Parler aux yeux : entre épreuves physiques et épreuves morales (La Comtesse de Rudolstadt)
p. 367-386
Texte intégral
« Essayez de m’instruire1 »
1Je m’intéresserai ici en particulier à la fin de La Comtesse de Rudolstadt et à sa signification dans l’ensemble que forme le roman avec Consuelo dont il prend la suite. Cet épisode initiatique est à lire dans le contexte d’une littérature maçonnique du xixe siècle où l’interrogation sur la nature des épreuves et le primat donné à l’épreuve morale (perçue comme moderne) sur l’épreuve physique (antique et, sous sa forme d « origine », impraticable2) s’expriment de façon récurrente, ainsi que le souci de revoir les cahiers des grades pour leur faire énoncer une histoire liée et cohérente. Dans ces chapitres du roman, la critique des « signes mystérieux » (« – Qu’as-tu compris ? – Je blâme ce que j’ai vu », des « épreuves toutes matérielles, comme s’il suffisait du courage physique pour être initié à l’œuvre du courage moral3 ») fait d’eux l’objet d’une compréhension seconde, comme épreuve morale. À peine Consuelo a-t-elle déclaré : « Je voudrais croire que (la vieille fable d’Hiram] n’est proposée à vos adeptes que comme une épreuve de leur intelligence et de leur courage » (ibid., 450), qu’elle est prise au mot pour elle-même : « ton interprétation, exacte ou non, nous révèle le fond de ton cœur ». La méthode de la romancière est intéressante : elle pousse la logique d’un double régime du signe, pour petit initié ou pour grand initié, le premier, qui est livré à sa fable, à son drame, à leurs signes, servant lui-même de spectacle, de signe et d’épreuve au second. Elle donne ainsi au regard, traversant les signes de haut en bas (et de l’esprit à la matière), le point de vue le plus confortable. Consuelo avait déjà été spectatrice de cérémonie maçonnique (CR, IX, iii) : cette scène de Consuelo, le mode de vision qu’elle implique, sont en quelque sorte approfondis et recadrés par les rebondissements romanesques de La Comtesse de Rudolstadt.
2La créativité en matière d’épreuves, qui joue sur le plan romanesque d’un effet de duplication (descente dans le puits, la « citerne des pleurs », dans Consuelo4), déclare sa rivalité avec le modèle classique, les canons tirés du roman de Sethos (1731) et remâchés d’auteur en auteur, quand Marcus engage l’héroïne à s’avancer « comme les jeunes héros de l’antiquité » dans « les entrailles de notre pyramide » (CR, xxxviii, 454), et quand cette dernière, dont les lectures ne doivent pas être inférieures à celles du lecteur, se demande « si, comme dans les initiations d’Egypte, elle allait être enlevée dans les airs par des chaînes invisibles, tandis qu’un gouffre s’ouvrirait sous ses pieds et qu’un vent subit et violent éteindrait sa lampe » (CR, xxxix, 461).
3La conclusion de cet épisode essentiel enregistre l’écart : « Nous avons parlé à tes yeux par des épreuves plus douloureuses et d’un sens plus profond que celle des anciens mystères. » (CR, xl, 466.) L’épreuve trouve ici sa définition, entre physique et moral, ou plutôt sur un terrain qui engage puissamment les deux, comme une passion, où le patient éprouve les douleurs de l’Humanité. L’initiation de l’Artiste prend le relais de l’initiation du Prince (modèle Sethos), pose à son tour la question de l’héroïsme, et cherche, à travers un trajet dans les signes qui postule la critique des signes (les « simulacres »), à résoudre le problème d’une éducation de la liberté. D’autre part, le circuit dans un « musée » de la torture, où ce qui parle aux yeux n’est pas symbolique, mais « a servi », où les victimes sont encore là, à l’état desséché, et dans leur geste de victime, réhistoricise radicalement le sens des Mystères, et semble prendre le contre-pied de toutes les interprétations physiques et naturalistes. L’instrument de supplice, non stylisé, non assumé par une tradition religieuse ou cultuelle, évite en quelque sorte la croix (et du coup évacue les interprétations par la nature ou par les phénomènes célestes qui peuvent lui être attachées), tandis que l’intrigue romanesque récupère cette croix et la fait fonctionner conjointement (c’est la « croix de sa mère », signe de reconnaissance, intégrée au trajet initiatique).
L’artiste et les Mystères
4Ce n’est pas un épisode initiatique quelconque que représente le roman de La Comtesse de Rudolstadt. Il consiste dans la rencontre de l’artiste (voire de l’Artiste, celui qui a le sens de l’art, Consuelo) et des hiérophantes, qui sont, comme le répète une littérature abondante, grands maîtres en fantasmagories, en mises en scène, réputés disposer de tous les moyens pour agir sur les sens.
5L’artiste est un cas à part, parmi la foule des aspirants aux mystères. Dans le roman fondateur de l’abbé Terrasson, Sethos5, le poète candidat, Orphée lui-même, est celui qui échoue dans une épreuve : il n’a pas saisi à temps les anneaux de fer qui permettaient de franchir un obstacle. Il aurait donc dû être refoulé, enfermé pour le reste de sa vie dans les zones souterraines et s’y occuper de travaux d’utilité commune au profit des initiés. Mais son chant lui vaut un traitement d’exception. Sa situation est marginale, marquée par un défaut et par un excès : il a manqué une épreuve physique, il a le don poétique. Cette histoire est reprise dans tous les textes qui composent la pullulante postérité de Sethos.
6C’est une tout autre version chez Ballanche, dans l’Orphée de 1836 : tout autre mais répercutant le même déséquilibre essentiel. La situation du poète est toujours exceptionnelle. Ici Orphée n’a pas besoin d’être initié : ce serait une sorte d’infériorité. Il est déjà initié, directement, par les dieux : les épreuves sont dans sa vie. Les prêtres d’Égypte, intermédiaires des dieux, n’ont pas à l’éprouver puisque la Providence s’est chargée des épreuves initiatiques. Tout ce qui est spectacle dans l’initiation égyptienne, toute la cérémonie, n’en est pas moins présent, Ballanche n’a garde d’en faire l’économie, il accomplit bien sûr lui aussi son morceau de bravoure littéraire sur les Mystères : mais cela nous est donné à travers l’initiation d’un poète moindre, imparfait, limité, Thamyris, qui peut entrer, lui, dans la série des intermédiaires, des formalités, des conventions.
