Fêtes à Givors
p. 61-99
Texte intégral
Le nom de Fête, pourquoi voudrais-tu qu’il y en ait un autre que Fête ?
Marcel Thiry
Tournez au son de l’accordéon, Du violon, du trombone fous, Chevaux plus doux que des moutons, doux
Comme un peuple en révolution.
Paul Verlaine
1Une étude des fêtes dans l’espace dans lequel elles sont produites : rien n’est plus propre sans doute à permettre le repérage des changements1 économiques, politiques, sociaux et culturels ayant affecté les sociétés rurales et urbaines depuis quelques dizaines d’années. Non pas parce que, comme on le suggère souvent, la disparition de la fête serait liée à celle de toute une société, d’un « monde » que nous aurions perdu, mais plutôt parce que les fêtes, et les rapports qu’entretiennent entre eux les différentes types de fêtes, se sont transformés, et que la fête étant un moment de la vie sociale et se déployant dans un espace social, ses transformations sont liées à toutes les autres.
2Sans présupposer une emprise croissante, on voudrait ici commencer à explorer les rapports entre jeux et fêtes d’une part, ordre urbain et ordre culturel d’autre part.
3Le choix de l’aire d’étude – Givors et les villages situés le long du Rhône au sud de Lyon – se justifie non seulement par les recherches sur le changement social qui y ont été entreprises2, mais par l’intérêt particulier que nous ont paru présenter les joutes et les fêtes nautiques dont Givors, plus sans doute que n’importe quelle autre ville fluviale en France, fut un haut-lieu.
4La documentation et les observations ici utilisées sont encore restreintes : cependant on a pu bénéficier de travaux déjà effectués d’autre part ce qui pourrait paraître comme une limitation de point de vue – s’appuyer sur des archives municipales anciennes et récentes – constitue au contraire une voie d’approche intéressante lorsqu’on se propose d’examiner les transformations de la fête en fonction de celles de la ville et d’une politique culturelle nationale et locale3. Nous présentons, dans une intention pour l’instant plus descriptive qu’explicative, trois séries de matériaux : d’une part des pièces d’archives concernant des fêtes qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, ont été suffisamment marquantes, à un titre ou à un autre, pour que le conseil municipal ait eu à en traiter, d’autre part un ensemble d’images de jeux c de fêtes (photos, cartes postales) recueillies dans les archives publiques ou privées, enfin une série d’entretiens que nous avons recueillis et d’servations que nous avons effectuées en 1979 et 1980.
5A Givors, comme dans beaucoup de villes et de villages, la disparition de la « vogue » (on appelle ainsi en pays lyonnais la fête patronale) apparaît à beaucoup de responsables d’associations et d’habitants comme l’un des faits qui marquent les transformations de la vie sociale depuis deux décennies. Mais l’importance que revêt ici cette disparition est accrue en raison du lien qui existait entre la vogue et les joutes : si en effet ces jeux traditionnels étaient autrefois partie intégrante de toutes les fêtes, ils atteignaient leur point culminant lors de la fête patronale, quand s’affrontaient, après les anciens, les différents groupes constituant « la jeunesse ». Aujourd’hui, à ces jeux liés aux fêtes, les jeunes préfèrent, comme le suggère l’article cité ci-dessous, d’autres activités ou spectacles sportifs.
6De même semblent-ils préférer4 les « fêtes » que se donnent quelques groupes de musique rock aux concerts des harmonies et fanfares ou même aux activités artistiques offertes par la Maison des jeunes ou les centres culturels : comme d’autres petites villes industrielles et banlieues ouvrières, Givors voit se constituer, d’abord vers 1963, puis vers 1974, des groupes aux noms significatifs (Ganafoul, Factory, Killdozer... )5. Jouant pour eux, et parfois dans les bals, tous ne connaissent pas le succès et le grand public auxquels accéda Factory en 1976 : grâce au soutien du service culturel de la municipalité, avec l’aide aussi sans doute des promoteurs de « shows »6, ce groupe donne devant 5 000 personnes un concert organisé dans le cadre de la fête locale du Parti communiste.
7Spectacles (musicaux, gymniques, etc), des « Palais des Sports » substitués à l’irruption bruyante du désordre festif dans l’espace et le temps sociaux ? La réalité est évidemment plus complexe que cela. Mais pour commencer à analyser cette complexité, Givors apparaît comme un assez bon exemple.
I – LA FETE : CEREMONIE OU TRANSGRESSION
8Un livre entier serait à peine suffisant pour ne serait-ce que recenser et résumer ce qui a été écrit sur la fête par les sociologues et les etnologues, sans parler des philosophes et des historiens. Des ouvrages récents discutent les anciennes thèses (en particulier celles de Durkheim et de Caillois) et proposent, à partir d’exemples divers, de nouvelles théories7. Une mise au point, accompagnée d’un essai de typologie et de l’analyse de fêtes aussi importantes, dans nos sociétés, que celles de Noël, a été réalisée par F.A. Isambert8. Nous devons nous contenter ici de poser, à titre d'hypothèses, un certain nombre de distinctions, d’esquisses de définitions, de propositions susceptibles d’éclairer les matériaux que nous avons commencé à réunir. S’agissant de la fête, on serait d’ailleurs enclin à adopter une méthode phénoménologique – (désaveu de la science, ne craignait pas de dire Merleau-Ponty, et recherche des structures de significations) –, et en tous cas à éviter ce regard radiographique dont parlait M. Proust, regrettant de ne pas avoir la faculté de s’arrêter aux qualités apparentes des êtres. S’agissant de la fête enfin, on ne doit pas rejeter comme un voile trompeur le discours tenu sur elle : « ce légendaire est en effet inséparable de la réalité qu’il enveloppe ; il s’incorpore aux autres éléments de la fête ; celle-ci lui doit son sens, sa vie même »9.
9Parlant des fêtes d’autrefois, n’importe quelle personne interrogée énumère un certain nombres d’éléments : défilés, costumes, cérémonies, jeux, musique, divertissements, charivaris... Pourtant les tentatives actuelles pour faire revivre les fêtes passées, lorsqu’elles échouent, montrent en quelque sorte expérimentalement qu’il ne suffit pas de l’addition de ces différents ingrédients pour que naisse une fête « réussie » ou une « vraie » fête. Ce serait plutôt de leur intégration à la fête que le jeu, le défilé, etc, tiendraient des caractères qu’ils perdent lorsqu’on les en dissocie. Sans considérer des différences d’époques historiques ou des changements sociaux, on pourrait montrer de même qu’un jeu, par exemple les joutes, a un caractère différent selon qu’il est pratiqué dans la fête patronale ou donné en spectacle aux visiteurs de marque dans le cadre des festivités organisées par le pouvoir politique. Il faut donc à la fois distinguer fête, jeu, divertissement, cérémonie..., et montrer les rapports qu’ils entretiennent.
10Partons d’une description idéal-typique des fêtes qui subsistent (survivent ?) aujourd’hui en France : « Défiler, marcher ensemble, costumés, un jour, deux jours, plus longtemps parfois, par les mes et les places, accompagnant en cortège l’irruption d’un personnage tutélaire, dont c’est, fugitivement, le temps de gloire, que l’on porte, que l’on hisse, que l'on pousse ou traîne, et dont s’affirme par ce parcours même l'insolite domination sur l’espace social un moment conquis. Faire grand bruit, briser le silence quotidien, l’abolir, à force de salves, de pétarades, de chants et de cris. Envahir, proclamer le droit des victorieux, quelques temps placés au dessus des lois, des règles de conduite coutumière et devant qui tous les interdits brièvement fléchissent. Organiser parfois, à telle étape du cheminement, le simulacre d’un combat, mimer la bataille qui vient précisément d’être gagnée par les blancs sur les noirs, les vaillants sur les timides, les jeunes sur les anciens, par l’ordre imaginaire sur l’ordre imposé. Telle est la fête »10.
11Interruption du temps de la vie ordinaire, envahissement de l’espace, abolition des règles : la fête, quelles qu’en soient les dimensions, est d’abord transgression. Son déploiement fait irruption dans l’espace, qu’elle occupe tout entier, emplissant par la musique et le cri ce qu’elle ne peut atteindre par le geste. C’est pourquoi, comme le dit si bien M. Bahktine parlant, au début de son Rabelais, du Carnaval, tout le monde participe – doit participer – à la fête : par opposition au spectacle, circonscrit dans le volume qui lui est assigné, où une frontière matérielle sépare les acteurs des spectateurs réduits à regarder, la fête est celle de tous les membres du groupe11, et son espace en est transfiguré. Elle est aussi (selon le même auteur), non pas un phénomène social particulier, mais la vie sociale elle-même en un de ses moments, celui où elle transgresse son ordre présent, pour se renouveller ; ce serait le moment où la socialisation est en quelque sorte portée à son point d’incandescence.
12On ne saurait confondre la fête, et sa signification sociale, avec le divertissement, et ses fonctions psychologiques. On ne peut voir non plus en celle-ci l'irruption dans l’ordre social d’on ne sait quel non-social ou anti-social12, d’une spontanéité naturelle (bien que le désordre festif soit connoté comme nature ou sauvagerie par certains gestes, ou grâce aux parures). Il est difficile de parler d’un certain degré d’excès ou de désordre tolérés, ou encore de transgression malgré tout normalisée. L’interruption du cours du temps et la destruction de l’ordre sont indissolublement évocation d’un autre temps, d’un avant plus ou moins mythique, affirmation de valeurs perdues ou mal réalisées dans l’ordre présent. Violation et renouvellement, non pas interruption momentanée ayant pour fonction de mieux assurer l’ordre établi : tel serait le paradoxe de la fête. Elle se situerait entre deux limites opposées et vivrait de cette tension même : d’une part la cérémonie, d’autre part la révolte.
13Dans la mesure où elle est transgression, la fête est du domaine du sacré et par là se distingue du jeu13. Certes, jouer – par définition– selon des règles, c’est en même temps jouer avec les règles, à tout le moins éprouver la possibilité d’une action obéissant uniquement aux règles que l’on s’est données ou que l’on a acceptées. Le jeu suspend les lois ordinaires. Dans le cas-limite du jeu sans règles, il est remise en question incessante des principes selon lesquels on agit. Comme on le voit dans les jeux que Caillois appelait « de vertige », il peut aller jusqu’à défier les lois naturelles. Mais il ne va pas au-delà, et c’est sans doute pourquoi il reste circonscrit dans les limites d’un espace qu’il construit.
