Précédent Suivant

Les petites écoles rurales d’Ancien Régime

Lectures et hypothèses

p. 11-60


Texte intégral

1La sociologie, depuis quelques années, semble redécouvrir l’histoire. S’il convient sans doute de s’en féliciter, ne faut-il pas aussi s’interroger sur ce retour ? Se faire historien, n’est-ce pas pour le sociologue, la nostalgie aidant, le moyen d’esquiver les impasses de sa discipline ? S’agissant du champ de l’éducation, la tentation en est d’autant plus grande que tout paraît ici avoir été dit, même si tout fait encore problème. Mais, si on veut enfin penser l’institution scolaire et ses rapports à la formation sociale en d’autres termes que ceux de la reproduction-réplication1, si on veut l’appréhender comme espace de transformation, il devient alors nécessaire de relire son histoire.

2C’est ce qui a été entrepris ici à propos des petites écoles rurales d’Ancien Régime2, hypothèse étant faite que la confrontation de préoccupations sociologiques et de travaux historiques (monographies et textes de synthèse) serait féconde, qu’elle permettrait, entre autres choses, d’analyser le procès de scolarisation sans le réduire à un système d’effets d’autres procès plus généraux dans le champ considéré, mais sans en faire non plus un simple récit généalogique (des origines à nos jours). C’est ce recours implicite au mythe originel que semblent redouter Frijhoff et Julia, quand ils se demandent, à propos de la sociologie de l’éducation, si la « découverte tardive de la « reproduction » et la place déterminante des hiérarchies sociales dans la réussite scolaire aujourd’hui ne renvoient pas implicitement à un lointain âge d’or où l’institution scolaire aurait tenu un rôle plus démocratique par rapport à des structures sociales elles-mêmes singulièrement différentes »3.

3Plus que d’éventuelles tentations passéistes, ce qui paraît visé ici, c’est un ensemble d’analyses qui, malgré leurs références idéologiques diverses, marquent dans l’histoire de l’institution scolaire une coupure fondamentale ; au « système scolaire » d’Ancien Régime aurait succédé – ou même se serait opposé – celui de la société bourgeoise et/ou capitaliste. Que l’école ait une histoire et que celle-ci soit en rapport avec l’histoire socio-économique générale est une évidence sociologique. Mais rien ne permet à priori, ni même après analyse, de traiter l’une et l’autre comme des objets isomorphes et isochrones. Penser leurs rapports nécessite une approche précise de la nature de l’institution scolaire, avant que soient généralisées les apparentes homologies qui semblent se dessiner entre elles.

1. Un préliminaire : le recrutement des collèges

4Analysant la forte poussée de scolarisation que connurent au début du XVIIe siècle les collèges des Jésuites, François de Dainville définit leur recrutement par son étroitesse géographique et sa large ouverture sociale aux enfants du peuple et de la petite bourgeoisie4. Il postule également que les collèges et régences latines des petites villes ou des gros bourgs ruraux devaient accueillir plus largement encore ces catégories populaires. En dépit de son caractère logique, cette hypothèse n’est pas immédiatement recevable ; pour qu’elle le soit, il faudrait montrer qu’elle vaut aussi bien en termes de fortune – et il est vrai que la scolarité dans un petit collège rural voisin est moins coûteuse que dans un collège urbain éloigné qu’en termes de statut social. Ne pourrait-on pas dire, par exemple, que, dans l’un et l’autre cas, les catégories scolarisées sont globalement les mêmes, mais à des niveaux de fortune différents ?

5Cette forte poussée inquiétait la classe dirigeante et tout particulièrement le pouvoir d’Etat. Il fallait éviter, pour maintenir l’ordre social, que les fils de travailleurs manuels abandonnent la condition de leur père et viennent démesurément grossir le nombre des « lettrés ». Pour contenir cette « fréquence » et interdire toute possibilité de promotion sociale par l’école5, Richelieu, puis Colbert voulurent réduire le nombre des collèges de plein exercice6. Mais ils échouèrent, car ils se heurtèrent à la double résistance des municipalités des petites villes, pour lesquelles le collège était source de revenus et de prestige, et des familles de la moyenne et petite bourgeoisie désireuses d’y scolariser leurs enfants. Il y avait là, comme le dit de Dainville, « un courant de fonds » suffisamment fort pour s’opposer à la politique de l’Etat et même pour essayer de transformer les régences latines en collèges d’humanités et ces derniers en collèges de plein exercice.

6Il s’amplifia au cours du XVIIIe siècle et favorisa la multiplication des pensionnats et des écoles privées. Il n’était le fait ni de l’aristocratie ni de la grande bourgeoisie pour qui la question de la scolarisation ne se posait pas, du moins dans ces termes, mais de la petite et moyenne bourgeoisie qui formulait ainsi une véritable demande d’éducation et d’instruction.

7La notion de demande, ici avancée, est certes ambiguë, voire fallacieuse, car elle masque les conditions réelles d’émergence et de développement du phénomène qu’elle exprime. Mais elle a au moins le mérite, à titre provisoire, de la commodité, surtout quand elle permet la généralisation de comportements individuels ou collectifs convergents.

8Ainsi, à Marcigny, petite ville de Saône et Loire, est implanté un collège, en réalité une école avec « latinité ». En 1769, les notables décident de le reconstruire et, pour s’en donner les moyens financiers, de supprimer les gages que verse la municipalité à son principal. Celui-ci ne pourra plus compter que sur les seuls droits d’écolage qu’il devra donc accroître. Face à cette menace, une large partie de la population réagit, affirme son intérêt pour l’instruction, demande le maintien des gages du principal, en faisant remarquer que, si les notables se désintéressent de la question, c’est qu’ils disposent d’autres moyens d’éducation. Pour régler le conflit, l’Intendant envoie un subdélégué qui adopte le point de vue des notables ; le collège sera finalement reconstruit. On lit dans son rapport : « De cette suppression, il ne résultera aucun inconvénient. Les notables qui le demandent sont en état de sortir leurs enfants et les opposants n’étant tous que des artisans, si on excepte un chirurgien et deux ou trois procureurs, leurs enfants ne sont point nés pour la Latinité. Il est même de l’intérêt de l’Etat que ces sortes de gens ne se livrent point à ces études »7.

9L’anecdote est exemplaire. Elle permet à l’Intendant d’exposer clairement l’hostilité du pouvoir central à toute forme d’instruction populaire. Mais elle éclaire aussi d’un jour précis ce qui se joue autour des collèges. La petite bourgeoisie urbaine exprime bien, à travers sa mobilisation, sa demande d’instruction : il lui faut une école et il est vital qu’elle soit locale. Quant aux notables, dans la mesure où ils peuvent envoyer leurs enfants dans les collèges d’autres villes, l’essentiel est pour eux de disposer d’un établissement de prestige ; ce qu’ils visent, ce n’est pas un moyen d’instruction mais une opération de gestion urbaine. Il faudra y revenir.

10Mais on peut se demander également si l’échec des « opposants » de Marcigny – et la date à laquelle survient le conflit y invite – ne participe pas de l’apparente régression de la scolarisation dans les collèges à la fin du XVIIIe siècle. Philippe Ariès y verrait sans doute, comme dans les travaux de Dainville dont il s’inspire, la confirmation d’une de ses hypothèses centrales qui définit la transition de la société d’Ancien Régime à la société bourgeoise comme le passage d’une société « très hiérarchisée mais mélangée dans la promiscuité d’un espace non spécialisé» à « une société égalitaire mais où les conditions sont séparées dans des espaces réservés »8.

11En matière d’éducation, ce changement aurait entraîné la réduction des effectifs des collèges dans leur ensemble et la disparition des plus petits d’entre eux ; les catégories sociales les plus modestes se seraient trouvées dans l’impossibilité d’y accéder désormais. Le collège devient alors la préfiguration du lycée du XIXe siècle, ce véritable monopole de la bourgeoisie. Tout semble se passer comme si les projets de Richelieu et de Colbert, précurseurs à de nombreux titres de l’Etat moderne, se réalisaient enfin au moment où la bourgeoisie accède au pouvoir politique. La thèse est séduisante.

2. Déscolarisation ou mutation ?

12C’est le même point de vue que systématisent Babilar et Macherey, quand ils définissent ce phénomène comme signe de l’impossible scolarisation des enfants des classes populaires dans la période qui s’étend de 1750 à 1850. On assiste alors, selon eux, à la «déscolarisation des masses après l’extension d’une première forme d’instruction populaire »9, qui, si elle ne fut pas générale, avait été pratiquée sans discrimination sociale. Et c’est, en dernière instance, la génèse et l’évolution du mode de production capitaliste qui détermine l’une et l’autre phase du processus de scolarisation.

13Dans un premier temps, l’accumulation primitive du capital « libère » une grande masse de pauvres, de vagabonds, dont le contrôle et la surveillance sont, pour partie, attribués à l’école. Avec la révolution industrielle, on assiste à une déscolarisation des enfants d’origine populaire dont la force de travail trouve désormais à s’employer aussi bien, en ville, dans la grande industrie naissante que, à la campagne, dans le cadre du travail manufacturier à domicile.

14Effectivement, les écoles dites de charité – celles des Hôpitaux généraux, celles fondées par Charles Démia à Lyon ou par Jean-Baptiste de La Salle – se définissent bien, et avec la plus grande clarté au moment de leur fondation, comme les lieux d’une tentative de disciplinarisation des enfants vagabonds, supposés tels, ou susceptibles de le devenir. Il est également vrai que le développement du travail manufacturier fut néfaste à celui de la scolarisation, ne serait-ce que parce qu’il mobilisait la main d’œuvre enfantine l’année durant et non pas, comme le travail agricole, à la belle saison seulement.

15Ainsi, à la fin du XVIIIe siècle, dans le futur département du Nord, les taux de signatures dans les contrats de mariage – donc d’alphabétisation, donc de scolarisation10 – sont les plus médiocres dans la périphérie de l’agglomération lilloise11, là où la nouvelle industrie du textile a urbanisé une main d’œuvre non qualifiée. Ils demeurent médiocres dans les cantons ruraux qui se consacrent au travail du textile à domicile, alors qu’ils sont nettement plus élevés dans ceux qui demeurent presqu’exclusivement voués à l’agriculture12. C’est également l’industrie textile rurale qui semble être à l’origine des zones du « lire seulement » dans le futur département de la Seine Inférieure, région qui globalement connaît, au XVIIIe siècle, une bonne alphabétisation13.

16L’analyse que nous proposent Balibar et Macherey semble donc pertinente. Elle n’est cependant pas recevable dans la mesure où elle confond, dans un ensemble homogène, les différents ordres d’enseignement, les différentes situations socio-économiques. Si dé scolarisation, au sens défini par les auteurs, il y eut au XVIIIe siècle, c’est uniquement dans les petites écoles des villes ou des régions gagnées par l’industrie14. Mais ce phénomène est étranger à la réduction des effectifs des collèges qui répond à une toute autre logique. En effet – et c’est là le point important – pour que ceux-ci se soient fermés, à cette époque, aux enfants du peuple, il aurait fallu qu’ils les aient effectivement accueillis auparavant.

17Or il n’en avait rien été, même à l’époque de leur plus large extension. Les élèves qui n’étaient pas issus de la bourgeoisie ou de l’aristocratie étaient exclusivement fils de laboureurs ou d’artisans15, c’est-à-dire les représentants d’une véritable élite populaire. Les laboureurs (ou ménagers dans la France du sud) sont propriétaires de leurs terres et ils les exploitent eux-mêmes ; la possession d’un train de culture les définit assez bien, même si leur puissance sociale et économique peut varier dans des proportions relativement grandes. Certains d’entre eux sont de très riches paysans, d’autres des cultivateurs à la limite de l’aisance. Même dans ce dernier cas ils se distinguent nettement de la masse des tout petits paysans et à fortiori de celle des brassiers ou manouvriers, en matière d’alphabétisation par exemple ; à la fin du XVIIIe siècle, en Provence (région encore fortement en retard de ce point de vue), si les manouvriers sont pratiquement tous analphabètes, les ménagers, quant à eux, signent leur contrat de mariage dans des proportions allant de 15 à 45 %. De toute façon, ils ne constituent qu’une frange restreinte de la paysannerie et ceux qui parmi eux envoient leur fils16 au collège ne représentent qu’une minorité au sein de cette minorité : gros laboureurs-marchands (bétail, grains), receveurs de seigneurie...17.

18Il en va de même avec les artisans ; ce sont les plus aisés d’entre eux qui accèdent, et dans les mêmes conditions, au collège. Il faut encore préciser que laboureurs et artisans y sont nettement sous-représentés au regard de leur importance numérique, que la scolarité de leurs enfants y est assez brève ou qu’elle débouche, quand elle se prolonge, sur l’état ecclésiastique et lui seul.

19Il paraît donc erroné de définir le recrutement des collèges comme largement ouvert à toutes les catégories sociales et, du même coup, de rechercher dans son évolution une coupure aux alentours de 1750. Certes, il s’est fait au cours du siècle plus restreint et plus élitiste. Mais avant de voir dans ce fait une déscolarisation populaire, il faut encore s’être assuré que les catégories sociales touchées par ce resserrement ont conservé leur importance numérique. Or si, au-delà des variations cycliques, le XVIIIe siècle est pour l’agriculture une période de progrès lent mais continu – le recul de la mortalité en est un bon indice, la croissance de l’alphabétisation un autre –, les écarts se creusent, comme le note Pierre Goubert, entre « dominants » et « dominés », « la classe moyenne paysanne s’amenuise »18. Cet amenuisement n’explique-t-il pas, au moins en partie, le resserrement du recrutement des collèges, puisque la mince fraction des postulants d’origine populaire tend à disparaître ? C’est ce qui semble s’être produit au collège de Lectoure, en Gascogne : vers le milieu du XVIIIe siècle, l’effectif des élèves issus des classes laborieuses, mais également de la moyenne bourgeoisie, y connaît une baisse sensible19 ; la petite bourgeoisie, par contre, y accède en plus grand nombre, dans le même temps où elle acquiert une importance accrue dans la vie communale20.

