« La nuit des siècles », ou généalogie, histoire et identité dans Consuelo
p. 277-285
Texte intégral
1La question qui m’occupera est celle de la généalogie dans Consuelo. Question essentielle dans l’épisode bohémien du château des Géants, à partir de laquelle s’organise toute la textualité du romanesque qui est mise en œuvre dans cet ensemble ; question essentielle plus généralement dans le roman lui-même, qu’il s’agisse de Consuelo ou de sa suite, La Comtesse de Rudolstadt, dans la mesure où elle contribue à problématiser tout à la fois le discours historien et le prophétisme. Elle peut être appréhendée selon deux perspectives principalement, psychanalytique et idéologique, et je m’emploierai à conjuguer et à croiser ces deux perspectives pour dégager le point de fuite sociocritique que l’une et l’autre découvrent, mais, compte tenu de l’étendue de cette question, je centrerai mon propos sur le seul personnage d’Albert.
2Dès le début de l’épisode bohémien, la question généalogique est posée et se ramène à cette interrogation : qui est Albert de Rudolstadt ? Une première réponse, si c’en est une, est apportée par sa cousine germaine, Amélie, lors du très long récit qu’elle fait à Consuelo, à peine arrivée au château. Ce récit s’étend sur quatre chapitres (xxv-xxviii), il est assez complexe, en raison des nombreuses données qu’il rassemble. Sans entrer dans le détail de ces histoires de famille très enchevêtrées, il s’en dégage que la structure familiale s’organise selon une opposition conflictuelle entre la branche paternelle et la branche maternelle. La branche paternelle est celle des Rudolstadt, la branche maternelle est celle des Podiebrad. Cette branche maternelle remonte au chef des Taborites, le redoutable aveugle Jean Ziska, qui a conduit les guerres des Hussites. Il fut le père d’une fille, qui s’est mariée à un seigneur de Prachalitz et de cette union sont descendus les Podiebrad. Or l’une des descendantes de ces Podiebrad, Ulrique, mariée à un Withold Podiebrad, renonça, à la mort de son mari, à son nom de Podiebrad pour celui de Rudolstadt. Cette abjuration du nom de famille s’est elle-même accompagnée d’une conversion au catholicisme et s’est traduite par l’adoption du parti saxon contre le parti slave et bohémien. C’est sur cette trahison que s’est construite l’actuelle famille des Rudolstadt. Telle est la généalogie, faite par Albert et que rapporte Amélie à Consuelo. Que retenir de ce brouillamini ? avant tout qu’il y a eu une faute, et que cette faute est aujourd’hui l’objet d’une occultation de la part des Rudolstadt. Cette faute, une femme s’en est rendue coupable, Ulrique, l’arrière-arrière-grand-mère du comte Christian, le père d’Albert ; mais une autre femme, Wanda, la femme de Christian et la mère d’Albert, en qui revit le sang des Prachalitz et des Podiebrad, a pour ainsi dire racheté cette faute, en restant fidèle à ses origines ancestrales. À l’égard de cette faute qui remonte à plusieurs générations en arrière, deux attitudes dans la famille des Rudolstadt ont été adoptées : ou bien l’oubli, cultivé par exemple par la chanoinesse Wenceslawa, garante de la généalogie menteuse des Rudolstadt, ou bien le souvenir, auquel s’attache Albert, doué d’une mémoire extraordinaire.
