Triompher de la mort dans La Comtesse de Rudolstadt ?
p. 335-348
Texte intégral
1La représentation et l’imaginaire de la mort sont partout dans Consuelo. Mais, si nous croyons à la solidarité profonde des deux œuvres, c’est dans La Comtesse de Rudolstadt que se pose avec le plus d’acuité la question de la « forme » et de la « signification » de la mort : triomphe de ou sur la mort ? Sans vouloir faire de La Comtesse un « jugement dernier » comme la peinture les a aimés, l’œuvre vaut comme une grande composition du genre de celles que George Sand verra en 1855 au campo santo de Pise, avec ses élus et ses réprouvés, ses puissances de vie et ses menaces de mort et, surtout, dans les unes et les autres, ce qui est destruction et ce qui est, peut-être, résurrection. Alain définissait dans ses Propos de littérature Consuelo comme une « œuvre pascale1 ». C’est bien dans les rebondissements et les prolongements de La Comtesse de Rudolstadt que l’on peut savoir si, oui ou non, le qualificatif mérite d’être employé. Dès la « conclusion » de Consuelo, Sand a ajouté sur le manuscrit en le mettant dans la bouche de Zdenko : « la mort est vaincue » (C, « Conclusion », 913)2. La Comtesse peut apparaître comme l’accomplissement ou, mieux, l’apocalypse de cette parole prémonitoire.
« Mort à jamais » ?
2Lorsque, un an après la fin de Consuelo, le roman reprend à la cour de Prusse, destiné à se dérouler pour sa plus grande partie en Allemagne, s’il y a quelque chose d’acquis dans l’héritage d’un roman sur l’autre, c’est bel et bien l’information de la mort d’Albert, une mort à l’idée de laquelle Consuelo a du mal à se faire, comme à s’en défaire. Elle le peut d’autant moins qu’elle s’en estime responsable, tout en ayant du mal – là encore – à se dire qu’elle aurait pu ou dû aller plus loin dans les manifestations d’un amour qu’elle n’éprouvait pas. L’« arc de triomphe d’une belle mort » (C, cv, 900) ne suffit pas à rassurer son esprit. Le nouveau roman commence par la manifestation d’un malaise physique de la cantatrice sur lequel nous n’aurons que plus tard une explication. Sans vouloir anticiper sur les manifestations et les explications futures, nous pouvons penser d’ores et déjà à la perte de connaissance qui l’affectera à la sortie de la prison (CR, xx, 256) et que doublera peu après celle du chevalier (CR, xxii, 275), comme à la défaillance de la néophyte dans le souterrain des initiations (CR, xxxix, 463). Ne sont-ce pas là quelques-unes des approches de la mort qui scandent tout le roman ?
3Malaise, mal-être, malveillance, tel est le plus souvent le cas de la vie d’une cour (pour revenir au début) dans laquelle « le royal basilic » fait la pluie et le beau temps, sème la terreur et la mort, épie les relations et les intimités. Tout en rattachant les nouvelles aventures de Consuelo à la disparition d’Albert, Sand, qui sait par instinct qu’un roman est, comme le dira plus tard Jean Hytier, « la domination d’une grande complexité », fait entrer en force dans celle-ci les intrigues et les réseaux de la cour dont les habitués ne cessent de se dévorer entre eux. Il y a là une dimension romanesque de la mort dont la romancière fait jouer les ressorts, ne serait-ce qu’en considération de l’affabulation historique et de l’échelle européenne dans lesquelles ses personnages sont engagés. Sans avoir encore en ligne de mire, dans les années 1750, l’horizon de la Révolution, mais en ayant quand même en tête la fin et la finalité de sa fresque, elle ne peut que penser que, à quelques exceptions près, l’homme est un loup pour l’homme, surtout sous les lambris dorés et les dehors policés. Que le lecteur pense, lui, au trio non moins royal qu’infernal : Frédéric, son frère Henri, sa sœur Amélie, trio qui risque de s’entre-déchirer. Il faut à la frêle Consuelo la force d’âme qu’on lui connaît pour oser non seulement tenir tête au Roi, mais faire de sa propre vie un enjeu moins important que celui représenté par la disparition d’Albert.