20Mais peut-être faut-il chercher ailleurs les raisons de cette évolution ? La moindre fréquentation des collèges et la quasi disparition des élèves les plus modestes ne constituent probablement qu’un épiphénomène, la trace la plus sensible d’une profonde mutation dans le mode de répartition des scolarités.

21A côté des grands collèges, se multiplient en effet des formes parallèles et différenciées de scolarisation : petites écoles, régences latines, petits collèges, pensionnats... A l’exception de ces derniers – ce sont des doublures des collèges enrichies d’un internat – ces institutions viennent prendre le relais des petites classes des collèges, qui auparavant avaient une fonction d’abécédaires.« La chute des effectifs est donc d’abord signe de la densité du treillis scolaire mais aussi d’une mutation des fonctions »21.

22Le collège, autrefois mal différencié dans les usages qui en étaient fait – on y venait suivre un cursus complet ou y réaliser quelques apprentissages élémentaires –, n’a donc plus à assurer des tâches qu’on dirait aujourd’hui d’instruction élémentaire. Il se spécialise et se transforme progressivement en une véritable institution d’enseignement secondaire. L’organisation du cursus devient de plus en plus rigoureuse, les âges des élèves et les niveaux de formation se régulent désormais, de nouvelles disciplines sont enseignées (langue française et langues vivantes, mathématiques, disciplines scientifiques). Cet ensemble de transformations s’opère apparemment au gré des circonstances et en fonction des situations locales (demande des utilisateurs, sensibilité idéologique et réflexion « pédagogique » plus ou moins élaborée des ordres enseignants, mais sans se généraliser toutefois avant la fin du siècle). D faut cependant préciser que l’expulsion des Jésuites fut l’occasion, notamment au sein des Parlements, d’un large débat qui donna une cohérence, au moins discursive, à ce processus. A la spécialisation fonctionnelle s’ajoute une fermeture sociale, puisque le collège, comme le lycée du XIXe siècle qu’il préfigure, va devenir l’école des notables, la bourgeoisie s’y retrouvant seule pour plus d’un siècle. Le double caractère de cette mutation apparaît clairement dans l’adjonction future au lycée des petites classes (les petits lycées) à vocation primaire mais réservées aussi à la même clientèle.

23Mais une telle transformation ne peut pas être pensée de manière unidimensionnelle (du seul point de vue du collège, comme procès de déscolarisation par exemple). Si la base sociale et géographique du recrutement des collèges se restreint, c’est aussi, et plus probablement d’abord et avant tout, que ceux qui justement en sont socialement et géographiquement les plus éloignés trouvent ailleurs ce qu’ils venaient auparavant y chercher : une surveillance morale plus grande dans les pensionnats, une formation plus moderne et plus technique dans les instituts que créent les Frères des Ecoles Chrétiennes par exemple, un apprentissage de la lecture, de l’écriture, du calcul dans les petites écoles urbaines et surtout rurales.

24Et c’est vers ces autres lieux qu’il convient de déplacer l’analyse pour éprouver plus au fond l’hypothèse de la déscolarisation et la problématique qui la sous-tend.

3. Coupure et appareil idéologique d’Etat

25En effet, l’enjeu de la discussion des thèses de Balibar et Macherey n’est pas seulement de rectifier les bases historiques de leur argumentation. Au delà des faits et de leur stricte restitution, c’est toute une problématique, tout un système d’interprétation de l’institution scolaire qui est en cause et qu’on peut caractériser par deux notions fondamentales : celles de coupure et d’appareil idéologique d’Etat.

26Dans l’histoire générale de notre formation sociale, on peut définir un moment théorique – la coupure – qui sépare des périodes, différenciées par la nature du mode de production dominant. De la même façon, si on suit Balibar et Macherey, il y a un moment théorique en-deçà duquel il n’est pas possible de parler d’institution scolaire, même si sont déjà en place des pratiques d’instruction et d’éducation, des formes préfiguratives de scolarisation. En effet, « ces pratiques ne peuvent être artificiellement isolées des appareils idéologiques dont elles font partie pour entrer, à titre d’origines, dans une histoire mythique de la scolarisation et de la pédagogie. Elles ne confèrent aucunement au processus social d’« éducation », c’est-à-dire d’assujetissement à l’idéologie dominante, la forme scolaire centrale et typique qui se développe sous l’effet du mode de production capitaliste »22. Ce n’est que rétrospectivement qu’on peut considérer comme scolaires ces éléments disparates et antérieurs. Mais leur agencement ne saurait être traité comme forme scolaire, car cette dernière signifie à la fois autonomie de l’institution, c’est-à-dire constitution d’un appareil idéologique d’Etat spécifique, et l’inscription de celle-ci dans des rapports sociaux de type capitaliste. En d’autres termes, même si Balibar et Macherey hésitent, sinon se refusent, à formuler une telle proposition, il n’y a d’école que capitaliste.

27La prétendue déscolarisation des classes populaires à la fin de l’Ancien Régime trouve alors tout son sens ; elle résulte de la mise en place d’un véritable appareil scolaire dont la fonction centrale de reproduction des rapports sociaux prend la forme de l’exclusion du collège des plus pauvres. Cette mise en place ne deviendra effective qu’avec la période révolutionnaire, au cours de laquelle se forge « un appareil scolaire autonome qui pourra désormais se développer par le jeu de ses successives réformes, dans une apparente continuité institutionnelle »23. Les pratiques d’instruction populaire antérieures répondent, quant à elles, à une toute autre logique, celle de l’édification religieuse et du contrôle social.

28Cette analyse s’achève donc dans la réitération du mythe fondateur républicain : l’école naît avec la République contre l’obscurantisme de la société d’Ancien Régime. Certes Balibar et Macherey se gardent bien d’avancer explicitement un tel point de vue. Mais ils ne peuvent qu’y aboutir, dès lors qu’ils considèrent comme mythique toute autre origine de l’institution scolaire. On sait bien pourtant que la Révolution ne créa pas, au sens le plus large et le plus plein du terme, un appareil scolaire. Il fallut attendre la IIIe République pour que l’édifice fût parachevé et plus encore pour que l’institution fonctionnât à bon régime sur l’ensemble du territoire national. D’autre part, ce n’est que bien après 1789 – peut-être vers 1830 – qu’on observe de véritables transformations dans les petites écoles qui globalement ne diffèrent guère, en ce début de siècle, de ce qu’elles avaient été avant l’épisode révolutionnaire. Toutefois, l’œuvre de la Révolution ne fut pas en la matière négligeable. Un large débat législatif s’ouvrit, riches plus de projets que de décisions effectives. L’école devint pilier et figure de proue du nouvel ordre social. Définie comme instrument de libération du peuple, elle entrait désormais de plain-pied dans le champ du politique en voie de constitution. S’il faut donc situer l’origine de l’appareil scolaire, tout semble indiquer que ce moment est largement antérieur ou postérieur – tout dépend ici du point de vue adopté à l’égard des petites écoles d’Ancien Régime – à la Révolution. Et voir dans l’œuvre de celle-ci le début d’un processus fondateur, c’est attribuer une efficace pratique à ce qui ne fut finalement qu’un discours, c’est, en quelque sorte, se donner un récit, donc un mythe, des origines.

29S’agissant des collèges, l’hypothèse d’une coupure ne tient pas, puisque ses mutations au cours du XVIIIe siècle, et Balibar et Macherey en conviennent d’une certaine façon, en font une première pièce, bien définie, de l'appareil scolaire. Si la bourgeoisie semble se l’approprier, c’est qu’elle en fait, de plus en plus nettement au fur et à mesure de son ascension hiérarchique, un des instruments de sa propre reproduction interne. Le collège devient pour elle un lieu de légitimation de son statut social. Il y a fermeture sociale, mais elle ne répond pas vraiment à une logique de la reproduction des rapports sociaux, entendue comme participation à l’attribution de places aux agents du mode de production.

30En affirmant cela, on semble rejoindre la perspective de Balibar et Macherey, puisque le collège serait, à cet égard, totalement différent du futur lycée défini comme instrument de reproduction des rapports sociaux dans toute la problématique dont ils s’inspirent. Mais en réalité ce qui est est dit ici du collège vaut pour le lycée, tant qu’il n’aura pas à assurer d’autres tâches que celles de la légitimation, c’est-à-dire, au moins, jusqu’à la fin du XIXe siècle. D’autre part, on peut s’interroger sur le rôle crucial qui a été attribué à l’école dans la reproduction sociale ; ce faisant, ne monnaye-t-on pas en termes savants le discours égalitariste de la petite bourgeoisie dont la profonde mutation contemporaine implique un usage accru pour elle de l’école ? Les récentes réformes du premier cycle de l’enseignement secondaire semblent bien aller dans le sens de cette interrogation et rétablir, mutatis mutandi, la figure classique du lycée, après une période d’incertitude fonctionnelle.

31Quoi qu’il en soit, rien ne permet d’opposer collège et lycée, pas même l’exclusion de certaines catégories sociales après 1750. Leur disparition n’est pas significative de ce point de vue. De par leur position sociale ambigüe – elles se situent au voisinage immédiat de la petite bourgeoisie mais sans en avoir le statut – elles ne venaient pas chercher au collège légitimation ou y opérer, dans les faits, une ascension sociale. C’est ce que suggère l’anecdote de Marcigny (cf. supra). Elles se tournent d’ailleurs vers d’autres institutions où elles apprendront à lire, écrire, compter, avec méthode et sous la férule d’un maître formé à cet effet, par exemple, vers les écoles fondées par Jean-Baptiste de La Salle, qui se multiplient au XVIIIe siècle, où Guy Vincent voit la naissance de la forme, sinon du système, scolaire24. Ce n’étaient certes pas là leur vocation originelle, mais elles durent accueillir, ou du moins on les en pressa, des enfants qui n’étaient pas des « pauvres ».

32Il n’y a donc pas place vide en dehors du collège, sa fermeture répond à une logique interne (à l’institution et à la classe sociale qui l’utilise) et non pas à la mise en place de pratiques de gestion des rapports interclasses dans le champ éducatif ; ceux-ci se transforment et s’organisent ailleurs. Que différentes catégories sociales utilisent des institutions différentes d’instruction et d’éducation signifie simplement qu’elles se donnent, de façon spécifique, des outils différenciés mais non producteurs de différences.

33Balibar et Macherey avancent un autre argument pour justifier la thèse de la coupure. Les formes d’éducation antérieures à la constitution de l’appareil scolaire ne peuvent être isolées des appareils idéologiques d’Etat qui les mettent en œuvre et il n’y a donc pas d’école tant que ne fonctionne pas un appareil idéologique spécifique, ce dernier se caractérisant par sa centralité et son autonomie. Or qui dit centralité dit intervention de l’Etat, puisque seul ce dernier peut gérer centralement des pratiques sociales différenciées. Si on admet ce postulat, il est évident que ses implications s’imposent, car l’Etat est étrangement absent de la scène éducative d’Ancien Régime et il faut attendre 1789 pour qu’il se manifeste. Mais admettre un tel postulat, c’est finalement considérer que ce qui vaut pour le système scolaire achevé dans son édification – et il apparaît alors effectivement comme appareil d’Etat – vaut également pour ses origines. Une telle hypothèse théotique, de type rétrospectif, demanderait à être démontrée autrement que par la simple réitération (ici implicite) de ce que les institutions (comme l’école) ne peuvent apparaître en tant que telles que lorsque l’évolution du mode de production impose leur existence à des fins strictement fonctionnelles.

34Ce qui discrédite également les anciennes formes d’éducation aux yeux de Balibar et Macherey, c’est, conjointement à leur non-centralité, leur absence d’autonomie : on ne peut en faire les premiers éléments de l’institution scolaire car elles appartiennent à un autre appareil ; elles ne sont pas d’Etat, parce qu’elles sont d’Eglise. Mais, outre que ramener le champ du religieux à l'Eglise – institution et traiter celle-ci comme un appareil pose problème25, c’est aller un peu vite que de lui attribuer comme étant de son seul ressort tout ce qui touche à l'instruction. Certes elle joua un grand rôle en la matière. Les collèges étaient le plus souvent tenus par des ordres religieux (Jésuites, Oratoriens essentiellement), mais le rapport de ces derniers à l’Eglise n’allaient pas sans difficultés (les Jésuites ultramontains furent expulsés, les Oratoriens plutôt gallicans n’étaient pas insensibles au Jansénisme). Mais surtout on pourrait avancer que les mutations du collège et le développement d’institutions parallèles non-religieuses qui les accompagne ont contribué à l’éloigner de l’Eglise. Quant aux petites écoles, s’il est bien vrai qu’elles furent fondées dans le cadre d’une véritable politique, la Contre-Réforme, elles échappèrent, pour partie, assez rapidement à la mission qui leur avait été confiée. Et il n’est pas innocent à cet égard que les Frères des Ecoles Chrétiennes aient été des laïcs et que leur enseignement fut plus moral que religieux26, de même que les petites écoles rurales se soient laïcisées au cours du XVIIIe siècle (cf. infra). C’est d’ailleurs vers ces dernières qu’il faut se tourner pour poursuivre à un autre niveau l’analyse.

4. Les petites écoles rurales et la Révolution

35On a rappelé précédemment quelle place la Révolution avait voulu donner à l'instruction populaire. Et pourtant, malgré l’importance accordée à celle-ci, l’école de la République demeura, pour longtemps, une figure.

