Journalisme d’Ancien Régime et vulgarisation scientifique
p. 121-134
Texte intégral
1Les travaux sur le journalisme d’Ancien Régime, désormais nombreux, se sont intéressés à l’écriture de l’événement, à l’information politique (Pierre Rétat, Jeremy Popkins), au fait divers (Jean Sgard, Robert Favre), à la presse littéraire (Claude Labrosse), aux annonces (Gilles Feyel), mais guère à une des fonctions majeures de cette presse : la diffusion du savoir scientifique ; et encore moins aux formes spécifiques que cette démarche a prises dans les publications périodiques.
2Ce vide correspond à un manque plus général de travaux sur la diffusion du savoir scientifique au xviiie siècle. Abordant dans ma thèse, il y a près de vingt ans, la question de la vulgarisation en histoire naturelle, je constatai que le domaine était à peu près vierge. À ma connaissance, les choses n’ont guère changé, si l’on excepte quelques études, intéressantes mais ponctuelles, sur certaines formes, comme le dialogue1.
3Je n’ai évidemment pas l’ambition de combler ici une telle lacune. Mais, avant de proposer un tour d’horizon de la presse scientifique du xviiie siècle, il semble utile de poser des jalons théoriques plus généraux. Je proposerai donc d’abord quelques considérations sur les premières formes de vulgarisation. J’examinerai ensuite le rôle plus particulier qu’a pu jouer la presse périodique dans ce schéma. Je conclurai en tentant de défendre une définition historique de la vulgarisation scientifique.
4Le mot même de vulgarisation est absent du vocabulaire du xviiie siècle, dans quelque sens qu’on le prenne. Selon le Robert historique de la langue française, « vulgarisateur » apparut en 1836 ; « vulgarisation » en 1852 ; et « vulgarisation scientifique » en 1867, chez Zola. Synonyme de « vulgariser », « populariser » était également inconnu avant la Révolution ; ce terme se répandit bientôt, mais d’abord à propos des usages et des mœurs plus que des connaissances scientifiques. Ce n’est qu’en 1829 que l'Encyclopédie portative put écrire : « leur forme mathématique empêche les notions mécaniques de se populariser et de se répandre. »
5Parallèlement à cette carence lexicale, il est difficile de définir la notion de vulgarisation au siècle des Lumières. On sent bien pourtant que la circulation du savoir scientifique en dehors des cercles où il était produit constituait alors une préoccupation aussi nouvelle qu’importante. Trois raisons principales avaient suscité les conditions d’émergence d’un type de discours nouveau. D’abord, la spécialisation des savoirs et cet éclatement dont l'Encyclopédie de Diderot et d’Alembert est, au moins en apparence, une des manifestations : on pouvait encore rêver d’un dictionnaire total, mais il ne pouvait plus y avoir de savant universel. Ensuite, l'apparition d’une nouvelle classe de lecteurs, la bourgeoisie, les femmes, et de nouveaux lieux de sociabilité. Enfin, le développement de nouveaux moyens de communication, dont la presse périodique.
6Dans les décennies qui précédèrent l'Encyclopédie, Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 ; 30 éditions du vivant de l’auteur), puis Pluche et Nollet, furent sans doute ceux qui incarnèrent le mieux cette tendance. Aucun d’eux n’est un savant de premier plan ; tous trois se spécialisèrent dans la présentation de résultats scientifiques à un public élargi. Pour MM. Lagarde et Michard (Le Dix-huitième siècle, Bordas, 1959), Fontenelle a été « l’initiateur de cet esprit de vulgarisation si cher aux Encyclopédistes » ; avec les Entretiens, c’est « l’astronomie qui est mise à la portée du grand public cultivé » ; c’est là que s’élabore cette esthétique des philosophes qui veut que l’agrément soit nécessaire aux vérités. Dans un manuel scolaire plus récent (Le xviiie siècle en littérature, Hachette, 1986), Fontenelle disparu fait place à un chapitre intitulé « La vulgarisation scientifique » qui s’intéresse à l’aventure encyclopédique et à « la vulgarisation scientifique de Buffon », ce qui pose un sérieux problème : de qui Buffon est-il le vulgarisateur sinon de lui-même ? Y a-t-il chez lui deux discours dont l’un traduirait l'autre ? Il faudrait au moins distinguer une vulgarisation externe, phénomène postérieur à l’activité scientifique proprement dite, d’une vulgarisation interne, caractérisée par la présence au sein de l’œuvre première d’un souci constant du lecteur.
