Modèles réduits : d’historiettes en « petits romans »
p. 131-135
Texte intégral
Les jours sont courts, le ciel est sombre. Il n’y a plus de feuilles aux arbres et la neige couvre la terre. C’est le moment de faire briller dans la maison le soleil qui se cache au dehors. Aussi les enfants entourent le fauteuil de la grand’mère, et lui demandent des récits pour abréger les longues veillées d’hiver ; mais elle a tant puisé dans sa mémoire, qu'elle craint de n’y plus rien trouver. On la presse, on la prie. Marcel, qui est le premier de sa classe, voudrait des histoires vraies ; Marie préférerait des contes ; Julie est pour les images, qui parlent aux yeux, pendant que les oreilles écoutent.1
1Souvent destinés aux plus jeunes des lecteurs, les courts écrits ou microtextes divers qui forment une partie numériquement très importante de la littérature d’enfance et de jeunesse sont fréquemment les véhicules de morales tranchées, mais cultivent aussi des univers fantaisistes où l’imaginaire paraît moins strictement contrôlé par l’édification des lectrices. Les récits courts, qu’ils se disent contes, nouvelles, légendes, histoires ou historiettes – taxinomie qui ne correspond pas nécessairement à des qualités distinctes ou distinctement définies – sont conçus dans un contexte éducatif (le conte est moral avant tout), instructif (le petit récit sert à pratiquer la lecture et à illustrer les leçons), et récréatif2. Du conte moral au conte de fées3, de l’historiette à la petite histoire, ces récits jouent soit d’un imaginaire manifeste, soit d’un sens du réel qui n’est d'ailleurs pas toujours nécessairement synonyme de vraisemblance. Qu’ils soient reçus comme tels est difficile à évaluer, mais on les définit selon ces critères :
Pour consoler l’enfant, Mme de Valry la prit sur ses genoux, la dorlota en essuyant les larmes qui tombaient, puis lui dit : « Veux-tu que je te raconte quelque chose ?
— Oui, ma tante ; un conte ou une histoire.
— Tu sais donc qu’il y a une différence ?
— Oui, maman m’a dit qu’une histoire c’est vrai, et qu’un conte ce n’est pas vrai.
— Eh bien, que préfères-tu ?
— J’aime mieux un conte : c’est plus drôle.4 »
2Groupe diversifié et malléable tant au plan de ses caractéristiques esthétiques que de sa production, bien des collections de courts récits sont ainsi démontées et leurs unités textuelles individuellement réimprimées en fascicules, ou vice-versa, cet ensemble n’est pourtant pas aussi hétéroclite ou disparate qu’il y pourrait paraître à première vue. Quelques notions générales, liées au public concerné et à l’ordre esthétique que commande la brièveté de la narration, sont à souligner comme traits communs à ces textes variés. D’une part, du fait que la forme courte s’adresse souvent à un lectorat mixte de la tranche d’âge la plus jeune, les signes de la sexuation peuvent y être atténués dans une relation qui n’envisage pas encore systématiquement ou exclusivement la formation de l’enfant mais s’attarde sur son expérience. D’autre part, ces signes sont d’autant plus aisément relégués à l’arrière-plan des récits que le mode générique du texte court permet de les réduire à leur plus simple ou plus concise expression. Cela suggère que ce type d’écrits peut ici s’émanciper de la marque du féminin et de la tutelle explicative ou justificatrice qui pèse souvent lourdement sur bien des ouvrages de femmes.