36Un enquête de 1797 brosse un tableau lamentable de ses premières réalisations : leur implantation (dans les chefs-lieux de canton) est insuffisante, les élèves sont trop peu nombreux, les maîtres médiocres vivent dans des conditions misérables27. Il ne suffit pas pour expliquer cet échec, comme on le fait trop souvent, d’invoquer le manque de temps, l’urgence d’autres tâches, l’insuffisance des moyens financiers et d’hommes compétents. La politique scolaire de la Révolution était en effet loin de susciter un véritable et profond consensus national. En témoigne le désintérêt, à l’égard de l’instruction populaire, de la réaction thermidorienne, du Consulat, puis de l’Empire. De la même façon, les catéchismes révolutionnaires rédigés pour cette école interprètèrent dans leur ensemble « la Révolution de l’an II dans le sens que devait lui donner le Directoire. (...) Le dynamisme, les promesses de la Révolution sont systématiquement orientés vers la constitution d’une société bourgeoise à une époque où cet aboutissement n’était pas évident. Le désir, exprimé par nos manuels de voir la Révolution s’arrêter, est bien une volonté d’exclure des conquêtes révolutionnaires le peuple à un moment où celui-ci était le plus près du pouvoir »28.

37A cette opposition, qu’on pourrait qualifier de droitière, s’ajoute celle de l’extrême-gauche qui voit dans l’école républicaine le prolongement de l’école cléricale d’Ancien Régime. En 1792, elle reproche à un rapport inspiré du projet de Condorcet de « vouloir substituer, à la tyrannie des rois et des prêtres, celle des savants constitués en une corporation formidable ». L’année suivante, Cambon s’oppose à une pétition demandant l’organisation d’un véritable enseignement professionnel en s’exclamant : « On voudrait nous faire croire qu’on ne peut bien faire un soulier qu’un compas à la main et dans une académie»29.

38Mais la plus forte opposition, celle qui explique l’échec de la politique révolutionnaire, fut celle que suscita, explicitement ou non, la résistance des communautés villageoises qui préfèrèrent, à celles de la République, les petites écoles d’Ancien Régime. Et pourtant ces dernières furent dans un premier temps désorganisées, certaines même disparurent. L’abolition des privilèges ecclésiastiques (suppression de la dîme, atteinte aux biens du clergé), la réorganisation administrative qui bouleversa les budgets communaux réduisirent le financement des écoles aux seuls droits d’écolage et rendirent donc celui-là d’autant plus difficile que les conditions économiques étaient mauvaises. La lutte antireligieuse contribua à cette désorganisation ; certains régents demeurèrent fidèles au clergé réfractaire, de même que certaines communautés ; l’accueil qu’elles réservèrent au nouveau maître envoyé par la République fut alors des plus froids.

39Mais après quelques années, les anciennes écoles réapparurent ; elles n’avaient d’ailleurs jamais totalement disparu. Devenues écoles particulières, par opposition à l’école publique, elles se reconstituèrent dans les formes qu’elles avaient autrefois connues. Les enquêtes entreprises à la fin du siècle, les décrivent comme largement majoritaires et dotées de maîtres aux qualités pédagogiques bien supérieures à ceux de l’école publique.

40Que cette résistance et cette renaissance manifestent l'attachement des communautés rurales à l’Eglise, surtout dans les régions de forte catholicité, est indéniable. Mais l’école publique connut des difficultés même là où la population adhérait à la politique du gouvernement. A Plozevet, un conflit éclate à propos de la désignation de l’instituteur entre les autorités supérieures qui veulent imposer un maître « étranger » (pourtant breton, semble-t-il) et la municipalité qui souhaite la nomination d’un homme de la commune30. Ailleurs, lorsque le régent conserve la confiance de la population, tout en étant reconnu par les nouvelles autorités comme instituteur national, son enseignement demeure ce qu’il était auparavant ; dans le district d’Ornans, les communes « ont toujours leurs anciens instituteurs et institutrices ; elles veulent conserver leurs objets fanatiques d’enseignement et se servent notamment du catéchisme de l’Evêque » ; dans celui de Vesoul, « les anciens maîtres conservent le même mode d’enseignement » et la loi est « exécutée pour la forme seulement »31.

41Ces quelques indications, qu’il faudrait multiplier et vérifier au plus près, incitent à voir, dans l’échec de l’école publique, d’abord la résistance des petites écoles d’Ancien Régime, ou, plus exactement, l’attachement que leur manifestent les communautés villageoises. Leur renaissance apparaît alors, selon l’expression de Furet et Ozouf, comme « la revanche de la société sur l’Etat »32, de la société civile, faudrait-il préciser, et plus exactement encore de ces micro-sociétés que constituent les communautés, où l’école, quand elle existe33, est l’affaire du village, une des formes de sa sociabilité, et doit donc de ce fait échapper au regard de l’Etat34.

42La médiocre place qu’occupe, et plus encore à la campagne qu’en ville, l’éducation populaire dans les Cahiers de doléances de 1789 est sans doute un autre symptôme de ce rapport intime qu’entretient le village avec son école35. Les Cahiers de la noblesse ignorent la question. Mais on sait l’hostilité constante des élites laïques, qu’elles fussent sociales ou intellectuelles, à toute forme d’instruction populaire36. Elles y voyaient, comme Richelieu et Colbert dans l’extension des collèges, le risque probable d’une explosion de l’ordre social par la promotion des classes laborieuses ; on connaît, à ce propos, la correspondance de Voltaire et La Chalotais. Cette attitude était aussi celle de l’Etat qui, par son indifférence, avait laissé aux Intendants la possibilité d’enrayer le développement des petites écoles. Ainsi, en Provence, dans la première moitié du XVIIIe siècle, ceux-ci imposèrent aux communautés l’apurement de leurs comptes ; la rétribution municipale accordée aux régents diminua et fut même parfois supprimée ; certaines écoles furent fermées et il est frappant de constater que la courbe générale des progrès de l’alphabétisation en Provence dessine, à cette époque, entre deux périodes de croissance, un palier étal voire déclinant37. Le même phénomène se reproduit, vers le milieu du siècle, en Picardie et dans le Sud-Ouest38. Les écoles rurales ne devaient donc rien à la noblesse ni même à l’Etat39.

43Les Cahiers du clergé se montrent au contraire largement favorables à l’instruction du peuple, lorsqu’il y est fait mention. On ne saurait s’en étonner, l’Eglise œuvra grandement pour créer et développer les petites écoles. Elles en fit, avec la Contre-Réforme, une arme contre l’hérésie protestante. Mais l’objectif fut largement dépassé dans le temps ; l’éducation populaire apparaît comme un des soucis constants de nombreux évêques en tournée diocésaine. Cette attitude nouvelle – aux Etats Généraux de 1614, les députés du clergé s’opposèrent à la création d’écoles par crainte du désordre social qu’elles auraient engendré40 – se maintint jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, où quelques voix s’élevèrent au sein du clergé pour condamner l'instruction des paysans au nom de leur innocence et de leur docilité41. Il fut également dépassé dans sa finalité, puisque l’école devint, au-delà de son rôle strictement religieux, un instrument de moralisation et de normalisation des comportements individuels ou collectifs, et même, lorsque les conditions s’y prêtaient, d’instruction.

44Quant au Tiers-Etat, il ne donne pas non plus priorité à la question scolaire. Il demande globalement la poursuite et l’amélioration de ce qui existe. La laïcité n’est pas revendiquée en tant que telle, même si on souhaite que la tutelle de l’Eglise sur l’enseignement soit réduite. Certes la reconnaissance de celle-ci a-t-elle des raisons financières. Le Tiers-Etat ne veut plus, ou ne peut plus, payer les maîtres d’école ; dans un certain nombre de Cahiers, on réclame la gratuité ; les maîtres seront pris en charge par l’Eglise, puisqu’elle conserve son rôle dirigeant. Mais apparaissent aussi parfois les motifs de cet intérêt, motifs d’ordre général (développement de l’amour de la patrie et de l’esprit public, connaissance des lois, des droits et des devoirs), ou motifs d’ordre plus utilitaire : apprendre à lire et à écrire, c’est pouvoir se passer des services des professionnels des lettres que sont, par exemple, les notaires et autres notables.

45Si cette revendication d’autonomie n’occupe qu’une place mineure dans les Cahiers, il est tout de même important qu’elle y figure parfois car elle représente probablement un courant beaucoup plus profond que ne le laissent supposer ses manifestations. Elles ne pouvait en effet guère apparaître, dans la mesure où ceux-là même qui rédigèrent effectivement les Cahiers étaient ces lettrés dont on voulait se passer désormais.

46La lecture des Cahiers de doléances semble donc bien confirmer l’attachement des communautés villageoises à l’égard de leurs écoles traditionnelles qu’elles protègeront, dans la clandestinité ou par le compromis, face à l’Etat et qui renaîtront en tant que telles assez rapidement. Faut-il voir là seulement le poids des habitudes, un refus de changer les choses, une fidélité à l’Eglise ? Ce n’est pas sûr et ces arguments apportent tout au plus une médiocre explication au phénomène.

47Il est, à cet égard, intéressant d’esquisser un rapide parallèle avec l’analyse que propose Paul Bois des causes de la chouannerie42. Ce mouvement insurrectionnel se présente apparemment comme une entreprise profondément traditionnaliste et réactionnaire. Cependant, ce qui motive réellement le soulèvement, montre Paul Bois, ce n'est pas l’influence de l’Eglise et de la noblesse, mais bien plus la profonde hostilité de la paysannerie à l’égard de l’Etat et de la bourgeoisie urbaine. Celle-ci ne naît pas avec la Révolution ; déjà les paysans s’étaient opposés à l’Etat préleveur d’impôts ou constructeur de routes par la généralisation de la corvée royale. Mais le conflit avec la bourgeoisie urbaine, autrefois latent, devint beaucoup plus aigu, dès lors que ces deux groupes, ces deux classes plus ou moins embryonnaires, entrent directement en concurrence pour l’appropriation des terres au moment de la vente des biens nationaux ou pour la gestion des affaires locales à l’occasion des élections des conseils de département et de districts, en 179043. Le résultat majeur de ces deux consultations est l’exclusion presque totale des représentants des villes. Au conseil de département, le district du Mans n’obtient qu’un siège et son délégué ne se voit confier aucune tâche de responsabilité. Le même scénario se déroule l’année suivante quand est renouvelé pour moitié le conseil. Certes, les élus ne sont pas majoritairement des paysans, mais, le plus souvent, des petits bourgeois issus des bourgades ou des petites villes avec lesquels ceux-là était déjà en contact.

48Mais cet ostracisme à l’encontre de la bourgeoisie urbaine est d’autant plus net que la participation électorale est, dans les campagnes, très forte à cette occasion : elle est supérieure à 50 % dans les 3/4 des cantons. Elle ne s’élèvera qu’à 10 ou 12 %, quand, en 1791, il ne s’agira plus de l’élection d’administrations auxquelles ont directement affaire les paysans, mais des élections législatives, c’est-à-dire des affaires du souverain, de l’Etat. Il faut encore préciser que le phénomène est le plus évident là où étaient les plus fortes les revendications de 1789, c’est-à-dire dans l’ouest du département où se développera la chouannerie. Dans le sud-est plus pauvre mais surtout moins spécifiquement paysan, où il n’y aura pas de chouans, les doléances de 1789 sont plus modérées et on observe peu d’attitudes anti-bourgeoises ou anti-étatiques.

49Il est peut-être abusif de rapprocher cet ensemble d’attitudes politiques, où Paul Bois voit la naissance d’une lutte de classes, de celles qui ont trait aux petites écoles. Mais on voit tout de même surgir ici et là des comportements convergents qui, sur un mode apparemment contradictoire, montrent à la fois ce qu’il y a de fidèlité au passé et de modernité, dans cette esquisse d’un combat contre la nouvelle figure de l’Etat et sa classe dirigeante, au sein des communautés villageoises ou rurales.

5. Les figures de l’école d’Ancien Régime

50S’agissant des petites écoles, c’est la tradition et l’archaïsme, qu’on lui attribue, que privilégient la plupart des textes consacrés à leur description. Que leurs auteurs admettent ou non une quelconque continuité entre celles-ci et l’école primaire du XIXe siècle, ils reproduisent généralement un discours fortement stéréotypé, véritable rhétorique où seule varie la combinaison de thèmes obligés. Il est évident que ces stéréotypes ne sont pas qu’un effet de discours ; les différentes figures dessinées correspondent bien à des éléments de réalité. Mais d’aussi fortes évidences méritent d’être interrogées à la lumière de ce qui vient d’être dit de la période révolutionnaire.

1. Diversité et localité

51La première figure, qui apparaît à la lecture, est celle de la diversité. « Ecole en miettes », disent Furet et Ozouf, « enchevêtrement extrême de facteurs particuliers », « sources anarchiques », « invraisemblable mosaïque de moyens », écrit Gontard. Et il est vrai que les formes prises par les petites écoles varient dans de larges proportions ; il en va ainsi de leurs origines, des méthodes qu’on y emploie, des contenus enseignés, des conditions matérielles d’installation, du contrôle de leur fonctionnement, du recrutement et de la rémunération des régents. Toutefois, à travers cette réelle diversité, on peut dégager quelques traits suffisamment communs pour être retenus comme des universaux : l’école est paroissiale, c’est-à-dire sous le contrôle théorique des autorités religieuses et effectif du curé de la paroisse, le régent, qui est un laïc ou un prêtre sans affectation religieuse, est recruté par la communauté, sa rémunération est financée localement (droit d’écolage, revenus communaux, impôt municipal, croît de la taille, produit de la fabrique), l’enseignement est individuel et se limite, le plus souvent, à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture et au catéchisme, parfois les bases du calcul sont enseignées.

52Ce qui frappe dans la nature de ces universaux, c’est, d’un point de vue formel, leur caractère profondément local44 ; tout se joue au sein de la communauté en matière de gestion et de contrôle de l’école. Même l’absence de formation initiale du régent, qui est certes un problème – il n’est cependant jamais pensé sous cet aspect par les communautés, on déplore simplement parfois son incompétence –, va dans le même sens. Il n’y a pas de corps enseignant, donc pas de projet dépassant ici le cadre local. On recrute, au gré des besoins et des circonstances, tel ou tel sur la base de critères variables. Il en est de même avec la méthode d’enseignement ; que le maître fasse travailler, sans aucun souci de rentabilité pédagogique, successivement chaque enfant, c’est le signe qu’on en reste à une relation d’apprentissage où l’essentiel est d’apporter à chacun ce qu’il doit savoir. Il n’y a pas là d’organisation pédagogique qui réunirait un spécialiste, le maître, et un groupe spécifique d’individus, défini en tant que tel par cette relation, la classe, le groupe des élèves. La méthode est individuelle techniquement mais aussi socialement. Fréquenter cette école, ce n’est donc pas pour l’enfant entrer dans un monde différent ou parallèle, l’instruction ne se présente pas comme une activité socialement différenciée.

