Delphine et Hippolyte, ou érotique et poétique chez Baudelaire
p. 269-278
Texte intégral
1La première des Femmes damnées, qui a été sous-titrée Delphine et Hippolyte, pour la distinguer de la seconde, offre la particularité de présenter une composition double. La majeure partie du poème est occupée par un récit mettant en scène deux femmes damnées dans leur intimité et elle est aussi occupée par le dialogue qu’elles tiennent entre elles, mais la cauda si j’ose dire est constituée par un discours de cinq strophes, où le poète prend lui-même la parole et se lance dans une magnifique apostrophe à ces deux femmes et, plus généralement, aux lesbiennes. Ces cinq dernières strophes, paraît-il, auraient été ajoutées in extremis par Baudelaire pour détourner l’accusation d’immoralité sous laquelle un poème aussi torride pouvait tomber. Si telle était l’intention de Baudelaire, le résultat n’a pas été atteint : ce poème est l’un des six à avoir été condamnés en 1857, et ce n’est pas très étonnant, il existe peu de textes dans la littérature française du XIXe siècle d’un érotisme aussi jubilatoire, ou simplement aussi sensuel. L’éventuel aspect paratonnerre de ces vers ne me retiendra donc pas : ce serait dérisoire, car du point de vue poétique il est difficile de trouver chez Baudelaire quelque chose de plus beau, à l’exception peut-être du Cygne ou des Petites Vieilles. C’est en tout cas un moment de grande vérité dans la poésie des Fleurs du Mal. Et c’est à cette vérité de la poésie qui s’énonce et s’exprime ici que je consacrerai mon propos. Ce qui m’intéressera en l’occurrence, c’est cette partition entre deux voix, la relation de l’une à l’autre, avec l’hypothèse que dans cette relation où se rencontrent le masculin et le féminin se problématise la poésie de Baudelaire comme mise en œuvre d’une interrogation sur l’identité sexuelle de la parole poétique. Précisons bien qu’il ne s’agit évidemment pas de voir dans la pratique de la poésie par Baudelaire une espèce d’exercice transsexuel, ni non plus de considérer Baudelaire lui-même comme un poète lesbien, il n’est question en fait que d’interroger le genre grammatical du mot de poésie, à la façon de Michelet qui face à l’histoire déclarait à son propos : « l’histoire que nous mettons très sottement au féminin1 ». Ce qui faisait fantasmer ce même Michelet sur l’inscription d’une épée médiévale dont il aurait volontiers fait sa devise : « penetrabit2 ». Et Baudelaire envers la poésie : aurait-il pris cette inscription pareillement pour devise ? Question frivole, mais pas insignifiante : nous y voudrions apporter des éléments de réponse.
2Le latin selon l’expression consacrée brave l’honnêteté, la prononciation latine plus encore. Aussi lirons-nous comme si c’était du latin quelques vers de Delphine et Hippolyte. Cette strophe, tout d’abord, qui se trouve sur les lèvres de la jeune Hippolyte que l’amour vient de révéler à elle-même :
« Je sens fondre sur moi de rades épouvantes
Et de noirs bataillons de fantômes épars,
Qui veulent me conduire en des routes mouvantes
Qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts. »3
3L’oreille la moins avertie ayant entendu ce qu’il fallait entendre, cette oreille ne saurait dès lors s’offusquer de recueillir, deux strophes plus loin, ces quatre autres vers :
« Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée !
Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,
Quand même tu serais une embûche dressée,
Et le commencement de ma perdition ! »4
4Texte et traduction, on s’en aperçoit, disposés selon une rime singulière où élection correspond à dressée et dont une embûche fort opportune précise, s’il était besoin, ce qui est érigé là dans ces vers et de quelle nature est le partage sororal plus que fraternel auquel on a affaire. Mais trêve de plaisanteries : ce qui se dit dans ces vers est aussi peu grivois que chez Hugo la rencontre, selon le même genre de jeux phoniques, et toujours à la rime, de Booz endormi et de Ruth la Moabite. Mon point de départ, c’est cet investissement sauvage autant que marginal des paroles d’une femme par un signifiant indéniablement masculin, qui parasitant le discours féminin pointe çà et là. À propos de ces parasitages je formulerai l’hypothèse suivante : qu’ils ont valeur de signes, en ce que, quelque part, ils signifient l’impossibilité de faire tenir à la femme un discours sur l’amour, le plaisir et le féminin en dehors d’une référence à la masculinité, cette référence fut-elle congédiée, comme c’est ici le cas, par la femme qui tient au féminin ce discours précisément. C’est pourquoi nous envisagerons les choses principalement dans la perspective de l’énonciation. Autrement dit, dans quelles conditions les deux femmes damnées tiennent-elles leur discours et quelle relation la prise de parole finale du poète entretient-elle avec ce discours ? Il s’agira donc préalablement d’étudier quel dispositif énonciatif a été mis en place dans le texte.
Le couple de femmes
5Apparemment il n’y a aucune difficulté, c’est sur le modèle de la partition entre parole féminine et parole masculine que s’organise la textualité du poème. Attachons tout d’abord notre attention à la première séquence, la plus longue, constituée de seize strophes, qui montre ensemble les deux femmes. C’est une véritable séquence, close sur elle-même, comme le montre le parallèle entre les deux strophes initiale et finale. La première est descriptive :
À la pâle clarté des lampes languissantes,
Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeurs,
Hippolyte rêvait aux caresses puissantes
Qui levaient le rideau de sa jeune candeur5.
6La dernière est discursive ; c’est Hippolyte qui parle :
« Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,
Et que la lassitude amène le repos !
Je veux m’anéantir sur ta gorge profonde
Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux ! »6
7En commun l’une et l’autre de ces deux strophes ont le mot de rideau, pris au sens figuré, puis au sens propre. Ces rideaux délimitent le double espace de la parole et du plaisir et procèdent à la réclusion, oserais-je dire à la forclusion, de l’éros féminin sur lui-même. Et c’est une fois qu’ils sont fermés que la voix du poète se fait entendre dans les cinq dernières strophes. Il n’empêche cependant que cette partition est illusoire, puisque l’homme s’introduit dans cet espace réservé, cela à deux niveaux, au niveau de la virilité et à celui de la masculinité. Au niveau de la virilité, tout d’abord : il est clair qu’à l’intérieur de l’épisode lesbien entre Delphine et Hippolyte, et plus précisément au plan de la narration, s’opère explicitement une distribution des rôles érotiques selon une opposition entre virilité et féminité, sur le modèle de l’opposition qui s’observe entre Mariquita et Paquita dans La Fille aux yeux d’or, Delphine étant la « beauté forte » et Hippolyte la « beauté frêle7 ». Ce partage entre virilité et féminité dans le couple lesbien de Delphine et Hippolyte est lui même redoublé par l’onomastique, dans la mesure où l’une des deux femmes, Hippolyte, porte un nom qui est aussi bien celui d’un homme (le fils de Thésée) que celui d’une femme (la reine des Amazones). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point, complexe et par où passe une bonne partie du sens du poème ; pour l’heure soulignons que cette confusion onomastique a pour premier effet de parasiter l’utopie d’un espace féminin autonome. Au niveau de la masculinité ensuite : dans le discours que tient Delphine à Hippolyte une place est également ménagée à l’homme, et une place centrale, puisque c’est en fonction de lui que s’organise le dialogue entre les deux femmes. Dans un premier temps Delphine vante à la jeune Hippolyte les charmes de son amour comparés à la brutalité de l’amour des hommes :
« Mes baisers sont légers comme ces éphémères
Qui caressent le soir les grands lacs transparents,
Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières
Comme des chariots ou des socs déchirants8 ;
8Dans un second temps, Hippolyte ayant timidement fait part de son trouble envers l’« action étrange » à laquelle elles se sont livrées, Delphine se lance dans une tirade forcenée où sont condamnés les jugements de la morale en matière d’amour et à travers eux celui qui les édicte, l’homme. Ce dernier, c’est le « rêveur inutile », ainsi que la farouche Delphine le désigne :
« Maudit soit à jamais le rêveur inutile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problème insoluble et stérile,
Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté !
Celui qui veut unir dans un accord mystique
L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,
Ne chauffera jamais son corps paralytique
À ce rouge soleil que l’on nomme l’amour !
« Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide ;
Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers ;
Et, pleine de remords et d’horreur, livide,
Tu me rapporteras tes seins stigmatisés9….
9Etc. L’éloquence de Delphine est torrentielle, il est difficile d’y opposer une digue. Mais cet emportement oratoire obéit à une parfaite composition : la dénonciation de la moralité en amour est suivie de l’exécration de l’amour entre un homme et une femme. Le résultat est la double éviction au nom d’un éros féminin d’une érotique et d’une éthique masculines. Seulement, cet éros féminin et le discours qui le constitue n’existent que dans la référence, haïssable il est vrai, à la masculinité, plus exactement l’exclusion du masculin auquel procède Delphine n’a de sens que dans la masculinité même qu’elle dénonce, aussi est-il difficile de ne pas voir dans cet éros et son discours l’expression d’une parole aliénée.
Le discours du poète : fantasmatique et poétique
10Venons-en maintenant au discours que tient le poète dans les cinq dernières strophes. Indiscutablement c’est une voix d’homme qui s’entend alors, avec tous les préjugés d’un homme portant un jugement sur l’amour de deux femmes entre elles. L’avant-dernière strophe à cet égard est très remarquable :
L’âpre stérilité de votre jouissance
Altère votre soif et roidit votre peau,
Et le vent furibond de la concupiscence
Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau10.
11Admirables vers, mais qui témoignent de la complète incompréhension d’un homme pour un amour qui l’exclut : nul plaisir, mais la jouissance, nul désir, mais la concupiscence, nul accomplissement, mais la stérilité des sens. Il faudrait aussi montrer comment dans ces strophes sont retournés systématiquement tous les termes précédemment employés par les deux femmes dans leur dialogue. Par exemple, quand Delphine toute à son indignation s’écriait : « Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer11 ? », le poète quelques vers plus loin déclamera à l’adresse des femmes damnées :
– Descendez, descendez, lamentables victimes,
Descendez le chemin de l’enfer éternel12 !
12En cela il adoptera la position moraliste et chrétienne abominée par Delphine. Pareillement, à Delphine qui ironisait sur le « problème insoluble et stérile13 » de la morale en amour est opposée maintenant « l’âpre stérilité14 » de la jouissance lesbienne. Quant aux six vers exaltés d’Hippolyte :
[...] « – Je sens s’élargir dans mon être
Un abîme béant ; cet abîme est mon cœur !
« Brûlant comme un volcan, profond comme le vide,
Rien ne rassasiera ce monstre gémissant
Et ne rafraîchira la soif de l’Euménide
Qui, la torche à la main, le brûle jusqu’au sang15.
13à ces vers correspondent selon une parfaite antithèse les six vers suivants :
Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,
Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,
Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage.
Ombres folles, courez au but de vos désirs ;
Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,
Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs16.
14Ce n’est pas dire pour autant, loin de là, que cette parole n’est que moraliste, ou, disons le mot, machiste, car c’est avant tout la parole d’un poète et que, dans cette parole, c’est la vérité de la poésie elle-même qui s’exprime. Comment ne pas voir, en effet, que le poète adhère totalement, dans l’ordre de la dénégation, à ce qu’il prétend dénoncer. Ainsi l’injonction : « Plongez au plus profond du gouffre » ne se peut comprendre qu’appliquée au poète lui-même, qui reconnaît dans ces femmes damnées des sœurs d’élection, qui ont fait le même choix que lui, celui de l’exclusion, de la damnation, de la mort, – et de l’infini. C’est du moins ainsi que j’interprète la strophe finale du poème :
Loin des peuples vivants, errantes, condamnées,
À travers les déserts courez comme les loups ;
Faites votre destin, âmes désordonnées,
Et fuyez l’infini que vous portez en vous17.