7On voit que si le terme de vulgarisation est largement employé à propos de l’histoire des idées au dix-huitième siècle, il est non seulement anachronique mais très mal défini. Ne disposant pas d’une définition préalable, nous tenterons donc d’en construire une à partir de quelques œuvres de la première moitié du siècle qui ont participé de façon marquante à la diffusion du savoir scientifique.
8Commençons par l’abbé Noël Pluche et son fameux Spectacle de la nature2. Il déclare dans sa préface : « C’est de ce livre exposé à tous les yeux et cependant assez peu lu que nous entreprenons de donner un extrait. » Le « livre » en question n’est pas l’œuvre de quelque savant : c’est celui de la Nature. L’auteur et ses lecteurs occupent une position de purs spectateurs : « il n’est pas nécessaire de demander que la salle des machines nous soit ouverte », dit Pluche en se démarquant implicitement des philosophes de Fontenelle, qui assistaient au même spectacle en tant que « machinistes cachés dans le parterre ». À l’instar de Fontenelle, Pluche emploie dans les premiers volumes de son œuvre ce qui constitue une forme majeure du livre de vulgarisation (au même titre que les lettres) : le dialogue. Non pas un dialogue entre ou avec des morts illustres, car « Descartes ou Newton ne sont pas gens qu’on puisse aisément amener au niveau de toutes sortes de lecteurs » ; ni avec nos plus fameux observateurs, car « je doute qu'ils fussent des personnages à présenter ». Il faut plutôt « faire parler sur les sciences des personnes du monde, d’honnêtes gens ». « En les entendant, on se croit capable de penser et de s’occuper aussi raisonnablement qu’eux. » Pluche ne nous offre pas l’accès à une rationalité nouvelle, plutôt des modèles de comportement à imiter ; à défaut d’un savoir, un savoir-vivre. L’identité des locuteurs présents dans le livre est donc essentielle. Le comte de Jonval et le prieur du lieu, « plein de connaissances, de politesse et de piété », sont les dispensateurs de connaissances dont les récipiendaires sont Mme la comtesse - « les matières dont il s’agit [étant| les choses du monde les plus ordinaires et qui demandent le moins de contention d’esprit » - et un écolier de qualité qui passe à la campagne les vacances précédant son année de rhétorique. La vulgarisation puise ici sa légitimité dans un défaut du savoir ordinaire ; elle est un supplément aux insuffisances du ratio studiorum. À côté, voire contre l’école, elle pose les « semences du bon goût » et d’une « philosophie qui soit partout de service et de mise ».
9Pas de dialogue dans les Leçons de physique expérimentale de Nollet, publiées à partir de 1743, mais des « leçons » divisées en sections, articles et expériences. Dans « Des couleurs considérées dans la lumière3 », on apprend que Newton, cherchant les moyens de travailler des lentilles qui rassemblassent les rayons de lumière, a reconnu « que la lumière n’est point homogène dans ses parties, qu’elle en a de plus réfrangibles que d’autres... ». Après deux pages d’explications préliminaires, Nollet donne la traduction des propos mêmes de Newton4 : « Je m’aperçus, dit-il, que ce qui avait empêché qu’on ne perfectionnât les télescopes, n’était pas, comme on l'avait cru, le défaut de la figure des verres, mais plutôt le mélange hétérogène des rayons différemment réfrangibles », puis reprend la parole : « Newton fit cette belle et importante découverte en réfléchissant sur un phénomène que l'on voit toujours avec admiration quand on fait l’Expérience que voici. » Il décrit alors la « préparation » de la « 1re expérience », accompagnée de cette note : « La meilleure manière de faire les expériences dont nous avons à parler dans cet Article, c’est d’introduire le rayon solaire immédiatement, et sans le secours d’aucun miroir : c’est ainsi que Newton a dû les faire pour avoir des résultats hors de tout soupçon. » Planche à l’appui (voir illustration n° 1), Nollet peut maintenant présenter les effets de l'expérience et leur explication. On voit que la vulgarisation consiste ici à expliquer ce que veut dire Newton et surtout à prouver que ce qu’affirme le grand homme est non seulement vrai mais vérifiable. Or ce caractère universellement reproductible de l’expérience est le fondement des sciences expérimentales. La vulgarisation n’est donc pas une excroissance parasite ; elle est au cœur même de la démarche scientifique ; elle en prouve la légitimité.