53Un seul trait de la description des petites écoles échappe à l’aspect dominant de localité : les contenus de l’enseignement. La politique pastorale de l’Eglise post-tridentine est bien un projet d’ensemble qui impose aux écoles paroissiales un catéchisme et une morale générale. Le développement de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, qui progressivement supplante, au moins dans les attentes des communautés, le contenu religieux, correspond également à un mouvement tout aussi général. Il y a donc comme une contradiction entre ces contenus et les formes de leur enseignement. Il faudra y revenir, car c’est là un point important.

54La figure de la diversité, on la rencontre encore dans la répartition géographique, c’est-à-dire socio-économique comme on le verra, des implantations scolaires. Il n’y a pas, même à la fin du XVIIIe siècle, un réseau scolaire, au sens où on l’entendra plus tard, c’est-à-dire un treillis aux mailles de taille progressivement réduite. Le nombre des communes pourvues d’une école45, ou du moins d’un maître, est extrêmement variable, de 5 à 100 %, d’après les données recueillies par diocèses ou départements, entre 1710 et 178946. Ces dernières doivent être lues avec prudence, puisqu’elles ne distinguent pas les villes des campagnes – et leur situation respective est profondément différente à cet égard – et s’étalent sur une période trop longue (les variations pouvant être alors le résultat d’une évolution temporelle). Mais elles fournissent une première indication, d’autant plus intéressante que la répartition en classes de pourcentages des départements et diocèses sondés est assez nettement équilibrée, donc que tous les cas de figure sont représentés.

communes pourvues d’une école par diocèse ou département

% de diocèses ou départements N = 38

de 5 à 20 %

23,5

de 21 à 40 %

21

de 41 à 60 %

18,5

de 61 à 80 %

18,5

de 81 à 100 %

18,5

55Une grosse moitié des diocèses et départements ont donc un taux d’implantation scolaire inférieur à 50 % ; à côté de véritables déserts scolaires, on trouve des régions largement touchées par l’école. Le fait qu’une bonne part de « l’échantillon » étudié soit constituée par des diocèses pourrait indiquer que la pénétration de la scolarisation dépend fortement de la volonté épiscopale, comme dans le diocèse de Montpellier où le nombre de paroisses pourvues d’une école passe de 45, 2 % en 1677 à 77, 2 % en 171647. Mais ailleurs son importance ne semble pas résulter de l’action de l’Eglise ; c’est le cas de la Lorraine, par exemple, où le pouvoir ducal préserve les communautés de son influence et où se multiplient pourtant les écoles48.

56Les situations régionales, mais aussi locales – sinon les unités administratives religieuses et civiles présenteraient un visage pour chacune homogène, et ce n’est pas le cas –, expliquent bien en conséquence la diversité géographique. Elles l’expliquent même profondément, comme on le verra. Mais on peut déjà dire que s’opposent ici, comme en matière d’alphabétisation, plusieurs zones : la France du Nord-Est (et quelques enclaves telles que le Dauphiné ou la bordure orientale du Massif-Central) et la France du Sud, la France villageoise et la France rurale ; en 1730, dans le diocèse d’Aix-en-Provence, 44 communautés sur 93 possèdent une école ; si cette dernière est la règle quand le nombre des habitants est supérieur à 1500 et est toujours absente quand il ne dépasse pas 700, une communauté sur deux dispose d’une école quand elle se situe entre ces deux limites49.

57Se dessine donc avec force une première figure, celle de la diversité des écoles rurales ; mais cette caractéristique n’est que l’effet d’un aspect plus fondamental, défini ici comme celui de la localité. Cette terminologie n’est que descriptive et provisoire et il faudra la repréciser.

2. Misérabilisme et archaïsme

58Pour ce faire, il est utile de prendre en compte un autre stéréotype qu’impose l’histoire scolaire, quand elle trace, sur le ton du misérabilisme, le portrait des petites écoles. Elles ne disposent pas de locaux spécifiques, mais sont installées le plus souvent dans le logis du régent ; ce dernier, qui n’a pas été formé, n’est pas toujours compétent, loin de là, ni même d’une moralité à toute épreuve ; sa méthode d’enseignement est parfaitement archaïque et les résultats qu’il obtient, pour autant qu’on puisse les estimer, sinon les mesurer, sont fort médiocres. Mais une fois encore, une telle convergence dans les descriptions ne doit pas faire écran aux nuances qu’il faut leur apporter et plus encore aux caractéristiques réelles des écoles paroissiales50.

59Il est ainsi probable que, dans les documents dont on dispose à leur sujet, se soient plus volontiers manifestés les récriminations, les constats d’échec, les renvois de régents,..., que les satisfecit et a fortiori les approbations tacites. D’autre part, le discours qui privilégie les premiers, sous couvert de description, opère souvent en fait une comparaison, plus ou moins explicite, avec ce que fut l’école à des époques plus tardives ou avec ce qu’elle était alors dans le cas particulier des établissements des Frères des Ecoles Chrétiennes, dont on sait la « modernité » à cet égard51.

60La comparaison transhistorique ne peut être, c’est évident, que rétrospective et, à ce titre suspecte. Comment en effet juger, à la même mesure, la qualité et l’efficacité d’une institution ou d’un processus social dont la genèse, la mise en place et l’élargissement ne peuvent se développer que dans la durée et celles qu’elles auront une fois le processus achevé ? Ne voir, dans les petites écoles rurales, que leur misère et leur archaïsme, c’est leur reprocher de ne pas être ce que sera l’école de la République un siècle plus tard et s’interdire du même coup de voir ce qu’elles étaient.

61Il faut dire encore que la « supériorité » des résultats de l’école contemporaine apparaîtrait sans doute moins nette, si la comparaison effectuée avec la période étudiée était faite à partir de critères rigoureux et historiquement situés. C’est ce que suggèrent les enquêtes entreprises récemment aux Etats-Unis et qui estiment à environ 20 % un taux d’analphabétisme défini comme l’incapacité à lire ou écrire, ou à réaliser des opérations telles que l’application d’une règle de trois au calcul de la consommation d’essence d’un véhicule. Un tel taux est loin d’être négligeable et peut être rapproché, toutes proportions gardées, de celui des signatures masculines dans les contrats de mariage de l’est de la France (83 %), à la veille de la Révolution52. La signature, malgré les problèmes qu’elle pose (cf. infra), mesure sans doute aussi bien le rapport à l’écrit, et donc la maîtrise relative de la lecture et de l’écriture, que la capacité à réaliser des opérations jugées aujourd’hui socialement utiles, c’est-à-dire nécessaires à l’insertion sociale, dans la mesure où elle est, au XVIIIe siècle encore, une performance significative, au moment où l’écrit commence seulement son développement comme mode de communication généralisé et où sa nécessité sociale n’est pas encore absolue.

62Il convient donc de n’accorder qu’une importance relative aux résultats formels des écoles paroissiales. Même si on attendait d’elles – en témoignent de nombreux contrats passés entre communautés et régents – qu’elles apprennent à leurs élèves la lecture et l’écriture, le fait qu’elles y parviennent mal et surtout qu’elles ne s’en donnent pas vraiment les moyens ne doit pas être pensé sur le mode du misérabilisme, mais peut-être plus simplement comme un trait marquant dans le passage d’une « civilisation de l’oral à une civilisation de l’écrit » selon l’expression de Furet et Ozouf.

63Mais on pourra objecter à cela que d’autres, les Frères, ont su assurer avec succès cette tâche. Du moins ont-ils mis en place une méthode efficace en la matière, par l’invention de l’enseignement simultané. Ce dernier, bien qu’on ne puisse pas vraiment en mesurer les résultats, est largement plus performant que la méthode individuelle employée par les régents et où chaque élève travaille successivement avec le maître, pendant que les autres ne font rien. Mais la différence n’est pas ici seulement technique ; les Frères enseignaient exclusivement dans des villes, le plus souvent, de taille respectable. Ils étaient implantés, en 1790, dans 108 agglomérations qui se répartissaient de la façon suivante53 :

taille des agglomérations

% par rapport à l’ensemble des agglomérations pourvues d’une ou plusieurs écoles chrétiennes

plus de 50 000 habitants

5,5 %

entre 10 000 et 50 000 hab.

37

” 2 000 et 10 000 hab.

51

moins de 2 000 habitants

6,5

64En Provence, les communes de moins de 2 000 habitants rémunéraient en général un régent. Au delà, les municipalités avaient renoncé à s’occuper des écoles et en avaient laissé la responsabilité aux congrégations54.

65Or, en matière d’alphabétisation et de scolarisation55, les villes sont toujours en avance sur les campagnes et cela est d’autant plus vrai que la ville est grande et entretient peu de contacts immédiats avec celle-ci (le fait est très net dans les ports). De plus, l’écart entre les taux de signature urbains et ruraux est plus fort dans les régions mal alphabétisées, même lorsqu’on compare des catégories sociales similaires (les artisans et commerçants par exemple), que dans les régions instruites, ce qui renforce l’avantage relatif de la ville.

66On peut alors se demander si le succès et le développement de la méthode simultanée sont seulement dûs à ses vertus propres et au zèle des Frères. Ne faut-il pas y voir aussi, comparativement à ce qui se passe dans les campagnes, l’effet de l’avance urbaine quant au rapport à l’écrit et aux conduites sociales qui en découlent ? La question, malgré son apparente banalité, mérite d’être posée, car l’élargissement de l’alphabétisation n’est pas un effet unilinéaire de la scolarisation, comme l’ont montré Furet et Ozouf ; parfois même le rapport entre elles est à inverser. Ce serait donc la différence du rapport à l’écrit qui permettrait de comprendre que ce qui fut possible en ville ne le fut pas, ou mal, dans les campagnes.

67D’ailleurs, il est symptomatique que les Frères n’y installèrent pas d’écoles. Jean-Baptiste de La Salle y était hostile, car il aurait fallu, pour ce faire, disperser les Frères. Chaque école était tenue par au moins trois d’entre eux et cette règle était inapplicable à la campagne : les élèves n’auraient pas été en nombre suffisant et les moyens financiers auraient fait défaut. Néanmoins, à la demande de curés de la région de Reims et du duc de Mazarin, il accepta d’ouvrir un séminaire pour préparer pédagogiquement et moralement les maîtres ruraux. Cette institution, totalement différente de la Congrégation – il ne s’agissait plus de former des maîtres – ne fonctionna que peu de temps : de 1686 à 1691, puis à Paris de 1698 à 1705 et de 1708 à 170956. Le refus de disperser les Frères était motivé, selon Yves Poutet, par le souci de La Salle de former de véritables pédagogues détachés des biens matériels, chastes et soumis à la volonté collective de la congrégation, toutes choses impossibles à obtenir hors d’une vie communautaire. Au-delà des considérations moralisatrices, il faut voir dans cette réticence l’intuition qu’il ne peut y avoir exercice de la discipline57 dans un milieu indiscipliné (celui des pauvres des villes ou des paysans), sans que soit mis au cœur de cet exercice un noyau lui-même discipliné par une formation adéquate et le regard circulaire des disciples entre eux. Le problème ne sera résolu que bien plus tard avec les écoles normales et les instituteurs de la IIIe République qu’on osera, qu’on pourra, envoyer en mission vers les paysans encore mal civilisés, en en faisant des notables soumis, à ce titre, au regard de tous.

68Il n’y eut donc point d’écoles tenues par les Frères à la campagne ; elle n’auraient pu y survivre et elles proposaient un modèle trop éloigné de ce milieu. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’elles y auraient été les bienvenues ; tout ce qui a déjà été dit des écoles rurales invite à en douter. Quant à la tentative de former des maîtres ruraux, elle avorta et aucune autre institution de ce type ne se mit en place. Les régents ne recevaient donc aucune formation spécifique58 et leurs compétences, de ce fait, étaient fort variables, parfois même totalement inexistantes. On possède, en assez grand nombre, des témoignages de l’insatisfaction de certaines communautés à leur égard ; il arrive même qu’on reproche à l’un d’entre eux de ne pas savoir réellement lire et écrire ! Parfois, ce ne sont pas leurs compétences que l’on met en cause, mais leur moralité ; on s’indigne de leurs mauvaises mœurs, de leur ivrognerie ou de leurs fréquentations douteuses. Tout cela est étonnant ; la demande des communautés avaient-elles, dans ces différents cas, évolué depuis le moment du recrutement, s’étaient-elles plus simplement trompées sur les qualités du postulant ? Il est difficile de le dire, mais ces incidents témoignent au moins de ce que le recrutement d’un régent n’était pas toujours une opération bien définie et à l’enjeu clairement posé. Mais le plus surprenant est peut-être qu’on se contentait alors de remplacer le régent défaillant, sans pour autant demander expressément la mise en place d’un système de formation des maîtres.

69D’ailleurs ceux-ci n’étaient pas exclusivement embauchés pour assurer des tâches d’instruction. Très fréquemment, ils occupaient aux côtés du curé de la paroisse des fonctions auxiliaires (bedeaux, chantres...). Il arrivait aussi, moins souvent, qu’on leur confiât des tâches laïques auprès de la communauté, préfigurant en cela ce qui serait demandé au futur instituteur-secrétaire de mairie. Mais ailleurs la multiplicité des activités du régent découlait de son état ; des chirurgiens, des artisans, des tenanciers étaient en effet recrutés, dans certains cas, pour instruire les enfants, sans pour autant qu’ils aient eu à renoncer à leur métier ; ils les recevaient alors dans leur échoppe.

