Chapitre III. Lieux publics et groupes sociaux
p. 73-99
Texte intégral
1Une ville qui n’est qu’un ensemble de logements, donc de lieux privés, est généralement considérée comme dépendante et dépourvue d’existence propre. C’est vers ce modèle que tendent les banlieues-dortoirs, les villes-satellites et également certaines villes industrielles qui, autosuffisantes au plan de l’emploi, n’ont pourtant qu’une existence sociale embryonnaire. L’autonomie sociale d’une ville se mesure au nombre de lieux publics ou semi-publics dont elle dispose, et que ses habitants fréquentent. Tout de suite, il importe de bien distinguer les lieux non privés situés dans la ville et ceux que fréquentent les habitants de la ville (les citadins peuvent par exemple fréquenter surtout la zone rurale, ou bien une agglomération voisine). C’est l’écart entre les ressources d’une ville et les pratiques sociables réelles des citadins qui permet d’évaluer la dépendance, l’autonomie ou l’influence de cette cité. A cet égard, on peut dire que Villefranche jouit d’une véritable autonomie sociale, et également d’une influence certaine sur la microrégion environnante.
2Cette appréciation ne concerne cependant pas tous les groupes sociaux locaux au même titre. On note par exemple que certains habitants de Villefranche vont au cinéma dans leur ville, tandis que d’autres ne vont au cinéma qu’à Lyon. Localisme et « extranéisme » ne s’expliquent pas ici en termes, strictement « culturels » : le besoin de cinéma reçoit en fait des traductions tout à fait différentes selon l’appartenance sociale des individus, et leur mode d’utilisation des lieux publics. Les classes populaires se contentent d’utiliser ce que leur ville offre. Les classes supérieures, très sensibles aux effets de légitimité culturelle, se placent sous la dépendance de la grande ville proche.
3Du fait que les divers lieux non privés d’une petite ville sont relativement proches les uns des autres, et proches des habitants, on ne peut déduire que leur fréquentation obéisse au hasard : en aucun lieu public de Villefranche (rue commerçante, stade, théâtre, cafés… etc.), on ne trouvera d’échantillon « représentatif » de la population locale. Présentée sous cette forme, l’idée paraît absurde : elle est pourtant au fondement de théories fort sérieuses qui voient dans la proximité des lieux d’habitation la garantie essentielle de la disparition des oppositions et des différences de style de vie entre classes sociales. Appliquées d’abord au cas des « grands ensembles », ces théories ont fait ensuite la fortune du thème technocratique de la ville moyenne comme lieu où les rapports sociaux seraient moins tendus qu’ailleurs. Cette hypothèse naïve qui prend le rapprochement spatial comme la métaphore d’un rapprochement social ne correspond pas à ce que l’on peut observer dans une petite ville, comme Villefranche, où tout se passe au contraire comme si la proximité produisait un effet de renforcement réactif des différences, et non l’homogénéisation attendue des comportements.
4Ainsi les lieux non privés tendent « naturellement » à être appropriés par des groupes sociaux, des groupes d’âge, un sexe ou l’autre. Dans le domaine de la sociabilité publique, les différences semblent plus tranchées que dans celui de la répartition des habitants par quartier. Lieux publics et groupes sociaux se définissent mutuellement. Les lieux deviennent des signes sociaux ; réciproquement les groupes doivent une part de leur image de marque locale aux lieux divers où ils inscrivent leur existence. Par quel processus, selon quelles modalités s’organise cette appropriation des lieux par des groupes ?
5C’est pour répondre à cette interrogation que l’on a décidé d’entamer une observation approfondie des lieux publics de Villefranche. Si le parcours semble parfois hésitant, c’est qu’on a préféré mettre en scène le va-et-vient tâtonnant de la recherche, plutôt que la démarche assurée de la démonstration.
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LA FRÉQUENTATION DES CAFÉS
6Ville ouvrière, Villefranche-sur-Saône est aussi capitale du Beaujolais et joue ainsi un rôle important dans la commercialisation des produits du vignoble. Apparemment toutes les conditions sont donc réunies pour que la fréquentation et le nombre des cafés y soient importants.
7En fait, ce serait une erreur que de mettre en relation la fréquentation des cafés à Villefranche avec les traditions beaujolaises entendues au sens de goût naturel des habitants pour le vin local. Contre cette idée, on peut noter d’abord qu’on ne boit pratiquement pas de beaujolais dans les cafés de la capitale du Beaujolais : sous le nom de « pot de rouge » (consommation la plus fréquemment demandée dans les cafés de Villefranche), on ne sert pratiquement jamais le vin local, mais un vin ordinaire distribué par les négociants locaux et d’origine généralement extérieure à la région. Les bars et les cafés ne peuvent pas être considérés avant tout comme des commerces détaillant une production locale, même si leur répartition spatiale dans la ville rappelle tout à fait celle des établissements commerciaux (les trois-quarts des débits de boissons, comme les trois-quarts des fonds de commerce, sont situés dans le quartier central, c’est-à-dire la rue Nationale et ses abords immédiats). Leur fréquentation doit être analysée en termes de sociabilité, plutôt qu’en termes de consommation.
8La grande majorité des cafés caladois sont des bistrots où prédomine une clientèle d’habitués, plutôt que des grands cafés (au sens de cafés fréquentés surtout par les clients de passage), pour reprendre et étendre une distinction forgée par Joffre Dumazedier1. Le grand café (il ne s’agit pas tellement en l’occurrence d’une question de taille) se rencontre surtout dans les grandes villes, les lieux de passage, les villes et les lieux touristiques, les stations balnéaires. Ville non touristique, Villefranche n’en compte pratiquement pas ; tout au plus peut-on ranger dans cette catégorie quelques cafés d’hôtels. Les terrasses donnant sur la rue ou la place, signe d’ouverture sur l’extérieur souvent associé à ce type d’établissements, n’existent que dans quatre ou cinq cafés de Villefranche (sur plus d’une centaine !), encore ne sont-elles guère utilisées. En revanche, dans près de la moitié des cafés, des rideaux aux fenêtres isolent les habitués de la rue. Ce signe d’intimité indique sans équivoque le « bistrot ».
9Les cafés de Villefranche sont avant tout des lieux d’hommes, même si, par ailleurs, ils ne sont pas le lieu de tous les hommes.
Tableau 16. Sexe et dernière visite au café

10La fréquentation du café par les femmes est occasionnelle, exceptionnelle ou totalement inexistante, quelle que soit leur appartenance sociale, alors que les enquêtes nationales montrent au contraire que la fréquentation féminine croît avec le niveau social2. D’ailleurs, demander aux femmes (comme mes enquêteurs et moi-même le faisions) quand elles étaient entrées dans un café pour la dernière fois, provoquait chez ces dernières une réaction de stupeur, suivie généralement de l’affirmation catégorique « Jamais ! » et parfois d’un fou-rire. La majorité de celles qui disaient y être allées pendant l’année l’avaient fait en dehors de Villefranche au cours de leurs précédentes vacances (période de transgression par excellence ?), presque toujours avec leur mari et leurs enfants. La fréquentation des femmes qui travaillent n’est que très légèrement supérieure à celle des femmes inactives.
11Les cafés se manifestent comme lieux masculins de façons très diverses. Le fait qu’un tiers des propriétaires de cafés caladois soient des femmes et que ce soit la « patronne » qui serve le plus souvent les clients, même quand rétablissement est possédé par un homme, renforce ce caractère. La présence d’une hôtesse maternelle et avenante, mais douée aussi de franc-parler et de répartie, pour couper court aux plaisanteries auxquelles elle est en butte, garantit en effet mieux la fidélité des clients masculins du café que la présence d’un patron. La fréquence des discussions d’ordre sexuel, mais aussi sportif et professionnel, renforce la représentation du café comme heu masculin. Il est d’ailleurs aisé d’observer le malaise concret que provoque la présence d’une femme dans ce lieu.
12A la suite d’une rencontre fortuite dans la rue, un samedi après-midi, un groupe d’ouvriers entre dans un café, avec la femme de l’un d’eux. Celle-ci ne veut rien commander, les hommes prennent du vin rouge. Ils sont accoudés et penchés sur la table, tandis qu’elle a disposé sa chaise légèrement en retrait comme pour marquer qu’elle ne participe pas vraiment au colloque. La gêne s’installe, la conversation est languissante, jusqu’à ce qu’elle se décide à aller voir les magasins à l’extérieur ou à aller discuter avec la patronne. La conversation reprend alors, plus animée et plus libre.
13La fréquentation masculine du café est aussi bée à l’âge des individus. Il est inutile d’insister longuement ici sur l’importance de la fréquentation des cafés par les jeunes célibataires (lycéens et jeunes travailleurs). Comme dans la plupart des villes, ils choisissent certains établissements que la clientèle plus âgée tend alors à délaisser.