10L’exemple de Newton est l’occasion d’évoquer une troisième démarche vulgarisatrice, exactement contemporaine de Pluche et Nollet. Au chapitre xv (« Sur le système de l’attraction ») des Lettres philosophiques publiées en 1734, Voltaire annonce : « Je vais vous dire (si je puis sans verbiage) le peu que j’ai pu attraper de toutes ces sublimes idées. » Dans le chapitre xv de l’édition de 1739, réintitulé « Histoire de l’attraction », il donne un nom à ce « verbiage » en définissant d’emblée le discours vulgarisateur par le refus des mathématiques : « Je n’entrerai point ici dans une explication mathématique de ce qu'on appelle l’attraction ou la gravitation, je me borne à l’histoire de cette nouvelle propriété de la matière. » Voltaire entreprend ensuite de raconter la fameuse anecdote de la pomme de Woolsthorpe :
S'étant retiré en 1666, à cause de la peste, à la campagne près de Cambridge, un jour qu’il se promenait dans son jardin et qu'il voyait des fruits tomber d’un arbre, il se laissa aller à une méditation profonde sur cette pesanteur dont tous les philosophes ont cherché si longtemps la cause en vain, et dans laquelle le vulgaire ne soupçonne pas même de mystère. Il se dit à lui-même : De quelque hauteur dans notre hémisphère que tombassent ces corps [...]. Voilà comment M. Newton raisonna.

III. 1. « Le caractère universellement reproductible de l’expérience », dans Nollet, Leçons de physique expérimentale de l'abbé Nollet, t. V : « Sur la lumière », Paris, Guérin, 1755.
11Cette histoire figurait déjà, en des termes légèrement différents, dans les Éléments de la philosophie de Newton5 :
Un jour, en l’année 1666, Newton, retiré à la campagne, et voyant tomber des fruits d’un arbre, à ce que m’a conté sa nièce (Mme Conduit), se laissa aller à une méditation profonde sur la cause qui entraîne tous les corps dans une ligne qui, si elle était prolongée, passerait à peu près par le centre de la terre.
Quelle est, se demanda-t-il à lui-même, cette force qui ne peut venir de tous ces tourbillons imaginaires démontrés si faux ? Elle agit sur tous les corps à proportion de leurs masses, et non de leur surfaces ; elle agirait sur le fruit qui vient de tomber de cet arbre, fût-il élevé de trois mille toises [...]. C’est ainsi que raisonna Newton.
12Peu importe que Voltaire ne soit sans doute pas le premier colporteur de cette légende, encore moins son inventeur comme on le croit parfois6. Nous la rapportons ici parce qu’elle nous aide à comprendre ce qu’est la vulgarisation voltairienne. Les éditeurs de Kehl la définissent par un certain ton, une bienséance :
L’ouvrage de Voltaire fut utile ; il contribua à rendre la philosophie de Newton aussi intelligible qu’elle peut l'être pour ceux qui ne sont pas géomètres. Il n’eut garde de rechercher à relever ces éléments par des ornements étrangers : seulement il y répandit des réflexions d’une philosophie juste et modérée, présentée d’une manière piquante, caractère commun à tous ses ouvrages. Il s’éleva toujours contre l’abus de la plaisanterie dans les discussions de physique. L’ingénieux Fontenelle en avait donné l’exemple ; Pluche en faisait sentir l’abus.
13Sans nier la pertinence de ce jugement, on peut insister sur deux autres traits caractéristiques :
- Le caractère circonstanciel de la démarche vulgarisatrice. « On ne poussera pas ici plus loin les recherches sur la gravitation. Cette doctrine était encore toute nouvelle quand l’auteur l’exposa en 1736. Elle ne l’est plus, il faut se conformer au temps. Plus les hommes sont éclairés, moins il faut écrire », écrit Voltaire dans une note de 1 756.
- L’humanisation de la démarche scientifique. Mettre la philosophie de Newton « à portée du public7 », c’est d’abord raconter une « histoire » ; c’est présenter un personnage (d'où, par exemple, une antonomase métaphorique comme : « Copernic, ce Christophe Colomb de l’astronomie », qui n’explique rien mais place le savant dans une lignée de héros de la pensée). Il s’agit moins d’expliquer la gravitation que de montrer un homme aux prises avec la recherche de la vérité. Comme Pluche, Voltaire propose des modèles de comportement, mais à un niveau autre puisqu’il s’agit de modèles inatteignables.
14Un autre trait de la vie de Newton est rapporté par Voltaire en note des Éléments : « un étranger demandait un jour à Newton comment il avait découvert les lois du système du monde. En y pensant sans cesse, répondit-il. C’est le secret de toutes les grandes découvertes. » Cette seconde anecdote contredit la première, en mettant l’accent sur le rôle, l’intensité et la durée de l’attention plus que du hasard et de la révélation, mais elle est révélatrice du même souci de raconter l’aventure du génie.