70Le régent, qui n’a pas de formation précise, ne se voit donc pas attribuer une seule et unique mission ; et, si ses tâches sont multiples, ce n’est peut être pas seulement par souci d’économie ou de rentabilité, mais aussi parce que sa fonction demeure indifférenciée. Il vient s’insérer dans un espace, que se donne la communauté et qui n’est pas clos, pour y effectuer un travail apparemment pédagogique où, cependant, l’essentiel n’est pas le résultat mais, en quelque sorte, une prise de contact avec l’écrit. On demande certes au régent qu’il effectue un apprentissage de la lecture et de l’écriture, mais on n’essaie pas, à moins qu’on ne le puisse pas, de lui en donner les moyens. Dès lors, il est naturel que ce qui tient lieu de manuel soit constitué par un ensemble hétéroclite de textes religieux, de missels (écrits en latin), de livres de colportages ou d’actes notariés. Dès lors, il est naturel qu’il emploie une méthode individuelle d’enseignement ; il n’en connaît pas d’autres et surtout, ne jouissant pas lui-même d’un statut bien défini59, il ne saurait donner, par son activité, aux enfants qu’il reçoit un statut et individuel et collectif d’élèves. Π est un peu à l’image de ces précepteurs princiers, que nous présente parfois la littérature, à la fois enseignants, confidents, anges gardiens et conseillers du prince ; peut-être est-il un peu aussi comme lui un homme du privé chargé d’une initiation au public... ?

71Ce qui renforce cette fugace comparaison et l’indifférenciation de la position sociale du régent, c’est qu’il exerce pratiquement toujours sa tâche à son propre logis. Si, en 1774, pratiquement toutes les communautés du diocèse de Reims rémunèrent un régent, moins de 10 % d’entre elles possèdent une maison d’école. Vers la fin du siècle, toutefois, on en voit apparaître quelques unes, en Lorraine, dans le Vexin, dans l’élection de Sens, où, en 1789, elles sont au nombre de 18 pour 35 paroisses qui ont un régent60, toutes régions de fortes scolarisation et alphabétisation. Mais ce ne sont là finalement que de tardives exceptions et le modèle général atteint sa limite, quand, ce qui tient heu de local scolaire, ce n’est même plus le logis du régent, mais le domicile familial où se regroupent éventuellement quelques voisins, comme dans le cas bien connu des vallées du Briançonnais, du Queyras et de l’Ubaye, celui aussi de la Lozère61 – ces régions d’altitude étant largement alphabétisées – ou encore en Bretagne, mais ici avec des résultats beaucoup moins brillants62.

3. Espace privé – espace public ?

72L’absence d’un local et d’une pratique scolaires spécifiques pose problème : est-il légitime de parler d’école, comme on l’a fait jusqu’ici, à propos de ce qui se présente finalement comme un système d’interrelations sociales mal structuré et mal formalisé ? Certes l’emploi du terme n’est pas lié à un regard de type rétrospectif, puisqu’il est utilisé déjà à l’époque. Mais il peut paraître abusif de le maintenir, sauf pour des raisons de commodité, dans une perspective conceptuelle. Dès lors, la volonté de Balibar et Macherey de ne pas voir là l’origine de la forme scolaire semble se justifier pleinement ; les petites écoles paroissiales seraient suffisamment particulières pour n’être pas pensées comme les prémisses de ce qui existera plus tard et l’équivalent de ce qui se met en place alors en milieu urbain. Et il n’y a plus lieu de s’étonner de l’omniprésence du stéréotype misérabiliste dans leur description.

73D’ailleurs, dans certaines régions, les plus attardées de ce point de vue, rien ne transparaît au-delà de la médiocrité : les écoles y sont peu nombreuses, leur fonctionnement irrégulier et les communautés ne manifestent guère d’intérêt à leur existence. On retrouve une situation identique, dans des régions bien alphabétisées, sous la forme d’isolats scolaires et socio-économiques ; c’est par exemple le cas des bûcherons de la forêt de l’Argonne63.

74Cependant, nombreuses sont les communautés qui ont conscience, sinon de cette médiocrité, du moins des problèmes qu’elle pose et qui manifestent leur insatisfaction. Elles ne se donnent certes pas la possibilité d’y remédier, mais le pouvaient-elles ? Il ne leur est pas toujours facile de trouver un régent acceptable et les problèmes financiers auxquels elles s’affrontent sont parfois insurmontables, à tel point que le village peut rester plusieurs années sans école64, quand la situation économique est mauvaise, et qu’en 1789 les doléances porteront souvent sur la question du financement, dont elles souhaiteront se décharger. Ces manifestations d’insatisfaction sont bien le signe d’un attachement des communautés concernées à l’instruction, qu’elles concrétisent aussi par la rémunération du régent, puisque, quelles qu’en soit les modalités, elles l’assument elles-mêmes pour une large part ou totalement, et qu’elles exprimeront nettement au cours de la Révolution65. Cet attachement peut être même suffisamment fort pour aboutir à la mise en place d’une véritable école dans les régions d’exception déjà évoquées.

75Si on admet que ces exceptions ne sont pas contingentes – et le fait que la carte des implantations scolaires soient structurée impose une telle hypothèse –, si on prend en compte leur progrès au XVIIIe siècle (progrès interne et accroissement de leur nombre), alors il faut les traiter non pas comme des cas particuliers mais les réalisations les plus avancées d’un processus en cours. Qu’il prenne, dans les campagnes, des formes encore bien médiocres, ne remet pas en cause sa nature de processus, ou plus exactement de procès de scolarisation. Et il faut en conséquence l’analyser en tant que tel, c’est-à-dire ici définir en quoi la médiocrité n’est pas signe d’archaïsme.

76Si cette école, ou mieux, ces pratiques d’instruction se présentent sous cette figure, c’est qu’elles s’inscrivent intimement dans la société villageoise ou rurale. Leur caractère profondément local exprime bien l’intimité de cette insertion, même si elles s’organisent autour d’universaux, mais plus encore tous ces indices qu’on peut dégager des images de la médiocrité et qui invitent à définir l’école paroissiale comme un espace privé. Elle l’est clairement par le lieu de fonctionnement qu’on lui affecte. Elle l’est aussi par la position sociale indifférenciée du régent. Elle l’est encore par la méthode qu’il utilise et dont on a dit qu’elle ne produisait pas de séparations dans la vie sociale des enfants. Cette dernière est d’ailleurs en étroite harmonie avec leur disponibilité ; leur assiduité est, on le sait, irrégulière et la plus forte quand ils ne trouvent pas à s’employer dans l’exploitation familiale ; il ne peut donc y avoir de cursus et encore moins de programme scolaires, d’où l’individualisation de la méthode ; il n’y a pas non plus de temps scolaire séparé des autres temps des enfants.

77Mais cet espace, qu’occupe l’école paroissiale au sein de la communauté, ne relève pas totalement du domaine privé. En effet le régent n’est pas un précepteur ; sauf dans le cas limite du modèle haut-alpin, il est recruté par la communauté, rémunéré en partie par elle (reste aux parents à verser les droits d’écolage) et sous la surveillance du curé de la paroisse. Toutefois, cette première ébauche d’une gestion apparemment publique de l’instruction ne vient pas forcément contredire le caractère privé qu’on lui reconnaît par ailleurs. On peut en effet détourner provisoirement la contradiction, en affirmant qu’il s’agit là d’un espace « privé-collectif » ou, en d’autres termes, d’un espace d’indifférenciation, d’indécision, entre ce qui relève du privé, comme catégorie de l’intimité familiale, et la sphère collective qui n’est pas ici, ou pas encore, la scène publique. De ce point de vue, l’école rurale ressemble à la veillée villageoise qui, bien que se tenant en un lieu privé (le domicile de tel ou tel), ne se ferme pas en un cercle – on n’y dresse de listes ni d’invitation ni d’inscription comme dans le salon et le club bourgeois du XIXe siècle –, sans pour autant prendre la forme d’une réunion publique66.

78Parler, à son sujet comme à celui de l’école, de « privé-collectif », d’espace d’indifférenciation, s’impose d’ailleurs dans la mesure où l’usage des catégories du privé et du public est anachronique dans le cadre de la société rurale d’Ancien Régime. C’est la bourgeoisie qui est, Philippe Ariès l’a bien montré67, le premier vecteur de la bipartition des pratiques sociales entre sphère privée et sphère publique, elle imposera son modèle, mais plus tard et progressivement, après lui avoir donné une base juridique avec le code civil.

79Mais alors pourquoi utiliser ici de telles notions, si elles sont inopérantes ? A cette question, on peut apporter plusieurs réponses. En premier lieu, c’est justement ce caractère non-public des écoles paroissiales qui leur sera reproché. Elles deviendront particulières contre l’école publique de la Révolution (cf. supra) et le portrait misérabiliste qui en sera fait trouve là son origine : on condamne souvent les régents pour des raisons privées (leur moralité par exemple) et ces écoles parce que finalement elles ne se donnent pas à voir ; le régent n’est en rien cet être de regard qui définit le pédagogue lassalien, il accomplit sa tâche au lieu même de ses intimités, bien que placée sous la surveillance du curé, son activité ne dépend d’aucune règle qui la tendrait visible à tout regard68 et donc contrôlable. Les écoles paroissiales ne sont donc pas publiques en un autre sens également, celui par lequel Kant définit la publicité, comme condition de la paix perpétuelle, par l’épreuve de l’aveu qui garantit l’unité de la politique et de la morale69.

80En second heu, mais ce n’est là qu’une hypothèse, l’appareil scolaire de la Troisième République ne se bâtira pas seulement à partir du cadre législatif et politique élaboré par la Révolution. Il prendra le relais de ces écoles paroissiales dont les formes générales se maintiendront longtemps dans le XIXe siècle et dont la gestion, au sens large du terme, sera transférée des communautés vers l’Etat, ce transfert contribuant à l’élargissement de celui-là. L’école primaire ne serait donc que l’avatar de l’école paroissiale et elle substituerait à un espace d’indifférenciation sociale un espace de rencontre entre société civile et Etat. Il n’est pas question de discuter maintenant la perspective qui s’ouvre ici70, mais elle justifie qu’on s’interroge sur la publicité ou la privaticité de l’école paroissiale. Et si, dans leur stricte acception, les catégories du public et du privé sont mal opérantes à son sujet, peut-être convient-il alors de la situer dans leur entre-deux, dans l’espace intermédiaire que tissent entre elles les formes de sociabilité71.

4. Religion ou instruction ?

81Mais reste encore à montrer comment un outil forgé par l’Eglise, pour lutter contre la Réforme et christianiser en profondeur les masses rurales, a pu devenir cet espace de sociabilité et dériver par rapport à sa mission initiale. On sait que, dès leur origine, les petites écoles n’étaient pas une annexe de la paroisse, ne serait-ce que parce que le régent n’était pas le curé. D’une certaine façon, elles étaient donc déjà partiellement laïcisées et ce trait s’accentua progressivement ; ainsi, dans le Var, la proportion des clercs parmi les régents passe de 40 % à 17 % au cours du XVIIIe siècle72. Les communautés elles-mêmes accordent autant d’importance, parmi les tâches qu’elles assignent aux régents, aux contenus religieux et laïcs : dans les contrats, la lecture représente 60 % des exigences citées, l’écriture 62 %, le catéchisme et la prière 61 %73. La composante religieuse de cette demande peut même passer au second plan, comme à Nieffès, village méridional : en 1769, à la demande des parents mécontents du régent, le conseil communal révoque celui-ci, parce qu’il ne parvient pas à apprendre à lire et écrire aux enfants ; mais, averti que seul l’évêque peut décider d’une telle révocation, il se réunit de nouveau et insiste alors sur l’aspect religieux jusque là négligé, afin d’obtenir gain de cause74.

82Le mouvement d’alphabétisation et de création d’écoles, d’autre part, n’est pas toujours lié à l’intervention de l’Eglise ou à l’influence du protestantisme. C’est le cas en Lorraine, comme on l’a vu plus haut, ou dans « le triangle rhodanien, cévenol et bas-languedocien, déjà défriché depuis un siècle par la pénétration privilégiée du français »75, donc de l’écrit, quand il est gagné par la Réforme. A l’inverse, dans les régions de faible alphabétisation, on rencontre, selon les mots de Furet et Ozouf, des zones du « lire seulement » ; or, il s’agit là, le plus souvent, de pays de forte catholicité (la carte de leur répartition est comparable à celle des pratiques religieuses contemporaines) et où la Contre-Réforme fut active76. Il semble donc que, lorsque l’Eglise agit seule sans rencontrer une demande minimale d’instruction de la part des populations, la fonction religieuse de l’alphabétisation soit dominante et ne se laïcise pas. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture, quelle qu’en soit la qualité des résultats, n’est donc pas simplement une pratique pastorale et il est significatif que les zones du « lire seulement » soient généralement des déserts scolaires. On assiste à un phénomène identique dans la Suède du XVIIIe siècle ; grâce à l’action des pasteurs luthériens, la capacité à lire est presque universelle, mais l’écriture et même la signature sont pratiquement inexistantes et il faudra attendre la création d’écoles, au milieu du XIXe siècle, pour qu’il en aille autrement77

83.Les pratiques d’instruction sont donc l’objet d’un premier transfert entre l’Eglise et les communautés rurales. « Née à l’intersection du religieux et du social, l’alphabétisation a été ainsi peu à peu prise en charge par le social. En cessant d’être le monopole des clercs, la lecture et l’écriture sont devenues très tôt des instruments d’utilité sociale et des figures de prestige »78. Et cette prise en charge, tout particulièrement lorsqu’il s’agit des écoles paroissiales, s’opère sous la forme d’une intime insertion de ces pratiques dans le tissu social des communautés rurales.