3En la personne d’Albert est rassemblée toute la mémoire de la famille, mais cette mémoire est le théâtre d’un conflit entre les deux branches de sa famille. Avant de poursuivre, précisons que ces deux branches familiales, la branche paternelle (Rudolstadt) et maternelle (Podiebrad) sont à comprendre comme deux paradigmes antithétiques. Respectivement, les éléments de ces deux paradigmes sont les suivants : saxon, catholicisme, clergé, pouvoir ; bohémien, réforme, peuple, révolte, ou révolution. Comme détenteur de la mémoire familiale, Albert se trouve à la croisée de ces deux paradigmes, et il est le lieu d’un affrontement autant psychologique qu’historique. Terrible affrontement, qui compromet sa raison et le fait délirer. C’est l’une des données romanesques de Consuelo : Albert est fou, c’est un monomane, qui ne cesse de divaguer et d’extravaguer. Mais sa folie, psychiatriquement, n’est pas à mes yeux très intéressante, même si elle présente, il est vrai des aspects pathologiques qui sont importants dans l’économie du récit. Plus remarquable, me semblent être l’objet et les modalités de cette folie. Ses modalités, tout d’abord. Elles se caractérisent par une confusion des temps et des époques. Le passé constamment se superpose au présent et même se substitue à lui. De là des perturbations identitaires sans nombre, qui affectent Albert le premier, se prenant pour Jean Ziska ou pour Withold Podiebrad, et qui s’étendent logiquement, c’est-à-dire selon la logique de son délire, au reste de sa famille, la chanoinesse Wenceslawa et Amélie devenant Ulrique de Rudolstadt, son père et son oncle se retrouvant ses fds, et Consuelo, quant à elle, prenant l’identité de Wanda, tour à tour mère et sœur d’Albert, lui-même étant son mari ou son fils, etc. L’objet de ce délire, maintenant. C’est l’histoire de la Bohême en même temps que l’histoire de la famille des Rudolstadt, les deux sont intimement liées entre elles et en réalité ne sont pas dissociables. Le délire d’Albert, en le faisant replonger loin dans le temps, à l’époque des guerres des Hussites, l’amène à restituer à l’histoire de la Bohême toute sa présence sur une étendue de plusieurs siècles. Or si Albert est effectivement fou, l’histoire qu’il met en scène n’est pas folle. Au contraire, le délire visionnaire d’Albert permet de mettre au jour quelques grandes lignes de force et de sens qui orientent et vectorisent cette histoire et la font signifier. En particulier est mise au jour l’opposition capitale entre le saxon et le slave, le catholicisme et la réforme, dans laquelle est prise la Bohême du xviiie siècle. De la sorte, l’histoire de la Bohême acquiert l’unité d’un tout et est à lire principalement comme la confrontation sanglante et violente du peuple et du pouvoir autour de la question religieuse. L’autre objet du délire d’Albert, qu’il est impossible en fait de distinguer du précédent, est la famille elle-même des Rudolstadt. Tout, dans le délire d’Albert, s’organise autour d’un point spécialement : la trahison des Podiebrad par les Rudolstadt et l’oubli de ce qu’il appelle « la voix du sang », en l’occurrence le sang maternel et, si cette expression a un sens, le-nom-de-la-mère ; son entreprise consistera à refonder sa famille dans ce nom-de-la-mère, – en quoi il sera aidé par Consuelo. Cela ne sera réalisé que dans les toutes dernières pages de La Comtesse de Rudolstadt. Pour l’heure, je préférerai m’en tenir au seul roman de Consuelo, qui conjugue de manière critique la généalogie et l’histoire, alors que le roman suivant, on peut le regretter, met les choses un peu trop à plat narrativement et idéologiquement.
4Histoire et généalogie dans Consuelo se croisent mutuellement et réciproquement : d’une part, la généalogie de la famille s’inscrit dans l’histoire en en reproduisant les développements et les structures ; d’autre part, l’histoire n’existe que rapportée au modèle familial. Elles se rencontrent dans la personne d’Albert et s’y problématisent. Elles s’y problématisent, dans le double sens où elles s’éprouvent problématiquement l’une à l’autre et où elles dessinent ensemble la configuration du problématique lui-même dans le texte. Je continuerai donc à m’occuper presque uniquement d’Albert, puisque c’est autour de lui que cette configuration s’organise. Elle prend la forme d’un roman familial, et il n’est pas difficile d’en dégager les éléments, c’est presque un cas d’école. Sauf que le personnage ne s’invente pas une autre famille, ni une autre filiation : il sait très bien qui sont ses parents ; il s’invente plutôt, en respectant la réalité biologique de ses origines familiales, une autre lignée, du moins partiellement. Ce n’est pas une déformation véritablement à laquelle il se livre, ni même une altération, mais une dénaturation. Ce faisant, il élabore dans l’ordre de l’imaginaire une autre généalogie. Non pas une généalogie fausse – toutes les données qui entrent dans le délire d’Albert sont avérées, et elles ne le sont que trop, aux yeux de sa propre famille-, mais une généalogie qui ne s’inscrit pas dans la réalité. En quoi c’est une généalogie fantasmatique, une généalogie des fantasmes, étant bien entendu que je me place au point de vue de l’énonciation, et non pas de l’énoncé. Je n’ai pas pour autant l’intention d’étendre Albert sur le divan et de lui faire oraliser sa névrose ou sa psychose – il le fait d’ailleurs très bien tout seul –, ce que j’ai davantage en vue, c’est de voir quelles sont les implications de ce roman familial et de cette généalogie des fantasmes.