15Avant d’examiner les fonctions spécifiques de la presse dans l’activité vulgarisatrice, donnons un tableau chronologique des périodiques scientifiques « plus ou moins » spécialisés dans l’un ou plusieurs des trois domaines les plus présents au xviiie siècle, la physique et l’astronomie, la médecine et l'histoire naturelle, les techniques.
16Tous ces titres sont répertoriés dans le Dictionnaire des journaux (le numéro de référence figure dans la première colonne du tableau8)
1060 Nouvelles sur les sciences | D.E.D. | 1665-1666 |
1177 Recueil des mémoires et conférences... | Denis | 1672-1674 |
949 Mercure savant | Blégny, Gaultier | 1684 |
608 Histoire et mémoires de l'Académie royale des sciences | Fontenelle, etc. | 1702-1797 |
1157 Recherches de mathématique et de physique | Parent | 1703, 1705 |
1086 Observations curieuses sur toutes les parties de la physique | Bougeant, Grozelier | 1719-1771 |
169 Bibliothèque raisonnée des ouvrages des savants de l'Europe | Aymon, Barbeyrac... | 1728-1753 |
1185 Réflexions sur différents sujets, de physique... | D.L.B. (La Bruyère ?) | 1731-1733 |
856 Machines et inventions approuvées par l'Académie | Gallon | 1735-1777 |
875 Mémoires de l’Académie royale de Berlin | 1745-1769 | |
1088 Observations physiques | Gautier, Dagoty | 1750-1753 |
1089 Observations sur l'histoire naturelle, sur la physique... | Gautier, Toussaint | 1752-1757 |
885 Mémoires de la Société royale de Nancy | 1754-1759 | |
888 Mémoires de physique pure sans mathématiques... | 1754 | |
887 Mémoires de mathématique et de physique de Marseille | Pézenas | 1755-1756 |
155 Bibliothèque de physique et d'histoire naturelle | Lambert | 1758-1769 |
878 Mémoires de l'Académie de Turin | 1759-1789 | |
472 La Feuille nécessaire | Villemert, Soret | 1759 |
973 La Nature développée | Duval-Desmaillaits | 1760 |
129 L'Avant-Coureur... | Meunier de Querlon | 1760-1773 |
604 Histoire de la société royale des sciences [de] Montpellier | Ratte | 1766-1793 |
976 Notice de l'Almanach sous-verre | Deschamps | 1768-1831 |
836 Lettres sur la méthode de s'enrichir promptement | Buchoz | 1768-1770 |
751 Journal historique et physique | Paradis ? | 1769 |
833 Lettres périodiques sur la connaissance des animaux | Buchoz | 1769-1770 |
821 Lettres hebdomadaires sur les minéraux | Buchoz | 1770 |
748 Journal historique des sciences, des arts... | Paradis de Tavannes | 1770 |
999 Nouveaux mémoires de l'Académie royale de Berlin | 1770-1786 | |
722 Journal du monde ou géographico-historique | Brion de la Tour | 1771 |
1181 Recueil pour les astronomes | Jean III Bernoulli | 1771-1779 |
971 La Nature considérée sous ses différents aspects... (1) | Buchoz | 1771-1781 |
1089 Observatiions sur l'histoire naturelle, sur la physique... | Rozier. Mongez | 1771-1793 |
740 Journal géographique | 1774 | |
545 Gazette des arts et métiers | 1775-1776 | |
1046 Nouvelles littéraires de divers pays | Jean III Bernoulli | 1776-1779 |
609 Histoire et mémoires de l'académie de Toulouse | 1782-1790 | |
883 Mémoires de la Société des sciences physiques de Lausanne | 1784-1790 | |
783 Journal polytypé des sciences et des arts | 1786-1787 | |
972 La Nature considérée sous ses différents aspects... (2) | Bertholon, Brun | 1787-1789 |
109 Annales de Chimie | Morveau, Monge... | 1789 |
17À cette quarantaine de titres, il convient d'ajouter quelques grands périodiques qui parlent de science au sens moderne du terme, mais aussi de beaucoup d'autres choses : dans le cas du Journal des savants, il est question de presque tous les « ouvrages nouvellement imprimés », tels le Journal des savants (1665-1792) ; les Mémoires de Trévoux (1701-1767) ; le Pour et Contre (Prévost, 1733-1740) ; les Observations sur les écrits modernes (de Desfontaines, 1735-1743) ; l'Année littéraire (Fréron, 1754-1776) ; ainsi que le Mercure de France (dans sa section « Arts utiles »). Ces journaux généralistes, reflets de l’ensemble de la vie culturelle de leur époque, ont parfois bénéficié de bonnes études au cours des dernières années9. Les précédents en revanche attendent toujours des monographies ou une étude synthétique.