84Toutefois, il n’est pas sûr que cette analyse, quelque peu métaphorique d’ailleurs, en termes de relais institutionnel suffise à rendre compte du phénomène, ne serait-ce que parce que le caractère partiellement laïc de l'instruction est donné dès l’origine de son expansion et qu’il précède même dans certains cas la marque que lui apporte l’Eglise. Dès lors, ne peut-on pas affirmer que l’école paroissiale, malgré sa profonde spécificité, participe elle-aussi à « la restructuration du champ politico-religieux », que Guy Vincent présente comme le creuset de la forme scolaire ? « La constitution de l’école – celle des Frères qu’il étudie – est liée, écrit-il, à une transformation de la religion, et celle-ci doit être conçue comme l’un des pôles du pouvoir ou du champ politique. Si l’on admet cette hypothèse, on comprend (...) que, dès l’origine, l’école présente certains caractères « laïcs » : constitution progressive d’un corps enseignant distinct du corps sacerdotal,-apparition d’une morale et d’une discipline des normes distinctes de la règle de vie chrétienne, – spécialisation, restructuration et désacralisation de l’espace scolaire, etc »79. Certes, l’école paroissiale ne ressemble guère à ce rapide portrait des formes de l’école urbaine, mais elle a cependant en commun avec elle d’être un vecteur d’instruction, impulsé par l’Eglise et progressivement laïcisé. De plus, la nature particulière du rapport de l’une et de l’autre à l’Eglise implique qu’on ne « peut étudier l’église comme une société à l’intérieur de la société ou expliquer les uns par les autres ces phénomènes extérieurs les uns des autres que seraient les phénomènes religieux, économiques, politiques »80.

85En d’autres termes, l’Eglise, ou mieux la paroisse pour le domaine rural, n’est pas une institution qui vient se plaquer sur le tissu social, les interrelations de la communauté. Comme l’écrit Paul Bois, à propos du blocage sarthois, « l’assistance à la messe, c’était l’occasion d’un mouvement d’affaires, d’une activité d’échange, pour les produits et aussi pour les idées »81, un moment de la sociabilité des villageois et des habitants des hameaux. Il arrive même que la paroisse n’entretienne plus avec l’institution que des rapports formels, comme à Sacy où le curé, ami d’Edme Rétif, « ne faisait pas mystère de ses opinions anticléricales et même antichrétiennes (...). Le sacerdoce qu’il continuait à pratiquer demeurait pour lui un moyen d’éduquer les campagnards et de les former à une éthique, plus que de les enchaîner à une dévotion »82. A partir de là, il faut bien admettre que la paroisse n’est pas, ou n’est pas seulement, l’antenne locale d’un appareil qui régenterait centralement, grâce à la multiplicité de ses implantations, le, rapport au sacré des populations, mais aussi leurs comportements et leurs mœurs. S’il est indéniable qu’elle est le vecteur d’une telle politique, elle est aussi, et peut-être surtout pour les paroissiens, un des nœuds de leur vie sociale, dans la mesure où elle en structure certaines configurations et où elle en fournit certains instruments. Et si l’école est un de ceux-là, elle doit cependant sa permanence et son développement au fait qu’elle a été l’objet, au sein des communautés, d’une véritable demande d’instruction83 et qu’elle s’est insérée de façon suffisamment intime dans leur tissu social pour devenir une des formes de leur sociabilité et gérer ainsi, à l’état de prémices, ce qu’Alain Battegay a appelé le rapport d’enfance84. S’il en était allé autrement, il faudrait alors s’étonner de l’existence de telles écoles et de leur profonde différence avec le modèle urbain, à moins de se contenter d’en réitérer le portrait misérabiliste, qui, en les discréditant, ne peut que leur accorder une place mineure dans la société rurale.

86Mais faut-il aller plus loin et voir, comme Le Roy Ladurie, dans l’école paroissiale « une des forces essentielles, qui, hors des villes, a objectivement et involontairement hâté la maturation de la conscience paysanne ; et qui donc a miné, ou contribué à miner, l’ancien ordre de choses, à la veille du grand écroulement »85 ? Pour audacieuse qu’elle soit, l’hypothèse n’est pas à négliger ; elle ne fait qu’élargir, aux campagnes et dans l’ampleur de ses effets, celle de la restructuration du champ politico-religieux et rejoint les analyses de Lawrence Stone qui montre que les grandes révolutions modernes sont survenues là où l’alphabétisation populaire avait atteint un seuil critique86. Elle permet aussi peut-être de répondre à la question laissée ouverte par Michel Vovelle, quand il constate l’effondrement de la pratique religieuse du salariat masculin de Marseille, au fur et à mesure des progrès de son alphabétisation, alors que les femmes salariées, analphabètes, restent très pratiquantes87. L’exemple est urbain, mais il serait sans doute intéressant de chercher, en milieu rural, d’autres manifestations de l’hypothèse ici présentée. En effet, on se donnerait ainsi les moyens de produire une problématique de la transformation sociale et du rôle de l’école dans son procès, sans pour autant faire de cette dernière une machine finalisée, ou plus précisément encore en montrant que sa finalité explicite – maintenir un ordre économique, social et culturel – aboutit, de par les formes qu’elle doit prendre, à son bouleversement. On a ainsi pu reprocher aux collèges des Jésuites d’avoir préparé la Révolution, faute d’avoir su s’ouvrir aux réalités contemporaines88, ou au contraire s’en féliciter, comme le rapporte Ferdinand Brunot : « Il s’est trouvé des gens, écrit-il, pour (...) soutenir que c’était aux langues mortes – i.e. à leur enseignement dans les collèges et à l’absence de celui du français – que la France devait les bienfaits de la Révolution»89.

6. Modernité des petites écoles

87Quoi qu’il en soit de la validité de cette hypothèse, on peut au moins voir dans « l’alphabétisation et l’école, qui lui donne sa figure institutionnelle, (...) une des formes de la modernisation sociale »90, en ce que le développement de l’écrit comme mode de communication généralisé « commence par désagréger le rapport de l’individu au groupe frileux de la communication orale pour le transférer à une communauté plus large, et différente »91. L’alphabétisation se présente donc comme un des vecteurs de l’ouverture générale – des individus, des microcosmes sociaux, des pays... – par laquelle se produira la société moderne. Mais, pas plus que l’école, elle ne peut être considérée comme une cause du phénomène. En effet, les progrès de l’une et de l’autre sont largement liées aux ouvertures socio-économiques qui se jouent, au XVIIIe siècle, dans les campagnes françaises, comme l’ont parfaitement montré toutes les analyses qui cherchent à rendre compte de leur inégal développement géographique. S’il n’est pas question de reprendre ici l’ensemble du dossier, il convient toutefois d’en rappeler quelques aspects majeurs.

88Après d’autres, Furet et Ozouf font de l’opposition entre pays de bocage et pays d’openfield la clef de ces inégalités, tout en soulignant qu’elle en exprime d’autres, celle de l’habitat dispersé et du village, où les communications et la sociabilité sont plus faciles, l’école plus proche, celle de la pauvreté et de l’aisance individuelles et collectives. Ce qui est vrai globalement, l’est aussi localement ; dans la Seine et Marne du XVIIIe siècle, riche région d’habitat groupé et de bonne alphabétisation, deux cantons font exception sur ce dernier point, leur mode d’habitat est dispersé, leurs exploitations agricoles sont de petite taille et archaïques92. De la même façon, on peut opposer, dans la Saône et Loire du début du XIXe siècle, la plaine médiane, riche et villageoise, aux bocages de l’ouest et de l’est (Charollais, Autunois, Bresse), constitués de communautés pauvres et largement analphabètes, encore que celles qui, en Bresse, possèdent quelques biens communaux sous la forme de forêts connaissent un début d’alphabétisation93.

89Il y a toutefois à ce modèle des exceptions. Dans le diocèse de Reims94, le lien entre le type d’habitat et la scolarisation n’est pas automatique, certains écarts possèdent une école, parce qu’il est difficile de se rendre au bourg, alors que des villages en sont dépourvus. De plus, s’il y a relation entre scolarisation et richesse économique, elle ne se traduit pas par une forte corrélation. Elle peut même ne pas apparaître, voire s’inverser. C’est le cas du Languedoc, qu’étudie Le Roy Ladurie, où l’entreprise de scolarisation prend son essor au moment de la crise économique qui secoue la région de 1680 à 1720 ; elle anticipe, en quelque sorte, sur le rétablissement de l’activité et, plus encore, contribue à le préparer, en faisant des fermiers non plus seulement des producteurs mais aussi d’habiles vendeurs95. L’exemple est intéressant en ce qu’il montre que le rapport entre instruction et économie n’est pas à sens unique et que, si l’aisance est une condition favorable au développement de celle-là, elle n’est ni nécessaire ni, peut-être, l’essentiel en la matière. Les fermiers languedociens, dès lors qu’ils sont un peu instruits, peuvent participer avec plus de profit aux échanges économiques et c’est dans le cadre d’une même logique qu’on peut comprendre qu’en Normandie, à l’encontre du modèle général, l’openfield, zone de grandes exploitations et de travail du textile à domicile, soit moins bien alphabétisé que le bocage voué, avec succès, à l’élevage bovin et ouvert sur le marché de Paris96.

90Or l’accès à un marché suppose qu’il y ait circulation des marchandises et les moyens de cette circulation. On ne saurait donc s’étonner que Dominique Julia98 observe une forte corrélation entre les implantations scolaires et le réseau des grandes routes champenoises, dont la qualité et l’extension expliqueraient la bonne alphabétisation de la région. Mais il est encore plus significatif de noter que le réseau de communication structure aussi la carte de la scolarisation et de l’alphabétisation dans des régions encore en retard quant à l'instruction, comme le Languedoc97, et même dans de véritables déserts scolaires, tels que le diocèse de Rodez98.

91Cette circulation, qui semble rendre compte du développement de l'instruction, n’est pas seulement celle des marchandises, ni celles des hommes dans leurs déplacements intrarégionaux. L’alphabétisation est étroitement liée à la migration de ceux-ci. Certes, dans de nombreuses villes, l’industrialisation fait baisser les taux de signature, dans la mesure où elle attire une population laborieuse peu, ou pas, instruite. Il n’en reste pas moins vrai que la Champagne, par exemple, est un des principaux foyers d’alphabétisation et d’émigration vers Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles99. En Normandie, les conjoints venus des alentours signent en plus grand nombre leur contrat de mariage que les natifs des villes100. Il en va de même en Basse Provence où, l’établissement marital se faisant chez l’épousée, les forains sont toujours plus alphabétisés que les indigènes101. A Lyon, Maurice Garden constate que les journaliers, qui sont tous d’origine rurale, savent signer, en 1786, dans la proportion de 37 %, soit à un taux équivalent à celui des affaneurs natifs de la ville (37, 5 %) ; il y voit le signe des progrès de l’alphabétisation dans les campagnes environnantes, mais il note aussi que ceux des journaliers qui restent les plus proches de la terre (dont la migration a été moins nette) ont des performances plus médiocres (25 % à la Guillotière, bourg semi-rural voisin de Lyon)102.

92Quant à savoir quel est ici l’effet et quelle est la cause – migre-t-on parce qu’on est instruit, ou s’instruit-on en vue de migrer ? – il est difficile de le dire. Il semble bien que, le plus souvent, la migration soit une résultante, mais l’histoire de Martin Nadaud, de façon plus générale l’exemple de la Creuse103, ou celui des Basses Alpes au milieu du XIXe siècle104 montrent que l’instruction est parfois l’enjeu d’une véritable stratégie, ou du moins de son esquisse pour la période étudiée. Et, paradoxalement, il est sans doute possible d’expliquer dans les mêmes termes la très forte alphabétisation des vallées des Hautes Alpes ; ce « modèle éducatif montagnard », qu’on peut rapporter à l’intense vie politique des communautés concernées, renvoie aussi à la très grande mobilité d’une partie de la population de la région, ce réservoir de colporteurs et de régents pour tout le Sud-Est, qui n’est pourtant pas une région ouverte, riche ou traversée par des grandes routes.

93Bien que l’on considère souvent l’originalité du modèle haut-alpin comme un traditionnalisme – l’alphabétisation se fait sans école et se caractérise par un profond dimorphisme sexuel (seuls les hommes savent signer) – il présente pourtant des traits de modernité. En 1815, Villeneuve-Bargemont, futur préfet des Bouches du Rhône, visite l’Ubaye ; il constate que tous les habitants comprennent le français, que les sermons et l'instruction religieuse se font dans cette langue et signale qu’un tel état de choses est rare dans la région et même en Basse-Provence105. Que la vallée soit déjà francisée à cette date – c’est bien là un signe de modernité – est en effet exceptionnel ; si on se réfère à Ferdinand Brunot, alors que les régents des provinces d’oïl utilisent le français dans leur enseignement, il est probable qu’il n’en aille pas de même dans les autres régions ; « beaucoup de curés, remarque-t-il, faisaient leur prône et leur catéchisme en patois. Pourquoi supposer que leurs acolytes, les maîtres d’école, aient fait autrement leur classe »106. Une telle inférence a les vertus du bon sens, mais elle reste à prouver, ne serait-ce que parce que, au sein des communautés, la population visée n’est pas forcément la même, quand il s’agit de prêcher et d’enseigner. En outre, en Languedoc (cf. supra) ou en Provence, la diffusion du français est justement la plus forte dans les sanctuaires d’alphabétisation rurale, qu’ils soient de parler franco-provençal ou provençal107. Il en va de même en Bretagne, le pays gallo y est le mieux alphabétisé. Par contre, il est impossible de montrer que la pratique monodialectale interdit l'instruction ; ce qui est vrai pour l’Ouest bretonnant ou la Lorraine alémanique, ne l’est pas en Alsace, dans le Nord, ou en Dordogne, dont les cantons les moins alphabétisés, au XIXe siècle, sont ceux de langue d’oil.