4Le souvenir ou, plutôt, le spectre de celui-ci ne cesse de hanter les jours et les nuits de son épouse en titre, selon une progressivité qui est la loi du roman. Mais Cagliostro, sur lequel le discrédit est jeté de plus en plus, ose assez tôt une parole de vérité que confirme indirectement la fausse « scène de magie » : « Vous croyez à la mort comme le vulgaire, et cependant vous avez eu un grand maître, un maître qui vous a dit cent fois : “On ne meurt pas, rien ne meurt, il n’y a pas de mort” » (CR, ix, 112). Nous entrons là dans une pensée philosophique qui, même mise dans la bouche de Cagliostro, va courir à travers tout le roman et peut-être triompher dans son aboutissement. Dans celle, plus crédible, de Saint-Germain, à peu de pages de là, l’idée est en gros la même : « au dire des hommes, il [Albert] est mort, je le sais ; mais pour vous comme pour moi il est éternellement vivant » (CR, xii, 148). En dépit de ces prises de position catégoriques, c’est, à ce moment, la réalité de la mort qui s’impose.
5« Mort à jamais ? », a-t-on envie de demander comme Proust à la mort de Bergotte, même si c’est dans un autre contexte et avec d’autres résonances. À la question, il n’est pas sûr que la réponse de George Sand soit très nette, voire tranchée. Il y a la vaticination d’Albert et de ceux qui pensent (à peu près) comme lui, de Boehme à Leroux : « Albert ne doutait pas que son âme, sortant des passagères étreintes de la mort, pour recommencer ici-bas une nouvelle série d’existences, ne fût appelée à contempler cette rémunération providentielle et ces jours, tour à tour terribles et magnifiques, promis aux efforts de la race humaine. » (CR, xix, 240.) Cette « idée grande », cette « foi magnanime », commente Consuelo dans son journal, « répand toute une poésie céleste sur la pensée que je me fais de la mort et des souffrances ». Bien plus, comme on le sait depuis longtemps, à cette idée d’une série de réincarnations projetées en avant correspond une série de vies antérieures. L’homme concret d’aujourd’hui apparaît alors comme un compromis provisoire entre deux éternités N’y a-t-il pas là l’occasion de considérer la mort, non pas comme escamotée, mais comme euphémisée, puisqu’il y a un avant et un après qui constituent autant d’« existences », sans qu’on sache bien si cette croyance est valable pour tous ou seulement pour les êtres d’élite comme Albert. Dans cette conception, en tout cas, il n’y a pas vraiment de mort.
6La question rebondit dans le cas particulier d’Albert : y a-t-il eu mort ? Elle hypothèque le déroulement romanesque de La Comtesse de Rudolstadt à travers des apparitions et réapparitions qui laissent de moins en moins planer le doute. George Sand n’a-t-elle pas abusé, sous cette forme, de la représentation et de l’imaginaire de la mort ? On pourrait penser qu’il y a là une dramatisation, sinon facile, au moins complaisante de celle-ci. Dramatisation ou dédramatisation ? Beaucoup de bruit pour rien ? Mais les états léthargiques sont eux aussi, et même de façon plus angoissante que les malaises, des simulacres de la mort. Ainsi, entre la « foi magnanime » exprimée plus haut et la manipulation de l’épouvantail de la mort, il y a place pour une véritable problématique de celle-ci qu’enrichissent au suprême degré les expériences de l’amour et de l’amitié. Approfondissement et élévation des sensations, des sentiments et de la connaissance, la mort n’est pas qu’une valeur négative. Dans sa lumière noire, il n’y a pas que des zones d’ombre, d’échec et de malfaisance. Comment va évoluer sa dynamique avec l’entrée en scène des Invisibles ?
Avec et par les Invisibles
7Ce sont bien eux qui donnent à La Comtesse de Rudolstadt toute son originalité, par rapport non seulement à Consuelo mais au reste de la production romanesque de George Sand. Invisibles, ils le sont parce qu’on ne doit pas les voir, mais aussi parce qu’ils créent une communication avec l’invisible, le monde de l’au-delà et l’au-delà du monde. Ne sont-ils pas comme le signe de la mort, avec l’immense pouvoir qu’ils détiennent sur les individus, les sociétés, l’Histoire ? La société secrète qu’ils incarnent prépare peut-être l’avènement d’un monde plein de promesses, mais, présentement, joue de l’ambiguïté de sa fonction. Ils ont à leur disposition le champ entier de l’Histoire puisque sous l’autorité de leur jugement passent aussi bien Hiram que Jésus-Christ, le passé que l’avenir, les hérésiarques que les fidèles. Ne seraient-ils pas dans le roman comme l’instance suprême de la mort, sa représentation symbolique par excellence, quelque chose comme ce qui mêle les deux régimes de l’imaginaire, la coupe et le glaive, la nuit et le jour ? C’est avec eux et par eux qu’il vaut la peine de se poser la question de la signification de la mort dans l’univers de Sand.