7L’initiation de l’Artiste compte d’autant plus dans l’ensemble romanesque composé par Consuelo et sa suite La Comtesse de Rudolstadt que celle du roi, centrale, essentielle dans Sethos, est devenue l’objet d’une dévalorisation systématique, dévalorisation d’ailleurs entamée d’une certaine manière par le roman même de Sethos. Le héros de Terrasson, le prince Sethos, était un roi en formation : mais, échec ou réussite, ce roi est si parfait, si héroïque et si sage, qu’il ne régnera pas, que sa royauté se convertit en quelque sorte, et qu’il abdique, après de longs voyages civilisateurs autour du monde, en faveur de son demi-frère, se retirant quant à lui dans les souterrains de Memphis. Le roi et le prince initiés qui apparaissent dans La Comtesse de Rudolstadt, Frédéric de Prusse et le prince Henri son frère, sont clairement donnés pour des dupes et des aveugles (CR, xxxi, 368) : dupes de leur propre vanité renvoyée en miroir par une franc-maçonnerie à leur taille, très petite.
8C’est également un topos du genre que cette élasticité des Mystères relativement au sujet qui les cherche. Benjamin Constant par exemple, dans De la Religion, a rendu, à partir de Plutarque, cette espèce de plasticité merveilleuse de l’hiérophante qui prend le visage de celui qui vient à lui, astronome avec le maniaque d’interprétations astronomiques, mystique avec le mystique, matérialiste avec le matérialiste, politique avec le politique, et ainsi de suite. L’hiérophante lui-même est fluide comme la nature. Tout sert, et tout se révèle ce qu’il est : plasticité, sans doute, mais au service d’un ordre indéformable qui entend répercuter un ordre ontologique, une Nature, placer les « êtres » selon une vérité, capable de tout, c’est-à-dire ayant la capacité de recevoir tout, pour le classer microcosmiquement.
9Ainsi chez Sand, Gottlieb (ce simple, ce rien) est exalté, Frédéric abaissé, tous deux en maçonnerie et par la maçonnerie. On comprend que le nom de « Dieu » puisse si commodément servir de périphrase, en cas d’alerte, pour désigner les « Invisibles ». Deposuit potentes de sede et exaltavit humiles, dit le Magnificat. L’outil romanesque « maçonnerie » est un énorme miroir, un outil de révélation du sujet et de manifestation d’un ordre – qui met le monde social à l’envers : et ce n’est pas un hasard s’il intervient en couronnement de la somme romanesque de Consuelo et de La Comtesse de Rudolstadt. C’est à lui qu’est confiée une sorte de concentration spectaculaire, autour de la musicienne et de l’actrice, pour la révélation double et simultanée d’un Moi (le « cœur » de Consuelo) et d’un ordre ou d’un Monde, l’ordre vrai, qui doit devenir l’ordre réel du monde par la Révolution. Le roman marque et veut marquer son arrêt là-dessus : la suite, assez courte, prend le titre d’« Epilogue ». C’est un triomphe spectaculaire que composent ainsi les derniers chapitres du roman, un triomphe trouvé dans et par la mise en spectacle : ainsi la littérature moderne des initiations antiques (si foisonnante aux xviiie et xixe siècles) présente, topiquement, à travers textes et illustrations, le « triomphe de l’initié » ou la « pompe de l’initié », une procession, publique et festive, après les cérémonies et les épreuves. Mais ce couronnement chez Sand porte à un point ultime le spectacle tout en le dérobant : triomphe spectaculaire occulte. C’est un aboutissement du spectacle et son enfouissement, en conformité avec une attente eschatologique : un spectacle de la vérité aux catacombes, en quelque sorte, soigneusement monté en balance avec un autre spectacle, celui du dessus, le spectacle mondain où joue l’artiste mondain (Anzoleto). Bref, un spectacle chez « les Invisibles ».
Épreuves et poncifs
10Le conditionnement romanesque égyptien (essentiel pour l’imaginaire et pour la mise en scène des épreuves maçonniques), induit par le grand précédent et grand modèle de Sethos, avec ses épreuves romanesques et pittoresques, arrive à George Sand par bien des canaux : Chemin-Dupontès, Clavel et son Histoire pittoresque de la Franc-Maçonnerie et des sociétés secrètes anciennes et modernes (publiée en 18436), Guillemain de Saint-Victor, Robin, le Crata repoa... Il faut se méfier de certains titres des livres maçonniques de la bibliothèque de Nohant7. Par exemple, pour les Travaux maçonniques et philosophiques de Chemin-Dupontès, avec la date de 1819, il s’agit du premier cahier des Travaux qui contient en fait une réédition des Recherches sur les initiations anciennes et modernes de l’abbé Claude Robin (1779), petit classique du genre, où est donnée en peu de pages une sorte de dictionnaire des lieux communs de l’époque sur les Mystères antiques. Le Thuileur des trente-trois degrés de l’Écossisme, du rite ancien, dit accepté (1813) a paru anonymement, sans doute, mais son auteur est bien connu : François-Henri-Stanislas Delaulnaye (probablement non maçon) est tout sauf un auteur sec et impersonnel : ce passionné de l’Égypte ancienne et de sa science profonde, mais fracasseur des Mystères et de la Théocratie, à la suite de Dupuis dont il est un disciple et un rival, livre bien plus qu’un manuel dans ce livre purement pratique en apparence (un « tuileur » contient la description de tous les mots, signes, décors attachés aux différents degrés). C’est un livre qui a été très diffusé. L’Initiation aux anciens mystères des prêtres d’Égypte, de Bailleul, est célèbre également, surtout sous son titre de Crata Repoa (ouvrage allemand de Von Köppen et Von Hymnen, 1770, traduit en français en 1821 par Jean-Marie Ragon et publié par Antoine Bailleul) : encore un petit livre et un classique de poche, qui consomme l’assimilation des Mystères égyptiens et des mystères maçonniques. Le Crata Repoa8 est tout à fait caractéristique du genre de composition que Sand place dans la bibliothèque initiatique de Consuelo : il ramasse et coud les citations antiques, c’est un centon au sens le plus technique du terme, pour restaurer l’unité de cet objet mystérieux, les Mystères antiques, et la restaurer sous un aspect étonnamment contemporain, comme un objet de reconnaissance émerveillée9.