94Ce n’est donc pas l’ignorance, ou la connaissance, de la langue française par les communautés rurales qui permet d’expliquer leur retard, ou leur avance, en matière d’instruction. Par contre, cette dernière accompagne, sans qu’on puisse dire qu’elle en est une des causes, la francisation. Cette relation se fonde d’ailleurs sur une évidence ; l’alphabétisation, c’est-à-dire l’apprentissage de l’écrit comme mode de communication impose, au moins en partie, une mise en contact avec la langue française. Certes, il est des enfants qui apprennent à lire en latin, mais ils le font aussi avec des actes notariés (rédigés en français depuis l’édit de Villers-Cotterêts) ou des ouvrages également écrits en français, puisque la littérature dialectale a pratiquement disparu au XVIIIe siècle108. De plus, et c’est là l’essentiel, la carte de la pénétration du français se structure, sans lui ressembler en raison des pratiques dialectales, comme celle de l’alphabétisation, autour des axes de circulation, le français accompagnant la vie des affaires et des migrations109. Quand il s’interroge sur les frontières dialectales de la Bretagne, Falc’hun constate que ni les obstacles naturels ni les anciennes frontières diocésaines ne permettent d’en comprendre la configuration ; par contre, la carte des isoglosses lui paraît recouvrir assez fidèlement celle du réseau routier de la fin du XVIIIe siècle, à tel point qu’il poursuit en écrivant : « J’ai eu bientôt comme l’impression de voir les mots courir le long des routes »110.

95Pour naturelle qu’elle soit, il convient de souligner cette homologie ; elle exprime bien le fait que le processus d’alphabétisation est une composante de celui de la francisation, et que la réciproque est vraie (c’est là une simple affaire de point de vue). Banalité, tautologie, dira-t-on ! Peut-être ; mais il se trouve que l’apprentissage collectif de l’écrit n’implique pas forcément celui de la langue française : là où le dialecte local, quand il n’est pas d’oïl, a pu se donner une écriture et une littérature d’une suffisante ampleur sociale, comme en Béarn, l’alphabétisation est bonne111, ce qui revient à dire que cette dernière est d’abord fonction d’un rapport élargi à l’écrit. Mais c’est bien là encore un signe de sa modernité, qu’elle accompagne, le plus souvent, dans ses progrès la pénétration du français, bientôt langue nationale et, à ce titre, puissant outil de normalisation112 et de reproduction de l’échange généralisé, qui sont toutes deux des figures centrales de la modernité113.

96Les petites écoles paroissiales contribuent donc, à leur façon, à son procès de production, que ce soit par leur étroit rapport avec le développement de l’échange, par leur participation à la restructuration du champ politico-religieux et, éventuellement, à la destruction de l’ancien ordre des choses, ou encore comme enjeu d’une lutte embryonnaire des communautés rurales contre l’Etat et la bourgeoisie devenue classe dominante. Ce dernier aspect est toutefois ambigu, car cette lutte se donne finalement pour objectif de préserver une forme traditionnelle, et la volonté d’y voir une figure moderne devient paradoxale. Mais il n’y a là d’autre paradoxe que celui de l’histoire. Si les petites écoles ont pu être des vecteurs de modernité, c’est que les communautés rurales, ou du moins une partie d’entre elles, se les sont appropriées, les ont intimement insérées dans leur tissu social, en les traitant comme une des formes de leur sociabilité, et en se donnant ainsi la possibilité d’une transformation interne, ou plus exactement la possibilité de participer autrement que comme cible à l’ensemble des transformations dont était grosse la société d’Ancien Régime.

7. Pour conclure

97Le parti pris dans la préparation et la rédaction de ce texte – lire, dégager quelques grands traits, esquisser quelques perspectives – interdit que l’on propose maintenant une véritable conclusion. Mais il est sans doute utile d’apporter encore quelques précisions.

98Dès le départ, a été posée l’hypothèse qu’on pouvait considérer comme équivalentes alphabétisation et scolarisation. Il est bien évident que celle-ci, même si elle en est un facteur, n’a pas été dans la société d’Ancien Régime l’unique moteur des progrès de l’alphabétisation : ils peuvent se produire sans qu’il y ait création d’écoles ou, ailleurs, la précéder, ce qui fait écrire à Furet et Ozouf, mais ils parlent ici du XIXe siècle, que « l’école ne jouerait alors que le rôle de catalyseur dans un milieu favorable »114. Que l’on ne puisse en la matière établir de relation de causalité (elle est tout au plus circulaire) ne saurait surprendre115. Ce qui est en jeu, c’est un mouvement de fond, l’élargissement progressif de l’écrit comme mode de communication, qui prend la forme, le plus souvent, de la scolarisation ; et la nature paradoxale des écoles paroissiales (inventées par l’Eglise et devenues forme de sociabilité) se comprend d’autant mieux, si on les traite comme une des manifestations de ce mouvement. L’Eglise lui a donné, dans les campagnes, l’impulsion initiale et il s’est développé dans la mesure où il a pu être pris en charge par les communautés, en fonction des transformations qui les touchaient. Il est donc un effet de ces mutations, qui se résument en la généralisation de l’échange, mais un effet dont la concrétisation supposait que les communautés aient pris, plus ou moins clairement, conscience de sa nécessité, qu’elles aient donc, explicitement ou non, formulé une demande d’instruction. Quand elles le firent, elles lui donnèrent les formes qu’elles avaient coutume de manipuler, manifestant bien en cela que l’école, c’était aussi leur affaire.

99De ce point de vue, il n’y a pas lieu finalement de dissocier alphabétisation et scolarisation. Mais la mesure de leur importance et de leurs progrès respectifs pose un autre problème. On dispose de quelques statistiques scolaires : nombre d’écoles et parfois nombre d’élèves ; mais ces données ne permettent pas de déduire autre chose que des indications, pas plus que les éléments connus à propos de la pénétration de la langue française. Le seul instrument suffisamment général que l’on ait, la signature, a été l’objet, quant à lui, de nombreuses polémiques.

100Certains ne veulent y voir qu’un degré zéro de l’écriture ; pour d’autres, comme Jean Meyer116, elle représente un stade intermédiaire entre la pratique de la lecture et la capacité à écrire, dans la mesure où cette dernière demeure techniquement difficile, tant que n’auront pas été inventés les instruments qui la rendront plus aisée (plume d’acier, ardoise...) et encore socialement méprisée117. A cela, François Furet et Wladimir Sachs répondent que la corrélation la plus forte est celle qui correspond au rapport entre signature et capacité à lire et écrire118 ; cependant, la date du recueil de leurs données (1866) interdit qu’on prenne ces résultats pour une preuve irréfutable. Ils donnent néanmoins une indication qui vient confirmer le fait que, si la carte des signatures est structurée, c’est qu’elle est en rapport étroit avec celle de l’alphabétisation (pour la lecture et l’écriture) et celle de la scolarisation119, que la signature est en conséquence un indicateur de ce mouvement de fond qui les produit les unes et les autres. Il faut encore dire que, si l’écriture est techniquement un geste difficile, la signature ne l’est guère moins : elle suppose, elle aussi, une relative maîtrise du corps, qui implique apprentissage, et des dispositions mentales (telles que la possibilité de se projeter dans une graphie et de s’y reconnaître), dont la constitution est également le résultat d’un apprentissage, social et culturel. Alors que, au cours du XVIIIe siècle, en Champagne, la proportion des marques et des croix au bas des contrats baisse au profit des signatures, ces dernières se transforment : leur orthographe se stabilise et le patronyme, complété ou non par les initiales du prénom, en devient la forme dominante (on rencontrait autrefois des noms, surnoms, prénoms ou leur association)120. Ce qui revient à dire que la signature s’est normalisée dans sa forme mais aussi dans sa capacité à exprimer une identité sociale de type abstrait et que, de ce fait, elle est le signe d’une maîtrise du rapport à l’écrit qu’on peut juger similaire à celle produite par l’apprentissage, sinon la pratique effective, de l’écriture.

101L’équivalence postulée entre scolarisation, alphabétisation et signature, même si elle n’est dans le détail qu’une approximation, semble donc acceptable. D’autant plus qu’on a vu qu’il n’était pas légitime de juger des petites écoles paroissiales à partir de leurs résultats et de leur rendement pédagogique. Diverses et apparemment médiocres, parce que construites comme espace de sociabilité, elles ne s’organisent pas autour d’un système de normes à priori, qui, en leur imposant des règles à mettre en œuvre, les produirait comme la multiplication d’un modèle et comme des machines productives (de savoir, de discipline). Si, malgré cet aspect, on a pu dégager de leur portrait et sur la base des conditions socio-économiques de leur développement, des constantes, des universaux, c’est qu’il y a bien comme une loi de leur fonctionnement général, qui se traduit en une forme, un type d’insertion structurelle, une fonction. Les petites écoles paroissiales répondraient donc à une normalité et pourraient, en conséquence, être pensées comme l’esquisse121 d’un système, sans être pour autant les supports d’une normativité122.

102A ce titre, elles diffèrent profondément du modèle scolaire urbain que réalisent les écoles des Frères et pour une bien autre raison que le manque de moyens (financiers notamment) ou le retard avec lequel les campagnes sont touchées, comparativement à la ville, par l’alphabétisation. Faut-il voir dans cette spécificité, comme par ailleurs dans la lutte qu’entreprend en 1790 le bocage vendéen contre la bourgeoisie123, l’expression d’une ruralité ? On serait tenté de le faire au terme de cette analyse, à l’expresse condition toutefois de ne pas penser celle-ci comme une essence ou une substance, nées d’on ne sait quelle alchimie, mais comme la manifestation de la redistribution du rapport entre les campagnes et la ville (et donc la bourgeoisie et l’Etat), dès lors que celle-ci devient, de plus en plus clairement, le lieu d’où s’exercent les pouvoirs. Mais définir ainsi le rural ne suffit pas, puisque c’est justement en fonction de leur ouverture à l’échange, c’est-à-dire à un modèle urbain, que les communautés rurales ont formulé une demande d’instruction et géré des écoles. Il ne s’agit donc pas dans la redéfinition de ce rapport d’un processus de rétractation autour d’une identité, mais d’un positionnement nouveau d’une partie des ruraux à l’égard de la ville. Il est d’ailleurs significatif, de ce point de vue, que, si elle impulse le mouvement migratoire, celui-ci s’articule, au XVIIIe siècle, à celui de l’alphabétisation, la campagne participant par là, en quelque sorte, à la production de la ville.

103Si, sans conteste, le collège, dès la fin du XVIIIe siècle, si, moins nettement, l’école des Frères, étant donnée sa forme et les potentialités d’évolution qu’elle contient, constituent les deux premières pièces de l’appareil scolaire en gestation, on ne saurait en dire autant des petites écoles rurales. Rien, que ce soit dans leur forme ou leur type d’insertion dans la formation sociale, ne permet de les traiter ainsi : elles ne sont ni publiques, au sens institutionnel et au sens kantien, ni les modalités locales d’une centralité, et surtout pas de l’Etat. Balibar et Macherey auraient donc pour finir raison !

104Elles disposent cependant d’une autonomie relative à l’égard de l’Eglise, d’autant plus forte que celle-ci n’est pas le monolithique appareil d’Etat supposé. Elles sont, sous de nombreux aspects, porteuses de modernité, ne disparaissent pas avec la Révolution et vont, par la suite, se transformer en véritables écoles primaires. On ne peut donc pas, même si elles sont formellement d’Ancien Régime, les renvoyer au néant de la préhistoire scolaire et à leur archaïsme apparent.

105Il faudrait alors avancer que les petites écoles rurales furent les réalisations d’une tentative avortée, d’une forme scolaire particulière, de type précapitaliste car profondément liée à une économie agraire traditionnelle. Mais la ruralité qu’elles manifestent n’est certainement pas une figure archaïque. On est donc conduit à admettre que le procès de production de la forme scolaire124, qui, quand il s’achève, se structure en un appareil (i.e. un système scolaire géré centralement par l’Etat), n’est pas seulement l’effet d’un moment dans l’élargissement du mode de production capitaliste. Ou, en d’autres termes et plus simplement, que la forme scolaire est la résultante de plusieurs processus. Les petites écoles rurales réalisent l’un d’entre eux et, si elles sont vouées à disparition, elles n’en constituent pas moins le vecteur privilégié de l’alphabétisation des campagnes, donc y rendent possible plus tard l’implantation d’un appareil scolaire125 et contribuent à transformer les communautés qui les gèrent, en les préparant à s’intégrer au nouvel ordre des choses.

Notes de bas de page

1 Cf. programme du Groupe de recherche sur le procès de socialisation, E.R.A. no 631 (chap. La socialisation scolaire).

2 Ce triple choix repose sur l’hypothèse de la spécificité de la période, de l’espace (encore qu’il conviendrait de redéfinir ce qu’est le rural), de l’institution. Toutefois, la reconnaissance de cette spécificité n’implique pas qu’on reproduise l’opposition entre l’ancienne et la nouvelle école, entre celle de l’Eglise et celle de la République...

3 FRIJHOFF (W), JULIA (D), Ecole et société dans la France d’Ancien Régime, Paris, 1975, p. 7.

4 de DAINVILLE (F), Collèges et fréquentation scolaire au XVIIe siècle ; Population, 3, 1957. Voir également, du même, Effectifs des collèges et scolarité aux XVIIe et XVIIIe siècles dans le Nord-Est de la France, Population, 3, 1955.

5 Possibilité évidemment tout à fait fictive. Cette crainte, ce fantasme, se perpétua longtemps et semble ressurgir aujourd’hui à propos des Universités.

6 C’est-à-dire comportant un cursus complet jusqu’à la classe de rhétorique.

7 in REBOUILLAT (M), L’insécurité de la profession de recteur d’école au XVIIIe siècle, Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, Actes du 95e congrès national des sociétés savantes, Paris, 1974.

8 ARIES (Ph), L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, 1973. Voir également, du même, Problèmes de l’Education, La France et les Français, Paris, 1972.

9 BALIBAR (E), MACHEREY (P), in BALIBAR (R), LAPORTE (D), Le français national, Présentation, Paris, 1974.

10 Sur le bien-fondé de cette équivalence, voir infra.

11 Alors que, toutes zones confondues, Lille, comme toutes les villes, est plus alphabétisée que la campagne environnante.

12 FURET (F), OZOUF (J), Lire et écrire. L’alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Paris, 1977, tome I.

13 idem, ibidem.