14Par contre, il n’y a pas de fête sans jeux, et ces derniers y prennent, lorsqu’ils en participent, un caractère qu’ils n’ont pas à l’ordinaire. Inversement, comme l’a bien montré P. Bourdieu14, les jeux détachés des fêtes populaires des sociétés précapitalistes perdent les fonctions sociales et religieuses qu’ils y remplissaient : en particulier, les jeux convertis par l’école en exercices corporels, activités ayant en elles-mêmes leur fin, donnent naissance au sport dans l’Angleterre du XIXe siècle.
15De même, s’il n’y a pas de fête sans « divertissements », n’importe quel divertissement ne peut prétendre au nom de fête : il ne prend ce caractère que s’il est intégré à une célébration, s’il prend place dans un moment particulier de la vie d’un groupe et vise à l’exhalter. Inversement, celui qui profite de la fête pour son propre plaisir, ceux qui cherchent à détourner la fête à leur profit en pervertissent le sens : mal considérés, ou même exclus, ce sont des « trouble-fête ».
16L’ordre imaginaire qu’exhalte la fête jusque dans son désordre est toujours celui d’un groupe, et, alors que le divertissement est privé, toute fête est publique15. Tout le monde doit participer à la fête, tout le monde a droit à la fête : ce « tous » exclut l’étranger, celui qui fait partie d’un autre groupe. Les attaques de groupes venus d’ailleurs lors des fêtes, en particulier aujourd’hui à l’occasion des bals, – dont la fonction est d’unir les garçons et les filles du groupe, – ne font que manifester cette exclusion. Par contre, dans le village, la ville, la fête est – comme l’a tant souligné Rousseau – communautaire. N’entendons pas par là simplement qu’elle réaliserait un vague « consensus ». Non seulement elle rapproche ceux que l’espace, les rapports sociaux mettent ordinairement à distance, mais elle nie violemment les différences, les abolit en les effaçant, en les brouillant, en les inversant : les fous ou les enfants sont rois, les hommes et les femmes, les riches et les pauvres ne se distinguent plus.
17Lorsqu’à l’intérieur d’une collectivité, les tensions sont trop fortes pour que la fête réalise, même un instant, la communauté, chacun des groupes opposés a, parfois de manière tout à fait parallèle, sa fête : M. Vovelle a montré comment en Provence, à la fin du XVIIIe siècle, éclatent des conflits – « affrontement de classes »16 – entre la fête des notables, où l’on danse aux violons, et la fête du petit peuple, où l’on danse au son du « galoubet ».
18Recréant quelques heures ou quelques jours le temps d’avant le temps qui fuit et détruit, un espace illuminé d’où le mal, le malheur et la division ont disparu, la fête affirme la possibilité d’un monde autre. Il n’y a donc sans doute pas, entre la fête et la révolution, l’antinomie que l’on a parfois affirmée, lorsque, selon la tradition durkheimienne, on donne à la fête une fonction conservatrice. Pour l’Ancien Régime, des historiens ont décrit « les mariages de la fête et de la révolte »17 : fêtes se transformant en affrontements sanglants – le Carnaval de Romans est aujourd’hui l’exemple le plus célèbre –, mais aussi émeutes anti-fiscales reprenant les scénarios et les emblèmes festifs. Pour la fin du XIXe et le début du XXe siècles, certaines études ont commencé à mettre en évidence les rapports qui se sont établis entre les grandes grèves et les fêtes populaires : en 1831, les ouvriers des campagnes apportent leurs métiers à tisser en cortèges funèbres à Sedan, comme ils conduisent « Carnaval » à son « supplice »18 ; lors de la grande grève de 1907, à Revin, les cortèges de grévistes, les «conduites de Grenoble » faites aux « jaunes » sont plus proches des cortèges de Carnaval et des charivaris que des défilés syndicaux qui leur succèderont. Comme le souligne J. Duvignaud, parce qu’elle fait éclater les rapports humains établis, la fête est exploration et « toute espèce de pari peut être effectué sur la vie à venir »19.
19La négation de l’ordre établi, voire l’exploration – sur le mode ludique – de configurations sociales, de relations sociales, de formes de sociabilité possibles, expliquent peut-être le rôle spécifique dévolu à « la jeunesse » dans les fêtes traditionnelles. Les jeunes, constituant la nouvelle génération, sont pour ainsi dire tout désignés pour non seulement accomplir mais diriger un renouveau plus ou moins subversif. Dans nos sociétés où les « classes d’âges » sont séparées, où jeunes et vieux sont enfermés chacun dans leurs « clubs » et dans leurs jeux, la persistance, le succès grandissant et peut-être même l’extension de fêtes comme la célèbre « fête des conscrits » de Villefranche-sur-Saône peuvent-elles s’expliquer autrement que par la négation de cette séparation, de cette catégorisation fixiste, par l’affirmation de la solidarité des générations en marche vers un avenir20, image dynamique, voire historique, qu’une communauté se donne à elle-même.
20Le plus souvent cachées dans un passé mythique, mais jamais sans rapport avec un avenir possible, les valeurs qu’exhalte la fête sont mal réalisées, voire bafouées dans la vie quotidienne et par la situation du groupe. Aussi réaffirme-t-il avec force – contre l’ordre présent, contre les groupes dominants – ses manières d’être entre soi et par rapport au monde. Au cours de la fête sont inlassablement répétés les « adages » spécifiques, en lesquels s’expriment les attitudes fondamentales que l’on doit adopter dans l’existence. Ils s’opposent parfois explicitement aux règles de vie prescrites par les pouvoirs religieux ou civils. Ils inversent souvent l’éthique gouvernant l’ordre économique et social (« A Givors, au travail on fait ce qu’on peut, à table on se force »). Une sociologie qui, par souci de scientificité, rejetterait la notion de volonté collective21 pourrait-elle rendre compte de la fête ? Le pouvoir pourrait-il s’exercer, du moins de façon durable, s’il ne pouvait utiliser ces volontés, les captant, les détournant ? On examinera ci-dessous assez longuement le cas du sport : la morale sportive de l’effort utilise tout un ensemble de valeurs populaires qui se résument assez bien dans le mot « force ». Mais ce qu’on peut dire des cérémonies sportives, on peut le dire aussi de tous les autres grands rituels d’assujettissement, auxquels elle tend d’ailleurs à s’allier.
21Fête d’un groupe, réunissant parfois plusieurs groupes, il n’y a pas de fête qui ne soit communautaire, et une simple fête amicale peut n’avoir pas d’autre différence que de degré ou d’ampleur avec le modèle rousseauiste. « La fête rêvée par Rousseau, c’est l’assemblée d’un peuple qui trouve dans sa présence ressentie l’aliment de sa ferveur : les regards se rencontrent dans l’exaltation d’une liberté partagée. Chacun se sentant l’égal de chacun, la réciprocité des consciences devient la substance de la fête. L’on célèbre l’avènement d’une transparence : les coeurs n’ont plus de secrets, la communication ne rencontre plus d’obstacles»22. Cette communauté que Rousseau cherche dans la fête, c’est celle qu’il ne trouve pas dans la ville, espace de la distance sociale, du pouvoir centralisé, de l’écriture substituée à la parole, du leurre23. Aussi, bien qu’il méconnaise la violence de la fête, il est conduit à mettre en évidence son caractère subsversif par rapport à l’ordre urbain : la fête déconstruit l’espace de la vie urbaine, y superpose un autre espace, communautaire. « Un jour de grâce et de soleil, sur une place, autour d’une fontaine, ou d’un piquet couronné de fleurs, spontanément des danseurs s’élancent et tentent de retrouver par la musique et la cadence l’innocence des corps et la communauté abolie... La vie de l’individu dans les sociétés urbaines modernes serait absurde s’il ne pouvait penser, dans l’allegresse des fêtes, que l’histoire à laquelle il contribue possède peut-être un sens »24.
22Il paraît donc difficile d’affirmer, avec G. Duby, que la fête est essentiellement urbaine25, que les fêtes villageoises, loin d’être une origine, ne sont qu’une pauvre imitation. S’il ne faudrait pas non plus, sans doute, renverser la proposition, et voir dans la fête un phénomène spécifiquement paysan et païen, il n’en demeure pas moins que les pouvoirs municipaux, ecclésiastiques ou civils, ont toujours – depuis les ordres mendiants au moins – refoulé la fête, ou cherché à la contenir, l’enfermant dans le jeu théâtral, dans divers spectacles et cérémonies. Bien plus, si à l’origine (dans nos sociétés occidentales) la fête carnavalesque a pour cadre la « commune » urbaine et bourgeoise de la fin du Moyen-Age, elle « s’inscrit en opposition à son système de valeur officiel qui tente de légitimer un nouvel ordre social »26, et il faut en souligner l’aspect contestataire. Enfin, le cas d’une ville comme Givors, port fluvial établi au bord du Rhône, nous montrera que l’on ne peut comprendre ses jeux et ses fêtes sans les référer au rapport complexe que ses habitants entretiennent avec le « fleuve-dieu »27.
23Aujourd’hui, on le répète, les fêtes locales se sont folklorisées ; désacralisées, elles sont devenues des spectacles, dont le support n’est) plus une communauté, mais un public. Greimas a bien analysé les) principales transformations : aux mythes, aux « productions collectives du sens » se substituent des discours disjoints et désacralisés, assurant des fonctions ludiques et esthétiques, produisant des objets de consommation individuelle28.
24La « désacralisation faustienne de la festivité », écrit de son côté J.J. Wunenburger, « la met au service du mondain »29 : elle devient spectacle, expression idéologique, elle laisse place à des expériences ludiques destructurées, parce que dépouillées de ce qui en faisait le sens. Les éléments festifs sont en quelque sorte réutilisés, intégrés à des manifestations politiques, commerciales, culturelles. Mais si quelques fêtes survivent, si certaines même se créent30, n’est-on pas autorisé à penser qu’elles peuvent revivre ? Vers 1792, montre M. Vovelle, la fête révolutionnaire s’enracine grâce à ses harmoniques avec la festivité populaire et réveille la fête de type carnavalesque, refoulée par l’Eglise et l’Etat pendant deux siècles. Ce réveil aura-t-il été le dernier ? L’auteur évoque dans sa préface le témoignage de Mistral enfant, qui, à la veille de 1848, entendait une vieille femme de Maillane, choisie en sa jeunesse pour représenter demi-nue la déesse Raison, interroger son père sur le retour attendu du « temps des pommes rouges »31.
II – QUELQUES FETES GIVORDINES AU XIXe et XXe SIECLES
25La fête à Givors dans la seconde moitié du XIXe siècle32, c’est d’abord la vogue, ou plutôt les vogues, puisqu’au fur et à mesure que la ville s’étend, que de nouvelles populations arrivent et que de nouvelles activités industrielles ou autres s’implantent, les quartiers se constituent33 et chacun veut avoir sa fête. Pour les habitants, il faut qu’au moins une fois dans l’année leur portion de ville s’illumine des feux de la fête : c’est ainsi que vers 1880 les jeunes de la Freydière, quartier constitué à partir de 1830 autour de la gare, demandent au maire l’autorisation de faire « leur fête annuelle », ainsi évidemment qu’une subvention : « notre quartier est délaissé presqu’entièrement ; depuis quelques années aucune fête n’a heu dans ce quartier et nos habitants ont tous l’air de vouloir s’en plaindre ».