14En ne considérant que des individus mariés (c’est le cas de l’enquête citée), on s’aperçoit que la fréquentation atteint son sommet dans la tranche des hommes qui ont entre 20 et 29 ans. Celle-ci connaît une chute assez nette dans la période suivante (30-39 ans) puis une lente remontée par la suite. On pourrait dire, pour employer des termes d’ethnologue, que la « société des hommes » symbolisée par le café se disloque progressivement dans les premières années du mariage avec l’arrivée des enfants et ne se reconstitue qu’imparfaitement par la suite. Mais il est peut-être exagéré de parler de société des hommes dans un cadre urbain industriel tant qu’on n’a pas précisé à quels groupes sociaux cette expression renvoie.

L’aspect extérieur d’un lieu constitue un ensemble de signes que les agents sociaux savent fort bien déchiffrer dans la pratique. La simple observation de la devanture d’un café fournit au client potentiel de nombreux indices sur l’appartenance sociale, sur l’âge, sur la provenance géographique et même sur l’« ancienneté » des consommateurs, et lui permet de décider pour son propre compte si l’établissement est « fréquentable » ou non.
Un café du centre et un café de quartier à Villefranche. Photo Michel Bozon.
Tableau 17. Catégorie sociale de l’homme et dernière visite au café


15Car la fréquentation des cafés à Villefranche est très marquée socialement. Fréquentés intensément par les ouvriers, les artisans et les petits commerçants, ils le sont un peu moins par les employés et les cadres moyens, très peu par les cadres supérieurs et les professions libérales. La netteté presque « excessive » de ce schéma à Villefranche, accentuant jusqu’à la caricature des tendances beaucoup moins nettes dans les enquêtes nationales, illustre peut être un phénomène social caractéristique des petites villes.
16Tout se passe comme si l’existence, dans une unité résidentielle de petite taille, d’une couche sociale nettement dominante en nombre (les ouvriers) permettait à celle-ci de renforcer les traits de son style de vie propre, au point d’imposer comme légitime un usage « populaire » du café, qui coexiste difficilement avec l’habitus bourgeois dans ce domaine. La mainmise populaire sur les cafés de la ville contraint d’ailleurs les membres des classes supérieures et intellectuelles à transformer leur exclusion objective en exclusion subjective. « Je ne fréquente pas les cafés », déclarent-ils, tout en dénigrant l’usage populaire du café ramené dans tous les cas à l’alcoolisme, et en peignant des plus noires couleurs les établissements de la ville.
17Pour décrire la fréquentation populaire des cafés caladois, on peut distinguer en premier lieu, au plan des motivations, la fréquentation ouvrière de celle des commerçants ou artisans. Pour un ouvrier, aller au café revient à donner un prolongement libre aux relations qu’il noue sur son lieu de travail. Lieu même de la vie sociale non contrainte, le café est spontanément choisi comme lieu de réunion et siège d’associations par les ouvriers, qui en font donc un usage essentiellement non professionnel. En revanche, il apparaît que les commerçants ou artisans s’y rendent très souvent avec ! des clients ou des fournisseurs. Ce déplacement d’un lieu de travail privé (boutique ou arrière-boutique, atelier) en un lieu public correspond à la phase finale d’une discussion commerciale. Celle-ci ne peut s’achever sans un rite de clôture gratuit qui scelle l’accord : au niveau le plus modeste (artisans, petits commerçants), il suffit que les deux interlocuteurs aillent boire un coup ensemble (ou se paient chacun une tournée) prouvant ainsi leur bonne foi par un acte de réciprocité. La fréquentation du café dans ce mi-) lieu social est donc plus professionnelle et plus systématique qu’en milieu ouvrier. Cependant malgré ces différences de motivations, il existe bel et bien un usage populaire du café, des pratiques et des stratégies qui en font un lieu social bien particulier.
UN LIEU POPULAIRE
18Comme lieu populaire, le bistrot est d’abord le lieu même de l’interconnaissance vague, qui se manifeste dans les salutations de ceux qui entrent : poignées de main à tous les présents, ou bien salut général à la compagnie. L’habitué ne connaît guère en général que le prénom et le lieu de travail (ou le lieu d’habitation) de ses relations de café et il ne cherche pas à en savoir plus. De leur côté, le patron ou la patronne accueillent tous les clients ordinaires avec le mélange de considération et de familiarité que résume l’association du sieur et du prénom : « Ça va, monsieur Maurice ? » Ils y ajoutent parfois la connaissance de la consommation habituelle de l’intéressé, qui lui est servie sans qu’il ait même à la réclamer. A travers cette comédie du respect, cafetier et client jouent souvent avec une exagération voulue des rôles de domestique et de maître.
19L’égalitarisme de bistrot provient du fait que dans ce lieu, la familiarité n’entraîne pas la contrainte, parce qu’elle n’est pas conjuguée avec une interconnaissance en profondeur des individus. Les propos tenus pèsent ainsi moins lourd que dans la réalité, et on peut adresser la parole à des gens qu’on connaît à peine. La superficialité des contacts au café permet à ceux qui le désirent de jouer un rôle à leur mesure, avec des spectateurs assurés. C’est un théâtre du pauvre. Le seul rite social contraignant du café populaire, l’obligation de payer sa tournée, chacun à son tour, quand on est venu en groupe, peut être considérée comme un jeu ou un spectacle de la munificence, une mise en scène populaire de la libéralité, d’autant plus valorisée que la libéralité réelle est plus rare. Les blagues entre habitués consistent toujours en un certain défoulement corporel et verbal : frapper ou enfoncer le couvre-chef de ceux que l’on salue, simuler des bagarres, plaisanter d’autres clients ou la serveuse (surtout au moment crucial du paiement). A l’échange d’esprit ou de coups, personne ne peut se dérober sans mauvaise grâce, et chacun peut regarder ou écouter. Le café populaire est ainsi un lieu où se théâtralisent des rivalités entre individus et des oppositions entre sous-catégories sociales ou professionnelles. Très prisées sont les histoires de café que racontent le patron ou les clients. Le comptoir, devant le conteur ou dans son dos, fonctionne comme une scène et lui donne de l’assurance. Ces récits, qui font référence à des personnages connus ou presque connus, issus du même milieu social, qui mettent en scène des pratiques sociales familières et stigmatisent les asociaux, renforcent chez les habitués le sentiment d’appartenance à un groupe informel, et le sentiment d’appartenance sociale. Encore peu étudiées, les histoires de café ont la même fonction intégrative que la plupart des récits rituels (contes de veillée, histoires de chasse). Liées aux bistrots et aux classes populaires, elles sont bien moins en honneur dans les cafés bourgeois et petit-bourgeois.
« DES GARGOTTES ENFUMÉES, MAL FAMÉES »
—Couple d’ouvriers. Membres du bureau de la Société Mycologique :
« Lui : Comme siège, on a qu’une salle de café. Y faudrait un local convenable. A ce moment-là, on ferait un herbier.
Elle : Y a beaucoup de femmes qui font partie de la société mais parce que le siège est dans un café, elles veulent pas venir. C’est un handicap.
Lui : Moi je suis pas d’accord d’avoir notre siège dans un café parce que ça convient pas et puis y a du bruit par d’autres consommateurs.
Elle : Et puis aussi bien pour les champignons que pour la nature on pourrait avoir des jeunes, des enfants de 12, 15 ans, mais une salle de café, ça fait une barrière, y a rien à faire…
Lui : Dans le temps y avait des pharmaciens…, enfin des préparateurs en pharmacie dans la société. Maintenant c’est plutôt ouvrier. Les personnes qui sont d’un niveau élevé ne viennent pas. C’est toujours pareil, cette histoire d’avoir notre siège dans un café, c’est pas convenable et ça fait pas sérieux… C’est sûr que ça éloigne la jeunesse et qu’on aurait certainement plus de femmes, parce que les femmes sont très intéressées par les champignons, évidemment du moment que ça touche la casserole hein, mais vu que c’est un café… ».
— Propos d’un commerçant d’articles de luxe de la rue Nationale :
« Dans la rue Nationale, on ne trouve que des petites gargottes enfumées, mal famées. On ne sait pas bien ce qu’ils y servent comme boissons. A Villefranche, il manque un café ou une brasserie qui ait de la classe, où il y ait de l’ambiance… ».
— Observation dans un café ouvrier : le moment du paiement est souvent abordé par des plaisanteries :
« Consommateur : C’est combien le pot ?
Patron : 4 Francs 50 :
Consommateur : Y a pas de réduction si on paye comptant ?
Patron : On peut payer 5 Francs si on est content. ».
— Observation dans un café ouvrier, situé en face d’une usine : une histoire racontée par la patronne.