14 Ou éventuellement dans d’autres régions, mais pour des périodes et des raisons totalement différentes, telles, par exemple, que l’action des Intendants sur les budgets communaux (voir infra).

15 Cf. FRIJHOFF (W), JULIA (D), op. cit.

16 Le singulier s’impose ici, car le plus souvent un seul des enfants mâles est envoyé au college ; dans les familles bourgeoises, au contraire, ce sont tous les garçons qui sont scolarisés.

17 Cf. FRIJHOFF (W), JULIA (D), op. cit.

18 Cf. GOUBERT (P), L’Ancien Régime, Paris 1969. La rente foncière croît du double en un siècle, le revenu des paysans de 50 % seulement.

19 De 26 à 16, 3 % pour les premiers et de 39, 1 à 27, 8 % pour les seconds.

20 Cf. de VIGUERIE (J), Les origines sociales et géographiques des élèves du collège de Lectoure dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, op. cit.

21 CHARTIER (R) COMPERE (M.M), JULIA (D), L’Education en France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1976 (p. 189).

22 BALIBAR (E), MACHEREY (P), op. cit., p. 22.

23 id., ibid., p. 26.

24 VINCENT (G), L’école primaire française, étude sociologique, Lyon, 1980.

25 Cf. VINCENT (G), op. cit.

26 Cf. VINCENT (G), ibid., L’enseignement de la lecture, effectué par les Frères en langue française, langue d’utilité et non pas d’édification, est un autre signe de ce processus de laïcisation.

27 Cf. FURET (F), OZOUF (J), op. cit., t. I, pp. 100 et sq.

28 MORANGE (J), CHASSAING (J.F.), Le mouvement de réforme de l’enseignement en France, 1760-1798, Paris, 1974.

29 LEIF (J), RUSTIN (G), Histoire des institutions scolaires, Paris, 1961, pp. 107 et sq.

30 Cf. BURGUIERE (A), Bretons de Plozevet, Paris, 1975.

31 Rapport du bureau de surveillance des lois, in GONTARD (M), L’enseignement primaire en France de la Révolution à la loi Guizot, Lyon, 1959, p. 125.

32 FURET (F), OZOUF (J), op. cit., p. 108.

33 Il est évident que tout cela ne vaut que pour une partie du territoire (cf infra).

34 Ce dernier renoncera assez vite à porter ce regard ; le 20 avril 1802, Foucroy déclare : « Le gouvernement, en recherchant les causes qui ont empêché jusqu’à présent l’organisation de ces écoles, malgré les efforts de plusieurs assemblées, et malgré les dispositions de la loi du 3 brumaire an IV, les a reconnues dans une trop grande uniformité de mesures, et dans la véritable impossibilité de payer les maîtres sur les fonds publics. L’expérience de ce qui se faisait autrefois l’a convaincu qu’il faut en confier le soin aux administrations locales, qui y ont un intérêt direct, et qui en feront dans chaque commune, une affaire de famille », in BRUNOT (F), Histoire de la langue française, t. IX, Paris, 1967, p. 498.

35 Sur la médiocrité de cette place et ce qui est dit de l’école dans les Cahiers voir GONTARD (M), op. cit.

36 Il y a des exceptions toutefois : quelques philosophes pour des raisons morales ou politiques (d’Helvétius par exemple), les physiocrates pour des raisons économiques, certains Parlementaires par crainte des dangers de l’ignorance.

37 Cf. VOVELLE (M), op. cit.

38 Cf. HOUDAILLE (J), Les signatures au mariage de 1740 à 1829, Population, 1,

39 Sauf lorsqu’il s’agissait de lutter contre la Réforme.

40 Cf. CHARTIER (R), COMPERE (M.M), JULIA (D), op. cit.

41 Cf. CHARTIER (R), COMPERE (M.M), JULIA (D), op. cit.

42 BOIS (P), Paysans de l’Ouest, Paris, 1971.

43 Paul Bois étudie ces élections dans le département de la Sarthe.

44 Quant aux cas aberrants par rapport à ce modèle, ils répondent encore plus nettement à ce caractère formel de localité.

45 Il s’agit ici d’écoles de garçons ; l’instruction et l’alphabétisation des filles sont globalement en retard sur celles des garçons ; dans les régions bien alphabétisées, l’écart se réduit au cours du XVIIIe siècle, ailleurs il faudra attendre le XIXe. Il est donc beaucoup plus difficile d’entreprendre, dans ce cas, une lecture de synthèse, c’est ce qui explique le choix effectué. On peut tout de même dire que, s’agissant des filles, les traits de diversité et de localité, et ceux qu’on mettra par la suite en évidence, sont encore plus marqués.

46 CHARTIER (R), COMPERE (M.M.), JULIA (D), op. cit., pp. 19-20.

47 Cf. COMPERE (M.M.), Ecole et alphabétisation en Languedoc aux XVIIe et XVIIIe siècles, in Lire et écrire, t. 2, Paris, 1977, pp. 54 à 56.

48 Cf. FURET (F), OZOUF (J), op. cit., p. 81.

49 Cf. VOVELLE (M.), op. cit.

50 C’est-à-dire non pas celles qui se donnent à voir et qu’on met volontiers en scène, mais celles qui dépendent des pratiques sociales des groupes concernés et s’articulent aux institutions correspondantes.

51 Cf. VINCENT (G), op. cit.

52 Cf. HOUDAILLE (J), op. cit.

53 Cf. CHARTIER (R), COMPERE (M.M.), JULIA (D), op cit., pp. 80-81.

54 Cf. VOYELLE (M.), op. cit.

55 Si on fait exception des cas de déscolarisation provoquée par l’industrialisation (cf. supra).

56 Cf. POUTET (Y), Saint-Jean-Baptiste de La Salle en face des problèmes de la formation des maîtres de la ville de Lyon (1683-1714), Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, op. cit.

57 Sur l’importance de cette notion à propos des écoles des Frères, voir VINCENT (G), op. cit.

58 Certains avaient toutefois reçu une formation, mais d’une autre nature, comme les clercs par exemple.

59 En général, dans les contrats, on se contente de dresser la liste des tâches à accomplir.

60 Cf. CHARTIER (R), COMPERE (Μ.M.), JULIA (D), op. cit.

61 Cf. LAGET (M), Petites écoles en Languedoc au XVIIe siècle, Annales E.S.C., novembre-décembre 1971.

62 Cf. FURET (F), OZOUF (J), op. cit.

63 JULIA (D), L’enseignement primaire dans le diocèse de Reims à la fin de l’Ancien Régime, Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, op. cit.

64 Cf. VOVELLE (M), op. cit.

65 Cet attachement n’est pas, bien entendu, toujours celui de la communauté unanime ; les plus démunis, absents de la gestion communale, le sont aussi souvent de l’école ; mais parfois, ce sont les plus riches qui s’opposent à son existence, parce qu’ils peuvent scolariser leurs enfants ailleurs (ils résident en ville ou les envoient en pension) et ne souhaitent donc pas se voir imposés en conséquence.

66 La réunion publique suppose, comme la réunion privée, un système d’invitation, mais dans ce cas il est public ; l’affiche en est le mode privilégié. De plus la réunion publique doit être déclarée aux autorités administratives, donc à l’Etat.

67 ARIES (Ph.), L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, 1973.

68 Comme celle du Frère qui n’agit pas mais réitère toujours la règle absolue qu’est la Conduite, ou celle de l’instituteur républicain soumis à cette exigence qu’à chaque instant il fasse la même chose que l’ensemble de ses collègues.

69 Cf. JOSEPH (I), Introduction à la Table ronde « Vie privée – Vie Publique », Université Lyon II, 9-10-11 octobre 1980.

70 Pour la développer, il faudra entreprendre une analyse détaillée de la gestion des différentes écoles au XIXe siècle, tant sur le plan financier (comme indicateur du transfert) que sur le plan administratif (constitution d’un secteur d’Etat mais aussi établissement de relais locaux).

71 Sur la sociabilité comme espace intermédiaire, voir JOSEPH (I), ibid.

72 Cf. VOVELLE (M), op. cit.

73 Pourcentages calculés sur un échantillon de 53 contrats passés entre 1712 et 1790, cf. CHARTIER (R), COMPERE (M.M.), JULIA (D), op. cit., p. 35.

74 Cf. FOURNIER (G), Communautés rurales en Bas-Languedoc au XVIIIe siècle, in FABRE (D), LACROIX (J), Communautés du Sud, t. 2, Paris, 1975,p.345.

75 LE ROY LADURIE (E), Les paysans de Languedoc, Paris, 1969, Paris, p. 171.

76 Cf. FURET (F), OZOUF (J), op. cit.

77 Cf. FURET (F), OZOUF (J), op. cit.

78 id., ibid., p. 199.

79 VINCENT (G), op. cit., p. 62.

80 id., ibid., p. 63.

81 BOIS (P), op. cit., p. 357.

82 LE ROY LADURIE (E), Histoire de la France rurale, t. 2, Paris, 1975, p. 484.

83 Sur cette demande, voir infra. Quels qu’en soient ses déterminants profonds, elle est bien une pratique réelle, puisque, pratiquement dans tous les cas, la communauté et les parents doivent participer à son financement, sans que cela soit pour eux une obligation.

84 Cf. Programme de recherche du G.R.P.S. (E.R.A. no 631).

85 Le ROY LADURIE (E), Histoire de la France rurale, t. 2, p. 534.

86 Le ROY LADURIE (E), Histoire de la France rurale, t. 2, p. 534.

87 VOVELLE (M), op. cit.

88 SNYDERS (G), La pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1965.

89 BRUNOT (F), Histoire de la langue française, t. IX, Paris, 1967, p.121.

90 FURET (F), OZOUF (J), op. cit.,p. 96.

91 id., ibid., p. 360.

92 Cf. NETTER (M.L.) L’alphabétisation en Seine et Marne au XVIIIe siècle et au début du XIXe, in Lire et écrire, t. 2.

93 Cf. LEVEQUE (P), Problèmes de l’alphabétisation en Bourgogne sous la Monarchie censitaire, ibid.

94 JULIA (D),op. cit.

95 LE ROY LADURIE (E), Les paysans de Languedoc, op. cit., pp. 364-365.

96 Cf. JEORGER (M.), L’alphabétisation dans l’ancien diocèse de Rouen au XVIIe et XVIIIe siècles, in Lire et écire, t. 2.

97 Cf. LAGET (M), op. cit.

98 Cf JULIA (D), op. cit.,

99 Cf. NAHOUM (V), En Champagne : signatures au mariage (XVIIe-XVIIIe siècles), in Lire et écrire, op. cit.

100 Cf. FURET (F), OZOUF (J), op. cit.

101 Cf. VOVELLE (M.), op. cit.

102 Cf. GARDEN (M.), Lyon et les lyonnais au XVIIIe siècle, Paris, 1975.

103 Cf. NADAUD (M.), Léonard, maçon de la Creuse, Paris, 1976 et CORBIN (M.), Archaïsme et modernité en Limousin au XIXe siècle, t. 1, Paris, 1975.

104 Cf. CHARTIER (R), COMPERE (M.M.), JULIA (D), op. cit.

105 Cf. VOVELLE (M),op. cit.

106 BRUNOT (F), Histoire de la langue française, t. VII, Paris, 1967, p.151.

107 Cf. VOVELLE (M.), ibid.

108 Cf. BRUNOT (F.),op. cit.

109 Cf. BRUNOT (F.),op. cit.

110 in GUIRAUD (P), Patois et dialectes français, Paris, 1968.

111 Cf. CHARTIER (R), COMPERE (M.M), JULIA (D), op. cit. Contrairement à ce qu’affirme les auteurs, l’absence d’une écriture n’est pas toujours cause d’analphabetisme (cf. les sanctuaires provençaux).

112 BERNARD (R) Ecole et Langue Française : normalisation et normativité, Cahiers d’histoire, no spécial, Lyon, 1976.

113 Cette notion, pas plus d’ailleurs que celle de civilisation de l’écrit avancée par Furet et Ozouf, n’a pas grande valeur conceptuelle ; mais elle permet de désigner rapidement un ensemble, pour le moins complexe, de relations ; il en est donc fait ici un usage de commodité.

114 FURET (F), OZOUF (J), op. cit., p. 281.

115 Le problème apparaît avec netteté en Provence où Michel Vovelle (op. cit.) constate une stagnation, voire un déclin, de l’alphabétisation entre 1690 et 1740 et de l’évolution du nombre des écoles entre 1720 et 1770, ce qui tendrait à prouver (mais est-ce bien possible sur la base de ces données ?) que celui-ci dépend de celle-là.

116 MEYER (J), Alphabétisation, lecture et écriture. Essai sur l’instruction populaire en Bretagne, Histoire de l’enseignement de 1610 à nos jours, op. cit.

117 En raison de la servilité de l’écriture longtemps confiée aux scribes puis aux maîtres-écrivains et dont témoigne la fantaisie orthographique et syntaxique de l’aristocratie et de la bourgeoisie (sur ce point, voir BRUNOT (F), op. cit.).

118 FURET (F), SACHS (W), La croissance de l’alphabétisation en France, Annales E.S.C., mai-juin 1974.

119 Cf. ce qui a été dit des zones du « lire seulement ».

120 Cf. NAHOUM (V), op. cit.

121 L’emploi de ce modérateur s’impose ici pour une double raison. La multiplicité des formes concrètes et des situations n’autorise pas à parler véritablement de système et seule une généralisation en deux temps (généralisation du portrait et généralisation de sa logique propre) permet d’en avancer l’idée. De plus le devenir des petites écoles paroissiales, c’est leur disparition au profit d’un autre système, au sens plein du terme quant à lui.

122 Sur ces notions, voir BERNARD (R), op. cit.

123 Cf. BOIS (P), op. cit.

124 On conviendra avec Balibar et Macherey qu’elle est typiquement capitaliste.

125 Cf. ce que disent Furet et Ozouf du rapport entre alphabétisation et scolarisation au XIXe siècle.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.