26Quant à la vogue de Givors-Canal, elle était apparue en 1835 à la suite d’une série de conflits qui avaient opposé les groupes lors de la vogue – unique – de l’année précédente. De façon apparemment curieuse, – mais nullement surprenante si l’on songe aux fonctions de la musique et à la place de la musique dans toute fête –, c’est une nouvelle danse, introduite par les habitants du Canal et à laquelle les mariniers sont hostiles, qui déclenche une bagarre et, finalement, provoque la scission. L’année suivante, Givors-Canal a sa fête, et, comme pour souligner l’unité du groupe et s’affirmer contre les autres, les « dames et demoiselles » vêtues de soie qui d’habitude ne dansaient pas dans les mes, ouvrent le bal34.
27La multiplication des fêtes – ou l’apparition de fêtes dans certains quartiers – ne semble pas considérée d’un œil très favorable par les responsables de l’ordre. En 1865, le Préfet du Rhône donne raison (contre le recours d’un conseiller) au Maire, qui a supprimé « l’une des trois vogues » : la fête du Canal ne sera rétablie qu’en juillet 1871. Les vogues et les manifestations auxquelles elles donnent lieu ne peuvent donc être séparées de ces réjouissances et réunions de « jeunesse » plus fréquentes dans l’année, d’où les débats politiques (au sens restreint du terme) et les groupements politiques – tels les célèbres « Voraces »35 – ne sont pas absents, et que les représentants du gouvernement tentent de réprimer. En 1852, le conseiller municipal de Chasse-sur-Rhône dénonçait au Général-gouverneur de Lyon « un bal public et indécent qui attire et sert de repaire à tous les Voraces de Givors et des communes voisines, et qui dérange notre jeunesse et la met dans une mauvaise voie politique ». Mais aussi bien en janvier 1860 un arrêté du Préfet interdit « aux jeunes gens appelés au tirage au sort de parcourir les communes avec drapeaux, musique et tambour ». L’interdiction dût d’ailleurs soulever quelque émotion, car un mois plus tard, le Préfet fait exception de l’arrêté pour les communes du Canton.
28Les vogues, parfois interdites, sont toujours redoutées. C’est qu’elles sont loin d’être paisibles. Et la désignation par le maire des « syndics » de la fête, qui est traditionnellement une transmission momentanée de pouvoir à la jeunesse en même temps qu’une inversion d’autorité, est aussi le moyen de tenter d’établir des limites et de maintenir un contrôle :
Arrêté municipal du 25 juillet 1868 : « Considérant que chaque année il s’élève des discussions entre les jeunes gens qui font la vogue, – Considérant que pendant ces fêtes il se produit des abus qui soulèvent les justes récriminations de la part d’une partie du public...
Il est établi un comité ou syndicat composé de quatre jeunes gens choisis par nous parmi ceux qui font la fête... Les syndics sont responsables moralement de tout ce qui pourrait arriver pendant la fête ».
Les syndics doivent désigner le porte-drapeau, et les cortèges doivent se plier « aux anciens usages ». « Il est défendu de porter le drapeau hors des moments où tous les jeunes gens sont en cortège, le drapeau ne devant jamais sortir qu’avec la musique et les syndics ».
Il est enfin interdit de pénétrer avec des barques dans la partie du fleuve réservée pour la joute (on redoute donc la joute sauvage).
29Les incidents, notamment les bagarres, qui émaillent les fêtes – et pas seulement les bals – ne sont pas propres à une décadence du XXe siècle : la violence fait partie de la fête. Les jeunes hommes ne se conduisent pas autrement en 1850 qu’en 1960 ou 1980. Lisons ce récit de la vogue de Givors en 1853 (lettre de Jenny P. à son cousin) :
« Il y a eu beaucoup de monde. Tuchebœuf n’a pas pu gagner la joute. C’est Robelet qui l’a gagnée. Le lundi les hommes ont jouté, mais les jeunes gens trouvaient que çà durait trop longtemps. Ils ont fait couler les barcots à fond et ils ont cassé et brisé comme ils font toujours. Les hommes n'ont pu finir de jouter, ce qui a manqué à faire arriver des raisons. Il y a eu Sigaud fils qui s’est battu avec Ziecler cordonnier. Sigaud était à boire dans un cabaret au fond de la place. Ziecler y est entré et ils se sont cherchés dispute. Z. a cassé une bouteille sur la tête de S., il a encore la tête empâtée... Z a été emmené à Lyon la chaîne au cou... La vogue du Canal a bien mauvaise tournure. Les jeunes gens n'y mettent guère d’entrain... Les hommes du Canal, voyant que les jeunes ne se pressaient pas, ont placé hier le drapeau (de la vogue) ».
30Si la vogue interrompt la vie de travail (les jours de vogue sont traditionnellement chômés), elle donne lieu à une intense activité familiale. Plusieurs jours à l’avance, les femmes ont préparé les « pâtés de vogue » et sont allés les cuire dans le four du boulanger. On attend la visite de parents ; ce sera une occasion de boire et de manger ensemble, avant d’aller au bal. La fête publique enveloppe ainsi les fêtes familiales (qui ne sont pas « privées »), de même qu’elle inclut les rites de passage pour les jeunes gens, et solennise les rencontres entre garçons et filles, préludes aux futurs mariages.
31Mais il ne faut pas rabattre la fête sur des fonctions matrimoniales. Traditionnellement, le cortège des jeunes gens a, le premier matin, réveillé la ville au son du fifre et du tambour. Le dernier jour a lieu l’enterrement de la vogue, avec un personnage symbolique – le « paillasse » – dont les significations seraient à préciser.
32Des exemples, pris dans d’autres communes, montrent comment la vogue implique violation des règles en matière de langage et de relations sociales. Ainsi, « la vogue de Bron, village du Dauphiné, qui a été récemment réuni au département du Rhône, était fort connue à Lyon par un usage bizarre qui rappelle les Saturnales. On pouvait s’y injurier librement sans qu’il fût permis d’exercer d’autres représailles que celles de plus fortes injures. Cet usage, dont l’origine ne nous est pas connue, n’a cessé que dans les premières années de ce siècle » (Théâtre lyonnais de Guignol par J. Onofrio, réimpression de l’édition de Lyon 1909, note p. 220).
33A partir de 1880, une autre fête importante dans l’année sera le 14 juillet, et, pour les observateurs extérieurs, une certaine confusion s’établit entre les manifestations du 14 juillet et celles de la vogue. C’est ainsi que les procès faits par la Société des Auteurs et Compositeurs mentionnent que, lors de la fête nationale, les jeunes gens organisent des « fêtes baladoires », qui se « composent de concerts, bals, promenades aux flambeaux, feux d’artifices, tirs, courses »36. On peut donc émettre l’hypothèse que cette fête venue de la « pensée républicaine du gouvernement », au cours de laquelle, selon le Conseil municipal, la population doit « participer à l’élan patriotique », réactive une partie des formes de la fête patronale populaire.
34Deux traits doivent encore être soulignés à propos de cette célébration. Tout d’abord, elle accorde une grande place à la musique et, au moins à partir de 1890, elle inclut le sport. Tout se passe comme si à l’association vogue-jeux nautiques, répondait l’association fête nationale-sport : en 1892, le Comité des fêtes nationales de l’Avenue des Ponts, organise une « course vélocipédique ». D’autre part, cette fête doit pouvoir être celle de tous, y compris les nombreux indigents que compte la ville : le Conseil municipal, pour le 14 juillet 1881, votait une subvention de 1 000 francs pour la fête et une de 500 francs pour les indigents, qui reçoivent du pain, de la viande et du vin. De même qu’elle illumine l’espace, la fête doit faire accéder à un monde d’où la faim est exclue et créer ce moment de gaîté que donne l’alcool bu à profusion.
35Les pauvres sont encore à l’honneur dans ces « Calvacades » gigantesques qui ont eu lieu à plusieurs reprises à la fin du XIXe et au début du XXe siècles (« fêtes qui ont été célébrées en notre ville depuis très longtemps », dit le Conseil municipal de 1881), et toujours au profit des pauvres et des « ouvriers sans travail ». Mais si les pauvres ont leur place dans le défilé, tous les autres groupes et groupements y sont aussi représentés : la calvacade de 1907 montre bien comment la ville entière dans ses aspects les plus contrastés, la société locale dans ses contradictions se donne à elle-même en spectacle. Non seulement les ouvriers, mais les gens de ces petits quartiers appelés « cours des miracles » défilent transfigurés. Si les grandes institutions – comme l’Ecole – sont célébrées, les associations de boulistes sont aussi à l’honneur, et au char de l’Armée succède celui de la Paix universelle...
36Les cérémonies, cependant, ne sont pas toujours unitaires. Il arrive que les groupes s’affrontent, dans et par leurs fêtes. L’un des exemples les plus significatifs est l’incident de la Saint-Eloi en 1881. Il entraîna l’interdiction des processions catholiques dans les rues de 1883 à 1891. Le Conseil municipal adresse la lettre suivante au Préfet :
« Le 26 juin 1881 des ouvriers métallurgistes fêtaient, avec l’autorisation de Monsieur le Maire, la St-Eloi et se trouvaient musique en tête près de l’église St-Nicolas au moment où la procession sortait du temple ; ils ont en cette circonstance gêné le départ ; une bousculade eut lieu ; un Frère de la Doctrine chrétienne a arraché la canne du tambour-major. Le lieutenant de gendarmerie, témoin du fait, a envoyé des gendarmes pour rétablir l’ordre. Les ouvriers continuèrent leur route et vinrent s’arrêter dans un établissement public assez éloigné du passage de la procession et faisaient de la musique lorsqu’un prêtre vint leur imposer silence. Il y eut de la part de ce dernier insulte et provocation qui, heureusement, n'amenèrent que des huées. A la suite de ces faits, le clergé fit des démarches auprès des chefs d’ateliers pour obtenir le renvoi des ouvriers qui avaient pris part à la fête ; ils y parvinrent dans une maison, ce qui a amené une grande animosité dans le public ».