18Même si tous les titres cités répondent peu ou prou à la définition minimale du périodique que propose Jean Sgard, un « ouvrage imprimé qui prétend grâce à une publication échelonnée dans le temps rendre compte de l'actualité », cette liste présente un caractère très hétérogène, puisqu’on y trouve aussi bien les mémoires officiels et réguliers des corps savants, que les entreprises éphémères d’originaux inconnus.
19Le classement chronologique met en évidence une « explosion » après 1750 : on compte 30 titres pour la seconde moitié du siècle, avec un certain ralentissement avant et pendant la Révolution, contre 7 pour la première, phénomène conforme au développement massif de toute la presse mais qui répond aussi au mouvement encyclopédique. On pourrait envisager d’autres classements, selon l’objet scientifique de ces périodiques qui en ont souvent plusieurs ou selon la nature de leur rapport au discours savant, depuis les journaux scientifiques, qui sont de véritables actes de la recherche, comme les mémoires des diverses académies, jusqu’aux feuilles de vulgarisation originale comme celles de Buchoz. Mais entre ces deux pôles, la grande masse de cette littérature est constituée de comptes rendus d’ouvrage de vulgarisation ; c’est-à-dire qu’il s’agit en fait d’une vulgarisation seconde.
20Ces comptes rendus prennent généralement la forme de l’« extrait », c’est-à-dire un mélange de résumé, de citation (souvent longue) et de jugement. C’est ainsi que l'Année littéraire rend compte en 1759 du Commentaire de Mme du Châtelet sur les Principes mathématiques de Newton et fait en 1762 une présentation non moins élogieuse d’une tentative tardive pour sauver la physique cartésienne : l'Hypothèse des petits tourbillons de Keranflech. On voit donc que cette vulgarisation seconde s’accompagne d’une troublante neutralité journalistique.
21Cette pratique de l’extrait est d’ailleurs fort contestée à l’époque. Dans l’avertissement du premier numéro des Nouvelles de la République des lettres (1684-1687), Bayle affirme n’avoir pour but : « que de fournir de nouvelles occasions aux savants de perfectionner l’instruction publique. » Mais l’article « Journal » du Dictionnaire de Trévoux dans son édition de 1734, est sceptique :
Les journaux des savants ont été inventés pour le soulagement de ceux qui sont trop occupés ou trop paresseux pour lire les livres entiers. C’est un moyen de satisfaire la curiosité et de devenir savant à peu de frais.
22C’était une idée bien reçue, déjà avancée par Montesquieu dans les Lettres persanes (Lettre CIX), et reprise par Diderot dans l’article « Encyclopédie » de l'Encyclopédie : « Les écrits périodiques [sont destinés] à la satisfaction de la curiosité momentanée de quelques oisifs. Ils sont peu lus des gens de lettres. » En novembre 1735, les Mémoires de Trévoux tentèrent de défendre leur entreprise contre ces attaques : « Est-il aussi vrai qu’on l’a entendu dire que les journaux aient fait un tort réel aux bonnes études ? [...] Avant cet établissement, les bons ouvrages n’étaient connus et lus que de véritables savants10. »
23Certains journalistes critiquaient en outre la longueur excessive des extraits proposés par le Journal des savants, qui auraient l’ambition de « tenir lieu des livres ». Le problème d’une vraie concurrence entre le livre et l’extrait journalistique se posait de façon suffisamment aiguë pour être explicitement envisagé par les privilèges royaux : « Faisons défense à tous Imprimeurs [... ] de contrefaire lesdits Livres, ni d’en faire aucun Extrait, sous quelque prétexte que ce puisse être, sans la permission expresse et par écrit dudit Exposant. » Dès son premier numéro paru en 1665, dans une adresse de « L’Imprimeur au lecteur », le Journal des savants avait cru devoir balayer l’idée d’une rivalité dommageable entre le livre et le périodique : le journal guiderait ceux qui achètent les livres et informent ceux qui ne les auraient pas achetés de toute façon, notamment à cause de leur prix.