11Bref, George Sand dispose d’un bon répertoire des clichés initiatiques, éléments et structures, nourri et surnourri d’antiquité (et bien éloigné de se réduire au livret de La Flûte enchanté). Reste à les recombiner. Par toutes ses allusions entendues, Sand déclare et accepte la dépendance et la concurrence. Elle a plusieurs réponses pour faire face à l’usure des thèmes.
12D’abord, il s’agit de trouver du nouveau et de critiquer l’ancien, de trouver mieux. La nouveauté romanesque fonctionne ici avec la prédication d’un progrès moral : les vieilles épreuves tenaient à un héroïsme primitif, trop matériel. Ainsi le même courant des mentalités porte à la fois la romancière et la franc-maçonnerie, parce qu’il les déborde l’une et l’autre : primauté est donnée au moral, à un héroïsme qui ne soit pas celui de la brute. Rappelons que le procès du héros est engagé depuis le xviiie siècle, et profondément renouvelé au xixe. C’est dans ce cadre que s’inscrit la réflexion sur les épreuves.
13Autre solution : instruire l’héroïne de ce qui a été fait avant elle, la construire aussi peu naïve que le lecteur. Elle a lu, elle est renseignée elle aussi (elle n’est pas ingénue, même et surtout si le roman tient sur elle un discours d’ingénuité) : c’est une bonne stratégie pour préparer et désamorcer les réflexions que le lecteur est porté à se faire. Il faut en quelque sorte que l’héroïne pense au cliché avant lui. « Elle ne croyait pas à leur pouvoir surnaturel, mais elle voyait bien qu’ils s’attachaient à conquérir les esprits par tous les moyens » (de même dans Consuelo pour les épisodes avec Saint-Germain et Cagliostro) : elle sait que ces gens astucieux et répandus se renseignent avant, la méthode était minutieusement décrite dans Sethos, et dans Sethos elle a plein succès psychologique sur les patients, qui croient aux pouvoirs des prêtres, leur attribuent des communications avec les dieux. De même, dans le long épisode final de l’initiation, Consuelo pense à la scène classique des épreuves égyptiennes ou à l’égyptienne (elle se demande si elle va être enlevée en l’air, etc.), c’est-à-dire à quelque chose que tout le monde a vu, à travers les gravures de Moreau le Jeune par exemple : ainsi Clavel, sous le titre « Épreuves de l’initiation égyptienne », reproduit, en la modifiant un peu et sans indiquer le modèle, la gravure de Moreau le Jeune intitulée « Épreuves par les quatre élémens, qui se pratiquoient dans la réception des initiés à Memphis », publiée en 1795 dans la troisième livraison de l’Histoire générale et particulière des religions de Delaulnaye, puis reprise en 1814 par Alexandre Lenoir dans La Franche-Maçonnerie rendue à sa véritable origine10.
14L’héroïne n’est ni blasée ni cynique mais elle doit prévenir les réactions blasées du lecteur. Elle peut ainsi rendre de la fraîcheur au connu, remettre en marche les vieux artifices des prêtres. Elle perçoit les artifices la première, puis elle est convertie à un rapport plus naïf aux accessoires des mystères. Le chapitre des objets parlants me semble caractéristique : à partir d’un certain moment, les inscriptions « ne la faisaient plus sourire11 ». Tout le passage est intéressant sur le plan romanesque, car c’est à partir de là qu’on entre dans un univers particulier du signe, un lieu du signe à l’état concentré, meublé sur le mode « tout est symbole », vulnérable par ses effets d’excès, ridicule aisément ou ridiculisable, mais qui sera en même temps un lieu du cœur révélé et mis à nu, c’est-à-dire du sérieux sandien absolu ; et il fallait commencer par brûler de l’ironie. C’est un chapitre de captation. On y apprend à lire, c’est-à-dire à recevoir des communications, par des inscriptions et des emblèmes, et cela à haute dose.
15Même type de captation, à travers l’héroïne, un peu plus loin : « En d’autres circonstances, Consuelo se fût peut-être dit que ce cérémonial lugubre n’était qu’un jeu, une de ces épreuves dont elle avait entendu parler à Berlin à propos des loges de francs-maçons » (CR, xxvi, 312), mais « elle était disposée, par tout ce qui avait précédé cette scène, à la trouver sérieuse, effrayante même » : cela vient après la description de la salle où siège le tribunal des Invisibles.
16Troisième remède à l’impression d’usure : il s’agit en quelque sorte d’intercepter les références classiques, de les rediriger vers le roman lui-même, grâce la duplication romanesque de l’épisode initiatique. Cet effet est créé par le volume même du roman, et par le développement en miroir de La Comtesse de Rudolstadt. On prend très nettement conscience de la stratégie de la feuilletoniste si on lit à l’envers La Comtesse de Rudolstadt et Consuelo : La Comtesse de Rudolstadt est écrite et construite comme le type d’un antitype qui serait Consuelo. J’emprunte ici, analogiquement, au vocabulaire de l’exégèse chrétienne et à son symbolisme typologique (l’ancien testament étant censé fournir des « antitypes », des pré-figures, de ce qui les accomplit, les « types », dans le nouveau ; les deux testaments étant censés l’œuvre d’un auteur qui est Dieu) : il me semble qu’il y a là un travail très important de la romancière sur elle-même, La Comtesse de Rudolstadt constitue en signes, en préfigures, de nombreux éléments qui ont été installés dans Consuelo, dans la mesure où le roman fonctionne par reprises de scènes ou de schèmes. Il construit des diptyques significatifs, l’axe de la symétrie étant la mort (à la fois fausse et vraie) d’Albert qui a lieu à la fin de Consuelo12. Le séjour au Riesenburg, au château des Géants, dans Consuelo, consomme – en les aménageant bien entendu – tous les topoï de la descente initiatique, autour du puits mystérieux : le château invisible de La Comtesse de Rudolstadt se construit par résonance. Cela crée un circuit de références intérieur au roman : le fleuve, par exemple, entendu dans les caves féodales du château invisible est rattaché, par le roman lui-même, par Marcus (puisque, comme nous lecteurs, il sait tout de Consuelo) à l’épisode du Riesenburg : et de même dans plusieurs cas du même genre. Une fois qu’il arrive à La Comtesse de Rudolstadt, le lecteur a en quelque sorte tout sur place : il est saisi dans un réseau qui fait que l’extérieur existe moins. Le cliché est parfaitement assimilé par le roman : une sorte d’intimité, de rumination romanesque se substitue à ce qui serait sans elle usure impersonnelle.