37La musique, le chant font partie intégrante de toutes les fêtes : il arrive donc que les chants se heurtent. Mais il arrive aussi que la musique soit en fête. A la fin du XIXe siècle, les formations musicales sont nombreuses, la vie musicale intense. En 1879, Givors, à l’imitation d’autres communes, organise un festival. Si la municipalité soutient l’initiative, celle-ci revient à des membres des deux sociétés musicales givordines, auxquels se joignent des membres de la Société des carabiniers37 et de simples habitants. L’idée est moins d’organiser un concours que de réaliser un « grand festival-concert », une fête de la musique : non seulement une invitation est adressée à toutes les harmonies, fanfares et sociétés chorales de Lyon et des environs, mais on prépare un grand défilé, un éclairage électrique de la ville, un feu d’artifice, une fontaine jaillissante de vin à laquelle s’abreuveront les sociétaires, et naturellement, pour clore la journée, un grand bal public.
38Quarante neuf sociétés répondirent à l’invitation. Toute la population s’employa à la décoration de la ville. Le banquet prévu pour les musiciens place de l’Hôtel de Ville réunit 1 600 participants. Bref, ce fut, selon les chroniqueurs, « la plus belle fête du genre qui se soit donnée à Givors »38. Mais ce succès ne doit pas faire croire que la musique n’est pas traversée de contradictions. Parmi les pièces d’archives ayant trait à la préparation de la fête, on trouve la réponse de l’Union musicale de Tournon et Tain qui « a l’immense chagrin » de décliner l’invitation. Fondée depuis moins d’un an, « composée de tout jeunes gens », trop pauvre pour prendre à sa charge les frais de voyage, cette société est aussi menacée de dislocation : une partie des membres honoraires qui la financent veut qu’elle joue la Marseillaise, l’autre pas...39
39Mais le début du XXe siècle sera peut-être l’époque d’une plus grande autonomie de la musique par rapport à la fête. Le 23 juillet 1911, devant l’Hôtel de Ville, est inauguré en grande cérémonie un kiosque à musique, d’architecture semblable à ceux qui ont été érigés sur les places des grandes villes. Le concert prend place, avec la conférence, dans la vaste entreprise d’éducation populaire, – éducation intellectuelle, artistique et morale-, qui se poursuivra entre les deux guerres. Le 16 mars 1928, est fondée à Givors une section de la Société républicaine des Conférences populaires, dont le siège est à Paris : « La société organisera des conférences d’ordre économique, politique, social et technique... Elle organisera aussi des conférences littéraires et des fêtes d’art »40.
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40De nos jours, la vie givordine est marquée par les fêtes du Parti communiste, la fête du 14 juillet, enfin par les manifestations qu’organise la Maison des Jeunes et de la Culture, fondée en 1964. Celle-ci s’efforce de faire revivre, en relation avec les associations locales, d’anciennes traditions : celles des banquets – où s’étaient illustrés les « Voraces » du XIXe siècle –, et des cavalcades. En 1974 et en 1976,1a circulation dans les mes de la ville fut interrompue plusieurs heures par le défilé des principales « activités » sportives et culturelles de la M.J. En 1975, le 14 juillet connut un éclat particulier : à la fête foraine et aux joutes, s’ajoutèrent des représentations théâtrales, une illumination de la ville et un spectacle nocturne célébrant la conquête des libertés de 1789 à 1944.
41Aujourd’hui, le Stade, le Palais des Sports, les salles du Conservatoire, la Place du centre entièrement rénové, parfois les mes sont le cadre de diverses « festivités ». La revue municipale « Vivre à Givors », dont le dernier numéro annuel porte un regard rétrospectif sur les mois écoulés, permet de repérer les plus officielles :
Janvier 1980 : Réception des sportifs au Palais des Sports ; 112 médailles sont remises qui récompensent des titres nationaux et régionaux.
Février : Série de spectacles de théâtre dans les écoles maternelles.
Mars : Concert à l’Eglise de Bans.
Radio-France organise au Conservatoire les éliminatoires du Royaume de la Musique.
Avril : Spectacle pour les classes maternelles au Palais des Sports (« Iguana, la poupée du clown »).
Mai : Triomphe d’une formation britannique de jazz au Palais des Sports.
L’équipe de water-polo devient championne de France. Deux mariniers remportent deux titres de champions de France.
Juin : Grande braderie dans les mes commerçantes, fermées à la circulation pendant deux jours.
Fête de la section du P.C.F. au Stade de la Libération, « fête populaire alliant des spectacles de qualité à une ambiance de fête foraine, sur un fond de réflexion politique».
Course de relais à travers la ville.
Première sur la Place du Coteau, dans le « Vieux Givors » rénové : pantomine burlesque.
Auditions publiques au Conservatoire et gala de danse.
Juillet : Le kiosque à musique, maintenu sur la place du Vieux-Givors, accueille la remise des prix du Conservatoire (« succès d’affluence sans précédent »), et un groupe musical bolivien.
Dans le cadre des festivités du 14 juillet », Les fourberies de Scapin sont données Place du Coteau.
Rencontres de water-polo au bassin nautique avec des équipes étrangères.
Septembre : Cérémonies anniversaires de la Libération.
42La joute ne tient pas, on le voit, une grande place dans cette rétrospective ; la presse locale (voir l’encart ci-joint) va jusqu’à parler de crise. Il faut revenir plus en détail sur ce que fut et ce qu’est la signification de ce « sport ».
DES HAUTS ET DESBAS
Eh oui, en joute, Givors n’est plus ce qu’elle était. Depuis déjà une bonne dizaine d’années, on espère en vain que des champions se révèlent. Mais, en revanche, en water-polo et en rames, on est bon ! Ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. En navigation, en particulier, le club était tellement bas qu’on a bien cru un moment que l’activité allait devoir cesser ! Mais on aurait eu bien tort, le courant a été remonté, c’est le cas de le dire, jusqu’à ce titre de champion de France Junior de vitesse et de navigation marinière que détient actuellement le club. Quant à l’équipe de water-polo, elle est tout simplement, mais oui ! championne de France dans sa catégorie, cette année pour la première fois de son histoire, et elle montera l’an prochain de la 3e à la 2e division.
De beaux résultats, donc, qui font oublier un peu le mauvais passage que traversent actuellement les jouteurs, et donnent de l’espoir pour l’avenir, quand on se souvient de quelles difficultés ils sont issus !
D’autant plus « qu’il y a quand même parmi les Juniors, de bons éléments » nous confie M. Augereau, qui étudie avec les membres du bureau comment relancer la section, et qui dans le fond, n’est pas si pessimiste !
LA JOUTE : UN NOUVEAU SOUFFLEATROUVER
Mais c’est vrai quand même qu’il n’y a plus maintenant, à Givors, le même intérêt qu’autrefois pour la joute. Jadis, on venait s’exercer après son travail, comme maintenant on joue aux boules. Tout homme un peu costaud venait de temps en temps mesurer ses forces à celles de ses
copains. Plus qu’un sport, c’était un jeu. Et tout autant] qu’un jeu, un spectacle. Maintenant, la joute est le fait de sportifs. Les costauds se font rares. En revanche, les qualités athlétiques des jouteurs sont plus développées. Le jeu est devenu plus technique aussi, et les passes plus périlleuses. Il n’y a pas que les lances qui cassent parfois chez les jouteurs ! C’est donc un sport difficile, très « dur », individuel, et qui demande une certaine agressivité.
Et il semble que les jeunes d’aujourd’hui, comme on dit, manquent un peu de ces qualités là ! Ils sont aussi, paraît-il, plus fragiles. Car si, autrefois, à Givors, on savait nager avant de savoir écrire, on dirait qu’aujourd’hui, on sait écrire et lire et même compter avant d’avoir seulement marché, marché vraiment, autrement qu’entre deux autobus et qu’en promenade en voiture ! Il faut donc bien souvent beaucoup d’entraînement et de gymnastique pour donner du muscle aux futurs champions !
Malgré cela, une « provocation » est maintenant lancée : redonner à la joute givordine son éclat d’autrefois. Et avec l’ouverture, à la prochaine rentrée, d’une piscine couverte à Givors, on espère bien recruter les nageurs-jouteurs par qui le pari sera tenu !
L’écho de Givors (Juillet 1980)

Excursions de l'Université populaire de Lyon : les Aqueducs du Plat de l'Air.

Visites de l'Université populaire de Lyon : la maison d'Ampère à Poleymieux.

Propriété de la ville de Lyon au Vernay

Propriété de la ville de Lyon au Vernay.
III – LES JOUTES NAUTIQUES : FETES, SPECTACLES OU SPORT ?
43Il semble que l’on puisse évoquer l’histoire des joutes à partir. de trois sortes de pratiques sociales : des fêtes locales, des cérémonies ou des spectacles solennels, et, plus récemment, des pratiques sportives.
44Il existe un rapport entre ces trois registres. Pour dire les choses rapidement nous pensons que les cérémonies constituent des formes de détournement de volontés collectives populaires qui s’expriment de façon plus ou moins vigoureuse dans les fêtes. On pourrait aussi concevoir que les pratiques sportives sont la reprise sur un mode « pédagogisé» de jeux populaires attachés à certaines occasions sociales, des fêtes principalement41. Il ne s’agit pourtant pas ici d’énoncer de façon brève l’histoire parallèle de deux procédés de contrôle social. Chaque mode de pratique constitue en effet un espace où s'expriment des luttes spécifiques autour d’enjeux particuliers. La fête est-elle jamais le pur surgissement d’une volonté populaire ? La pratique de jeux festifs échappe-t-elle davantage que le sport à certains aspects ritualisés qui visent autant à les circonscrire qu’à les pérénniser ? Le spectacle ne permet-il pas parfois que s’accomplissent dans la coulisse certaines transgressions ? Censé mobiliser l’attention du public n’est-il pas quelquefois un moyen de détourner les contrôles ?
45Les joutes occupent une place essentielle dans les fêtes givordines depuis au moins 1847,-date de la première mention dans les archives municipales-, et jusqu’en 1950, date à laquelle disparaît la vogue. Ici pas de fêtes populaires sans joutes et les jeunes de chaque quartier se mobilisent à cette occasion pour remporter l’écharpe bleue (la « bleue ») attribuée au vainqueur. Un « comité » a préparé de longue date les circonstances qui mènent à ce dénouement, même si la fièvre ne gagne les « bandes » que dans les jours qui précèdent. Résultat symbolique semble-t-il. Pourtant l’édification d’une baraque, d’un « stand », dont on ne sortira guère pendant la durée de la vogue n’engage pas seulement la renommée du groupe : elle assure aussi la discrétion relative de ses frasques.
46Il ne fait pas de doute que le caractère « excessif » de ces manifestations est connu de tous : à Loire-sur-Rhône, « la fête patronale qui a lieu le 15 août est accompagnée de jeux, de danses et d’autres amusements. D’ordinaire, l’on joute deux jours de suite sur le Rhône ou dans les lônes qui y communiquent. Le premier jour, ce sont les garçons qui se livrent à cet exercice alors que les hommes remplissent les fonctions de rameurs ; le lendemain, les hommes joutent et les garçons conduisent à leur tour les bâteaux. D’autres fois l’on tire l’anguille ou l’oie. Ces divertissements sont toujours suivis de longs repas et d’abondantes libations »42.