La patronne discute avec un consommateur. Un personnage précis est mentionné dans leur conversation. Comme tout le monde ne le connaît pas dans le café, la patronne évoque un de ses hauts faits, en élevant la voix. Les conversations s’interrompent. Elle reprend plusieurs fois la fin de l’histoire :
« Consommateur : Et ton voisin, qu’est-ce qu’il devient ?
Patronne : Oh il est toujours là… [A tout le monde]. C’est mon voisin, un mauvais coucheur, il va jamais au café, c’est son droit, mais il tolère pas que les autres y aillent. Surtout y veut pas que des voitures soient rangées devant le bateau de son entrée, même si ça le gêne pas. Alors y vient régulièrement faire du scandale au café. Si le nom du propriétaire est marqué sur la voiture, il le relève et téléphone à la femme du type : « Votre mari est au café, au lieu de travailler ». Alors un jour, y avait Bernard X…, qu’est chef de chantier, vous connaissez… La veille, avec ses ouvriers, il avait fait la réunion de fin de chantier au café. Je m’en souviens encore. Je leur avais fait du coq au vin et des escargots. Ils étaient restés jusqu’à 4 heures et demie. Le lendemain, il revient boire un coup au café. Faut dire que les deux fois il avait laissé sa voiture devant le bateau. Alors mon voisin note le nom sur la voiture, téléphone à la femme : « Votre mari, il passe toutes ses après-midis au bistrot. Il emmerde les gens avec sa voiture. Et je sais vraiment pas ce qu’il fait avec la patronne… ». La femme arrive en voiture, elle ouvre la porte, et là ce qui m’a sauvé la vie, c’est qu’y avait Josy, vous la connaissez Josy ?
Consommateur : Tiens, qu’est-ce qu’elle devient Josy ?
Patronne : Oh ! elle est toujours sur Villefranche, elle essaie d’élever ses gosses tant bien que mal ! Josy, elle était un peu simple, elle travaillait en face. Elle faisait la bise à tout le monde. Y suffisait qu’elle connaisse quelqu’un depuis deux jours… Alors justement elle était en train de faire la bise au chef de chantier : « Mon petit Bernard » avec les bras autour du cou. Et à ce moment-là, la femme arrive et lui dit : « Ah ! c’est pas la patronne, c’est ta bonne amie que tu viens retrouver. C’est ce qu’on va voir ! ». C’est ce qui m’a sauvé la vie… Après ça, il en a entendu parler pendant six mois. C’est seulement après qu’on a su que c’était à cause du voisin. ».
20Les cafés ne sont pas fréquentés seulement à titre individuel. Dans une petite ville comme Villefranche, les groupements formels tentent de se les approprier. Les associations en font leur siège, et en particulier les sociétés de boules, fréquentes dans la région lyonnaise.
SIEGES D’ASSOCIATIONS ET LIEUX DE RÉUNIONS
21A Villefranche, quarante pour cent des cafés hébergent au moins une association. Quelles associations ? Quels cafés ?
22Il semble qu’on puisse répartir les associations de Villefranche en trois groupes. Les associations amicales (amicales de classe, d’anciens combattants, d’originaires, d’anciens d’un club sportif) sont très nombreuses à se réunir dans ce cadre ; les associations sportives le font beaucoup moins fréquemment (une sur cinq) les associations culturelles, politiques n’utilisent qu’exceptionnellement un café pour siège. On comprend assez bien que les associations amicales dont la fonction explicite est de rassembler leurs membres, plutôt que de leur faire faire quelque chose ensemble, se réunissent dans les lieux sociaux par excellence que sont les cafés. Tous les autres types d’associations distinguent l’endroit et le moment où s’exerce l’activité de ceux où elle s’organise. Leur lieu d’organisation est rarement une salle de café, car le résultat de la réunion compte plus dans ce cas que « l’être ensemble ». D’autres lieux comportant moins de risques d’interférence que les cafés sont donc choisis. En revanche, la coutume de commencer des réunions ou des activités (entraînements ou répétitions) dans un local sérieux et de les conclure dans le bistrot le plus proche est fort répandue, dans tous les cas.
23Seules les associations masculines qui comportent beaucoup d’ouvriers (par exemple les sections syndicales), d’artisans, de petits commerçants se réunissent assez spontanément dans des cafés. Quant aux associations comportant des membres des classes moyennes ou supérieures, il peut arriver qu’elles débutent en ayant un café pour siège, mais elles s’efforcent généralement d’en sortir, en tenant par exemple leurs réunions chez un de leurs membres, en louant et en aménageant un local privé, en se faisant prêter un local municipal ; soit, enfin, si elles disposent de quelques ressources, en acquérant ou en construisant un siège social (où elles peuvent par la suite installer un bar privé : c’est le cas du club de tennis). Quand la municipalité a créé en 1980 une maison des sociétés sportives et culturelles, un certain nombre de ces associations qui ne voulaient plus être hébergées dans des cafés se sont empressées de profiter de l’occasion.
24Les cafés qui hébergent des associations disposent le plus souvent d’une arrière-salle, fermée en temps normal, où se tiennent les réunions. En théorie, il n’existe donc qu’un lien assez distant entre les habitués du café et les membres de l’association. En pratique, les membres de l’association tendent à fréquenter le café-siège régulièrement en dehors même des réunions. L’établissement sert de centre d’information et de propagande pour les activités du groupe (par l’intermédiaire du patron ou d’un panneau d’affichage) et de lieu de regroupement avant ou après certaines activités. Dans les rapports qui s’établissent entre un café et une association, tous les cas d’espèce sont possibles : du café où l’on se retrouve parfois pour une réunion de bureau ou pour un repas amical (exemple des amicales de classe), au café retenu régulièrement un soir par semaine (le restaurant d’hôtel où se tiennent les réunions hebdomadaires du Rotary Club), ou au café colonisé et presque approprié par une association nombreuse (le café des footballeurs). Dans cette constellation, les cafés qui hébergent des sociétés de boules occupent une place particulière : ils ne sont pas seulement le siège administratif ou le lieu de regroupement, ils sont le centre de l’activité bouliste elle-même.
LES CLOS DE BOULES
25Les sociétés de boules par la conjonction spatiale de leurs activités ont plus d’affinités avec les sociétés amicales qu’avec les sociétés sportives. Entre une société de boules et un café, il s’établit plus une symbiose qu’une prise de possession. Le café boulodrome, ou café-jeux de boules, est à Villefranche une des formes les plus achevées et les plus typiques du café populaire (de la sociabilité populaire).
26Certains cafés (environ 15 sur 100) disposent d’un petit terrain réservé aux joueurs de boules, situé généralement en plein air, côté cour. Car la boule lyonnaise, contrairement à la pétanque qui peut se jouer sur n’importe quel terrain plat, nécessite des jeux légèrement aménagés : un terrain de forme allongée, aux limites nettement marquées, avec parfois un butoir en bois pour arrêter les boules en fin de course. Elle se pratique généralement dans un clos, ensemble de quatre à huit jeux entretenu par un patron de café et dépendant de son établissement. Ces bouts de terrain soigneusement nettoyés, discrètement installés à l’arrière des cafés, plantés d’arbres parfois, souvent clôturés et difficiles d’accès, représentent lorsqu’ils sont situés dans les quartiers périphériques de la ville, un lieu de rassemblement pour les hommes du quartier. Ce sont en quelque sorte des terrasses intérieures, à l’abri des regards étrangers. Pour jouer dans un clos, il faut être membre, à un degré quelconque, de la société de boules qui est liée au café et qui porte le nom du quartier ou du voisinage. Les sociétés de boules sont pratiquement les seules associations de Villefranche qui se définissent par leur implantation (et souvent leur recrutement) dans un quartier : elles constituent pour leurs membres le symbole le plus concret et le plus puissant de l’appartenance à celui-ci. D est très caractéristique dans ces conditions que l’écrasante majorité de ceux qui fréquentent les clos de boules soient des ouvriers, comme s’ils étaient les seuls à pouvoir se définir comme appartenant à cette unité inférieure à la ville ou à la région qu’est le quartier. Dans ce type particulier de cafés, l’intégration sociale se double d’une intégration locale. La relation qui unit les gens d’un quartier au bout de terrain qu’est le clos de boules a quelque chose d’affectif et de terrien. La moindre bosse en est connue, et l’incessant frottement avec les pieds qui s’effectue pendant une partie pour écarter des cailloux inexistants, s’apparente à un labour rituel, à une prise de possession éternellement recommencée. La fréquentation de ce type de cafés a des traits communs avec la fréquentation des cercles populaires tels qu’ils existent ou existaient dans le Midi : pour devenir un habitué, il faut être introduit par un membre, et subir une sorte de stage. A Villefranche, ces règles, bien qu’implicites, s’exercent avec force. Etre un habitué du café, jouer aux boules, être un homme, être habitant du quartier, être ouvrier, tout cela va ensemble. Un café-boulodrome de quartier est un peu une quintessence de café populaire avec son ouverture vers l’intérieur, son lien étroit avec une société masculine de quartier (dont le cafetier est traditionnellement le trésorier), sa fréquentation par les ouvriers.