5Dans cette optique, j’envisagerai préalablement le statut d’Albert comme personnage, et j’avancerai l’hypothèse qu’il est moins un personnage constitué en tant que tel, avec ce que cela suppose d’unité et de cohérence, qu’une chimère de personnage, hésitant entre ce qu’il est et ce qu’il peut être. Pour autrement dire, Albert n’est pas un personnage à l’identité complexe, une sorte de schizo romantique ; il est un nœud identitaire, un nœud d’identités, où se rencontrent, sur le mode d’une métonymie généralisée, le fils de Christian, le fils de Wanda, Jean Ziska, Podiebrad, Trismégiste, – et Satan. Je vais vite, et j’en viens à la magnifique séquence des chapitres liii-lv. Telle une nouvelle Éloa, Consuelo, on s’en souvient, est partie à la recherche d’Albert, qu’elle a trouvé au fond de la grotte du Schreckenstein et qu’elle a ramené au jour et à la vie (C, xlxlvi), quitte à tomber elle-même gravement malade. Je passe sur les péripéties de cet épisode, me bornant à rappeler que c’est alors qu’Albert fait un exposé très complet des ci-devant hérésies lollardes, vaudoises et hussites et qu’il explique à Consuelo qui est « celui à qui on a fait tort ». Une fois guérie, Consuelo redescend dans la grotte avec Albert. Il semble reprendre son exposé précédent sur le hussitisme, sauf que son propos est beaucoup plus ample. Non seulement il tire toutes les conséquences politiques et philosophiques de l’histoire des luttes entre les partisans de Jean Ziska et leurs adversaires, en montrant quels étaient les enjeux politiques et sociaux de la communion eucharistique sous les deux espèces que revendiquaient les hussites, et se lance dans des considérations flamboyantes sur le banquet de l’avenir qui pourraient être de Michelet, mais il se livre aussi à un développement de la plus admirable venue sur l’identité, la sienne, en elle-même et dans son altérité radicale. Lors du premier épisode dans la grotte, il a dit à Consuelo qui il était, un homo duplex :
Tu ne sais pas quels liens puissants m’attachent à cette prison volontaire, Consuelo ! tu ne sais pas qu’il y a un moi que j’y laisse, et qui est le véritable Albert, et qui n’en saurait sortir ; un moi que j’y retrouve toujours, et dont le spectre me rappelle et m’obsède quand je suis ailleurs. Ici est ma conscience, ma foi, ma lumière, ma vie sérieuse en un mot. J’y apporte le désespoir, la peur, la folie ; elles s’y acharnent souvent après moi, et m’y livrent une lutte effroyable. (C, xlv, 343.)1
6Le Moi et son autre, telle est l’expérience que fait Albert au fond de la terre. Expérience psychologique, qui relève littéralement de la psychologie des profondeurs, et que l’on n’a aucun mal à interpréter sous cet angle ; expérience surtout métaphysique, philosophique et religieuse, comme invite Albert à la comprendre, lors du second épisode dans la grotte, lorsqu’il se livre devant Consuelo à un long développement sur Satan (C, liv). C’est un discours étiologique et archéologique, où Albert dit en substance que Satan n’est pas celui que l’on croit. D’après Albert, c’est
une fable qu’il faut renvoyer à l’enfance du genre humain, alors que les fléaux et les tourments du monde physique faisaient penser aux craintifs enfants de la terre qu’il y avait deux dieux, deux esprits créateurs et souverains, l’un source de tous les biens, l’autre de tous les maux (C, liv, 411).
7Or, malgré la bonne nouvelle christique, cette division entre les deux principes est demeurée, et a même connu un prolongement social, lorsque le clergé a exacerbé cette division, en faisant de Dieu « le vrai patron des êtres intelligents » (ibid.) et du diable celui des ignorants. Par réaction,
une secte mystérieuse et singulière rêva, entre beaucoup d’autres, de réhabiliter la vie de la chair, et de réunir dans un seul principe divin ces deux principes arbitrairement divisés. Elle voulut sanctionner l’amour, l’égalité, la communauté de tous, les éléments de bonheur (ibid.).
