Conclusion
p. 263-268
Texte intégral
« Il y a une chose que l’οn n’a point vue sous le ciel et que, selon toutes les apparences, on ne verra jamais : c’est une petite ville qui n’est divisée en aucuns partis, où les familles sont unies et où les cousins se voient avec confiance ; où un mariage n’engendre point une guerre civile ; où la querelle des rangs ne se réveille pas à tous moments par l’offrande, l’encens et le pain bénit, par les processions et par les obsèques ; d’où l’on a banni les caquets, le mensonge et la médisance ; où l’on voit parler ensemble le bailli et le président, les élus et les assesseurs ; où le doyen vit bien avec ses chanoines ; où les chanoines ne dédaignent pas les chapelains et où ceux-ci souffrent les chantres ».
La Bruyère, Les Caractères, chapitre V, « De la société et de la conversation »
ESPACE SOCIAL, ESPACE LOCAL
1Une opinion répandue veut que la vie urbaine soit caractérisée par l’uniformisation des mœurs, des comportements et des lieux. Pourtant, à l’intérieur de chaque ville, l’observation des groupes sociaux et de leurs pratiques met en évidence une telle hétérogénéité qu’on est vite conduit à mettre en doute cette idée du « creuset urbain ». Entre villes également, les différences sont considérables et l’emportent sur les ressemblances. L’exploration de la sociabilité à Villefranche-sur-Saône met en évidence d’importants facteurs de différenciation interne et aussi un mode de combinaison de ces différences propre aux petites villes, qui ne se retrouve pas dans d’autres types d’agglomérations. Villefranche présente l’exemple d’une cité ouvrière qui, malgré la proximité d’une métropole, ne s’est pas laissée satelliser et est demeurée, presque caricaturalement, petite ville. Tous les traits sociaux d’un style d’urbanité original se trouvent rassemblés là.
LA PETITE VILLE COMME ESPACE DE PRATIQUES
2La petite ville apparaît d’abord comme un carrefour où des itinéraires j sociaux divergents se croisent sans se mêler. Entre des couches sociales (ouvriers, couches indépendantes) pour lesquelles l’appartenance locale est une composante essentielle de l’appartenance sociale, et qui entretiennent des liens privilégiés avec la zone rurale environnante, et d’autres (cadres) dont l’être social se définit au contraire par la distance à la vie locale et par des relations fréquentes avec la grande ville proche, il existe une différence d’orientation fondamentale et une discontinuité considérable. La divergence des trajectoires socio-géographiques donne un sens plus massif et plus concret à la différence absolue de niveau entre catégories sociales.
3La discontinuité sociale très nette va de pair avec une assez grande proximité des individus dans l’espace, puisque l’habitat n’assume pas ici (ne peut pas assumer) de fonction distinctive marquée : la ségrégation sociale est moins visible, moins massive et au total plus faible que dans une grande ville. Le fait que les habitants se meuvent dans un espace limité n’entraîne pas une connaissance mutuelle ; il favorise en revanche la connaissance intuitive et indirecte que les individus ont des groupes et des styles J sociaux locaux ainsi que des personnes qui les symbolisent. C’est l’expérience répétée du contact avec les mêmes (par l’intermédiaire du travail, de la parenté, du voisinage, du loisir, du trafic, de la consommation1) qui contribue à forger cette sociologie spontanée très sommaire de la cité et à compléter ce bagage invisible que les citadins portent toujours avec eux. Seuls échappent à ce système d’interconnaissance lâche les nouveaux venus d’implantation trop récente dans la ville.
4L’unité urbaine observée se caractérise en outre par la présence d’une scène locale vivace. Le dynamisme de la vie associative et des groupes informels, l’existence de lieux publics nombreux et fréquentés ainsi que d’événements festifs à base essentiellement locale multiplient les possibilités de rencontres face à face entre individus et entre groupes sociaux. Dans ces occasions, les caractéristiques propres de chaque groupe s’exacerbent plus qu’elles ne s’atténuent. La vie associative paraît être un lieu où s’affirment avec force des identités sociales distinctives et où se mettent en scène de véritables rivalités symboliques. 'Comme les clivages sociaux sont moins inscrits dans l’espace habité qu’ils ne le sont dans les grandes villes, ils s’expriment peut-être plus dans la sociabilité hors-travail. Si cette sociabilité « provinciale » paraît à la fois dynamique et tendue, c’est qu’elle a un enjeu clair : permettre aux agents de faire connaître leur appartenance sociale (réelle ou rêvée) par une mise en scène adéquate.
PERSISTANCE ET PARADOXES D’UNE SOCIABILITÉ POPULAIRE
5Dans cette petite ville qui jouit d’une autonomie sociale réelle, les classes populaires, qui sont fort nombreuses, semblent bénéficier des conditions symboliques et matérielles qui devraient leur permettre de se forger une conscience de classe. Leur situation est en fait très ambivalente.