8Ces Invisibles, c’est à la fois plus et moins du côté de la mort que ce que nous en avons vu jusque-là. Un moment hautement symbolique est constitué par le passage de la frontière, lequel se situe à peu près au milieu du roman. Celui-ci réussit à quitter la Prusse, mais reste on ne sait où en Allemagne, la terre des sociétés secrètes, de même que la dernière partie nous ramènera dans le Boehmer-Wald, en correspondance avec la « conclusion » de Consuelo. Voilà bien les trois hauts lieux de La Comtesse de Rudolstadt, mais nous n’en sommes encore, avec le passage de la frontière, qu’au moment où le roman hésite entre le mal et le bien, y compris (surtout) à propos des Invisibles : « Sont-ils de Dieu ou du diable ? » (CR, xix, 248), se demandait Consuelo lors de la remise du billet par Gottlieb. Sont-ils de la vie ou de la mort ? Consuelo pénètre dès lors dans leur domaine, portée, pour franchir le torrent – seuil, par le Chevalier inconnu. Celui-ci sera désormais son bon ou son mauvais génie auprès ou en provenance des Invisibles.
9Avec la mort ceux-ci semblent donc avoir une connivence bien marquée et il n’est pas sûr que, à travers eux, la mort ne soit pas un mal qui répand la terreur et pourrait être pire que le pouvoir royal auquel Consuelo a échappé récemment. Il n’est que de considérer l’appareil de mort dont ils s’entourent. Certes le château qui les accueille prend parfois, lui, un air de fête pour les chasses et les soirées qui veulent surtout donner le change, et le pavillon dans lequel Consuelo séjourne ne manque pas aux règles de l’hospitalité, n’était la solitude à laquelle elle est astreinte. Mais dans le château, on va de cercueil en tombeau, de ruines en salle de torture, d’un Hiram condamné pour ses crimes à un Jésus-Christ que ses actes de bienfaisance ne suffisent pas à sauver. Au premier contact de Consuelo avec ses juges, il s’en faut de peu qu’elle ne soit rejetée dans les ténèbres extérieures où sont les pleurs et les grincements de dents. Si l’on veut, justement, ne pas s’en tenir au décor le plus souvent funèbre, les paroles prononcées par les uns ou les autres ne sont pas engageantes. Le langage et la mort n’échappent à la déréliction menaçante que lors de la seconde comparution devant le tribunal des Invisibles, lorsque, enfin, « la formule sacrée de l’œuvre immortelle » (CR, xxxi, 372) qu’ils promeuvent est prononcée, mais la partie n’est pas gagnée pour autant. Le long discours de Wanda, qui ne relève qu’indirectement de la même instance de jugement et prend une valeur explicative et même révélatrice, puisqu’elle se présente et présente Albert comme des rescapés de la mort, n’est pas plus réjouissant : si on voulait faire un relevé statistique de tout ce qui renvoie ou amène à la mort dans ce qu’elle a de plus terrible et horrible, la balance pencherait, là encore, du plus mauvais côté : « les morts demeurent des objets de haine, en vient à dire Albert, à ceux qui les ont le plus chéris, et si leur spectre apparaît, on les suppose vomis par l’enfer, au lieu de les croire envoyés du ciel. » (CR, xxxvi, 433.)