LES JEUX DU STADE
27D’une façon générale, les lieux publics sont marqués (objectivement et subjectivement) par le style social de ceux qui les fréquentent : le mépris que les membres de la bourgeoisie locale professent pour les cafés de la ville découle du fait (réel) que les clients y sont essentiellement de milieu populaire et ont imposé un usage populaire du café. La tribune du stade municipal lors d’un grand match constitue également un terrain d’observation privilégié du mode d’occupation populaire des lieux.
28Lieu masculin, le stade l’est sans doute encore plus que le café. On remarque très peu de femmes dans les tribunes, et toutes sont accompagnées de leur mari (9 femmes sur 125 spectateurs interrogés au cours d’un match de rugby, soit 7 %). A la fin du match, on en voit en revanche beaucoup qui attendent leur « homme » à la porte du stade, comme si elles hésitaient à pénétrer dans ce temple masculin. Les grands jeux du stade, football et rugby, attirent en ce lieu un public nettement populaire. La forte proportion d’ouvriers, d’artisans et de commerçants, la légère sous-représentation des employés et des cadres dans le public suffisent à rejeter ces spectacles du côté des loisirs populaires.
Il n’y a pas que des ouvriers dans le public du stade, mais Os font masse et donnent le ton sous la grande tribune couverte où tous les spectateurs prennent place (le prix étant unique). Les habitués retrouvent leurs amis, mais des spectateurs qui ne se connaissent pas s’adressent la parole, s’interpellent d’une rangée à l’autre, se répondent, surtout quand l’équipe locale est en bonne position (applaudissements, encouragements, chœurs) ou quand un joueur de l’équipe adverse est sanctionné. Nul silence religieux ne préside au spectacle, là non plus : la plus minime action de jeu entraîne en effet des réactions immédiates sous forme d’onomatopées, de jurons, de bruits de crécelle, d’appréciations brèves, de mouvements de bras ou de drapeaux agités. Les individus les plus expansifs (les « grandes gueules ») interpellent bruyamment, constamment, et souvent avec art, les joueurs (appelés par leur prénom) ou l’arbitre, qui reçoivent des conseils ou des noms d’oiseaux. Es font s’esclaffer leurs voisins, qui profitent de leur imagination, bien plus que l’arbitre ou les joueurs. Les connaissances de tribune (comme il y a par ailleurs des connaissances de café) évoquent tel ou tel match remarquable de l’équipe et vont boire un coup à la buvette du stade.
29On note qu’il n’y a chez le spectateur du stade nul phénomène de repli sur soi ou sur la place qu’il occupe, nulle tendance à la consommation passive d’un spectacle non plus. Le stade et ses particularités (acoustique, proximité des autres spectateurs) sont utilisés par les classes populaires comme lieu et moyen d’expression sociale de l’expansivité des individus.
30Mais tous les lieux ne se prêtent pas à cette utilisation très extravertie ; les lieux de la culture, et leurs utilisateurs privilégiés, semblent bien armés pour résister à l’envahissement par les classes populaires.
LES LIEUX CULTURELS
31Un bon exemple est fourni par l’École de Musique Municipale, qui représente à Villefranche la légitimité musicale. De prime abord, on est frappé par la prégnance du modèle scolaire dans l’institution musicale. Cour d’école, salles de classe, redoublements, professeurs, renvois, mots d’excuse et certificats médicaux, exercices, examens, tout l’arsenal scolaire se retrouve dans l’organisation de l’École de Musique, comme pour bien montrer que seuls les comportements liés à l’institution scolaire donnent accès aux lieux culturels. Cette impression est confirmée par un examen des professions des parents des élèves inscrits. On note tout de suite la très faible proportion d’ouvriers, (19 % des parents d’élèves seulement, alors que les ouvriers représentent 51 % des personnes actives dans l’agglomération de Villefranche) ainsi que la sous-représentation des employés. En revanche, il y a une légère sur-représentation des artisans et commerçants, et une nette sur-représentation des industriels et des cadres moyens. Enfin et surtout, une grosse proportion de cadres supérieurs et de membres des professions libérales (3 élèves sur 10 sont originaires de ce milieu social, alors qu’ils ne représentent localement que 5 % de la population active). A noter également, la proportion élevée d’enfants d’enseignants (1 élève sur 10). A Villefranche comme ailleurs, l’apprentissage officiel de la musique est étroitement lié à la détention par les parents d’un capital culturel élevé. L’exclusion des classes populaires de ce lieu est un fait particulièrement net.
32Les couches sociales qui inscrivent le plus volontiers leurs enfants à l’École de Musique sont aussi celles qui montrent le moins de réticence à fréquenter le lieu scolaire en général à l’occasion des études de ceux-ci. Dans le domaine de la fréquentation de l’École par des adultes en tant que parents d’élèves, une structure sociale assez nette se dessine en effet, opposant les couches sociales qui s’y rendent volontiers (cadres, professions libérales) souvent homme et femme ensemble, aux couches sociales qui y vont plus rarement (ouvriers, artisans, commerçants, employés dans une certaine mesure) et où c’est le plus souvent la femme, déléguée aux tâches et lieux administratifs, qui doit s’en charger. Dans la représentation populaire des lieux, l’École est considérée comme un lieu administratif (à la façon de la Sécurité Sociale, de la Police, de la Mairie… etc.). Enfin la sociabilité de sortie d’école (maternelle et petites classes) semble surtout concerner les femmes sans profession, c’est-à-dire à Villefranche les femmes de cadres et de membres des professions libérales, ainsi que les femmes immigrées, dans les quartiers périphériques.
33Un autre lieu, plus récent quant à sa création, reproduit lui aussi un modèle scolaire, mais de façon plus discrète. Le Centre d’Éducation Populaire, créé en 1976, mais développé surtout par la municipalité d’Union de la Gauche élue en 1977, propose aux adultes des activités de loisir caractéristiques de maisons de la culture (vannerie, danse, photo, poterie, peinture, cours de langue… etc.), sous formes de cours payants avec inscriptions trimestrielles. Petites, les salles de cours n’ont guère l’apparence scolaire. Les cours se font uniquement en petits groupes, dirigés par des animateurs. Il peut arriver que les groupes décident d’organiser une visite à l’extérieur, en dehors du cours. La salle d’accueil, très feutrée, comprend fauteuils et moquette, et ses murs sont souvent utilisés pour installer de petites expositions.
34Très classiquement, la référence à l’« Éducation Populaire » joue une fonction de repoussoir à l’égard des couches sociales les plus liées à la culture légitime (couches supérieures), et à l’égard de celles qui aspirent le plus à se distinguer de.la « culture populaire » (artisans, commerçants, industriels). Mais les couches populaires ne sont pas très attirées pour autant. Parmi les inscrits au Centre d’Éducation Populaire, on remarque en effet une très nette sur-représentation des cadres moyens (51,6 % des inscrits en 1978-1979). Le processus d’appropriation du lieu par une fraction des couches moyennes a commencé apparemment dès la première année de fonctionnement, mais s’est accentué avec le temps. Cette domination de la petite bourgeoisie se traduit dans l’organisation informelle des cours en petits groupes (style « animation » »), l’insistance sur les rapports humains entre animateurs et inscrits, la disposition et les modes d’utilisation du lieu, le recours des responsables du Centre à des questionnaires pour tester la satisfaction des intéressés…
35Autre grand lieu culturel, le théâtre a une fréquentation de type différent. Une statistique faite sur 628 abonnés de la saison 1975-1976 montre qu’on retrouve, en moins populaire encore, la structure de la population qui inscrivait ses enfants à l’École de Musique. Les ouvriers disparaissent presque complètement de ce lieu (moins de 3 % des abonnés). En revanche, les professions libérales et les cadres (surtout supérieurs) représentent une part considérable des abonnés du théâtre, même si, en définitive, c’est une toute petite minorité dans ces couches sociales qui fréquente régulièrement le lieu. Enfin, on retrouve assez peu de commerçants et d’employés parmi les spectateurs réguliers. Quand nous demandions à des ouvriers à quelle occasion ils étaient entrés dans le théâtre, nous obtenions immanquablement des récits « d’effraction » : chacun y était allé peu ou prou une fois ou deux dans sa vie, mais s’excusait presque d’avoir violé un lieu aussi sacré. A chaque fois, évidemment, ils avaient une « bonne » raison : il fallait utiliser les places gratuites qu’un parent, un ami ou une connaissance leur avait procurées, ou bien il se trouvait qu’ils connaissaient une des personnes qui se produisaient sur scène. Cette peur sacrée du lieu théâtral explique également les déboires du responsable de l’Amicale des Accordéonistes Caladois (association s’adressant à un public ouvrier) qui avait voulu organiser sa fête annuelle au théâtre : le jour venu, la salle était pratiquement vide, « les gens avaient boudé le théâtre », et le responsable en question se jura bien de ne plus jamais utiliser le théâtre. La fête de l’année suivante fut donc organisée dans un cuvage viticole, et obtint en revanche un franc succès… Le lieu théâtral traditionnel, lieu du silence, de la contrainte, du bavardage à mi-voix, de la contemplation passive, où les places sont fixes et bien séparées, semble effectivement entrer en contradiction radicale avec un mode populaire d’être en société, nettement plus expansif et actif.