24Quels qu’aient été ses effets sur le marché du livre, quelle qu’ait été son utilité immédiate, la vulgarisation dans la presse conserve pour nous un intérêt singulier, en ce qu’elle donne lieu à une réflexion qu’on ne trouve nulle part ailleurs, sur l’activité vulgarisatrice. Si l’ouvrage de vulgarisation tente souvent de répondre à la question : « À quoi sert la science ? » la presse pose volontiers celle-ci : « À quoi sert la vulgarisation ? » Dans l'Avertissement de ses Observations curieuses publiées en 1719, G.-H. Bougeant écrivait :
J'ai absolument retranché presque tout ce qui regarde la mécanique et ce qui demande la connaissance de la géométrie et de l’algèbre, persuadé que ceux qui sont en état de profiter de ces sortes d’observations ne se contenteraient pas d’un recueil abrégé tel que celui-ci11.
25Un peu plus tard, la Bibliothèque raisonnée des savants de l'Europe exprime les mêmes convictions anti-techniques en critiquant le Spectacle de la nature : « une bonne partie de ce volume ne me paraît convenir qu’aux jardiniers. » Rendant compte du même ouvrage, Desfontaines, dans ses Observations critiques, est d’accord avec ce point de vue : « Celui qui sait trop de toutes ces choses a l’esprit un peu étroit et est ignorant sur le reste. Il y a mille choses qui servent à la vie et qu’il est inutile de et même en quelque sorte peu honorable de savoir. » Il est curieux de voir ces journalistes reprocher à Pluche son ambition de transmettre un savoir technique, alors que ce dernier partage en fait la conception que ses critiques ont de la vulgarisation, son livre étant fondamentalement détaché de toute véritable praxis. C’est ce que voit bien Diderot dans une lettre à Falconet du 10 mai 1766 :
Vous savez le conte du frère Jacques, jardinier des Chartreux. Vous savez que le beau livre du Spectacle de la nature lui tomba un jour entre les mains, et que voilà frère Jacques on ne peut plus content de la mouche, de la baleine, de l’araignée, du perroquet, de la pluie et du beau temps. Il ne revenait pas des merveilles que M. Pluche lui déployait. Quand il en fut au jardinage les impressions devinrent un peu différentes, le jardinier frère Jacques trouva que l’écrivain n’avait pas le sens commun.
26Diderot semble reprendre ici une idée du Prospectus de l'Encyclopédie·. « Cet ouvrage pourrait tenir lieu de bibliothèque dans tous les genres à un homme du monde ; et dans tous les genres, excepté le sien, à un savant de profession. » À cette différence près qu’on peut imaginer frère Jacques tirant profit, malgré tout, de l’article « Jardinage » de l'Encyclopédie·.
Nous avons vu des ouvriers qui travaillaient depuis trente années sans rien connaître à leurs machines. [...] l'artiste trouvera dans le dictionnaire tout ce qu’il serait à souhaiter qu’il apprît du philosophe pour s’avancer à la perfection.
27Diderot défend ainsi l’idée d’une « vulgarisation du quatrième type », qui vise à multiplier le nombre des « vrais savants ».
28Deux types de discours vulgarisateur, s’adressant à des publics séparés, coexistent dans l'Encyclopédie ; dont le second semble triompher à partir de 1780. C’est le moment où Daubenton, abandonnant l’anatomie comparée, rédige des Instructions pour les bergers et les propriétaires de troupeaux, reprises sous la Révolution en un Catéchisme des bergers. On peut cependant penser que Diderot n’est pas entièrement convaincu par cette fiction du lecteur technicien et qu’à cet égard, l'Encyclopédie restera toujours une imposture à la Pluche. Dès le Prospectus, on a le sentiment que la bonne vulgarisation tire toute sa valeur non de la substance même des articles mais du travail éditorial proprement encyclopédique d’enchaînement des sciences, qui consiste « à remplir les vides qui séparent deux sciences », ce qui constitue un cinquième type de vulgarisation. Bougeant disait d’ailleurs la même chose quand il réduisait sa responsabilité de vulgarisateur à trois tâches, les trois « R » : recueillir ; retrancher ; relier.
29L’objet de la vulgarisation au dix-huitième siècle est avant tout de populariser la science, c’est-à-dire non pas de la rendre accessible au peuple mais de la rendre populaire au sens anglais (popular : à la mode, aimé) ; comme on parlait aussi d’un homme populaire pour dire qu’« il sait se concilier l'affection des petites gens par ses manières » (Dictionnaire de l'Académie, 1762).
30C’est sans doute la seule définition qui convienne globalement au dix-huitième siècle : la vulgarisation n’est pas tant la diffusion du savoir scientifique que la popularisation de la science. Il s’agit de rendre cette activité sympathique. Cette définition ne s’ajoute pas aux cinq autres, ni ne les annule, puisqu’elle les recouvre. Voltaire par exemple rend l'astronomie populaire en écrivant la légende de Newton. La confusion terminologique s’est prolongée au xixe siècle et jusqu’à aujourd’hui. Jules Verne est vulgarisateur non en ce qu’il révèle de quelconques secrets scientifiques, mais parce qu’il définit un rôle pour la science et accroît le goût du publie pour elle.