10Comment, devant tout ce que représentent (dans tous les sens du verbe) les Invisibles, peut-on, avec eux et, au moins en partie par eux, revenir de si loin et penser que, dans leurs discours et dans leurs mises en scène, la mort ne finit pas par l’emporter ? C’est le miracle, dira-t-on, constitué par le personnage même de Consuelo qui finit par triompher de toutes les épreuves comme par celui d’Albert qui, attaché plus que jamais à son épouse, est devenu, dans l’épreuve, un tout autre homme que dans Consuelo. C’est aussi, sans miracle mais non sans prestige, la force tranquille du message des Invisibles : les trois mots talisman – liberté, fraternité, égalité – rompent avec le climat délétère des institutions et des sociétés anciennes. Et, comme l’a nettement dit Françoise Genevray dans la description qu’elle fait de la salle des instruments de torture : « le roman ne devient initiatique au sens précis du terme que grâce au contact de Consuelo avec la mort3. » Seul ce contact physique et spirituel, dans lequel rien ne lui est épargné, est un gage suffisant de sa détermination à vouloir, précisément, choisir le parti de la vie.
11Il faut dire que, juste avant la descente aux enfers du chapitre xxxix, pour reprendre le mot de Cellier, « une cène mystique » lui a donné, avec des consignes utiles, le « courage surhumain » (CR, xxxviii, 455) d’affronter la vue, en une sorte d’époptie, des turpitudes inquisitoriales. Cette scène/cène qui tourne autour de la présentation de « la coupe, cette relique précieuse qu’un descendant de Ziska a apportée parmi nous » et qui ne peut être, à l’évidence, que l’équivalent du vase du Graal, tranche – si l’on peut dire – avec tout ce que le glaive a représenté aussi bien à l’encontre que de la part des Invisibles. Consuelo, avant la dernière série d’épreuves, doit prendre la coupe et boire la première : « Si tu portes de la foi dans cet acte, lui dit Marcus, quelques gouttes de ce breuvage seront pour ton corps un fortifiant souverain, et ton âme fervente emportera tout ton être sur des ailes de flamme. » (Ibid.) Comment parler encore de mort ?
12Ce qu’il faut, c’est quand même marquer le progrès accompli (mais y a-t-il vraiment progrès, car tout doit plutôt se tenir conjointement, comme on parlait au Moyen Âge de conjointure) entre la prison de Spandaw et la descente dans le souterrain, entre les 2/5e et les 4/5e du déroulement du roman, entre l’évocation de la croyance d’Albert dans une série d’existences post mortem et la communion de Consuelo aux deux espèces comme « signe à la fois céleste et matériel de l’égalité fraternelle » (ibid., 454) ante mortem. Certes, dira-t-on, c’est ici-bas que se concrétise cette « égalité fraternelle » que les religions ont souvent préconisée mais pas toujours pratiquée. Mais, sous la plume de Sand, il ne faut pas moins de « foi » de part et d’autre et c’est dire que la mort et ses effets peuvent être niés dès ici-bas. « L’âme essentiellement religieuse » (CR, xxviii, 332) de Consuelo ne se choque pas, bien au contraire, de ces vertus anticipatrices que peut prendre la « foi » dans ces valeurs de fraternité et d’égalité. Ne dira-t-on pas qu’il y a même une sorte de prémonition de ce que les théologies modernes ont parfois découvert, lorsqu’on voit écrit aujourd’hui, sous la plume d’un évêque, que le Royaume n’est pas « la définition de l’au-delà, mais de l’ici autrement ». Pour Sand, le poétique n’est pas plus inconciliable avec le religieux que le social avec le mystique. Les deux actes de « foi », sous l’égide de J. Boehme pour l’un et des Invisibles pour l’autre, plutôt que d’être opposés, se complètent et vont dans le même sens, celui d’une consonance que l’on a envie de dire musicale dans un roman où le violon d’Albert et le chant de Consuelo tiennent une si grande place.