« MOI, JE SUIS JAMAIS ALLÉ AU THÉATRE »
— Femme d’ouvrier. 33 ans. 4 enfants :
« Avant j’allais beaucoup au théâtre à Villefranche… J’avais une sœur qui travaillait comme placeuse parce qu’elle aimait bien le théâtre, quoi, alors moi j’entrais aussi comme ça… et puis après, y a eu les enfants, alors c’était plus possible. Elle était placeuse, elle faisait pas ça pour l’argent parce qu’à l’époque, c’était pas bien rémunéré. Non, c’est qu’elle aimait bien voir les bonnes pièces, les bons chanteurs, tout-ça ».
— Ouvrier et femme sans profession. 35 ans environ. 3 enfants :
« H. : Avant Je se marier, on allait au cinéma assez régulièrement, à Villefranche au Rex ou à l’Eden. Depuis qu’y a les gosses, on y va plus.
F. : Au théâtre, j’y suis allée une seule fois dans ma vie. J’étais pas mariée, j’avais une amie qu’avait une place pour une pièce à Villefranche et qui m’en avait fait profiter.
H. : Moi, je suis jamais allé au théâtre ».
— Femme d’ouvrier, 36 ans. 1 enfant :
« Avant on allait au cinéma toutes les semaines. C’était une véritable passion. On allait toujours à l’Eden, le vendredi soir, ou alors il fallait vraiment que le film nous dise rien. Et puis, depuis qu’y a mon fils, on y va plus. Au théâtre, on y est allés une seule fois. Je me souviens plus du tout quelle pièce c’était, ni de qui c’était. Si on y est allés, c’est qu’on avait rencontré deux comédiens en faisant du camping pendant les vacances. D’ailleurs, c’étaient même eux qui tenaient le camping… Alors comme ça, quand y sont venus à Villefranche, on est allés les voir. On y a jamais remis les pieds depuis ».
— Ouvrier. 50 ans :
« Y a longtemps qu’on y a pas été au théâtre… Dans le temps, on y allait à Lyon, parce que le mari de ma sœur jouait, il était acteur quoi… Pendant trente ans il a joué la Passion, et puis y jouait dans des opérettes par là, alors il avait ses entrées à l’Opéra, et à ce moment-là on avait des places gratuites… Alors on y allait, on y allait tous les mois. Puis il est mort, ça fait bien dix ans qu’il est mort. Je crois bien qu’on y est jamais retournés… ».
— Secrétaire de direction. 45 ans environ ;
« Pour les concerts je vais à Lyon, à la salle Rameau. A Villefranche, je sais pas si vous vous rendez compte, le concert commence avec les portes ouvertes pour permettre aux gens de continuer à entrer pendant le spectacle. Au moins, à Lyon, y ferment les portes ».
— Professeur. 45 ans :
« F. : On a un abonnement au théâtre, on va au cinéma, au concert.
H. : J’essaie d’aller une fois par semaine au cinéma. Si on veut se tenir au courant…
F. : C’est surtout à Lyon, très rarement à Villefranche.
H. : On va soit à Lyon, dans les salles des petits circuits (le Canut, le Cinématographe, tout le genre), soit à Villefranche, en boudant systématiquement les salles commerciales pour lesquelles on a le plus grand mépris. Un des cinémas de Villefranche propose une séance Art et Essai hebdomadaire ».
— Pharmacien. 31 ans. 1 enfant :
« Le gosse est né il y a 4 mois, on est pas retournés une seule fois au théâtre depuis. Auparavant, on y allait bien de temps en temps à Villefranche, avec ma femme. Mais au concert, alors là, on y va jamais. Et pourtant, on aime bien la musique classique, ma femme et moi. Mais il faut être bien assis pour apprécier, et je trouve que le meilleur endroit, c’est chez soi. Quant au cinéma, on y va pratiquement jamais : une fois par an peut-être ».
— Cadre supérieur. 33 ans :
« On va au cinéma quelquefois, à Villefranche, à Lyon, pas à intervalles réguliers… Ça dépend un peu des programmes qu’il y a à Villefranche. Si y se trouve que les cinémas commerciaux transmettent de suite un film important, intéressant, qu’on a pas vu quand il est sorti à Lyon, eh bien on va le voir. Il peut arriver qu’on aille 3 semaines de suite au cinéma, ou qu’on reste un mois sans y aller. Pour le théâtre, on était abonnés à Lyon, à l’Opéra aussi, on y allait avec des amis… Et puis quand on va à Paris, on en profite pour aller au spectacle. Qu’est-ce qu’on a vu récemment ? Ben, du music-hall tiens : Pierre Perret à Bobino ».
LYON ET VILLEFRANCHE
36Située à trente kilomètres de Villefranche, l’agglomération lyonnaise exerce une attraction certaine sur les classes supérieures, par le « prestige » de ses établissements culturels, d’autant plus que les spectacles théâtraux ou musicaux à Villefranche ne portent pas de label local, à l’exception de l’unique création annuelle. Apparemment, la grande majorité des abonnés du théâtre municipal assistent assez régulièrement aux spectacles lyonnais. Inversement la population locale qui fréquente assidûment les théâtres et les salles de concert à Lyon ne boycotte pas systématiquement les spectacles de Villefranche, même si, en particulier chez les fractions intellectuelles les plus hétérochtones, on fait savoir que l’on (re)connaît la hiérarchie des valeurs et que l’on professe quelque mépris pour ce théâtre « provincial ».
37En ce qui concerne maintenant la fréquentation du cinéma, les comportements apparaissent nettement plus tranchés. L’intensité de fréquentation est tout à fait conforme à l’idée que donnent les enquêtes nationales récentes3 : devenu une pratique majoritaire chez les couches moyennes et supérieures, le cinéma a cessé d’être le grand loisir populaire de masse. Ce phénomène s’accompagne au niveau national d’une modification du style, de la taille, de la localisation des salles, ainsi que de l’attitude du public. Mais à Villefranche, les quatre salles, qui n’ont pas été modifiées, sont restées d’un type assez traditionnel et continuent à attirer un public populaire. Les entretiens avec des ouvriers révèlent que leur fréquentation du cinéma, quand elle existe, est restée locale et qu’ils ne se déplacent guère dans les quartiers à cinémas de Lyon. En revanche les couches supérieures et certaines couches moyennes, pour avoir le programme qui leur convient, ainsi que le style et l’environnement social désirés, se rendent le plus souvent à Lyon. Il est intéressant de noter que le choix du lieu de la pratique, local ou extérieur, a un sens nettement social.
38Les travailleurs immigrés maghrébins sont du côté populaire-local, puisqu’ils ont « leur » salle à Villefranche, qui joue un rôle d’identification ethnique puissant. Le Centre Culturel, qui établit la programmation des spectacles municipaux à Villefranche avait organisé en 1977 une Semaine du Cinéma Immigré. Le problème de salle qui s’était posé n’était pas simplement technique. Les responsables du Centre avaient d’abord voulu projeter les films choisis dans le lieu habituel de ce type de manifestation « culturelle », la salle de conférence. C’est dans celle-ci, par exemple, que se déroulent les projections hebdomadaires du ciné-club Art et Essai, créé à Villefranche à l’initiative d’un professeur de français. Mais l’accent ayant été mis sur la participation des immigrés, le lieu de projection fut modifié sur le conseil de responsables des communautés maghrébines : la semaine se déroula donc dans le cinéma immigré, avec une certaine participation de ces derniers, mais très peu de spectateurs français étant donné l’assignation culturelle et sociale très exclusive de cette salle.
39Les lieux publics de Villefranche sont également fréquentés par des non Caladois. La population extérieure qui s’agrège périodiquement aux habitants de la ville est mal connue. Peut-on définir ses caractéristiques sociales, et les lieux qui l’attirent particulièrement ?