Signes, simulacres, vestiges
17Traversons en accéléré les épreuves de Consuelo au moment où elle se présente à l’initiation. D’abord, les deux parures : c’est l’emblème du choix réduit à sa simplicité la plus dramatique. Il a toutes les vertus de l’énigme, puisque Consuelo doit comprendre sans avoir tous les éléments du problème à sa disposition et qu’elle ignore qu’Albert et Liverani sont le même homme : « sa résolution, quant au choix de l’époux, était prise, mais lequel de ces deux costumes témoignerait extérieurement de son intention ? » (CR, xxxvii, 438.) Cela obéit de plus au canevas d’une espèce de drame fondamental, transpose le choix d’Hercule entre les deux chemins (vice ou vertu). Allégorie morale bien connue, qui fournit à la littérature classique (nourrie d’antiquité) de l’initiation, une sorte de structure paradigmatique pour les fabulations diverses : ainsi Guillemain de Saint-Victor propose dans son Histoire critique des Mystères de l’antiquité (1797) ou Origine de la maçonnerie adonhiramite (1781, c’est un doublon) un « tableau de la réception d’un initié » qui, écrit-il, « mérite quelque préférence sur les historiettes invraisemblables que l’on s’est permis de raconter » : c’est l’initiation d’Hercule, qui consiste à choisir entre les deux chemins.
18Ce qui me semble particulièrement intéressant ici, c’est que cette épreuve de choix est elle-même improvisée, sentie au dernier moment, par Wanda : « J'étais chargée de vous l’apprendre », dit-elle, c’est-à-dire de vous apprendre quel signe signifie quoi, « mais je ne le ferai point. Je veux savoir si vous le devinerez ». Consuelo est mise en demeure de parler avec des signes, de telle sorte qu’elle apparaîtra en parlant aux yeux avant de prononcer un seul mot, qu’elle se révélera vraiment, et elle est sommée de le faire intuitivement : d’entrer par l’inspiration en possession des signes, par un effet même de l’inspiration de dernière minute de Wanda la « sibylle ». Il y aura un peu plus loin, au moment de l’initiation, une sorte de retour à l’expéditeur, quand Consuelo revendique son nom de « comtesse Albert de Rudolstadt » : « ne voyez-vous pas que je me présente ici en habit de mariée, et non en costume de veuve ? » (CR, xl, 468.) C’est un combat, autour de l’équivoque du sens, pour la maîtrise du signe.
19Vient aussi la tentation mondaine : la plus extérieure, la plus grossière, qui a lieu quand Consuelo est encore sur le chemin (CR, xxxvii, 443) : on lui montre Anzoletto, son premier amant, qui chante et se fait admirer, n’est-elle pas tentée de l’accompagner ? « Si c’est une épreuve, dit avec un peu de malice Consuelo qui commençait à remarquer l’insistance de Marcus [...] je m’y prêterai volontiers ».
20Puis la tentation idolâtrique : elle met en scène l’histoire d’Hiram (Consuelo est spectatrice d’une cérémonie de réception maçonnique, comme on le lui explique, CR, xxxviii, 448), le « simulacre des cendres de Jacques Molay » (sur Molay : 451), devant lequel l’héroïne est dispensée de s’incliner, mais c’est une façon de préparer le troisième terme de l’épreuve : « Tu dois faire ici une dernière station et te prosterner devant ce tombeau. Tu dois adorer le Christ et reconnaître en lui le seul vrai Dieu. » (Ibid., 451.) Ce sont les épreuves avec simulacres (décrites et dévalorisées comme telles dans le déroulement même des opérations) ou, pour le troisième terme, avec emblèmes (le tombeau, les trois croix du calvaire, les instruments de la passion13) : elles donnent lieu à une triple abjuration de l’idolâtrie, plus complexe dans le troisième cas, mais non moins ferme : « Vous dites cela », répond Consuelo, « pour m’éprouver encore [...] Mais vous avez daigné m’ouvrir les yeux à de plus hautes vérités, en m’apprenant à lire dans vos livres secrets » (ibid., 451). Dans ce troisième cas, l’héroïne doit répondre au discours de ses interlocuteurs avec les armes qu’il a données, le critiquer avec lui-même. Les travaux pratiques, l’exercice d’application suit, sous le nom d’épreuve, la lecture et les discours qui donnaient les clefs. C’est plus que des épreuves avec simulacres, c’est l’épreuve même du simulacre : Consuelo est amenée à se situer par rapport aux signes, à assumer la critique d’une part des signes, rejetée sous ce nom de « simulacre » ou de « vain simulacre ».
21Enfin Consuelo affronte des « souffrances morales pour fortifier [sa] foi, non pour l’éprouver » (CR, xxxviii, 452). Il s’agit bien d’« épreuves » pourtant : « cette épreuve est-elle inévitable ? » (ibid., 453), demande Consuelo aussitôt après ; on lui dit d’autre part que les Invisibles seront ses frères si elle « persévère encore une heure ». Cette nuance dans le vocabulaire, ce jeu autour du mot et de la notion d’épreuve, donne le signal d’une conversion dans la nature des épreuves. Il fait passer de quelque chose de négatif, l’épreuve par le simulacre, à quelque chose de positif : un « parler aux yeux » (selon l’expression de Marcus) qui est du bon côté du signe. Une deuxième série de « stations » a donc lieu : le terme est celui du roman : tu « dois faire une dernière station et te prosterner devant ce tombeau » à propos du Christ, « vous aurez plusieurs stations à faire en divers endroits ; vous devrez alors examiner tout ce qui s’offrira à vos regards » pour la deuxième série (451 et 455). L’usage du tutoiement ou du vouvoiement sépare, répartit, les deux séries. Léon Cellier note dans son édition du roman que « ces épreuves sont imaginées par George Sand sur le modèle de l’initiation égyptienne » comme le suggère l’expression « les entrailles de notre pyramide » (454). Sur, ou plutôt contre : c’est une déclaration de rivalité et de supériorité.