3Autre caractéristique importante, ces courts écrits paraissent être, si l'on peut dire, à la mesure des femmes qui les produisent. Si le champ d’écriture dévolu à ces dernières devait être réduit à l’essence de son expression, c’est bien ici qu’on le situerait. Ce que Roger Bellet dit du conte moral peut ainsi être généralisé et appliqué à tout petit récit ou microtexte :
Second genre concédé, voire conféré, « de droit naturel », aux femmes-auteurs : les contes moraux, les récits didactiques et édifiants ; quantitativement, ils représentent une somme ou une répétition d’œuvres considérable ; plus, d'énormes tirages. Ils illustrent une fonction utilitaire de la littérature, qui prolonge la famille et l’école (et leur fournit des lectures) ; œuvres dévolues aux femmes, parce qu’écrire des contes moraux et édifiants, c’est s’en raconter à soi-même, c’est illustrer l’image de la mère et de la préposée à la morale des enfants ; c’est aussi, bien qu’on le dise moins, protéger la femme contre elle-même et contre les dangers propres à la littérature.5
4Les moins contestables de ces récits, les plus naturels, sont donc ceux qui s’adressent aux populations les plus jeunes. C’est ainsi que Marie Guerrier de Haupt, dans une préface à ses Douze histoires pour les enfants de quatre à huit ans6 signée « Une mère de famille », présente son projet :
Quand mes enfants ont commencé à lire, je me suis trouvée dans un grand embarras, ne pouvant réussir à découvrir un livre convenable à leur mettre entre les mains. [...] En voyant mon embarras partagé par toutes les jeunes mères qui m’entouraient, je me suis décidée à essayer de parler cette langue enfantine qui résonne sans cesse à mes oreilles. [...] Tout ce que je sais, c'est que l’entreprise a été plus difficile que je ne m’y étais attendue, et j’ai fort bien compris comment les mamans, en général toujours si occupées, ne trouvent pas le temps et la tranquillité nécessaires pour composer et écrire elles-mêmes les histoires que liront leurs petites filles et leurs petits garçons, (p. 1-2)
5L’écrivaine prend donc le relais de la mère dans une transition qui se fait sans heurts ni crise de conscience.
6Si se voit ainsi effacée avec la plus grande efficacité la distinction entre la mère et l’écrivaine, c’est en partie parce que le récit est souvent réduit à sa leçon, figé dans la démonstration. Par la même occasion cependant, l’écrivaine peut, se fondant en elle, prendre le pas sur la mère, et libérer ces écrits de leur carcan didactique. Dans La Petite Fille dans la forêt des contes7, Pierre Péju envisage ce qu’il nomme « l’être-petite-fille » comme une « façon de s’esquiver des rôles (féminins) et du sérieux, mais aussi des genres, des sexes » (p. 126). Ne pourrait-on considérer une émancipation similaire, ou tout au moins la possibilité de nouveaux modes de créativité, pour les auteures de contes pour petites filles ? Les remarques qui suivent vont fournir divers éléments de réponse à la question, examinant ce qui peut paralyser la vitalité de tels écrits mais ce qui peut aussi permettre de dépasser les confins d’une créativité conditionnée. L’examen des écrits conçus à l’échelle du modèle réduit permet de poser les paramètres variés d’une expérience, et peut-être d’un affranchissement littéraire, définie en ses particules les plus élémentaires.
Notes de bas de page
1 Louise Belloc, Le Fond du sac de la grand’mère : Contes et histoires, Paris, Garnier, s. d., p. I.
2 Ainsi que Ségolène Le Men le souligne quant aux auteurs du début du siècle : « Le livre n’est pas une fin en soi, mais il s’insère dans un système d’éducation global, qui fait appel aux sens, et plus particulièrement à la vue, et prétend stimuler sans cesse la curiosité de l’enfant à l’égard du réel, à tel point que la récréation devient aussi profitable pour l’instruction et la formation morale que l’étude proprement dite » (« L’âge de nature et ses livres », Le Magasin des enfants. La littérature pour la jeunesse, 1750-1830, op. cit., p. 80). Voir par ailleurs les travaux de Le Men sur les importants supports éducatifs visuels que furent les albums et les abécédaires.
3 Quoique le conte de fées, on le verra plus loin, ne prédomine pas dans les créations originales, il constitue une base de lecture importante. Voir par exemple le recueil de contes rassemblés par Amable Tastu et Élise Voïart dans Le Livre des enfants (Paris, Paulin, 1837).
4 Louise Chéron de la Bruyère, Les Vacances à Trouville, op. cit., p. 63.
5 « Masculin et féminin dans les pseudonymes des femmes de lettres au xixe siècle », in Femmes de lettres au xixe siècle : Autour de Louise Colet, op. cit., p. 276.
6 Paris, Hachette, 1857.
7 Paris, Robert Laffont, 1981.
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