LES CITADINS OCCASIONNELS
40Nous avons déjà noté que Villefranche exerçait une attraction commerciale importante sur une région assez étendue, qui comprend à la fois des petites villes anciennes, des zones de lotissements récents, ainsi que des cantons tout à fait ruraux (voir chapitre 1). L’influence en question touche au même titre les ruraux, les urbains périphériques ou les urbains installés en zone rurale. Si l’on s’intéresse en revanche à la population qui fréquente les lieux culturels ou le stade, on remarque qu’il s’agit presque exclusivement d’urbains ruralisés. Comme on peut s’y attendre, ces « rurbains » fréquentent avant tout les lieux que se sont appropriés les couches moyennes ou supérieures.
41Ainsi parmi les spectateurs du match de rugby, dès que l’on a retiré du total les supporters de l’équipe adverse, venus en car, on ne compte plus que 24 % de non Caladois ; les matches de football attirent encore moins d’étrangers à la ville. En revanche, on comptait 36,6 % d’abonnés non caladois au théâtre en 1976, 41 % d’élèves non originaires de l’agglomération à l’École de Musique en 1979, 44,6 % de membres inscrits au Centre d’Éducation Populaire en 1978-1979 qui ne résidaient pas dans la ville. A propos de l’aire de recrutement des établissements secondaires de Villefranche, on peut faire une constatation parallèle, même si elle requiert une interprétation différente à cause de l’existence d’une carte scolaire. Dans le premier cycle public, la grande majorité des élèves sont originaires de l’agglomération (seulement 17 % de non Caladois dans les deux collèges de la ville). En revanche, au lycée et dans l’établissement secondaire privé (dont la composition sociale est nettement moins populaire), on compte 53 % d’élèves extérieurs à la ville.
42Il apparaît comme plus vital aux membres des classes moyennes et supérieures isolés en milieu rural de trouver des lieux extérieurs leur permettant d’affirmer leur identité sociale, qu’aux membres des classes populaires, dont l’appartenance sociale peut s’affirmer localement dans leur village. Certaines fractions des classes moyennes ou supérieures sont très sensibles à ce besoin social qui prend la forme d’un besoin culturel personnel, ou que l’on transmet aux enfants. Parmi les parents qui inscrivent leurs enfants à l’École de Musique on trouve ainsi bien plus d’instituteurs et de professeurs originaires de l’extérieur de Villefranche, que de la ville même. Le même phénomène existe chez les artisans et commerçants de la zone rurale. Parmi les abonnés du théâtre, on remarque que cadres moyens (et parmi eux les instituteurs) et employés sont proportionnellement plus nombreux à venir de l’extérieur que de la ville même, alors que les cadres supérieurs sont un peu moins nombreux. Cette attirance qu’exerce une petite capitale locale sur les couches moyennes ou supérieures résidant en milieu rural est parallèle à la fascination des membres caladois de ces couches sociales pour Lyon.
43D’autres lieux n’exercent aucune attraction sur l’extérieur, étant donné qu’ils ont été aménagés pour, et parfois par, les gens d’un quartier.
LIEUX PUBLICS DANS LES QUARTIERS PÉRIPHÉRIQUES
44La loi oblige les sociétés constructrices de H.L.M. à réserver dans les immeubles une pièce pour les réunions : les « mètres carrés sociaux ». Ceux-ci sont toujours situés en sous-sol et livrés à l’état brut, sans aucun aménagement. Pour qu’une utilisation en soit possible, il faut que les locataires fassent quelques travaux de finition et meublent l’endroit, en somme qu’ils se l’approprient. Ainsi dans un petit groupe de logements H.L.M., les locataires (ouvriers), organisés en comité, ont transformé leurs mètres carrés sociaux en salle de jeux pour enfants. Dans le quartier de Béligny, les locaux sociaux existants ont été pris en main et équipés par la municipalité en vue de l’animation du quartier, après avoir été aménagés auparavant par des locataires.
45Quand la taille du quartier est trop importante pour que l’addition de ces quelques locaux exigus et souterrains (souvent baptisés caves) soit suffisante, des équipements sociaux complémentaires, pris en charge en partie ou en totalité par la municipalité, ont été mis en place, sous forme de maisons de quartier. Ce type de lieu, caractéristique de quartiers neufs sans tissu social ni lieu de réunion traditionnel (café de quartier), existe dans le quartier de Belleroche et dans un groupe H.L.M. situé à l’est du quartier de Fontgraine. Dans le grand ensemble de Belleroche, la maison qui avait été construite (à l’exception du gros-œuvre et des installations électriques) par un groupe de jeunes du quartier, dirigés par des animateurs, avait été investie, aussitôt la tâche finie, par les jeunes en question, qui s’appropriaient ainsi le fruit de leur travail. Il a fallu une lutte de plusieurs années à l’animateur (aux animateurs) municipal pour imposer que la maison accueille aussi enfants, adultes, et troisième âge, selon les désirs de la municipalité, et ne soit plus considérée par les habitants comme le « club des jeunes ». Dans cette rivalité de groupes d’âge autour d’un lieu, les phénomènes les plus extérieurs (lutte des adolescents contre les autres catégories d’âge, et, parmi les adolescents, prépondérance d’un groupe ethnique, les jeunes Maghrébins) dissimulent une rivalité sociale plus essentielle, qui oppose les couches inférieures de la classe ouvrière (manœuvres, O.S.) à des couches plus stables (ouvriers qualifiés, contremaîtres, ainsi qu’employés et cadres moyens). L’animateur de la maison de Belleroche a institutionnalisé les différences en règlementant strictement les temps d’utilisation du lieu par les divers groupes d’âge et groupes sociaux : ainsi les femmes immigrées ne se réunissent pas le même après-midi que les femmes françaises. Le groupe de jeunes, qui demeure l’utilisateur le plus permanent et le plus informel du lieu, est composé exclusivement de jeunes Algériens. Il en résulte que les adolescents français n’ont, dans un grand ensemble qui comprend un seul café, qu’un point de rassemblement informel, les abords du centre commercial.
46L’église du quartier, ainsi que celle de l’autre grand quartier périphérique (Béligny) attire assez peu de fidèles. Dans tous les milieux sociaux, la pratique religieuse des quartiers périphériques est nettement inférieure à celle du quartier central : les habitants de la me Nationale et des environs peuvent en effet fréquenter une église ancienne située dans le quartier commerçant. Les églises périphériques sont d’abord des églises de mission, ce qui peut expliquer que le sous-sol de celle de Belleroche soit parfois prêté par le curé à un groupe de musique rock, formé de jeunes Français du quartier.
47Les lieux sociaux des quartiers périphériques sont donc rares et temporaires : des locaux de quartiers, quelques commerçants, des écoles, éventuellement des installations sportives ou une église, rarement un café ou un clos de boules. Les quartiers périphériques présentent ainsi jour et nuit, en dehors de quelques occasions, l’aspect désolé et un peu fantastique de villes-fantômes. Seul le Centre-ville est le siège d’une déambulation diurne permanente.
LE CENTRE DE LA VILLE
48L’animation continuelle qui caractérise une vaste étendue de ce quartier ne doit pas seulement être appréciée en termes d’attraction commerciale, bien qu’elle coïncide apparemment avec les heures et les jours d’ouverture des divers établissements : les mes se vident soudainement, quand les magasins, puis les cafés ferment. Toutes les expressions que les gens emploient pour décrire leurs activités dans ce quartier (« On regarde les vitrines », « on compare », « on fait une me Nat’ », « on fait les courses ») doivent être entendues autrement que comme une simple référence au commerce, à moins qu’on ne remette à l’honneur le sens social du mot commerce (« un homme d’un commerce agréable »), en l’enrichissant de toutes les nuances de parade, d’ostentation et de rituel qui sont liées à la déambulation dans le centre.
49Ce quartier est d’abord le lieu naturel des rencontres, lieu où l’on tombe par hasard, dans la rue, sur ceux qu’on « cherchait justement » (ou au contraire sur ceux « qu’on ne tient pas du tout à voir »), qui, de leur côté, ne sont nullement étonnés de « tomber sur vous ». C’est dans le centre que se donnent les rendez-vous explicites – dans l’un des nombreux cafés ou des quelques salons de thé situés dans le quartier – ou implicites (« si tu veux être sûr de rencontrer Untel, tu passes au café de l’Industrie à telle heure »), Il n’est pas jusqu’aux magasins qui ne remplissent une fonction sociale. Étant donné que beaucoup de commerçants habitent derrière leur établissement ou au-dessus de celui-ci, la boutique apparaît en effet comme une pièce de leur appartement, ouverte au public : l’endroit public-privé, où ils peuvent être vus. Quand un ami ou un parent veut les voir, il se rend « au magasin », qui n’est pas seulement un local commercial, mais joue le rôle d’un salon ou d’un hall d’entrée. Le vendeur peut même jouer un rôle de domestique, annonçant des visiteurs à son patron, retiré dans l’arrière-boutique ou dans le bureau. Aux parents et aux amis, il faut ajouter les clients fidèles, que les commerçants saluent avec ostentation et avec qui ils discutent souvent longuement. La fonction sociale et la fonction commerciale ne se contredisent nullement dans la boutique. La rue, bordée de ces lieux d’accueil (accueillants) paraît plus large à ceux qui la parcourent. Malgré les apparences ce sont les commerçants qui en restent les rois.
