conteste, un despotisme et elle n’est que cela ; l’idée même qu’il y aurait au travail de bons moments est, par principe, rejetée (Il faut être maso pour dire qu’il y a de bons moments. Il n’y a aucun bon moment) ; le jardinage lui-même, comme le travail domestique pour la femme, est soumis à la même suspicion fondamentale et définitive : « Le jardin ? par force, pas parce que j’aime ça. Par force, parce que j’ai un jardin, c’est tout. J’ai horreur de ça. Mais il ne faut pas le laisser en herbe... vis-à-vis du monde qui l’entoure. Mais c’est horrible, un jardin. Je n’appelle pas ça un loisir » (Mineur de jour, 27 ans, 1981). La production est alors en contradiction radicale avec les valeurs dont sont porteurs les « nouveaux arrivants ».
53Ces deux mouvements sont là, de maintes façons, en litige dans les rapports entre générations, ou au sein d’un même couple, mais aussi dans les coq-à-l’âne des groupes de quartier et des groupes de malades que je viens d’évoquer, dans le chant des contiguïtés et les rêves d’« abondance ». Ils sont, l’un et l’autre, le langage de la vie réelle et, l’un pour l’autre, l’un à côté de l’autre, l’un dans l’autre, l’un contre l’autre, ils sont le langage de vies possibles. Nous sommes à la croisée des chemins : ici, l’objet du droit de suite fait évidemment problème ; irréductible au seul travail ou aux seuls « fruits » du travail, il se découvre, on lui découvre des présupposés, une sorte d’antériorité. Il y a aujourd’hui des préalables au travail. C’est ce que nous apprend aussi le chômage – ou le peuple polonais – et sans doute alors ne sommes-nous pas très loin de donner un contenu à l’idée de dette mise en avant, bien abstraitement semblait-il, par les écoliers du C.E.S. Jean-Moulin.
54Sans doute le droit de suite - qui n’est peut-être pas autre chose que le très présent droit d’utopie, le droit de regard utopique – renvoie-t-il à des figures, sinon plus complètes, du moins plus complexes que la classe sociale ou la fraction de classe définies par leur place dans la production ; il renvoie à des sujets processuels et plus évidemment civiles, dont le concept d’alliance de classes ne rend pas suffisamment compte (Goldmann, 1966) – pas plus que celui de non-classe (Gorz, 1980) ; il renvoie à des sujets toujours à (se) connaître suivant des légitimités à instruire et selon une dialectique qui implique non seulement la reconnaissance de l’altérité, mais aussi l’exercice de celle-ci ; il renvoie en bref à des opérateurs dialogiques et à un pluralisme qui n’est sans doute pas celui-là seulement dont on parle tant aujourd’hui (cf. annexe 2). Le droit de suite suppose des rapports sociaux qui n’ont point encore trouvé leur société ; il désigne des sujets qui, comme la vérité suivant Ernst Bloch, ne demandent pas seulement à être, ni à devenir, mais à paraître, voire à apparaître.
Notes de bas de page
23 En tout cas pour moi qui découvre aujourd’hui seulement une dimension ignorée des textes que j’ai écrits à ce sujet (Lucas, 1978).
24 « Pour le thérapeute, écrit notamment E. Goffman à propos de la relation psychiatrique, la seule conduite compatible avec ses obligations vis-à-vis de l’institution et de la profession consiste à écouter les doléances du patient en le persuadant que ses soi-disant difficultés avec l’institution, avec sa famille, avec la société, etc., sont en fait ses difficultés personnelles, et à lui suggérer de résoudre ses problèmes en réorganisant son univers intérieur» (Ibid., p. 429).
25 Où l’on retrouve la maison, le travail, le ragot, etc. Certaines de ces affiches ont été reproduites dans le numéro d'Esprit consacré à l’expérience montcellienne (4), avril 1978.
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