22La révision du topos accomplie par Sand porte essentiellement sur trois points. D’une part sur le refus de l’emblème : « parler aux yeux » est faire usage de signes qui ne sont pas des simulacres. Ainsi est remis à neuf le riche matériel funéraire des rites maçonniques (qui engage tout un lot d’accessoires pittoresques bien connus du profane curieux : le livre de Clavel les étale, une planche en particulier joue de ce pittoresque14) : pas de « simulacres de tombeaux », pas de fictions jouées de mises à mort, mais des victimes qui sont encore elles-mêmes (avec leur nom par exemple, enregistré par les inscriptions) et des instruments qui tous « ont servi » et ne sont nullement des symboles. George Sand mène de front la critique du spectaculaire et une recherche de la vision la plus violente, la plus propre à commotionner : c’est une surenchère d’horreur visible, mais qui refuse le spectacle : « Consuelo fut moins épouvantée de l’aspect de ces objets funèbres qu’elle ne l’avait été dans la geôle par la suggestion de son propre esprit. Il y a quelque chose de trop grave et de trop solennel dans l’aspect de la mort même. » (CR, xxxix, 459.) L’opposition est tout à fait remarquable du « spectacle » et de l’« idée », dans ce passage où Consuelo s’écrie :
Oh ! ce n’est pas l’auguste spectacle d’une glorieuse destruction qui peut faire horreur ou pitié ! c’est plutôt l’idée de la vie en lutte avec les tourments de l’agonie. C’est la pensée de ce qui a dû se passer dans ces âmes désolées, qui remplit d’amertume et de terreur la pensée des vivants ! Mais toi, malheureuse victime, morte debout, et la tête tournée vers le ciel, tu n’es point à plaindre, car tu n’as point faibli, et ton âme s’est exhalée dans un transport de ferveur qui me remplit de vénération. (Ibid., 459-460.)
23Cette communion de l’héroïne avec la passion de la victime humaine a pour arrière-fond implicite, construit par le roman, le rejet fondamental du catholicisme sous deux aspects, à la fois l’idolâtrie (simulacre et spectacle) et la peur panique, superstitieuse des morts15 : tel est ici le double visage de l’impiété catholique, incarnée par la famille d’Albert. Tout ce passage cherche un traitement du matériel funéraire, qui soit profondément émouvant, qui parle aux yeux de toute sa puissance, mais qui ne soit pas le spectacle funèbre à la façon catholique (le catholicisme étant depuis longtemps incriminé pour son goût des effets spéciaux morbides, pour l’appareil terrifiant dont il entoure la mort).
24Le deuxième aspect de la révision du topos tient à la réécriture de l’héroïsme à laquelle Sand se livre, réécriture conditionnée par le fait que Consuelo est une femme. Tout l’épisode expose une faiblesse héroïque et qui prouve l’héroïsme, supérieure à la force purement physique (comme le développe le discours de Marcus après les épreuves), et assimilant le modèle christique comme le montrent un certain nombre de signes adressés par le roman au lecteur. Avant de descendre dans les souterrains, Consuelo dit en substance : si cette épreuve peut s’écarter de moi, qu’elle s’écarte... Une communion (hérétique bien sûr) précède cette descente, qui mène à une passion des souffrances de l’humanité. Consuelo perd connaissance, ce qui est moins une faiblesse que le témoin de sa participation à cette Passion renouvelée. Par là on sort d’une problématique un peu étroite du physique et du moral, telle qu’elle s’exprimait dans le chapitre où Consuelo blâme les « épreuves toutes matérielles, comme s’il suffisait du courage physique pour être initié à l’œuvre du courage moral » (CR, xxxviii, 448) : le roman trouve la jointure du physique et du moral. L’expression même, « parler aux yeux », suppose cette jointure.
25Le troisième point consiste dans la ré-historicisation des Mystères. L’évacuation des symboliques de la nature est radicale, particulièrement frappante dans le contexte des interprétations maçonniques courantes à l’époque (parfaitement répercutées par Clavel par exemple), et va de pair avec l’évacuation de la « fiction » funéraire (comme celle d’Hiram) au profit d’un réalisme de l’horreur. C’est dans cette optique qu’il faut interpréter la présence ou l’absence de la croix : elle n’est intégrée à la série des épreuves avec emblèmes que pour être mieux remplacée ensuite par les instruments de supplice, instruments vrais, monuments historiques avec restes de peau et de cheveux, et par le signe de reconnaissance romanesque, la croix de la mère qui permet à Consuelo de reconnaître la présence de Liverani.
26Ce point est essentiel, touche au cœur des « Mystères » fictivement recréés par la romancière. La première descente de Consuelo par le puits du Riesenburg, quand « elle s’enfonça dans les mystères du souterrain » (C, xli, 318) à la recherche d’Albert de Rudolstadt, l’avait menée à un ossuaire hussite, l’« église » d’Albert, à un « autel » fait « d’ossements et de crânes humains, artistement agencés comme on en voit dans les catacombes », « construit avec les ossements de mes pères ». Elle avait vu en « hallucination » se lever à la musique d’Albert le passé « des vieux héros de la Bohême », leur sang versé et celui de leur peuple (C, lv, 425), et leur coupe de bois symbolique. Elle avait perdu le contrôle d’elle-même (« ma raison m’abandonne », dit-elle ensuite, ibid., 429) en recevant l’écroulement de l’autel : « En se voyant couverte de ces débris humains [...] elle éprouva une terreur et une angoisse si horribles qu’elle cacha son visage dans ses cheveux épars en criant avec des sanglots. » Ce qu’elle trouvait dans les mystères du souterrain, c’était Albert et une première leçon d’histoire : « Mais vous ne savez point l’histoire, sublime enfant ; vous ne comprenez pas le passé ; et les destinées des nations [...] sont devant vos yeux comme des énigmes. » (C, liv, 415.) Puisque comprendre c’est éprouver16, la leçon d’histoire emprunte le scénario d’un drame simple et brutal : c’est recevoir des morts en plein visage. Au début de La Comtesse de Rudolstadt, la princesse Amélie, écoutant Consuelo raconter ses aventures, pourra donc admirer « comme elle parle d’histoire et de philosophie ! » (CR, vii, 85.) Albert, le fou initial et l’initiateur en histoire, est celui qui vit l’histoire, en qui vit le mort Ziska (dont il croit avoir à expier les crimes), conformément à une recherche romantique de l’expérience du passé. Ne citons qu’Auguste Comte, mais ce cas de passé passionnément vécu est particulièrement frappant : analysant sa « folie » du printemps 1826 (où il s’est jeté dans la Seine), Comte écrit qu’il a parcouru les grandes phases de l’évolution de l’humanité. En trois mois il est descendu (à contre-progrès), en cinq il a remonté. Cette descente aux enfers, dominée et retournée en apothéose, où Comte s’est identifié avec l’évolution humaine, est analysée par Paul Arbousse-Bastide dans son étude sur « Auguste Comte et la folie17 ».