47Qu’il s’agisse de fêtes patronales ou de vogues, l’ensemble de la population masculine, jeunes mais aussi adultes, est mobilisée. Les joutes s’adressent à tout le monde ; elles s’inscrivent sans rupture et de façon continue dans la fête. Elles mettent aussi l’accent sur une façon d’être du groupe qui se trouve symbolisée par quelques figures héroïques. Moyen d’expression populaire, les joutes produisent des héros. Toute une population se reconnaissait dans ces colosses aux noms prestigieux dont l’existence exprimait les vertus locales. Le souvenir des Bastia, Berthollet, Héraut, Richoud, Epervier le mâle, Pitrat, Bouchardon, Naquin l’invincible est encore présent dans la mémoire des givordins. Celui de Jean-Marie Jou surtout (1795-1848) ; véritable hercule, il jonglait à la tête du défilé des vogueurs avec une massue de quarante kilos comme avec une canne.
48On serait ici tenté d’évoquer un culte de la force. Mais cette expression même nous éclaire bien imparfaitement ; car plus que la mise en évidence de qualités particulières proprement physiques que nous serions tentés d’y lire, c’est une référence quelque peu allégorique à une manière d’être. La notion de force, que l’on présente souvent comme un repère des attitudes corporelles populaires43, n’est efficace que parce qu’elle reste suffisamment équivoque pour exprimer un ensemble de caractéristiques finalement imprécises. Lorsque par exemple le physiologue tente avec l’instrument d’analyse qui lui est propre de mettre en rapport certains comportements et le travail musculaire qu’ils supposent, la « force » éclate en une multitude d’autres références. La polysémie du concept illustre ici la diversité de ses usages sociaux.
49L’observateur non averti (qui procède donc sous l’emprise de l’étonnement ou de la distance culturelle) est frappé par le poids et la vigueur des jouteurs. Mais il pourrait l’être plus encore par leur capacité de résistance au choc, par la mise en tension de tout le corps autour d’un but où attaque et défense sont inextricablement mêlées. La mort de Jean-Marie Jou illustre jusque dans son détail cette manière d’être : il s’éventra en recevant dans ses bras un ouvrier qui chutait d’un échafaudage. Mais elle s’inscrit dans un ensemble qui lui donne tout son sens puisqu’il meurt en sauvant. Les caractéristiques physiques du personnage sont indissociables de l’usage qu’il en fait au service de la Collectivité.
50La constitution de ce légendaire joue un rôle essentiel dans la cohésion givordine. N’oublions pas en effet que plus qu’un milieu uniforme, tout entier tourné vers une seule activité professionnelle comme cela pouvait être le cas pour d’autres petites villes industrielles44, la population givordine est constituée de microcosmes singuliers et qui revendiquent leur particularité. Non seulement les fondeurs et les verriers s’opposent et pratiquent une homogamie quasi générale, mais chaque strate d’immigration constitue une entité spécifique. Nous sommes loin ici de l’image d’une « ville-réservoir » où se mêleraient des populations anomiques. La joute, c’est non seulement le moyen pour ces différents groupes de se confronter mais aussi le lieu où s’affirme par delà les particularités une identité givordine. Activité traditionnelle des mariniers, elle rappelle la place du fleuve dans la vie des habitants. Même si la plupart des jouteurs célèbres sont des ouvriers, ils vivent en relation intime avec l’eau. Non seulement parce que le Rhône envahit leur maison de façon périodique mais aussi parce qu’ils fréquentent assidûment ses berges pour y pécher et pour y pratiquer parfois d’autres activités moins légales (que l’on pense par exemple aux fameux « pirates » du Rhône).
51Le fleuve c’est aussi, lorsqu’il s’avise de déborder ses limites habituelles, ce qui perturbe l’ordre urbain. A entendre les récits que les givordins les plus modestes font des inondations, on peut croire que la catastrophe est ici proche de la fête et que le Rhône participe de façon indirecte au jeu social.
52Parmi les composantes susceptibles de régulariser en les institutionnalisant certains des éléments de la « culture givordine », il faut sans doute mentionner l’existence de la Société de Sauvetage et de Joutes. Fondée en 1886 par un groupe « d’honnêtes et de laborieux travailleurs », elle se donne pour objet « d’organiser des fêtes nautiques et de porter secours partout où quelque danger serait signalé »45. La prise en charge de certains aspects des fêtes locales cohabite avec un souci de respectabilité et d’assistance qui semble s’affirmer au cours des*'décennies suivantes. Non seulement parce que la société va se mettre largement au service de la population (en lui laissant le libre usage de ses embarcations par exemple) mais aussi parce qu’elle va peu à peu devenir la structure essentielle d’intervention en cas d’inondations. C’est elle qui assure le transport des ouvriers de la fonderie, le ravitaillement des personnes âgées. De nos jours encore le président de la société dirige, en collaboration avec le Maire et le Capitaine des pompiers, les opérations de sauvetage.
53Une rivalité persistante tout au long du XXe siècle oppose d’ailleurs les sapeurs-pompiers à la société de sauvetage. En 1913, cette dernière tente de faire modifier la clause prévoyant que tout sociétaire devenant sapeur doit démissionner. La démarche reste vaine : les pompiers en profitent pour déconsidérer leurs rivaux en rappelant l’ambiguïté de la mission de « ces jeunes gens qui ne pensent qu’aux plaisirs ».
54La mission d’assistance de la société ne se limite pas aux catastrophes, mais elle revêt un caractère permanent puisque jusqu’à une date très récente elle gérait une mutuelle d’assurance maladie. C’est le plus souvent un « homme important » qui occupe les fonctions de président et les dirigeants plus modestes justifient ces choix par la nécessité de disposer d’appuis efficaces auprès des administrations ou des pouvoirs publics (une des réussites, de ce point de vue, c’est sans doute la sortie d’un timbre à la gloire de la Joute à l’occasion du passage au ministère des PTT d’un enfant de Givors). Sept présidents seulement se sont succédés jusqu’à l’actuel (fils d’un ex-vice-président et membre du club depuis 40 ans), ce qui montre l’extrême stabilité de l’association.
55Il faut relever aussi le caractère fréquemment coercitif que prennent les interventions du bureau auprès des membres : les amendes pleuvent sur ceux qui ne suivent pas les directives données où qui ne participent pas aux corvées qu’impliquent toute organisation. C’est ainsi par exemple que l’appel des volontaires pour assurer la surveillance de la fête du 14 juin 1914 n’ayant pas porté tous les fruits attendus, quatre sociétaires seront désignés d’office et rempliront leur tâche « sous peine d’amende ». Le paroxysme sera sans doute atteint avec la construction en 1946 d’une piscine. Les sociétaires défaillants sont condamnés à une lourde amende ; on précise même que les convocations par voie de presse doivent être considérées comme impératives et en cas d’absence donnent donc lieu à sanctions. Nous ne retrouvons pas là exactement l’image contemporaine d’une œuvre menée dans l’enthousiasme collectif... Ces quelques observations ne doivent toutefois pas laisser à penser que la fonction disciplinaire soit une composante essentielle voire spécifique de cette société. Les relations sociales dans les associations s’établissaient alors le plus souvent sur un mode tout empreint de rigueur ou de sévérité et la forme associative, si elle permet certains contrôles, ouvre aussi des perspectives de permanence et de durée.
56La création de Sociétés de Joutes à la fin du XIXe siècle n’est pas un phénomène propre à Givors. A Lyon, dans le quartier de Vaise se constitue en 1878 une « union des jouteurs de la gare d’eau »46 composée « de jeunes gens ayant fait partie des vogues antérieures et jouissant d’une moralité et d’une probité reconnues » afin de « tenir la fête annuelle et de donner des fêtes nautiques ». Les vingt membres fondateurs ont tous des professions modestes (un négociant, trois mariniers, quatre journaliers, trois chauffeurs, des chaudronniers, serruriers, quatre journaliers, trois chauffeurs, des chaudronniers, serruriers, mécaniciens, convoyeurs) et semblent bien prendre la suite des commissions traditionnellement chargées de ces fonctions. Pourtant celles-ci vont peu durer et, à Givors, la Société de Joutes n’interviendra dans la vogue que pour y assurer la sécurité ou pour fournir du matériel (parfois même en location). C’est seulement en 1948, alors que l’élan populaire qui portait la vogue paraît brisé, qu’elle s’y substitue pour l’ensemble de l’organisation du tournoi de joutes, imposant même le règlement fédéral en lieu et place de la règle traditionnelle. Moins qu’à une concurrence on assiste plutôt à une redistribution des rôles : à la commission la responsabilité d’organiser la vogue, y compris les journées de joute qui en constituent une part essentielle. A la société les tâches d’assistance lourde (qui sont d’ailleurs massivement l’objet d’un procès d’institutionnalisation) et la fonction de représentation.
57Les joutes semblent se prêter particulièrement bien aux grandes mises en scène et elles ont longtemps figuré parmi les spectacles offerts aux visiteurs de marque. C’est ainsi qu’elles apparaissent d’abord dans les chroniques. En 1548 les lyonnais joutent en l’honneur de Henri II et Catherine de Médicis. Sous Louis XV encore, des gravures représentent les fêtes de joutes données sur l'Ill à Strasbourg à l’occasion de la venue du Roi. Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour que les promoteurs de régates sur le Rhône s’élèvent contre l’usage « antique et solennel de la joute » et proposent qu’on lui substitue des courses de canots47. C’est bien la fin du monopole qu’exerçaient les joutes sur les « entrées royales » et autres fêtes du pouvoir d’Ancien Régime.
58On trouve trace de la participation des jouteurs givordins à quelques unes de ces manifestations grandioses. C’est ainsi que le Maire de Vizille, dans l’Isère, rappelle à l’occasion d’une invitation à participer aux fêtes du Centenaire de la Révolution en Dauphiné, la venue des équipages de Givors qui « charmèrent la population par leurs exercices »48 en 1852.
59Cependant à Givors même, rares ont été les occasions de déployer de tels fastes. La grande réunion nautique qu’organisa en 1905 la Société de Joutes fait exception. Patronnée par le Ministre de l’Intérieur, on y verra le Maire remettre une médaille de reconnaissance de la Ville au Président, M. Hanriod. Quant au spectacle qui s’offre aux habitants à l’occasion de la vogue, le mode sur lequel il les mobilise et la durée même des épreuves (il faut cinq à six heures au moins pour que les soixante à quatre vingt concurrents qui s’affrontent puissent en découdre) lui ôtent la densité des cérémonies. Si l’excellence de certains est ici consacrée devant toute la collectivité, condition pour que soient reconnus et reconduits les héros locaux, il n’est point besoin d’or et de draperies.