8Et elle y parvient : « Le sombre et triste Lucifer sortit donc des abîmes où il rugissait enchaîné, comme le divin Prométhée, depuis tant de siècles. » (C, liv, 411-412.) Ce Lucifer qui sort des abîmes, dans Consuelo c’est Albert. Ainsi le voit l’héroïne, quand juste après sa leçon de catéchisme satanique il joue du violon. Alors se confondent les deux figures de Satan et du Christ dans une même identité (C, lv, 418-419), laquelle se trouve être celle d’Albert.
9La séquence des chapitres liii-lv constitue le nœud philosophique et poétique de l’épisode bohémien et peut se prêter à de multiples lectures, tant la matière en est riche et complexe. Dans la perspective qui est la mienne, seule importe la question de l’identité qui se formule là. L’introduction en cet endroit du roman de Satan vient fédérer toutes les interrogations sur l’identité d’Albert. Cette référence satanique ne vient pas que donner un arrière-plan mythique aux guerres hussites, elle rassemble en elle-même toute la problématique identitaire, sur les deux plans généalogique et historique. Tout à la fois elle ouvre l’histoire sur son en deçà préhistorique et inscrit Albert dans une généalogie qui dépasse le cadre de la famille proprement dite. En ce qui concerne Albert, la séquence que j’envisage le fait accéder au statut de personnage problématique. Il ne l’était précédemment que parce que son être était divisé de manière schizoïde et paranoïaque ; maintenant, au contraire, il intègre en lui-même l’Autre, avec une majuscule, et s’acquiert une identité non pas tant altérée que foncièrement soumise à un principe d’altération, ce qui n’est pas pareil. Désormais, une bonne partie du roman sera occupée par la mise en œuvre poétique et philosophique de cette altération de soi à soi-même dont Albert fait l’épreuve. Au début, son expérience, qui était une expérience des limites, était un apprentissage douloureux de ce qu’il appelait lui-même « la nuit des siècles » (C, xliv, 336), qui le tournait entièrement vers le passé, où il se perdait, cette nuit étant moins celle de l’histoire que du temps lui-même dans une sorte d’indétermination ; mais peu à peu, grâce à Consuelo, nous allons le voir un peu plus loin, il s’arrachera à ce magma indifférencié de ses existences antérieures. Comme je n’ai pas le loisir de suivre dans le détail du roman cette évolution d’Albert, je me reporterai directement à l’extrême fin du cycle de Consuelo et de La Comtesse de Rudolstadt, lorsque les héros sont réunis. L’intéressant pour mon propos est la mutation de son identité qu’Albert a réalisée. Plus que tout est significatif le changement de nom du personnage, qui d’Albert de Rudolstadt devient Liverani, Albert Podiebrad, Jean Ziska, puis Trismégiste et enfin l’Homme lui-même (voir CR, « Epilogue », « Lettre de Philon », 439). Ce n’est plus la confusion identitaire dont il souffrait précédemment, mais l’accession à une identité universelle, qui englobe aussi bien le passé que le présent et le futur. C’est alors qu’Albert devient véritablement un prophète. Ce qui autorise, au sens latin du mot, son discours prophétique et qui le fait échapper à la vaticination d’un illuminé, c’est la conscience historique dont désormais le personnage est pourvu. Il n’est pas étonnant que ce soit alors aussi qu’Albert soit à la tête d’une famille, la sienne.