27Le musée des supplices de la fin de La Comtesse de Rudolstadt, avec son sol fluide fait de poussière humaine, porte à son accomplissement la traversée de l’histoire et donne l’héroïne à l’humanité : « Un léger pli à son front trahissait une résolution inébranlable, la première de sa vie. » (CR, xl, 467.) Consuelo a connu ses catacombes, comme Albert selon le récit de sa mère Wanda : « Je l’initiai à notre projet de régénération universelle. À Rome, dans les souterrains réservés à nos mystères, Marcus le présenta [...]. » (CR, xxxiv, 405.) En fait, l’épisode initiatique de La Comtesse de Rudolstadt (qui constitue bien plus qu’un épisode au sens banal du terme, bien sûr, et qui couronne le roman) est plutôt une remontée qu’une descente. La descente a eu lieu dans Consuelo. La Comtesse de Rudolstadt est construit en miroir : c’est symétrique et de sens inverse, c’est le retour à la surface après lequel peuvent commencer les « œuvres », et le roman peut s’achever.
Liberté
28On peut lire La Comtesse de Rudolstadt comme une mise en ordre du domaine du signe, mise en ordre très sûre d’elle-même, car la romancière nous place, par le personnage de Consuelo, d’emblée au sommet, nous donne le point de vue le plus satisfaisant, le plus plongeant, le plus pyramidal. Sand compose une hiérarchie et un double régime du signe : un initié des grades inférieurs, jouant sa fable, son rite funéraire, et livré aux épreuves physiques et aux signes-simulacres sur lesquels ce rite repose, sert de spectacle, d’épreuve morale et de signe à l’initié supérieur, lui-même spectateur invisible. Le roman joue sur les extrêmes : Consuelo passe de l’état d’objet de la surveillance (un état d’oppression complète, dans la maison pleine d’inscriptions) à celui d’œil absolu (et cela entre en écho avec le chapitre de Consuelo où, profane, elle était déjà, en contrebande et sous la conduite de Cagliostro, spectatrice d’une cérémonie maçon nique, quoique sans pouvoir l’identifier comme telle) : elle voit à présent du plus haut des grades.
29La critique du signe et le rejet du simulacre s’expriment de la façon la plus explicite : Sand fait disserter ses grands initiés sur le petit nombre de ceux qui comprennent, sur le vide des premiers grades, sur la bizarrerie qui suffit à retenir la curiosité et la vanité du plus grand nombre (CR, xxxi, 369). Les premiers grades, insignifiants, servent ainsi à « éprouver les instincts et les dispositions des postulants », mais l’expérience de cette épreuve est épargnée à Consuelo, comme elle l’a été, d’une autre façon, à Albert : s’il a reçu ces grades, il avait été d’abord mis au courant par Marcus de la suite, il s’agit toujours pour le roman de tricher avec les premiers grades18. Cela va de pair avec le rejet du progressif, de cette « série d’initiations » rejetée comme « amusement » de la « curiosité » : « c’est par là », par les hauts grades, « que tu vas débuter dans la carrière », dit-on à Consuelo. Rejet en conformité avec la notion romantique de l’inspiration : de même sont opposés dans le roman le discours que réclame Spartacus (« Parle ! ») et la musique, évocatrice, totale, par laquelle Albert répond ; de même à une lecture suivie et linéaire est opposée la méthode de lecture de Consuelo, rompue et par éclair, une sorte de lecture au coup de cœur. Il est impensable, dans ce contexte, que l’Inspiré(e) soit prise dans les lenteurs du degré à degré, attende une augmentation de salaire. Mais c’est aussi que, comme pour l’Orphée de Ballanche qui ne peut être initié parce qu’il l’est déjà, les degrés sont en quelque sorte à côté d’une maçonnerie réduite à ses représentations : « Tu as subi volontairement plus d’épreuves que les mystères maçonniques n’en sauraient inventer, et tu en es sortie plus victorieuse et plus forte que les adeptes ne sortent des vains simulacres destinés à éprouver leur constance. » (CR, xxxi, 373.)
30Cette critique du simulacre, fortement articulée, est simple à comprendre, presque trop simple même : il y a un bon côté du signe et un mauvais. Elle soulève pourtant, me semble-t-il, un des problèmes les plus centraux et les plus complexes du roman, qui touche l’essence même du rite et du rituel. Ce que voit Consuelo et ce qu’elle blâme, c’est un scénario dicté (mû par une « foi tout extérieure et idolâtrique ») et « mal tissu » : mal tissu parce qu’il est dicté, ou dicté parce qu’il est mal tissu, bref cela grince parce que c’est du domaine de la contrainte. Le roman est porté à construire, sur cette critique du simulacre, un système qui voudrait tenir ensemble la forme et l’improvisation, le rituel et la liberté. C’est tout le problème de la nature même des Invisibles : despotiques et libérateurs. Leur œuvre est en quelque sorte d’instruire Consuelo des choses qu’elle va improviser.