60La disparition de la vogue, ce n’est pas seulement la fin d’une fête qui rassemblait une collectivité autour d’une activité qui lui était propre, c’est pour la société la perte d’un public capable d’ouvrir son fonctionnement sur la cité toute entière ; c’est aussi la perte de toute une population susceptible de pratiquer en son sein la joute de façon plus durable. Certes jouter à la vogue ou au sein de la société n’avait pas le même sens : celle-ci fonctionnait aussi comme un « club » c’est-à-dire un lieu choisi où n’importe qui n’entre pas. Non pas d’ailleurs qu’intervenait un quelconque ostracisme à l’égard d’une catégorie de population (en raison de son origine sociale ou de ses convictions politiques ou religieuses) ; là encore les responsables étaient assez largement représentatifs de l’ensemble givordin et les mises en cause politiques de la société rarissimes et contradictoires. Mais l’adhésion était le plus souvent ressentie comme un honneur et faisait l’objet d’un discret travail de parrainage.
61De plus tous les membres ne l’étaient pas au même titre. Les jouteurs bien qu’étroitement encadrés, mandatés expressément pour représenter la société dans les concours, étaient des cotisants rarement indemnisés. A l’inverse, les équipages de rameurs, d’une grande stabilité, recevaient en échange des services qu’ils rendaient un dédommagement plus que symbolique. La permutation des rôles que l’on rencontre actuellement49 et qui était la règle pendant la vogue, avait alors disparu.
62Après la mort de la vogue, la société a perdu un peu de ses racines. Les tournées d’été qui se sont développées au même moment permettent-elles aux relations de gagner en profondeur ce qu’elles perdaient en étendue ? Au mois de juillet et d’août, c’est une véritable caravane (cent à cent cinquante personnes) qui sillonne les routes de France et se déplace ainsi à la demande de comités des fêtes ou de sociétés sportives. Cette habitude a même précipité l’évolution du matériel : les embarcations ne sont plus en bois mais en métal pour pouvoir résister aux nombreuses manipulations inévitables en pareil cas. Il s’agit d’un moment fort de la vie de la société qui y puise son unité et y cultive son « ambiance ».

63La façon dont les joutes s’inscrivent dans la collectivité givordine s’est profondément transformée en moins d’un siècle. Mais ce n’est pas seulement l’usage festif ou spectaculaire qui est fait de cette activité qui a changé ; elle a aussi subi une profonde mutation sous l’effet de la diffusion des sports.
64Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les joutes sont restées une pratique épisodique commune à des gens forts. On pourrait même dire que cela reste vrai pendant le premier tiers du XXe siècle. Peu à peu cependant les jouteurs sont aussi des sportifs qui s’adonnent à la natation ou au rugby. Ces temps semblent aujourd’hui révolus. La joute est devenue une spécialité sportive à part entière qui exige une préparation physique hivernale. Une transformation radicale de l’éthos du jouteur est intervenue : c’était un athlète occasionnel à la technique relativement rudimentaire ; c’est devenu un spécialiste, analysant et s’initiant à la technique de son sport, pratiquant toute l’année une ascèse propédeutique. En cela il rejoint la « grande famille » des sportifs. Soumis au rythme d’un calendrier fédéral qui n’épouse pas toujours les temps forts de la vie locale, il ne participe pas aussi intensément à la vie de la cité. Lorsqu’il s’exhibe dans une localité éloignée, le jouteur se trouve dans la position de l’homme de cirque. C’est l’étrangeté des coutumes de son groupe, le dépaysement ethnologique qui est source de distance avec le spectateur. Alors que le procès de sportivisation des joutes fait participer ceux qui s’y adonnent à une ascèse dont la communauté locale ne connaît pas massivement les règles et moins encore les rites. Ce n’est plus l’acquisition de quelques « savoir faire » rudimentaires qui est en jeu ; ce n’est plus un temps limité aux manifestations publiques et à quelques rares entraînements qui est réquisitionné. De plus en plus, la sophistication des techniques et l’intervention de techniciens appliquant à l’objet des approches savantes conduisent à la spécialisation. Le jouteur occasionnel, celui qui manifestait sa vigueur à un moment défini par les conditions locales, disparaît pour faire place à un spécialiste qui se soumet à un entraînement réparti sur toute l’année, intégrant des modalités de « préparation physique générale» tout à fait distantes des savoir faire de sa discipline (assouplissement, musculation haltérophile), tout comme à un perfectionnement technique incessant. Sa communauté d’appartenance, c’est bien le monde du sport ; et c’est seulement dans une communion abstraite à la santé et au progrès qu’il peut espérer rejoindre quelques uns de ses concitoyens.
65Une des ruses du sport, c’est de revendiquer la professionnalisation. Devant une population que l’on pense acquise aux valeurs du travail, de l’ouvrage longuement et patiemment élaboré, on oppose le dilettantisme du jouteur de naguère qui se s’infligeait pas de préparation particulière, au sérieux du spécialiste d’aujourd’hui, athlète à part entière, qui s’est entraîné tout l’hiver pour pouvoir se produire.
66« Dans le temps vous aviez des gens qui faisaient cent trente ou cent quarante kilos... maintenant vous avez des athlètes, des garçons qui s’entraînent toute l’année, culture physique, assouplissement, musculation... La technique de la joute s’étant améliorée, un gars qui va jouter une fois ou deux dans l’année ne peut avoir de résultats... »50
67Jouter est devenu un acte technique, géré par une fédération, avec des entraîneurs et des arbitres.
68L’existence depuis 1972 de la Fédération Française de Joutes et Sauvetage nautique permet de bien comprendre le sens de cette évolution. Pour la première fois de manière durable est mise en place une organisation qui rassemble les jouteurs de toutes les régions de France avec leurs façons propres de pratiquer l’activité : méthode lyonnaise et givordine sur le Rhône, la Loire, mais aussi à Paris et dans ses environs ; méthode languedocienne du Grau du Roi à Agde ; méthode provençale de Marseille à Nice ; méthode strasbourgeoise, méthode parisienne, méthode d’Isles-sur-Sorgues, méthode du Nord. L’extrême diversité des règles en usage (position du jouteur à l’avant ou à l’arrière, à l’extérieur ou à l’intérieur du bâteau, au ras de l’eau ou à trois mètres de haut ; longueur des lances variant de deux à sept mètres ; plastrons ou pavois de formes différentes voire même absence de protection pour ceux qui joutent poitrine nue) et l’insertion de l’activité dans une tradition locale rendait difficile toute tentative de coordination51. Jusqu’au début du siècle, les échanges étaient tout à fait ponctuels, soumis à l’initiative locale. Avec le développement du sport apparaissent les premiers organismes à vocation régionale comme la Fédération du Sud-Est qui organise ses premiers championnats de Joutes en 1902 à Lyon. En 1943 la Fédération Française de Sauvetage qui rassemblait en son sein les jouteurs parisiens et picards devient la seule habilitée à diriger les joutes sur tout le territoire national. De nombreuses luttes intestines, scissions, fusions, etc. vont marquer jusqu’en 1972 l’histoire institutionnelle de l’activité.
69La Fédération actuelle s’inscrit dans ce mouvement de « sportivisation » des joutes qui passe tout d’abord par une précision accrue des règles. Les premiers championnats organisés à Lyon ne connaissent pas de catégories de poids et les concurrents doivent tirer au sort la méthode (lyonnaise ou givordine) qui leur permettra de s’affronter. Très vite les catégories de poids apparaissent et tendront à se multiplier ainsi que les catégories d’âge. Il faudra par contre attendre 1944 pour qu’un premier règlement écrit soit élaboré par le givordin Augereau. Projeter l’adversaire à l’eau ne suffit plus : les modalités de contact du jouteur avec son bâteau, le point d’impact sur le plastron sont strictement codifiés. Le document écrit n’apporte pas de nouvelles exigences, mais il reprend et rationnalise des usages en vigueur à l’époque pour éviter les arbitrages sans fin. Actuellement, « la technique monte tellement que l’on a de plus en plus de problèmes de ce côté », nous dit un responsable. Pour tenter de les résoudre, des stages de formation sont organisés et l’usage du magnétoscope se développe.
70Pour produire ce jouteur nouveau style dont l’existence est scandée sur un tout autre rythme que celui de ses aînés, il faut une formation pensée bien autrement. L’apprentissage de la technique de la joute se faisait par imprégnation diffuse et à douze ou treize ans, les jeunes les plus robustes se retrouvaient sur le « tabagnon » avec des lances à leur mesure. Bien sûr existaient des chariots sur lesquels les enfants reproduisaient les gestes de la joute. Mais le travail de décomposition et de recomposition logique du gestuel n’avait pas cours. Une pédagogie sportive implique non seulement cette façon nouvelle de décomposer les forces mais aussi un autre art de vivre : le temps d’entraînement n’est pas qu’un temps de retrait du « monde », il est un point de départ pour une autre existence, plus sobre, plus rationnelle.
71C’est bien dans ce sens là que les dirigeants de la fédération cherchent un recours pour donner aux joutes une légitimité et pour leur assurer un avenir. Certains d’entre eux regrettent que le travail d’élaboration d’une méthode d’apprentissage progressive n’aie pas été poussée assez loin et projettent de combler rapidement cette lacune afin que leur activité accède au statut de sport à part entière.
72Si le processus de « sportivisation » des joutes n’est sans doute pas à son terme (et ceci d’autant plus que le sport n’est pas une forme rigide et immuable), quelques indices semblent indiquer qu’il est engagé depuis longtemps. Un grand champion comme M. Eydan a sans doute joué un rôle de précurseur. Dix sept fois champion de France, il est le premier à se préparer de façon rationnelle, analysant la technique de ses adversaires, installent dans l’atelier de Fives-Lille où il était contremaître, tout un équipement destiné à l’entraînement. Satisfaisant de façon journalière aux exigences d’une préparation adaptée, il pousse plus loin qu’aucun de ses contemporains la recherche du geste juste et efficace. Cela lui permettra de vaincre des adversaires beaucoup plus lourds que lui, ce qui ne s’était jamais vu en joute à un tel niveau. On peut dire que cet ancien modeleur rompt avec une tradition folklorique, non sans s’attirer d’ailleurs quelques solides inimitiés. Son éthique s’oppose en tous points à celle des champions de la génération précédente : bons vivants que la promesse d’un repas copieux et bien arrosé suffit à mobiliser, ils sont des travailleurs parfois irréguliers comme bon nombre de verriers ou de fondeurs l’étaient encore jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale.