31À cet égard, il convient donc de distinguer clairement les œuvres didactiques des œuvres vulgarisatrices. Historiquement, cette distinction s’est opérée au début du xviiie siècle. Les ouvrages parus du vivant de Newton avaient encore la prétention d’expliquer une pensée rendue inaccessible au publie cultivé à cause du recours à des formulations mathématiques. Mais ce fut bientôt la soudaine et merveilleuse inintelligibilité d’une discipline qui fascina et donna naissance à une littérature dont le propos était moins d’expliquer que de réconcilier le public avec la science. L’astronomie, première touchée par une irrésistible spécialisation, vit donc fleurir les premiers livres de vulgarisation. Contrairement à une opinion répandue, les Entretiens de Fontenelle n’expliquent rien, ils ne mettent pas les problèmes les plus difficiles (tels que traités par Descartes) à la portée des gens du monde : tout au plus consolent-ils ces derniers de l'inintelligibilité d’un univers qu’ils avaient pu croire simple.
32Dans d'autres sciences, l’idée que le savoir pouvait être présenté directement et intégralement à un public non spécialisé se perpétua plus longtemps. Ce fut notamment le cas en histoire naturelle avec Buffon, et au moins jusqu'à Darwin. Mais qu’un livre fût compréhensible pour le grand public ne signifiait pas qu’il fût de nature à intéresser ce public. D’où un premier tournant dans l'histoire de la vulgarisation ; si sa raison d’être avait d’abord été la difficulté de l’œuvre scientifique, la vulgarisation allait prospérer dans des disciplines où cette difficulté n’existait pas. Réaumur et Buffon étaient plus compréhensibles aux lecteurs de leur époque que ne l’avaient été leurs prédécesseurs ; ce furent pourtant les premiers naturalistes à avoir, en grand nombre, des vulgarisateurs attitrés, qui contribuèrent moins à les faire comprendre qu’à les faire aimer : Beaurieu et Buchoz firent de Buffon le premier savant véritablement populaire en France, alors que son œuvre était violemment contestée par les pouvoirs scientifiques et religieux.
33La vulgarisation introduit dans les sciences l’idée de mode, et presque celle d’opinion publique. Fontenelle le reconnaissait déjà dans son éloge de Dufay : « Quoique occupée des sciences les plus élevées au-dessus de la portée ordinaire des hommes, l'Académie des sciences ne laisse pas d’avoir des besoins et des intérêts pour ainsi dire temporels qui l'obligent à négocier avec des hommes. » C’est l’idée que Diderot développe dans les pensées iv et vi de l'Interprétation de la nature en 1753, en annonçant la mort de la géométrie et de toute science qui aura fini d'instruire ou de plaire.
34Dans l'esprit de Diderot ou de Buffon, la vox populi peut être, plutôt qu’une tyrannie, une contrainte salutaire qui protège la science contre elle-même et ses propres excès. Aucune science ne peut se développer en dehors de la société ; dès lors, elle doit faire sa propre publicité, vendre son image. « Le vulgaire demande toujours à quoi cela sert-il ? et il ne faut jamais être dans le cas de lui répondre ; à rien » (Interprétation, xix).

III. 2. « Un Spectacle offert à l’admiration », dans Machines et Inventions approuvées par l’Académie royale. Dessinèes et publiées par M. Gallon t. I Paris, Coignard fils et Guérin, 1735.
35Parmi les modes de vulgarisation externe, la presse joue un rôle important et spécifique. Elle peut avoir dans les querelles scientifiques, une fonction polémique qu'il convient de minorer dans la mesure où le journalisme vise généralement dans ce domaine à un équilibre consensuel (on a vu Fréron défendre tour à tour des positions contraires), motivé par des considérations économiques et politiques mais peut-être aussi par un certain idéal de neutralité.
36En outre, l’information présentée par le vulgarisateur, dépendant de la nature du moyen de communication, la nature de la presse la conduit à privilégier la nouveauté et l'actualité scientifique, au détriment d’une autre conception de la vulgarisation qui mettrait l’accent non sur ce qui éblouit et dépasse le public moyen, mais sur ce que ce public peut reproduire, voire utiliser dans sa vie quotidienne, comme c’est le cas pour les ouvrages de Nollet. La presse a ainsi contribué à la promotion d’une vulgarisation non didactique.