13Trop de références sont faites aux mystères de l’antiquité, à certaines croyances plus ou moins modernes et, finalement, au Graal, pour ne pas penser, avec les uns et les autres, que l’initiation propre aux Invisibles ne s’applique pas à la fois au monde visible et au monde invisible, au matériel et au spirituel, si tant est qu’il faille et qu’on puisse les séparer. Déjà, dans Consuelo, le fameux violon d’Albert est donné comme aussi sacré « que les cistres des mystères d’Eleusis » (C, li, 392) et d’autres allusions ne manquent pas, dans La Comtesse de Rudolstadt, à ces mystères qui promettaient aux mystes de Déméter un bénéfice matériel et spirituel pour ici-bas et au-delà. « La religion mystérieuse qu’Albert conservait comme un précieux talisman » à la suite des Boehme/Ziska et autres Gottlieb/Zdenko, et qui est aussi revendiquée comme sienne par la prisonnière de Spandaw, tient les deux bouts de la même chaîne, à savoir celle de « la résurrection des justes et de leur séjour avec Jésus-Christ, sur une nouvelle terre » (CR, xix, 239) et celle de « la future égalité entre tous les hommes et la future manifestation de la justice et de la bonté de Dieu sur la terre. » (Ibid., 241.) Les Invisibles ne renieront pas mais compléteront, en des circonstances particulières, ce Credo désormais plus ambivalent qu’ambigu. Enfin, troisième référence, la quête du Graal, qui n’interviendra explicitement qu’in extremis mais qui a été préparée, entre autres, comme l’a bien montré F. Genevray4, par le rôle du Chevalier, la place du château et l’importance donnée à la coupe, pouvait-elle être délestée de toute implication spirituelle ? Avant même l’épilogue, la quête existe au moins comme pierre(s) d’attente.
14Ne sont-ce pas celles-ci et d’autres qui conduisent Albert et Consuelo aux noces mystiques auxquelles aboutissent l’initiation et la logique romanesque des chapitres depuis la grande scène d’amour, si l’on peut dire, qui précède le franchissement de la frontière (CR, xxi, 267) et faisait écrire à Alain : « Consuelo est fille de la terre aussi5 ». Désormais, selon un couplage romantique que l’on trouve aussi chez Nerval évoquant dans Sylvie « les deux moitiés d’un seul amour, » et qui est bien fait pour affronter le temps, c’est terre et ciel qu’il faut lire conjointement. Ensuite, comme nous le verrons, il en adviendra autrement. Mais, à partir du moment où Consuelo, avec sa lampe allumée qui ne peut être qu’une réminiscence de la parabole des vierges sages et avec la robe blanche qu’elle a choisi de revêtir pour participer au festin du royaume, au son de « la voix magique de l’harmonica » (CR, xli, 472), la cérémonie du mariage consacre, sous une pluie de fleurs, le bonheur du couple, en plein accord avec la volonté des Invisibles et avec les esprits religieux de tous les temps. La musique de Porpora, « sur un rythme d’une largeur et d’une simplicité antiques : Ô hymen/à hyménée » (477), le rappel de la « sublime inspiration de Mozart pour un Requiem mystérieusement commandé », les formules et « les rites simples et touchants du nouveau culte », tout conjugue les effets et les efforts d’une célébration de plénitude pour que la double foi, représentée par le couple, soit elle-même consacrée. Le temps d’« un rêve divin » (CR, xli, 493), la cène mystique déjà entrevue se transforme en un festin que servent, sans entorse au principe de l’égalité fraternelle, les membres des Invisibles moins élevés en grade ou volontaires pour ce genre de service, le considérant « comme une cérémonie religieuse, comme une pâque eucharistique » (489). Le mot de « pâque » ne peut pas avoir été employé au hasard par George Sand, avec toutes ses implications et ses suites. A défaut de pouvoir, à l’inverse de ce que fit Josué dans l’Exode, « arrêter le soleil sous l’horizon » (495), la cérémonie du mariage fait du couple Albert-Consuelo les héros définitifs de l’action des Invisibles et les hérauts d’une victoire au moins provisoire sur la mort dont on sait qu’elle peut, dans certaines conditions, n’être plus seulement euphémisée mais aussi exorcisée pour ici-bas comme pour l’au-delà.
15Il n’en faut pas moins attendre la suite et la fin puisque le lecteur est averti d’ores et déjà que « l’heureux couple [est] destiné à passer de ce beau songe d’une nuit d’été à une vie de combats, de déceptions et de souffrances » (493). La vie, au moins terrestre, serait-elle « destinée »/condamnée à se lover, par-delà les heures heureuses, dans les prémisses de la mort ?