73Si l’on voit s’élaborer autour du projet sportif un nouveau genre de vie, peut-on dire que la mutation que connaissent les joutes contemporaines contient une menace d’uniformisation des règles à plus ou moins long terme ? Verra-t-on disparaître les particularismes et se fondre les méthodes à partir de principes rejetant les scories de culture ou d’esthétique locales ?
74Cela n’est pas du tout certain car la joute vit aussi (on pourrait même dire principalement si l’on adopte le point de vue du trésorier) de son effet folklorique. Cela éclaire peut-être la position de ceux qui défendent avec vigueur la spécificité de leur méthode ou de leur style, alors même que, comme à Givors, on assiste à une certaine régression des joutes au plan des résultats sportifs et à un développement d’autres activités pratiquées au sein du même club. Si les dirigeants se réjouissent du succès actuel de l’équipe de water-polo, championne de France de 3ème division en 1979-1980 et de l’engouement que connaît la natation auprès des jeunes, leur attachement à la cause sportive dans son ensemble n’est pas exempt de nostalgie. Il est vrai que la section de joutes connaît des difficultés de recrutement : quelques adultes et une quarantaine de jeunes seulement constituent un maigre effectif. De plus les spectateurs sont rares lors des championnats. Seules quelques rencontres à l’occasion d’une fête ou une organisation exceptionnelle attirent davantage de monde. Sans atteindre toutefois, nous dit un dirigeant, au succès de la moindre exhibition dans beaucoup de petits villages.
75Les joutes qui non seulement symbolisaient mais aussi participaient profondément d’une culture spécifique (au point qu’en 1936 dans les usines occupées de Givors, les ouvriers en grève organisaient des tournois de joutes sur chariots) ont, semble-t-il, en partie perdu ce rôle essentiel.
76Faute d’avoir pu concilier une tradition populaire où s’affirme la spécificité givordine et une nouvelle éthique sportive, elles ne sont plus un des lieux principaux et spectaculaires de l’affrontement entre une volonté collective qui s’exprime et un contrôle qui la détourne. Cela signifie-t-il pour autant qu’elles échappent désormais aux contradictions ?
77Le sport a sans doute pris le pas sur la fête et remplacé par les collectifs des catégories d’âges (cadets, juniors, séniors) les groupes plus immédiatement signifiants des « hommes mariés » et des « célibataires ». Il avait aussi imposé à la vogue, peu avant que celle-ci ne meure, les règlements fédéraux qui se substituaient à l’ancienne règle élémentaire (tout concurrent chutant dans le bassin est éliminé). Pourtant malgré l’évidence d’une spécialisation croissante, inévitable, flotte encore dans cette société « multisports » qu’est la Société de joute le mythe du « touche à tout ». La persistance d’une présence populaire (même réduite) aux spectacles qui demeurent, est, elle aussi, significative52 Certes, les touristes et les curieux sont partie prenante et la vogue, lorsqu’elle persiste, comme à Vernaison (lire en annexe le compte-rendu de l’observation qui y a été réalisée), fait autant appel désormais aux forains qu’aux ressources et à l’imagination locale. Mais l’occasion de la rencontre favorise certaines relations, laisse fleurir les conversations sur les multiples sujets de la vie quotidienne. L’essentiel de ce qui se passe n’est-il pas ici dans la foule ? L’épanouissement des familiarités, avec en contrepoint l’affirmation des différences. Nous sommes loin du spectre du spectacle (sportif) comme lieu de « crétinisation des masses »53. Ne se manifeste ici que de façon marginale ce qui apparaît clairement lors d’exhibitions des jouteurs de Givors devant des foules inexpertes. Dans ce cas, le rapport de l’acteur au public est changé puisque celui-ci vient d’abord pour découvrir une pratique « folklorique » et qui ne prend de relief que par l’effet de dépaysement et de distance. Il semble que ce soit la distance même qui devienne la raison d’être du spectacle alors qu’elle s’abolissait dans la fête. Mais, même alors, pour les membres de l’expédition givordine, un monde se reconstitue. La centaine de personnes qui y participent, derrière l’effet de folklorisation dont elles sont l’objet, sont à la fois circonscrites et soudées. Ceci peut-il nous suggérer qu’en matière de résistance au contrôle ou au détournement, l’ère n’est plus aux grands projets ? Ce qui reste d’une culture populaire semble éclater en une multitude de microcosmes plus ou moins stables qui se saisissent des occasions favorables pour exister. Au-delà des transformations essentielles qui jalonnent leur histoire, les joutes participent encore de ce mouvement.
Annexe
ANNEXE
JOUTES A VERNAISON
Vernaison est une petite ville des bords du Rhône à quelques kilomètres au sud de Lyon. Ici on ne conçoit pas une fête sans joutes, sans courses de barques, et bien que l’on soit proche de Givors, on y joute « à la lyonnaise », c’est-à-dire que les bâteaux se croisent à gauche.
Dimanche 29 juin 1980, 14 heures trente ; la vogue ne connaît pas encore son activité maximum. Les manèges et les stands sur l’esplanade sont répartis dans les intervalles que laissent libres quelques volumineux platanes. Odeurs fortes et couleurs vives, musique moderne flottent dans l’air sans que réponde encore le brouhaha de la foule ou le claquement sec des balles de carabine. Pour le moment des groupes bariolés évoluent précautionneusement sur la pente herbeuse qui descend vers la lône de façon abrupte. L’eau de ce bras mort du Rhône, à peine large d’une vingtaine de mètres, ne connaît pour tout mouvement que les rides concentriques d’une pluie intermittente. Si d’un côté la route nationale et le pont, dissimulés derrière un rideau d’arbres, forment une limite nette, de l’autre côté seule la densité progressivement décroissante de la foule nous fait penser que l’on s’éloigne du centre de gravité de la fête. Suivant l’exemple des habitués, quelques spectateurs puisent dans les piles de chaises pliantes déposées contre le tronc des platanes et s’efforcent de se placer de la façon la plus judicieuse. Les plus jeunes ou les plus sportifs s’assoient simplement dans la pente, assurés d’être aux premières loges.
Hier la soirée a été chaude : quelques points de suture sur les visages des forains témoignent de la rixe qui les a opposés au cours du bal traditionnel à des jeunes venus des banlieues lyonnaises. Le récit des événements qui aura demain les honneurs de la presse circule dans la foule, sur le bord de la lône. Beaucoup d’habitants de Vernaison, surtout des adultes, qui se sont déplacés en famille, en tenue des dimanches, sans ostentation. Des jeunes gens aussi tout au long de l’après-midi, quittant les « auto-tamponneuses », viendront observer quelques passes. Bon nombre de « touristes », enfin, venus des alentours, de Lyon sans doute. Pour eux la joute a le plus souvent l’attrait de la découverte et la vogue, un petit air de nostalgie.
Jusqu’aux premières passes, l’agitation de ceux qui participent, courant à la recherche d’un instrument oublié ou d’un coéquipier défaillant, contraste avec l’attention un peu inquiète des spectateurs novices. Si les habitués connaissent les phases du rituel qui conduit au spectacle et devisent tranquillement, l’absence de cadre horaire strict ou de signal clairement perceptible invite les non-initiés à rester en éveil. Quelques barques défilent et des jeunes en tenue blanche interpellent à voix haute des spectateurs de leur connaissance. Un speaker, après des essais de micro, lance un appel aux participants de la course de barques qui suivra la joute et les incite à s’inscrire. Au fur et à mesure, il annonce les noms des concurrents qui s’engagent, apparemment tous connus des habitants de Vernaison.
Enfin, les jouteurs sont prêts et les équipages au complet. La « Barquette », l’orchestre qui scande de ses airs entraînants (puisés dans le folklore de différentes régions) la phase ultime de la passe, a pris place à proximité du jury. Il est d’usage que les musiciens coiffés d’un canotier et vêtus d’un costume rouge et blanc, s’installent dans une ambarcation sur le fleuve même, rappelant ainsi qu’il est le centre du spectacle. Ici, l’étroitesse de la lône n’a pas permis qu’il en soit ainsi et le contraste avec les hommes graves, assis à une table, qui vont juger les épreuves, est d’autant plus sensible.
Le speaker, un peu plus bas, présente les concurrents. Il rappelle le palmarès des jeunes qui vont commencer. Son discours utilise trois registres :
– pédagogique tout d’abord : la joute ne consiste plus seulement à déséquilibrer l’adversaire ; un certain nombre de « fautes disqualifiantes » (s’asseoir sur le tabagnon par exemple) peuvent inverser le résultat apparent de la passe.
– anecdotique aussi : au fur et à mesure que les jouteurs adultes (certains d’âge mûr) viendront se présenter devant les spectateurs, quelques caractéristiques plus ou moins mythiques de leur personnage sont évoqués avec humour : surnoms cocasses (« la Bonbonne », « Cresson », etc...) ou perspective d’une revanche « à la buvette ». Les exploits de table tiennent la plus grande place : le « bien boire » reste encore un élément essentiel de l’image de marque des jouteurs.
– le troisième registre enfin est laudatif. On insiste sur le travail nécessaire pour arriver à se produire, sur la qualité d’une passe, sur le caractère quelque peu exceptionnel de ces géants débonnaires de plus de cent quarante kilos qui s’affrontent sous nos yeux. Le speaker souligne le poids de la lance que tel jouteur présente sans trembler, fait remarquer l’ardeur des rameurs qui manœuvrent les bâteaux. Visiblement il s’agit là de concilier les attentes supposées quelque peu différentes des spectateurs.
Tout le monde en tout cas, du côté des participants, se sent impliqué dans la présentation du spectacle et les rôles sont interchangeables. Le jouteur devient peu après rameur et complète l’embarcation. Le collectif doit faire bonne figure. Cela n’empêche pas d’ailleurs que quelques participants cherchent à briller à titre personnel, à réhausser leur prestige. Le président du club, à la fin des passes auxquelles il participait, se met en équilibre sur les mains à l’extrémité du tabagnon avant de plonger dans le Rhône. Cas limite qui pourrait être mal interprêté, car ici la force tranquille s’affirme sans excentricité.
Une vingtaine de passes vont d’ailleurs se dérouler pendant environ deux heures. Le rituel est toujours le même. Les concurrents se croisent d’abord pour se saluer puis, après un demi-tour, se font face. Perchés sur le tabagnon à l’arrière de la barque, les jouteurs progressent lance verticale avant de se mettre en position, jambe arrière raidie, pied calé. « La barquette » joue, puis se tait pendant que les lances s’abaissent. C’est ensuite le choc de leurs extrémités contre le plastron de l’adversaire, les lances qui plient jusqu’à parfois se rompre, les bâteaux qui s’immobilisent lorsque les concurrents les plus lourds s’affrontent. Enfin l’un des deux jouteurs ; déséquilibré, chute à l’eau. « La Barquette » se déchaîne et les spectateurs applaudissent ; pendant que l’on repêche le baigneur involontaire, le jury fait connaître son verdict. Deux passes gagnées suffisent à assurer là victoire.