6La classe ouvrière caladoise ne constitue pas un prolétariat brutalement déraciné et séparé de ses conditions d’existence antérieures. L’ancienneté dans la ville ou au moins l’ancienneté dans la région, l’ancienneté dans la condition ouvrière, les liens maintenus avec le milieu rural se conjuguent pour dessiner le profil d’une classe ouvrière stabilisée dont les pratiques locales de sociabilité ont acquis la force et la permanence de routines indéracinables. Les ouvriers caladois ont réussi à s’aménager un espace franc dans la vie quotidienne, qui va bien au-delà des nécessités d’une simple sociabilité de survie, mais qui reste nettement en-deçà d’un projet ou d’une tentative de transformation de leurs conditions d’existence. S’il est vrai qu’à Villefranche beaucoup de lieux, d’activités, d’événements, de groupements échappent totalement à l’emprise des classes supérieures et que, dans la plupart des occasions sociables non privées, les classes populaires peuvent adopter leur attitude informaliste, extravertie, envahissante (du point de vue des classes supérieures !), il faut rappeler aussi que, dans ce qui fait son identité profonde (l’inscription dans le travail et dans les rapports de production), la classe ouvrière de Villefranche n’est pas moins dominée qu’ailleurs. Toute l’ambiguité de la situation des ouvriers caladois apparaît quand on analyse leur forte participation aux associations locales. Leur taux d’adhésion élevé montre qu’ils ne se limitent pas à une sociabilité individualiste et utilitariste (voisinage et entraide immédiate). Leur attitude dans ces associations illustre leur méfiance à l’égard d’un juridisme et d’une hiérarchie trop marqués ; ils y manifestent en somme une vigoureuse sensibilité égalitaire qui est sans doute le contrecoup de leur expérience contradictoire des rapports sociaux dans l’entreprise (intégration et coopération dans le collectif ouvrier, et contrôle par une hiérarchie tâtillonne). Mais cet égalitarisme inscrit dans le comportement n’entraîne par ailleurs aucune démarche conquérante des ouvriers dans le domaine du travail ou de la politique locale. La sociabilité populaire apparaît ici comme une sociabilité-refuge. Elle ne débouche pas sur une attitude politique transformatrice car la domination des détenteurs du capital économique et/ou culturel n’est jamais mise en cause : les membres des classes populaires cherchent simplement à se soustraire à leur contrôle dans la vie hors-travail (hantise du paternalisme ?). Ville populaire, Villefranche est une ville qui n’a pas de pouvoir ni de traditions municipales populaires.
CONTEXTE LOCAL, STYLE DE VIE, CONSCIENCE DE CLASSE
7Si l’on compare le cas de Villefranche-sur-Saône à celui d’autres villes populaires, on remarque que les relations entre la situation locale objective du groupe populaire et sa conscience de classe prennent des formes très diverses.
8Ainsi il semble que l’expérience collective du déracinement et de la dévalorisation radicale du vécu antérieur soit assez propice à l’émergence directe d’une expression politique populaire (de forme protestataire) qui peut mener, à terme, à la conquête du pouvoir local et à la réaction de véritables cultures ouvrières municipales, comme on l’observe notamment dans la banlieue parisienne. A l’inverse, une classe ouvrière nombreuse, ancienne, à évolution lente peut, notamment dans des villes de petite taille, s’aménager un espace de légitimité sociale et voir son style social exercer localement un grand ascendant sur d’autres fractions de classe ; dans certains cas, elle peut même prolonger son emprise sociale en se constituant une expression politique autonome, ce qui peut lui permettre, en cas de prise du pouvoir municipal, de renforcer son existence et sa légitimité culturelles (c’est ce qui se passe apparemment dans un certain nombre de villes ouvrières du Nord). On peut imaginer une situation légèrement différente : une classe ouvrière d’implantation stable, ayant su structurer l’espace de sa vie quotidienne, mais comprenant cette fois plus d’individus d’origine rurale prégnante et proche. L’autonomie quotidienne des classes populaires peut alors demeurer, sans que soient nécessairement remises en cause les réalités persistantes du pouvoir local et la tradition de la délégation politique à d’autres groupes sociaux. La légitimité sociale du mode de vie populaire reste dans ce cas plus fragile, plus menacée et en tout cas plus faible. Ne retrouve-t-on pas là le cas de Villefranche-sur-Saône ou celui d’une grande ville ouvrière comme Saint-Étienne ?
9Cette diversité des situations locales, des réponses collectives, des styles de vie fonde la variété des êtres sociaux des groupes locaux. Il est important d’être conscient de cette diversité. A se contenter de décrire les individus comme des hommes habitants interchangeables, le risque serait réel de les traiter comme tels.
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Notes de bas de page
1 Nous reprenons ici les catégories de Ulf Hannerz dans Explorer la ville, Paris, Editions de Minuit, 1983.
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