Résurrection ou, au moins, transfiguration
16« Tout est dans la fin », écrivait Nerval à quelque temps de son propre suicide, alors que, dans la seconde partie d’Aurélia, il avait cru pouvoir s’écrier : « Ô Mort, où est ta victoire, puisque le Messie vainqueur chevauchait entre nous deux6 ? ». Il avait envisagé une suite rédemptrice à la révélation dont il était bénéficiaire : « C’est alors que je suis descendu parmi les hommes pour leur annoncer l’heureuse nouvelle ». N’est-ce pas aussi ce qui arrive au couple Consuelo-Albert lorsqu’ils descendent des hauteurs des cérémonies du chapitre xli aux actes de leur vie nouvelle ? L’épilogue est d’autant plus important qu’il s’ouvre par l’intégration du mythe du Graal, dont on veut penser qu’il récapitule, comme l’a montré F. Genevray, des éléments importants de la quête antérieure, mais aussi qu’il est placé à cet endroit stratégique comme une clé musicale de la partition pour les quelque quatre-vingts dernières pages du roman. Dans le fameux château, les templistes, « voués, dès ce monde, à l’immortalité, gardaient la coupe précieuse dont Jésus s’était servi pour consacrer le miracle de l’Eucharistie, en faisant la pâque avec ses disciples » (CR, « Epilogue », 498). Dans les termes mêmes, n’y a-t-il pas confirmation de l’aboutissement que nous avons cru pouvoir lire plus haut, sous la forme d’une quête authentiquement « pascale » ? La « liqueur divine », il suffisait de la « voir », comme dans l’époptie des mystères antiques, « pour être à jamais à l’abri de la mort et du péché » (499). Les « Argonautes chrétiens », comme Sand appelle les chevaliers du Graal, « disparurent d’entre les hommes, comme Jésus, après sa résurrection, et passèrent de la terre au ciel, sans subir l’amère transition de la mort » (ibid.). Cette fois aussi, le rapprochement est évident et le terme « résurrection » est employé, à propos de Jésus il est vrai. La romancière peut-elle être plus claire sur ce qu’elle veut faire signifier au mythe du Graal dans son rapport même à la mort ? Il ne s’agit plus seulement de foi mais aussi de charité, dans « l’espoir » qu’elle prête à ses « nouveaux templistes » de « rendre le saint Graal accessible à tous les hommes » Là nous retrouvons bien la ligne directrice du roman en vertu de laquelle la victoire de la mort peut être annulée ou dénoncée aussi bien avant qu’après l’événement qui pèse tant sur le destin des hommes.
17Bien sûr, on va retomber de haut avec ce qui arrive à quelques-uns des partenaires, notamment Trenck, mais surtout aux deux protagonistes du roman dont le sort est réglé en quelques pages. Il n’est pas dit que Consuelo se laisse abattre : « Persévérante et fidèle dans l’art comme dans l’amour, grandissant toujours dans la science de la musique, comme dans la pratique de la vertu, [...] puisant toujours de nouvelles forces dans sa foi religieuse, d’immenses consolations dans l’amour ardent et dévoué de son époux » (CR, « Epilogue », 506). Ainsi fait à travers une série de termes couplés, le bilan d’une vie, telle que l’éternité va la changer, n’est pas négatif, même si, pour finir – ou presque –, après les tourments infligés par les puissants à Albert du fait de son étrange retour à la vie, une triple dénégation est apportée à l’espoir, selon le résumé qu’en donne L. Cellier : « Les Invisibles ont disparu sous les persécutions, Consuelo a perdu sa voix, Albert est redevenu fou7 ». Il ne suffit pas d’ajouter avec lui : « Cette conclusion n’est pessimiste qu’en apparence, puisque l’amour du couple subsiste et que la Révolution n’est plus loin ». Il faut aller jusqu’à penser et dire que la mort spirituelle et matérielle, physique et morale, attachée à la vie d’ici-bas comme à celle de l’au-delà, n’a pas le dernier mot : strictement parlant, d’ailleurs, il n’est pas question de mort. Le roman ne se situe plus dans « l’illusion lyrique » de l’initiation et du mariage, mais, dans l’épilogue, la Lettre de Philon permet de trouver une honorable porte de sortie, à savoir un moyen terme entre l’illusion et la réalité, entre le pessimisme d’une défaite redoutée et le cri de triomphe d’une victoire espérée.