31Arrêtons-nous un instant sur l’interprétation d’Hiram que donne Consuelo (CR, xxxviii, 449 et suiv.) : elle fait de ce personnage le symbole même de la théocratie à abattre. On peut dire, dans l’absolu, qu’elle est originale, encore qu’elle ne fasse après tout que tirer les conséquences d’un ouvrage aussi indubitablement et techniquement maçonnique que le Thuileur de Delaulnaye (1813, 1821 pour la seconde édition), qui tonne contre l’ambition théocratique forcenée des Egyptiens et de leurs émules modernes un peu sots, les maçons (je résume). Ce tuileur, important et répandu (c’est celui dont se sert Proudhon par exemple) contient une dénonciation mordante et sarcastique des Mystères et de l’ombre des sanctuaires, parfaitement conforme à l’esprit des Lumières. On est peut-être trop facilement porté à penser que tout livre de maçonnerie disparaît dans la catégorie abstraite « livre de maçonnerie », comme si « la maçonnerie » en personne les avait tous écrits de sa plume égale et grise. Il y a dans les livres que George Sand a pu consulter autre chose que des documents, des faits, des granulés secs de rituels : tout un matériel déjà littéraire. C’est d’ailleurs intéressant que Clavel, dans le livre duquel George Sand a l’impression de trouver enfin la documentation la plus claire et la plus précise (sans se méfier du « pittoresque » semble-t-il), soit justement un maçon qui a une ambition littéraire, qui veut créer autour de lui un milieu maçonnique littéraire.
32Dans l’interprétation d’Hiram par Consuelo, on pourrait donc aussi bien voir une sorte de conformisme. Et le discours se jette dans la machine à interpréter avec une parfaite naïveté, une adhérence immédiate, il donne, comme tant d’autres – et il y a foule –, son tour de manivelle. L’originalité, en somme, serait de s’abstenir.
33Dans tous les cas, réduite à elle-même, cette question d’appréciation sur la nouveauté de l’interprétation mène à une impasse. Pour être compris, l’épisode ne doit pas être pris à l’état isolé, comme s’il s’agissait de prélever une opinion sur Hiram pour la disposer dans une collection des interprétations. Il fonctionne avec une intrigue et un scénario, et en dynamique avec tous les discours qui l’ont précédé. Or il se dégage de cet ensemble une impression à la fois gênante et captivante : cette indépendance, cette intrépidité que manifeste Consuelo devant ses initiateurs, ce franc-parler digne de la parrhèsia du sage antique qu’aucun pouvoir ne fait trembler, sont réversibles en docilité. Tout se passe en effet comme si elle inventait ce qu’on lui a dit avant, didactiquement et explicitement, comme si elle improvisait le rôle qu’on lui a appris. En parlant pour « révéler son âme » ainsi qu’on le lui demande, elle recombine parfaitement, spontanément, en les tissant comme il faut, les éléments que comportaient, ou plutôt imposaient, les premiers discours de l’initiateur et les récits de Wanda sur l’initiation d’Albert. On lui a dit ce qu’il fallait penser, comment il fallait penser contre. Et elle pense contre aux bons endroits, sait tout à coup pratiquer l’écart pour mieux obéir à ce qu’on attend d’elle, et toute son ingénuité rusée est occupée à déjouer l’épreuve (vous dites cela pour m’éprouver mais vous avez dit vous-même que...). Les discours qui lui ont été faits préparaient la scène de l’interprétation d’Hiram, la programmaient. Consuelo sait les mots : bien sûr, puisqu’on les lui a donnés (dans le discours de l’initiateur), elle les répète et elle les invente – ou tout doit se passer comme si elle les inventait, « révél[ant] le fond de [s]on cœur » (CR, xxxviii, 450).
34Qu’est-ce que cette ingénuité ? Le roman pose avec acuité un véritable problème éducatif, le problème d’une éducation de la liberté : à travers l’épisode initiatique, la rencontre est à la limite trop parfaite, au nom du cœur, entre l’instructeur et son élève. La Comtesse de Rudolstadt met son héroïne aux prises avec la notion même de rituel, avec le contact contraignant de son cadre : « Nous n’avons point inventé ces formes », dit-on à Consuelo qui s’étonne que la fable maçonnique « serv[e] encore » (ibid.). C’est à travers cette lutte ou ce travail que le roman arrive à une trouvaille de forme : un rituel du cœur et de la spontanéité, mais en même temps instruit, prédirigé. Inspiration et liberté, mais en même temps, et aussi à son plus haut degré, conformité. La nature d’actrice de Consuelo (et certainement il faut dire sa nature plutôt que son métier) est particulièrement importante : elle est celle qui joue un rôle appris et qui cependant est ingénument elle-même. Une sorte de rituel, un rituel fabuleux, est créé en roman par George Sand : unique par définition, il ne peut servir qu’une fois avec ses personnages, et ne peut exister peut-être que dans l’illusion du roman, sur le théâtre de la fiction, pour être si merveilleusement improvisé et concerté, du même jet si naïf et si arrangé. Seul le roman peut fabriquer ce produit bien tissu (inspiration, signes revus, enchaînement parfait, entente électrique et charismatique...) et le jeter contre le mal tissu, ou contre ce qui tombe du coup sous le grief de contrainte et d’arbitraire, une certaine convention des signes, une certaine humilité et solidité des « formes » rituelles, ni complètement intérieures ni complètement extérieures, ni toutes raides, ni toutes souples.
Notes de bas de page
1 La Comtesse de Rudolstadt, édition Phébus Libretto, chap. xxvi, p. 317. Nos références sont à cette édition.
2 C’est un topos, mi-sérieux mi-plaisant, très sérieux ou très plaisant, selon les sensibilités : les temps modernes ne permettent plus de faire subir aux candidats les épreuves de la très authentique (c’est-à-dire très fabuleuse) initiation égyptienne : problème s’ils se rompent les os, par exemple. Impossibilité déontologique et pratique de les enfermer à jamais dans une cave en cas d’échec, difficulté de trouver les souterrains donnant sur le Nil, ou derrière une Isis monumentale, manque de crédits.
3 CR, xxxviii, 448.
4 C, xl et suivants, 314 et suiv. Le puits est un accessoire important du décor des Mystères.
5 Sethos, histoire ou vie tirée des monumens anecdotes de l’ancienne Égypte, 1re édition 1731 (et nombreuses éditions ultérieures), raconte l’initiation du prince Sethos dans la grande pyramide de Memphis, puis son tour du monde civilisateur, sous l’incognito. La description de la science et de la sagesse des prêtres, ainsi que de leurs machines et de leurs mises en scènes sophistiquées, y occupe plusieurs chapitres. Sur ce roman pédagogique, voir Robert Granderoute, Le Roman pédagogique de Fénelon à Rousseau, Genève, Slatkine, 1985, 2 vol.