50Il n’existe pas véritablement de place centrale à Villefranche. C’est donc l’interminable rue Nationale qui fait office de quartier central : elle joue le rôle de façade de la ville, colorée le jour, et seule à être bien éclairée la nuit. C’est cette rue que l’on montre aux étrangers. La visite guidée de la ville par le Syndicat d’initiatives se déroule presque tout entière dans la rue Nationale (on montre les cours intérieures des maisons) comme si aucun autre quartier n’existait. Cette particularité qu’a Villefranche d’avoir un centre-rue, sans lieu de halte marqué (en l’absence de grand café), sans parc ni véritable but de promenade, explique que l’occupation du centre par les habitants consiste en une circulation incessante et répétée sur un même parcours, et non pas en une série de stations rituelles dans quelques endroits privilégiés de la ville. L’heure de l’apéritif n’a pas le caractère spectaculaire qu’elle revêt dans certaines villes du Sud, et le centre de la ville semble bien être un lieu plus fréquenté par les femmes que par les hommes. En somme, dans l’usage populaire quotidien, comme dans les utilisations extraordinaires du centre (manifestations dans la rue, théâtre de rue, défilés, fêtes), déambulation et ostentation jouent un rôle primordial.
51Après la sortie de la messe, le dimanche, le centre-ville se met à ressembler à un quartier périphérique. Déserté par les Caladois, qui partent à l’extérieur de la ville, il devient le lieu de promenade des immigrés. Suffit-il, pour décrire le mouvement hebdomadaire des habitants vers la zone rurale, de parler de besoin de nature ?
CITADINS ET NATURE
52Cette expression banalisée cache en effet que rien n’est aussi différencié socialement que la fréquentation de la nature sous ses divers aspects, pique-nique, promenade4, cueillette, pêche, chasse5,… etc. : d’une façon générale, les différentes couches sociales ne se rendent pas dans la même nature, n’y ont pas les mêmes activités, et la concurrence pour l’utilisation d’un même lieu peut même revêtir une certaine âpreté.
53Ainsi, bien que naturellement polyvalents, les lieux de pêche possibles sont généralement assignés chacun à un mode de pêche particulier, et par conséquent à un profil social précis de pratiquants. Ceci ne signifie pas que la pêche soit également populaire dans toutes les couches sociales.
54Les hommes des couches supérieures pêchent peu, et leurs femmes encore moins : souvent seuls, parfois entre amis, les pêcheurs pratiquent ce loisir comme un sport masculin, proche de la chasse, exigeant un matériel sophistiqué, et impliquant de longues marches dans les ruisseaux. La pêche au lancer est à ranger dans cette catégorie. Ce type de pêche se pratique dans des zones un peu accidentées (vallées encaissées), plutôt qu’en plaine. Quant aux hommes des milieux populaires, ils pêchent en bien plus grande proportion, et leurs femmes aussi : les entretiens ont d’ailleurs révélé que même si elles ne pêchaient pas, elles accompagnaient leur mari pêcheur. La partie de pêche apparaît comme une sortie familiale. Femme, enfants, autres parents, tout le monde vient au bord de l’eau, pour un rassemblement qui prend souvent l’allure d’un pique-nique. Ceux qui ne « trempent » pas leur ligne jouent à la pétanque dans l’herbe. Le bord de l’eau est occupé plus que parcouru : ce sont les reliefs plats (plaine de la Saône) qui se prêtent le mieux à ce loisir. Même si l’homme part seul à l’aube, il peut être rejoint par le reste de sa famille pour l’après-midi. Ce type de pêche en famille semble correspondre à la pratique majoritaire des ouvriers, artisans et petits commerçants. Les employés, moins souvent pêcheurs, se rattachent à ce type. En revanche, les cadres moyens, plus pratiquants que les employés et les cadres supérieurs, participent du modèle de sport masculin des classes supérieures. Donc, dans ce cas précis, la ségrégation des sexes est plus forte dans les couches supérieures et une part des couches moyennes que dans les couches populaires.
55La division des lieux est encore plus nette pour la chasse, même si les frontières sociales ne sont plus les mêmes, et si la ségrégation sexuelle est en revanche totale. Villefranche est en effet située à la limite de deux régions, où la chasse se pratique selon des modalités sociales différentes. La rive gauche de la Saône correspond aux étangs de la Dombes (département de l’Ain), où l’on chasse surtout le gibier d’eau (canard), et la rive droite aux collines du Beaujolais (département du Rhône), où sont pratiquées des chasses très diverses (la chasse à la grive dans les vignes étant une des chasses traditionnelles).
« ON CONNAIT DES COINS »
— Ouvrier et sa femme. 50 ans :
« On a pas de coins spéciaux pour la pêche, ça peut être au départ où on se trouve bien pour pique-niquer, alors on y amène les petits enfants. J’aime bien la pêche, ma femme aussi, mais autrement on en profite pour faire une partie de pétanque et puis faire courir un peu les gosses et puis c’est tout quoi. Ça a bien dû arriver un coup ou deux comme ça que je parte tôt le matin tout seul, pour dire d’aller essayer de pêcher, mais j’sais pas, je vaux rien comme pêcheur, y a pas moyen, y me manque toujours quelque chose, j’y comprend rien… ».
— Ouvrier et sa femme. 50 ans :
« La pêche, j’y vais plus. Quand les enfants étaient petits, le dimanche, on allait passer l’après-midi au bord d’une rivière à Valence et quand on a été ici, au bord de l’Ain, même sur la Saône. On piqueniquait, on pêchait tous un petit peu ».
— Femme d’ouvrier. 1 enfant. 36 ans :
« Notre grande distraction, c’est d’aller à la campagne, le dimanche. Quand y fait beau, on va pêcher. Mon mari est pas un fou de la pêche. Il se lève pas à 5 heures comme certains. On y va pour le piquenique, on se retrouve souvent tous ensemble avec mes beaux-frères et belles-sœurs, et puis on pêche après le repas… On va jamais sur la Saône, on connaît un petit coin dans la vallée de l’Azergues et on y retourne toujours… On va aussi ramasser les framboises, les myrtilles, les mûres, en famille. On connaît des coins, mais c’est surtout un prétexte à pique-niquer tous ensemble… Quand on vit en appartement, on a besoin de la campagne… ».
— Ouvriers. 4 enfants. 34 ans :
« H. : Y a quelques années, on plantait la tente au bord de la Saône [N.B. : à cinq kilomètres de l’immeuble H.L.M. où ils habitent] du début août jusqu’à la rentrée de septembre, pendant que moi, je travaillais. Ça faisait un mois de vacances en plus. Ma femme faisait du camping sauvage avec les gosses, au bord de l’eau, toujours au même endroit, là où j’ai une barque de pêche ancrée… Moi j’allais les rejoindre après le boulot ».
— Ouvriers. Sans enfant. 40 ans :
« H. : Pendant les vacances, tous les jours, le réveil sonne à 6 h 1/2 du matin. Je vais à la pêche avec mon copain, et on rentre vers midi.
F. : Je vais jamais les rejoindre, je sais même pas où y sont. On va avec eux que s’y partent l’après-midi, mais c’est rare.
H. : Je vais plus tellement en Saône, y a plus rien ! Je préfère les pêches où l’on bouge, la pêche à la truite par exemple ».
— Ouvrier. 38 ans. 3 enfants. Le père de l’homme est agriculteur et possède 15 hectares à Sainte-Olive dans l’Ain :
« Je vais souvent chasser avec mon beau-frère [agriculteur] sur les terrains de mon père. En début de chasse, surtout, il faut qu’on se coordonne, pour commencer tôt. On y va tous les trois. Je passe le chercher lui [le beau-frère], puis sa femme vient chercher la mienne [plus tard dans la matinée], et on mange tous ensemble là-bas [à la ferme du père]. Ça fait que les repas de chasse sont en famille. Au moment de l’ouverture un dimanche, mon père nous avait tous invités : y avait tout le monde [c’est-à-dire les trois sœurs de l’homme, leurs maris, et leurs enfants] dans la cour. On faisait des barbecues, on avait tué un porcelet… ».
— Officier en retraite. 65 ans :
« Quand j’étais dans l’Est, je participais à des chasses par actions dans les Ardennes. Ici dans le Beaujolais, c’est tout communal, il faut être propriétaire. Alors j’ai chassé dans la Dombes, un an. Y avait un architecte qui proposait une action, dans les petites annonces du journal. Je l’ai contacté. Ça faisait 2.500 F (en 1975). On était un petit groupe de cinq : les gens étaient intéressants, la chasse non. C’était une bordure d’étang, c’était cher pour pas grand chose. Mais pour chasser de façon vraiment intéressante, en Alsace ou en Sologne, les prix sont absolument astronomiques… ».