18Pour apprécier à sa juste mesure ce qui advient dans cet épilogue que relève, quelque vingt-cinq ans après « la disparition d’Albert Podiebrad », le message de la Lettre de Philon, il faut déjà comparer cette fin avec les quelques quatre-vingts pages du début de La Comtesse. Il n’y a pas de commune mesure, justement, entre ce qui se passe à la cour de Frédéric et ce qui, sur le nouveau chemin du couple, quelles que soient les difficultés, participe d’une vie tout autre. Si, entre les deux extrémités, il faut faire un bilan, c’est la mort qui l’emportait d’un côté et c’est la vie qui triomphe de l’autre. Comme quoi, le roman va vers des formes de vie insoupçonnées qui narguent la camarde et lorsque, dans les derniers mots, Philon écrit : « nous allons au triomphe ou au martyre », il se pourrait que les deux termes soient à comprendre comme le triomphe sur la mort même par le martyre.
19Épilogue pour épilogue, celui du grand ouvrage de Leroux, De l’humanité, dont tous les commentaires soulignent l’importance pour l’appréciation du roman de G. Sand, est très net. Pour ramener à sa plus simple expression la pensée terminale de Leroux, on retiendra ces quelques formules qui, comme nous l’avons dit pour Sand, tiennent les deux bouts de la chaîne, entre le sujet et l’objet, l’individu et l’espèce, la terre et l’infini, de part et d’autre du convertisseur fatidique de la mort : « Eh ! certainement ce n’est pas vers la terre, c’est vers le ciel, c’est-à-dire vers l’infini, qu’il faut diriger nos regards. Mais cette tendance vers l’infini est-elle inconciliable avec la vie sur la terre8 ? » Cette « vie », comme pour Albert, peut constituer « une longue série de fois [...] progressant toujours vers l’infini », et, comme pour Sand, une négation de la mort pouvant avoir une coloration religieuse qui ne se confond pas avec « l’idolâtrie du Christianisme catholique ». L’une et l’autre se confondraient plutôt, dans le contexte de la « Lettre de Philon », avec la bonne nouvelle évangélique, à savoir « la foi de la Chananéenne et le denier de la veuve » (CR, « Épilogue », 534), l’épisode de la Transfiguration (561), la grande affirmation de saint Jean : « L’esprit souffle où il veut » (562), mais aussi avec la voix prophétique d’Isaïe : « Lève-toi, sois illuminée ; car ta lumière est venue, et la gloire de l’Éternel est descendue sur toi ; et les nations marcheront à ta lumière. » (561.) Ne faut-il pas penser qu’il y a dans ces seules citations, comme un fil d’or dont on peut suivre le filigrane, le programme d’une négation de la mort ou, plutôt, d’une transfiguration de la vie dans les deux aspects que, à la suite de George Sand, nous n’avons cessé d’examiner ?
20À cette lumière prophétique qui, largement répandue sur la France, consonne avec la petite lampe tenue par Consuelo dans la dernière phase de son initiation et avec un certain « mystère » (le mot revient plusieurs fois, notamment sous la forme de l’adjectif) que l’épilogue a su entretenir, il faut examiner en particulier les trois discours importants qui sont rapportés dans la « Lettre de Philon », en complément du message du violon. Nous sommes alors dans le Boehmer-Wald où, dans Consuelo, la mort était présente et oppressante : il fallait que l’on y revînt pour que la « révolution » du message, accomplie et à accomplir, soit plus sensible. Déjà une grande transfiguration a été accomplie : Albert est devenu, comme à Eleusis, le « précieux hiérophante que nous étions venus chercher » (532).