6 « Si j’avais eu plus tôt l’ouvrage de Mr Clavel j’aurais été dispensée de toutes autres recherches, car il n’a rien oublié, et ses renseignements ont la précision et l’ordre qui manquent à tous les autres [...] J’aurais pu faire mon roman avec cette première idée que j’avais des mystères maçonniques, et, après avoir lu une quinzaine de volumes, j’y reviens. Mais ma conscience n’eût pas été en repos, et elle y est maintenant » (Sand à Ferdinand François, fin juillet 1843, Cor., t. VI, p. 208. La Comtesse de Rudolstadt paraît en feuilleton du 23 juin 1843 au 10 février 1844.
7 On a de toute évidence, autour de La Comtesse de Rudolstadt, de son objet maçonnique ou paramaçonnique et des sources de Sand, un problème de documentation. On dispose du catalogue de la bibliothèque de Nohant d’une part, mais c’est le catalogue d’une vente de 1890, et on n’est pas sûr des dates d’acquisition (la bibliothèque est celle de George et de Maurice Sand), d’autre part de la correspondance de George Sand, éditée par Georges Lubin. Ici les dates et l’implication de Sand sont sûres, mais les données sont souvent décevantes du point de vue documentaire. Peu de titres et de noms sont cités, de beaucoup d’ouvrages il n’est rien dit de précis : ce sont par exemple des remerciements à Clavel et Pagnerre pour les livres qu’ils ont prêtés (mais lesquels ?), ou c’est Cavaignac qui s’exprime d’une façon sibylline, en mai 1843 par exemple : « j’ai sur ce sujet [la franc-maçonnerie] considéré relativement aux idées sociales, un livre assez curieux », ou : « J’ai un autre livre que vous pourrez consulter. »
Dans la Cor., t. VI, Sand nomme le roman de Charles Didier sur le carbonarisme, Rome souterraine (lettre no 2666), Barruel et l’abbé Grégoire (no 2652), Clavel (no 2692). Le Catalogue de bons livres anciens et modernes provenant de la bibliothèque de Nohant (Paris, Librairie des Amateurs, A. Ferroud libraire-expert, 1890) contient notamment : l’Histoire pittoresque de Clavel (no 172), un lot (le no 645) composé de l’Ordre des Francs-Maçons trahi et leurs secrets révélés (abbé Pérau, 1745), des Francs-Maçons écrasés (1766), de l’Ordre des Francs-Maçons trahi et le secret des Mopses révélé (1766), des Travaux maçonniques de Chemin-Dupontès (1819), du Thuileur de Delaulnaye (1813) ; le Crata Repoa édité par Bailleul en 1821 dans le lot no 647 avec divers livres sur le compagnonnage, les livres de Guillemain de Saint-Victor (Recueil précieux de la maçonnerie adonhiramite, 1789, etc.) et de De Joux (Ce que c’est que la franche-maçonnerie, an X) dans le lot no 704.
8 « Crata Repoa » est censé être le nom d’une « société mystérieuse » de l’antique Egypte : le livre consiste dans la description du parcours de l’initié étape par étape, par mixage d’emprunts aux sources latines et grecques.
9 « Ce ne sera pas sans doute sans quelque surprise que l’on remarquera que les initiations aux Mystères se faisaient avec les mêmes formes, et qu’on y suivait dans les Grades la même progression que nous observons aujourd’hui » (Avertissement de Bailleul, 1821).
10 Clavel, Histoire pittoresque de la Franc-Maçonnerie, Paris, Pagnerre, 1843, planche 19, p. 297. Sur Delaulnaye et Lenoir, voir Cl. Rétat, « Lumières et ténèbres du citoyen Dupuis », Chroniques d’histoire maçonnique, IDERM (Institut d’études et de recherches maçonniques), no 50, année 1999, p. 5-68 ; et sur Delaulnaye, « L’annotation des Mystères. L’Histoire des religions de François-Henri-Stanislas 1791-1795) », dans Les Notes de Voltaire, Une écriture polyphonique, études présentées par Nicolas Cronk et Christiane Mervaud, « Studies on Voltaire and the eigtheenth century », Voltaire Foundation, Oxford, 2003, p. 146-163.
11 CR, xxiv, 298. Répété au chapitre xxxvii, « Consuelo fut bientôt prête ; mais en se regardant au miroir encadré de sentences menaçantes, elle n’eut plus envie de sourire comme la première fois » (p. 438). On sait que le miroir figure dans certains rituels.
12 Cette mort apparente est à la fin du roman décrite et expliquée comme la dernière crise nécessaire à Albert avant d’entrer « dans la vie réelle » (CR, xxxiv, 409).
13 Cela a été décrit p. 448.
14 Histoire pittoresque de la Franc-Maçonnerie, planche 15, p. 213.
15 Voir tout l’épisode de la réapparition d’Albert au Riesenburg, quand il est pris pour son propre fantôme, pour un vampire.
16 C, xxv, 202 : Albert « ne comprenait que ce qu’il éprouvait ». C’est une clef pour les deux héros, pour Albert comme pour Consuelo.
17 Dans Les Sciences de la folie, dir. Roger Bastide, Publications du Centre de Psychiatrie sociale, EPHE 6e section, Paris – La Haye, Mouton, 1972, p. 47-72.
18 Parce qu’ils sont donnés pour menteurs eux-mêmes, bons pour les dupes. « Marcus le présenta et le fit admettre aux premiers grades de la maçonnerie, mais en se réservant de lui révéler d’avance les symboles cachés sous ces formes vagues et bizarres, dont l’interprétation multiple se prête si bien à la mesure d’intelligence et de courage des adeptes » (CR, xxxiv, 405). S’ils se prêtent à l’intelligence du récipiendaire, pourquoi ne pas avoir fait confiance à celle d’Albert ? Les épreuves maçonniques donnent lieu à tout un jeu romanesque pour ruser avec la ruse.
Auteur
Claude Rétat est chargée de recherche au CNRS et membre du LIRE. Spécialiste de la littérature du xixe siècle, notamment de Hugo et de Michelet, elle a publié X, ou le divin dans la poésie de Victor Hugo à partir de l’exil (CNRS Éditions, 1999) et La Légende des siècles de 1859 (SEDES, 2001). Elle travaille actuellement sur l’œuvre du citoyen Dupuis (auteur de l’Origine de tous les cultes ou Religion universelle, 1795) et sur les problèmes d’histoire des religions au carrefour desquels cette œuvre se situe.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014