10Généalogie et histoire, j’ai essayé de le montrer, ne sont pas séparables l’une de l’autre, et je voudrais maintenant, pour terminer, vérifier du point de vue romanesque les analyses qui précèdent. Cela ne présente pas de difficulté, tant les exemples que l’on peut avancer sont nombreux, c’est pourquoi je m’en tiendrai à un seul. Il s’agit du tout début de l’épisode bohémien. L’épisode commence, lorsque l’arbre formidable, le Hussite, le chêne qui se dresse sur la roche du Schreckenstein, est abattu par l’orage. Qu’est-ce que le Hussite ? C’est un arbre monstrueux, à ses branches ont été jadis pendus des hommes et ses racines sont prises dans la pierre d’épouvante, nourries elles-mêmes de l’eau d’un puits où ont été noyés des hommes à l’occasion de ces terribles guerres. En cela c’est un arbre phénoménologique, dans lequel s’emblématise toute l’histoire des guerres que la Bohême a connues, et qui, témoin de ces sombres temps, est la figuration symbolique de l’arbre généalogique de l’histoire en soi, et tout invite dans le texte à le mettre en parallèle avec l’autre arbre généalogique qui apparaît en même temps dans le récit, celui de la famille des Rudolstadt. Dans ce vis-à-vis entre deux arbres généalogiques s’élabore une bonne partie du sens du roman, et d’autant plus que la destruction du Hussite par la foudre coïncide, et ce n’est évidemment pas un hasard, avec l’arrivée de Consuelo au château des Géants. Grâce à Consuelo, la généalogie familiale et la généalogie historique connaîtront une réorientation complète, notamment c’est elle qui contribuera à dresser un nouvel arbre généalogique et à le substituer au Hussite. Car c’est Consuelo qui va mettre fin à la vieille histoire archaïque de sang et de meurtre et rendre possible une autre histoire, au double plan national et familial. Ce n’est pas dire, bien sûr, et tout ce que j’ai dit prouve le contraire, que le modèle généalogique disparaîtra. Jusqu’à son extrême fin, le roman est entièrement régi par ce modèle généalogique, et il s’achève sur le tableau d’une famille, composée du couple parental, Albert et Consuelo, et de trois de leurs enfants, Zdenko, Wanda et Wenceslava, dont les noms, pour ce qui est des filles, assurent la continuité des générations et redonnent à la famille un passé qui ne soit pas trahison, tout en l’ouvrant sur l’avenir, aussi bien en assurant la continuité des générations individuelles qu’en faisant se lever le soleil de la Révolution française.
11Il me reste en conclusion à revenir à la question de l’identité sur laquelle j’ai commencé. Qui est Albert ? tout le roman s’emploie à répondre à cette question, mais il n’y parvient pas complètement. Il subsiste des zones d’ombre, et l’on peut être perplexe, par exemple, en constatant que la société des Invisibles se défait et qu’Albert et sa famille sont condamnés à l’errance. Tout se passe comme si la reconstitution de son identité par Albert, dans la conjugaison de la généalogie et de l’histoire, n’avait au bout du compte qu’une signification personnelle et n’engageait que lui-même. Ce n’est que partiellement vrai, puisque la musique a raison de tout, celle que joue Albert dans l’épilogue. Voici le spectacle qu’elle suscite :
l’inconnu, saisissant son violon, se mit à en jouer avec verve. Son vigoureux archet faisait frémir les plantes comme le vent du soir, et résonner les ruines comme la voix humaine. Son chant avait un caractère particulier d’enthousiasme religieux, de simplicité antique et de chaleur entraînante. Les motifs étaient d’une ampleur majestueuse dans leur brièveté énergique. Rien, dans ces chants inconnus, n’annonçait la langueur et la rêverie. C’étaient comme des hymnes guerriers, et ils faisaient passer devant nos yeux des armées triomphantes, portant des bannières, des palmes et les signes mystérieux d’une religion nouvelle. Je voyais l’immensité des peuples réunis sous un même étendard ; aucun tumulte dans les rangs, une fièvre sans délire, un élan impétueux sans colère, l’activité humaine dans toute sa splendeur, la victoire dans toute sa clémence et la foi dans toute son expansion sublime. (CR, « Epilogue », « Lettre de Philon », 440.)2
12Albert n’est plus qu’un archet, Consuelo, quant à elle a perdu sa voix : il n’y a plus que la musique, qui ouvre la réalité à tous les possibles.
Notes de bas de page
Auteur
Professeur à l'université de Franche-Comté (Besançon). Ses travaux portent sur le romantisme en général : entre autres ouvrages, L'Éros romantique. Représentations de l'amour en 1830 (PUF, 1998), Romanticoco, Fantaisie, chimère et mélancolie (1830-1860) (Presses universitaires de Vincennes, 2001), L'Œdipe romantique. Le jeune homme, le désir et l'histoire en 1830 (Ellug, 2002) ; et sur Sand en particulier (Corambé. Identité et fiction de soi chez George Sand, Klincksieck, 2003).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014