37Dans ce contexte, Pierre-Joseph Buchoz représente une tendance vulgarisatrice relativement atypique, mais qui se développe dans les années prérévolutionnaires. Le titre racoleur d’une de ses feuilles, Lettres sur la méthode de s'enrichir promptement et de conserver sa santé par la culture des végétaux exotiques (D. J. no 836), qui parut chaque semaine pendant plus de deux ans, annonce assez une conception utilitariste de la vulgarisation. Selon le rapport de l’académicien Guettard, plutôt séduit :
N'est-ce donc rien que de procurer au public économe un ouvrage qui lui apprend à peu de frais les avantages qu’il peut retirer des animaux qui l’entourent et de trouver réuni dans un ouvrage de peu de prix [5 sols par lettre] ce qu'il ne pourrait avoir qu'en achetant nombre d’ouvrages que souvent il ne pourrait entendre, ne sachant que la langue qu'il parle ?
38Mais un autre cas nous apparaît plus représentatif de ce que le public du dix-huitième siècle attendait de la diffusion du savoir scientifique. Publiées en sept volumes en 1735 et 1777, les Machines et Inventions (D.J. no 856) ne relèvent pas à strictement parler du genre journalistique ; elles sont essentiellement constituées de planches accompagnées de brèves descriptions. Les machines sont données par l'éditeur, Gallon, comme des modèles existants et à reproduire ; les gravures sont « assez développées pour qu'on puisse les entendre parfaitement et même les faire exécuter s’il était nécessaire ». On pourrait s’attendre à un ouvrage technique proposé à l’habileté des bricoleurs du royaume ; en fait la plupart des objets représentés sont imaginaires. Ce qui est donné à voir est un monde rêvé, un pur spectacle, somme toute assez proche de l’univers de Pluche. C’est ainsi que la « Chaise roulante tirée par un cheval artificiel » (machine de Maillard, année 1733, voir illustration n" 2) nous invite plus à admirer une illusion qu’à comprendre quoi que ce soit aux mystères de la mécanique.
Notes de bas de page
1 Voir la thèse de Stéphane Pujol, Le Dialogue philosophique au xviiie siècle, thèse de 3e cycle, Paris 10, 1994.
2 Spectacle de la nature ou entretiens sur les particularités de l'histoire naturelle qui ont paru les plus propres à rendre les gens curieux et à leur former l'esprit (1732 pour le tome I ; nous citons la huitième édition de 1741).
3 Tome cinquième. XVII. Leçon. Suite des propriétés de la lumière. IIIe section. Article Ier
4 . Philosophical transactions, no 80, 1665.
5 Voltaire, Éléments de ta philosophie de Newton [1738], Œuvres complètes, t. 22, 3e partie du chapitre iii, intitulée « Gravitation découverte », Paris, édition Molland, Garnier Frères 1878-1883, p. 520.
6 Elle est rapportée dans les Memoirs of Sir Isaac Newton’s Life de William Stukeley, à la date du 15 avril 1726 : « Après souper, le temps clément nous incita à prendre le thé au jardin, à l’ombre de quelques pommiers. Entre autres sujets de conversation, il me dit qu’il se trouvait dans une situation analogue lorsque lui était venue l’idée de la gravitation. Celle-ci avait été suggérée par la chute d'une pomme un jour que, d’humeur contemplative, il était assis dans son jardin » (cité par Sven Ortoli et Nicholas Witkowski, Lu Baignoire d'Archimède. Petite mythologie de ta science. Seuil, 1996, p. 44).
7 Voltaire, lettre à d'Argens, 19 novembre 1736.
8 Dictionnaire des journaux. Sous la direction de Jean Sgard. Paris et Oxford, 1991. Voir en particulier l’étude sur la répartition des titres (vol. 2, p. 1 134-1 135 : « Journaux spécialisés »).
9 Voir en particulier Jean-PierreVittu, Le Journal des savants et la République des lettres, 1665-1714, thèse d'État (Paris 1,1998), Lille, Atelier de reproduction des thèses, 2000.
10 Sur cette question, voir un développement de la thèse de Régine Jomand-Baudry : L'Extrait dans les Mémoires de Trévoux, Lyon 2, 1984, p. 45-48.
11 L’élimination de toute peine mathématique est explicitement revendiquée par le titre d’un journal de 1754 : Mémoires de physique pure sans mathématique.
Auteur
Professeur de littérature française à l'université Lumière Lyon 2, membre du LIRE. Spécialités : l’histoire naturelle, la presse, les jeux à l’époque des Lumières. Dernier livre paru : La Belle et la Bête : quatre métamorphoses. Presses univertaires de Saint-Étienne, 2002.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014