— Pâtissier-confiseur. 40 ans environ :
« Je vais chasser de temps en temps pour me distraire un peu. C’est pas tellement pour tuer du gibier, plutôt pour marcher dans la nature. En ce moment, je vais dans une petite chasse qu’on a en Dombes. Hier matin, on y est allés avec mes amis, des charcutiers, des bouchers, d’autres pâtissiers. On possède la chasse tous ensemble. On est partis à 5 h du matin. A 10 h, on avait tiré trois coups de fusil, on était bel et bien bredouilles, mais on a quand même fait un bon casse-croûte dans la cahute… Si y avait pas le chien et le fusil pour me tirer, je marcherais pas tant… ».
— Couple de professeurs. 45 ans : « H. : Avec eux [= un groupe de militants de la C.F.D.T.], y a dix jours, on a fait la marche Roanne-Thiers. C’est une sorte de fête, il faut que vous connaissiez ça. Y a toute une série de marches qui se font, c’est bien dans le goût du temps, dans toutes les communes du Beaujolais le dimanche. C’est des sortes de concentrations pédestres. Marcher pour le plaisir de marcher. Y a un départ collectif. C’est organisé par le Comité des Fêtes de la commune, subventionné par les commerçants locaux très-souvent…
F. : Celles-ci, nous, on ne les a jamais faites. Mais il nous est arrivé de les faire après, en bons individualistes, en profitant du balisage.
H. : Roanne-Thiers, c’est le couronnement : c’est long (56 km), ça se fait la nuit (départ à minuit), c’est la plus vieille épreuve, non c’est pas une épreuve, la plus vieille marche de ville à ville de France, organisée depuis 52 ans. Par le Club des Montagnards de Roanne. Et ça mobilise des milliers de marcheurs le premier dimanche de décembre à 0 h. C’est extrêmement curieux, c’est un amalgame incroyable… On peut y aller soit à titre individuel, soit comme membre d’un club. Le C.A.F. de Villefranche y va régulièrement. Y a un classement des associations, mais y a pas de course : y a une aversion profonde pour les performances individuelles. Très typique, ça !… Comme participants, c’est extrêmement mêlé : on trouve des gens jeunes, mais aussi des gens plus âgés ou des vieillards. On trouve de tout. On passe son temps à se croiser, se dépasser, se côtoyer dans ce genre d’épreuve, et il suffit d’entendre parler les gens. Moi j’ai rencontré beaucoup de lycéens, mais aussi des ouvriers, des petits commerçants, des intellectuels en mal de nature… ».
56D’une région à l’autre, l’organisation juridique de la chasse et le profil social des chasseurs diffèrent profondément. Dans les étangs de la Dombes, les chasses sont privées : il faut payer des parts importantes (des actions) pour entrer dans les sociétés de chasse. Les autochtones (paysans, ouvriers ruraux) en sont exclus de fait. Les sociétés de chasse dombistes regroupent donc des urbains : surtout des Lyonnais bien sûr, mais aussi des Caladois aisés de milieu indépendant (en particulier, commerçants riches, entrepreneurs, industriels, professions libérales, et quelques cadres supérieurs). Chasser dans la Dombes d’étangs revient à affirmer sa « bourgeoisie » : l’actionnaire de chasse peut manifester avec une ostentation aristocratique son pouvoir sur ce territoire qu’il paie.
57Les chasses du Beaujolais et de la partie de la Dombes qui ne comprend pas d’étangs sont, au contraire, communales. N’ont le droit d’y chasser que les habitants de la commune (autochtones et résidents secondaires), leurs enfants, même s’ils ne résident plus dans la commune, et quelques « étrangers » que l’on fait payer très cher. Les Caladois qui vont chasser dans les sociétés communales sont donc par définition ceux qui ont des racines rurales proches (les ascendants à la terre, par exemple) : en général, des ouvriers. Le parcours du territoire communal permet de réaffirmer rituellement un lien avec la terre qui tend à se relâcher, et fournit par ailleurs l’occasion d’une rencontre avec les membres de la famille. Le cas n’est pas rare où l’homme (ouvrier) vient avec sa femme et ses enfants pour la journée, les laisse à la ferme paternelle, et s’en va chasser avec son père, ou un autre parent. La chasse bourgeoise et la chasse populaire, telles qu’elles sont pratiquées autour de Villefranche, matérialisent très nettement deux modèles d’occupation de la nature. Dans les chasses privées de la Dombes, les chasseurs s’approprient des terres qui leur sont étrangères, alors que dans les « communales » du Beaujolais les chasseurs populaires renforcent leurs liens avec une terre « familière » (et même quelque peu familiale).
58La promenade dans la nature ne présente pas les mêmes caractéristiques dans tous les milieux sociaux. B est manifeste, en premier lieu, que pour une partie des couches populaires, aller à la campagne revient à rendre visite à la famille qui réside dans le village d’origine. Pour d’autres, le tour à la campagne implique l’occupation d’un lieu, qui fait office à la fois de restaurant et de jardin du dimanche, permettant aux enfants de jouer. Quand vient la saison, les familles populaires se livrent à la cueillette des fleurs, des champignons, des framboises ou des mûres, dans les « coins » qu’ils connaissent et où ils reviennent année après année, comme s’ils possédaient les lieux. Les couches supérieures, en revanche, en dehors des visites culturelles (châteaux, vieux villages) et de séjours dans leurs résidences secondaires rurales, semblent préférer les sentiers balisés, les circuits pédestres. Ces caractéristiques différentielles s’aperçoivent fort bien quand on compare les styles des sorties annuelles d’associations populaires ou bourgeoises. Les deux types d’occupation de la nature diffèrent suffisamment pour que les uns et les autres se rencontrent rarement sur le terrain.
59Les trois exemples des lieux de pêche, de chasse et de promenade des Caladois, montrent que la campagne qui environne la ville n’est pas un parc de nature ouvert à tous : dans ce domaine également, existe une spécialisation sociale, explicite ou implicite, des lieux.
***
60Cette exploration des lieux non privés d’une petite ville ne visait pas à être exhaustive, et innombrables sont ceux que nous n’avons pu mentionner : le cimetière, le marché couvert, les installations sportives, les lieux administratifs, les lieux de fêtes extérieures à la ville (un certain nombre de fêtes de Villefranche se déroulent hors les murs), et bien d’autres encore.
61Avec les données dont nous disposons, nous pouvons néanmoins affirmer que même dans une petite unité résidentielle, il n’y a pas de tendance à l’indifférenciation et à la neutralisation des lieux publics. Les groupes se répartissent les uns par rapport aux autres dans l’espace, et chaque lieu représente un symbole d’appartenance assez clair. « Dis-moi les lieux que tu hantes, je te dirai qui tu es… ». Pourtant, il n’y a pas de lieux intrinsèquement ouvriers (populaires) ou « bourgeois ». Un lieu donné n’est pas assigné par essence à un groupe social, un groupe d’âge ou un sexe. C’est le style de comportement des classes populaires (supérieures) qui « popularise » (« embourgeoise ») des lieux qui ne sont pas donnés une fois pour toutes comme populaires (« bourgeois »). Ce sont les attitudes, devenues habitudes, des groupes sociaux qui modèlent l’espace et le leur rendent sociable. Si la spécialisation des lieux est aussi rigide dans une petite ville qu’ailleurs, c’est que les divers groupes sociaux se définissent par des formes de sociabilité opposées, dont la proximité spatiale ne fait qu’aviver la spécificité.
Notes de bas de page
1 Voir Joffre Dumazedier et Annette Suffert, « Fonctions sociales et culturelles des cafés», L’Année Sociologique, 1962, pp. 197-249.
2 Voir le chapitre sur les cafés dans Yann Lemel et Catherine Paradeise, La sociabilité, Paris, I.N.S.E.E., 1976.
3 L’enquête de l’I.N.S.E.E. sur les loisirs des Français, celles du Ministère de la Culture sur les « Pratiques Culturelles », et celles du C.N.C. sur la fréquentation du cinéma donnent des résultats similaires : « La fréquentation et l’image du cinéma en 1970 », Bulletin d’information du Centre National de la Cinématographie, déc. 1970, no 126 ; « Le public cinématographique », Bulletin d’information du C.N.C., juin-août 1 975, no 153-154.
4 A ce propos, voir R. Ballion, « La fréquentation des forêts », Revue Forestière Française, 1975, XXVII.
5 A ce propos, voir l’article de Michel Bozon et Jean-Claude Chamboredon, « L’organisation sociale de la chasse en France », Ethnologie Française, tome X, 1, 1980, p. 65-88.
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