21Bien que dépassée désormais par celui-ci, qui a acquis sa noble stature, Consuelo est la première à prendre la parole. Pour elle, promue au rôle de grande prêtresse, s’« il n’y a plus de temple pour communier en esprit et en vérité », « la parole de vie reste en dépôt dans quelque sanctuaire » (534) et la « vie d’artiste » est un bon exemple de la « vie d’échange » qui est devenue la règle et « l’idéal ». Le fds du couple, Zdenko, prenant la parole à son tour, chante, lui, la Ballade de la pauvreté, véritable hymne des Béatitudes, qui contient, peut-être sous la forme d’une mise en abyme, la véritable morale non seulement de l’épilogue mais de l’ensemble de La Comtesse de Rudolstadt : comment être heureux ici-bas et au-delà, sinon en se mettant à l’école de « la bonne déesse, la déesse de la pauvreté » ? « Mère féconde des hommes », peut-être à l’égal de Déméter ou d’un nouveau « saint Graal », elle est tout, peut tout, fait tout, pour tous. En troisième et dernier lieu, en position de couronnement des discours, Albert-Trismégiste transmet à Spartacus-Weishaupt le flambeau de sa mission. Il ne faut pas se voiler la face : dans le plan de la vie à venir « qui répond à la nature humaine complète » (553) et de l’homme dressé « comme l’homme lumineux de l’Apocalypse » (557), entre toute une part de destruction dont Spartacus, avec son nom de guerre, sera chargé. C’est dire que, au moins pour un temps, même la mort a sa place ! En définitive, pour l’individu comme pour l’homme en général Albert, qui, aux yeux des autres, « parut comme transfiguré » (561), ne nie pas la mort, mais la transforme en œuvre de vie, dans une création donnée comme éternelle, à condition d’obéir au « souffle de l’Esprit » (561). À la différence des mystères où la triade « liberté, égalité, fraternité » était prononcée à voix basse, « il n’y a plus lieu au secret. Les sacrements sont pour tout le monde. La coupe à tout le monde ! » (563.) La mort, à cause de la nature humaine qui la comprend dans sa condition et à cause des combats qui sont à mener, ne peut pas être éliminée. Ainsi, comme l’écrivait Cicéron, peut-être « ne mors quidem malum est ». Il n’empêche que, comme l’écrit Philon, lui, dans une sorte d’épilogue de sa lettre, « la vie est un voyage qui a la vie pour but, et non la mort, comme on le dit dans un sens matériel et grossier » (565.) C’est aussi le « but » du roman de Sand. Elle ne parle pas pour autant de résurrection, sinon au sens que lui donnaient Boehme et peut-être Albert-Leroux. Nous pouvons néanmoins parler, nous, d’« œuvre pascale », comme expression du triomphe, au moins relatif ou à venir, de la vie sur la mort.
22De toute façon, dans et par le texte (« J’échappe au néant de la mort en vous initiant au secret de ma vie », écrivait Consuelo au début de son Journal de prison, CR, xix, 207), le tombeau de la voix de Consuelo que relaie le violon d’Albert n’est-il pas le signe, selon le second sens de sêma, non d’une résurrection, au sens littéral du terme, au moins d’une transfiguration de la musique du monde ? « Oh ! que la vie est belle, que la nature est belle, que l’humanité est belle ! », chante Albert (CR, « Lettre à Philon », 563), assuré de la disparition des tyrans. Si, in fine, la violence à la Spartacus reste inscrite dans l’Histoire, George Sand, dans La Comtesse de Rudolstadt à la suite de Spiridion comme de Consuelo, « consacre [ou, plutôt, confirme] l’Évangile éternel comme « éternel » par l’affirmation d’une vocation humaine trinitairement et éternellement progressive9 » sous le triple sceau de la « vie nomade » (544) et du mépris de la mort, du génie et de la sagesse, et, pourquoi pas, de la Reine de Saba et de Salomon, dans la tradition renouvelée de la Maçonnerie.
Notes de bas de page
1 Alain, Propos, Gallimard, « Pléiade », 1970, II, 627, (15 mai 1924).
2 Nos références sont à l’édition Phébus Libretto.
3 Françoise Genevray, « Le Graal dans la Comtesse de Rudolstadt », dans Gislinde Seybert/Gisela Schlientz, George Sand au-delà de l’identique, actes du xiiie colloque international George Sand, Bielefeld, 2000, p. 243.
4 F. Genevray, op. cit., p. 241-246.
5 Alain, « George Sand et la musique », (Ier octobre 1928), Propos, éd. cit., I, 1956, p. 805.
6 Gérard de Nerval, Aurélia, Gallimard, « Pléiade », 1993, iii, p. 746.
7 La Comtesse de Rudolstadt, édition établie par Louis Cellier et Louis Guichard, Garnier, 1959, p. 531, note I.
8 Pierre Leroux, De l’Humanité (1840), « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », Fayard, 1985, p. 680.
9 Laudyce Rétat, Romantisme et Religion, PUF, 1980, p. 121.
Auteur
Inspecteur général honoraire de l’Éducation nationale (Lettres). Avant cette dernière fonction, il a été professeur en classe préparatoire à Lyon, puis inspecteur régional de l’Éducation nationale à Besançon. Il a écrit sur Gérard de Nerval, George Sand et Lamartine à l’époque romantique et a présenté les Lettres d’un voyageur (GF, réédition en 2004). Il prépare actuellement un dictionnaire Sand.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014