L’attention du public est fluctuante. Les « temps-morts » sont nombreux et de multiples conversations les meublent. On parle de la maladie du voisin, des enfants, du travail. Quelques hommes évoquent des souvenirs de pêche, se rappellent les « bons coins » ou s’indiquent un appât infaillible. Des gamins reviennent les mains encombrées de cornets de frites ou de bouteilles de boisson gazeuse. Une ondée passagère fait surgir des parapluies.
Les passes de joutes sont terminées ; aucune déclaration du speaker ne pontue pourtant leur fin. Avant la course de barques, un groupe folklorique portuguais va se produire. La foule, bon enfant, se presse maintenant autour d’une aire de sable et le groupe s’approche en musique, rompt le cercle de spectateurs et danse sur fond de voix nasillardes. Les stands de la vogue connaissent un regain d’animation. Tout à l’heure la course ramènera la foule au bord du Rhône.
Notes de bas de page
1 L’analyse ici esquissée a été entreprise en relation avec des recherches effectuées, en particulier à Givors (Rhône), dans le cadre de l’Action thématique programmée du C.N.R.S. « Observation du changement social ».
2 Voir l’ensemble des travaux coordonnés par Y. LEQUIN et J. MF TRAL, et en particulier : « Une mémoire collective : les métallurgistes retraités de Givors » (Annales, Janvier-février 1980) ; « Givors, les ambiguïtés du changechangement» (Givors, C.N.R.S., Paris, 1980).
3 Nous tenons à remercier de son efficace collaboration M. DUHART, Archiviste de la ville de Givors. Nous avons aussi utilisé le mémoire réalisé par G. THEVENON sur « La politique culturelle de Givors ». M. AUGEREAU, Président de la Société des Sauveteurs de Givors, nous a communiqué ses archives et ses souvenirs. M. Chion ses documents photographiques. M. Dorme, Président de la Fédération française de sauvetage et de joutes, a bien voulu répondre à nos questions.
4 Nous ne pouvons encore présenter sur ce phénomène que quelques remarques inspirées d’un travail de Maîtrise entrepris a l’Université Lyon II par G. Bourgeat.
5 « Le rock français existe... En France, depuis deux ans et plus, des groupes travaillent. Quelques copains du même quartier, de la même banlieue, tapent sur une vieille batterie le soir, dans une cave. Pour la plupart des prolos en rupture d’usine. Certains sont déjà des professionnels : Little Bob Story au Havre, Starshooter et Ganafoul à Lyon, les Dogs à Rouen... » (Antirouille, juin 1978).
6 Le groupe signera son premier 45 tours en avril 77 : c’est l’occasion d’une manifestation au Palais des Sports, à laquelle toute la presse est invitée.
7 Citons, de manière arbitraire, les auteurs que nous avons relu à cette étape de notre recherche : R. Caillois, J. Duvignaud, P. Bourdieu, G. Vigarello, JJ. Wunenburger, Y.M. Bercé, M. Vovelle, P.M. Vernes, F. Loux, M. Ozouf, E. Leroy-Ladurie, F A. Isambert.
8 Cf. Ecyclopaedia Universalis, art. « Fête » ; « Du religieux au merveilleux dans la fête de Noël », in Archives de Sociologie des religions, t. XXV, 1968 ; « Au pied de l’arbre, enfants et cadeaux », in Autrement, no 7, nov. 1976.
9 G. DUBY, Préface à Fêtes en France, éd. du Chêne, 1977, p. 9.
10 G. DUBY, Fêtes en France, op. cit., p. 6.
11 On pense évidemment à la fameuse fête improvisée du régiment de Saint-Gervais, souvenir d’enfance de Rousseau : « Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs ; elles ne purent tenir longtemps à leurs fenêtres, elles descendirent ; les maîtresses venaient voir leurs maris, les servantes apportaient du vin, les enfants mêmes, éveillés par le bruit, accoururent demi-vêtus... » (Lettre à M. D’Alembert, éd.Garnier,p. 248).
12 Cf. J. DUVIGNAUDvFêtes et civilisations, Weber, 1973, p. 41 : « La fête, elle, place l’homme en tête a tête avec un monde sans structure et sans code, le monde de la nature où s’exercent seulement les forces du ça, les grandes instances de la subversion... Les relations humaines non instituées, la fusion des consciences et des affectivités remplacent tout code et toute structure ».
13 Malgré le singulier, on entend par là les jeux pratiqués dans nos sociétés depuis moins de trois siècles.
14 Cf. « Pratiques sportives et pratiques sociales », Conférence à l’INSEP, Paris, mars 1978.
15 Les fêtes de mariage, de funérailles tendent à se restreindre à un cercle familial : elles n’en demeurent pas moins socialisation de l’amour et de la mort.
16 M. VOVELLE, Les métamorphoses de la fête en Provence de 1750 à 1820, Aubier, 1976.
17 Y.M. BERGE, Fête et révolte, Hachette, 1976.
18 A. ALEXANDRE, « Fêtes et grèves : éléments de recherche sur la culture des ouvriers de la vallée de la Meuse et du Sedanais », Mémoire de Maîtrise, Université de Reims, 1975. Nous devons la connaissance de ce mémoire à l’obligeance de Μ. M. Crubellier.
19 J. DUVIGNAUD, Le jeu du jeu, Balland, 1980. L’auteur montre plus loin comment le pouvoir s’oppose à l’homme du jeu : « les défilés politiques sont toujours la démonstration d’une capitulation devant l’ordre : le défilé est l’illusion de la révolte » p. 138. Y. Lequin et J. Métrai (Annales, loc. cit.) signalent la différence, chez leurs interlocuteurs ouvriers, entre le discours tenu sur les vogues et les joutes, qui reproduit celui tenu par les folkloristes locaux, et l’évocation des luttes. Ils suggèrent une distinction entre mémoire populaire et mémoire ouvrière. Est-ce aller a l’encontre de la thèse de M. Vovelle, qui sera évoquée ci-dessous, selon laquelle la révolution trouve dans les rites et traditions d’une vieille société, en l’occurence la Provence, ses conditions de possibilités ?
20 On sait que les « classes » successives (par exemple conscrits de 1980, personnes ayant eu 20 ans en 1970, en 1960, etc) défilent dans les rues « en faisant la vague ». Cf. Villié-Morgon, par M. Garden et J. Bonniel, éd. du C.N.R.S., 1980. On lira la description intéressante de la Vogue et de la Fête des Conscrits (p. 64-70), par J. Bonniel, qui montre bien comment la solidarité des générations successives est une forme nouvelle de cette fête. Mais peut-être faut-il souligner l’importance de l’image de la vie qui, non seulement passe, mais va.
21 Cf. P. BOURDIEU, « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, 1976, no 2-3.
22 J. STAROBINSKI, L'invention de la liberté, éd. Skira. Voir aussi du même, Rousseau, la transparence et l'obstacle.
23 Cf. PM. VERNES, La ville, la fête, la démocratie, Payot, 1978.
24 PM. VERNES, op. cit., p. 54.
25 Fêtes en France, loc. cit., p. 10-11.
26 M. MESNIL, Trois essais sur la fête : du folklore à l’ethnosémiotique, Cahiers d’étude de sociologie culturelle, éd. de l’Université de Bruxelles, 1974, P· 11·
27 Pour reprendre l’expression des écrivains populistes. Sur cette question, voir les beaux livres de Bernard Clavel.
28 Cité dans M. MESNIL, op. cit., p. 19.
29 JJ. WUNENBURGER, La fête, le feu et le sacré, Delarge, 1977, p. 164.
30 Le « Pardon de la batellerie » à Conflans-Sainte-Honorine a été créé en 1958.
31 M. VOVELLE, Les métamorphoses de la fête en Provence, p. 9.
32 En attendant de recourir à d’autres sources, nous nous appuyons ici sur les documents d’Archives réunis par M. Duhart et qu’il a bien voulu nous communiquer.
33 Cf. M. GARDEN, in Givors, op. cit.
34 Cf. E. ABEILLE, Histoire de Givors, Lyon, 1912, p. 320 sq. L’affaire a peut-être des aspects politiques : la nouvelle danse s’appelait la «saint-simonien-ne».ne ». Mais nous n’avons pas d’autres renseignements à ce sujet.
35 Cf. J. et J. DUHART, La Révolution du 1848 à Givors, Ed. sociales.
36 Bulletin de la Société des Auteurs, compte-rendu du procès en cour d’appel de 1883-1884.
37 Sur cette Société de tir, la plus ancienne du département, accusée de propagande anti-gouvernementale en 1904, voir les Cahiers de l’Académie de Souillat, no 3,1979 (Archives municipales de Givors).
38 « Histoire de la Société philharmonique », in Le Rhône, no 3, mars 1933.
39 Archives Municipales, Série J57, Dossier no 1, pièce no 84.
40 Le Nouveau Journal, 13 mars 1928.
41 C. POCIELLO, « Pratiques sportives, pratiques sociales », Informations sociales, no 5, 1977.
42 COCHARD, Notice historique et statistique sur Loire, Almanach de Lyon,1824.
43 L. BOLTANSKI, « Les usages sociaux du corps », Annales, économie, société, civilisation, no 1, janvier 1971.
44 Comme à Monceau par exemple.
45 Archives municipales de Givors Série J. Archives départementales du Rhône 4M 608.
46 A.D. du Rhône 4M 605.
47 A.D. du Rhône 4M 603. Société des régates lyonnaises.
48 Α.M. de Givors 57 J 4 pièce 17.
49 Voir ci-dessous « Joutes à Vernaison ».
50 Entretien avec un dirigeant de la Société de Sauvetage et de Joutes de Givors.
51 L’ensemble de ces renseignements proviennent d’une brochure diffusée par la F.F.J.S.N. et qui nous a été communiquée par M. Dorme.
52 D’après une enquête réalisée par le Service des études et recherches du Ministère de la Culture en 1980 (cf. « Développement culturel », no 46), 50 % des agriculteurs et 54 % des ouvriers sont allés au moins une fois dans l’année à une fête traditionnelle locale (36 % des cadres supérieures ou professions libérales l’ont fait) ; respectivement 16 et 30 % d’entre eux ont visité un musée, alors que 63 % des cadres supérieurs et professions libérales y sont allés au moins une fois.
53 J.M. BROHM, Sociologie politique du Sport, Ed. J.P. Delarge, 1976.
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