15Ce dernier vers est difficile et peut se prêter à deux lectures contradictoires entre elles ; séparément ni l’une ni l’autre ne m’intéresse, seule m’importe la contradiction possible, car elle porte le sens, lequel tient dans cette conjonction de l’infini et des femmes damnées, quand bien même celles-ci seraient incapables d’atteindre cet infini. Pour sa part, le poète ne cesse de penser l’infini comme substance de sa poésie, et sa poésie elle-même comme exploration de l’infini, – et dont la vocation est l’infini lui-même. Reportons-nous ici à l’autre poème des Femmes damnées et à ses deux dernières strophes, où est affirmée la communauté entre le poète et les lesbiennes :
Ô vierges, ô démons, ô monstres, ô martyres,
De la réalité grands esprits contempteurs,
Chercheuses d’infini, dévotes et satyres,
Tantôt pleines de cris, tantôt pleines de pleurs,
Vous que dans votre enfer mon âme a poursuivies,
Pauvres sœurs, je vous aime autant que je vous plains,
Pour vos mornes douleurs, vos soifs inassouvies,
Et les urnes d’amour dont vos grands cœurs sont pleins18 !
16Ces vers disent magnifiquement ce qu’est l’infini chez Baudelaire, quelque chose qui n’existe pas et dont la plénitude n’est que celle du vide, mais en lui-même, comme objet qui échappe à toute délimitation, à toute définition dans l’ordre de la réalité, il mobilise une énergie caractérisée par l’intransitivité et qui se dévore pour ainsi dire elle-même. Car l’infini que cherchent les femmes damnées, et le poète avec elles, n’a de signification que dans ce qui seul lui donne sens : le désir. Le désir, c’est-à-dire ce qui n’est concevable que comme la conscience d’un manque et d’une absence, et qui n’est lui-même que cette conscience, dans le défaut de son propre objet. En cela le désir érotique, pour Baudelaire, n’est pas séparable de la poésie. Éros et poésie, en effet, ne sauraient être disjoints, puisqu’ils sont identiques ou du moins coïncident dans la commune finalité qu’ils se proposent, l’infini, ou l’inconnu19. C’est dire que chez Baudelaire le désir n’est pas la pulsion libidinale euphorique qui emporte tout avec elle et projette l’homme en plein ciel, comme c’est souvent le cas chez Hugo par exemple, et exceptionnellement dans Les Fleurs du Mal avec un poème comme La Chevelure. Le désir pour Baudelaire, c’est l’appel du gouffre, l’« abîme béant » pour reprendre le mot d’Hippolyte. Et ce qu’il y a de sûr, en ce qui concerne le désir baudelairien, c’est qu’il est de nature autant défective que déceptive. Nulle part cela n’apparaît mieux que dans la section Fleurs du Mal de l’édition de 1857. Cette section, en effet, avant la condamnation qui détruit son unité interne en la privant de trois de ses pièces, dont le poème qui nous occupe, cette section constitue une sorte de miroir de concentration de l’ensemble du recueil, aussi bien structurellement que génétiquement. Elle est à lire tout ensemble comme un art poétique et comme un art d’aimer, la poésie se pensant en termes d’éros et le poète s’inventant une identité sur le modèle de celle des femmes damnées qui font l’expérience d’une double marginalité sociale et métaphysique.
17Ce qu’il éprouve comme elles, c’est une espèce de déprivation ontologique, qui se caractérise par le refus de la réalité au nom de l’infini, et qui se traduit par une exacerbation du désir, un désir fou et affolé de lui-même. Poursuivons le parallèle entre le poète et les femmes damnées pour mettre au jour le partage dans le négatif qu’ils connaissent en quelque sorte ensemble : elles, la stérilité, lui, l’impuissance. Cette équivalence entre stérilité et impuissance est de nature fantasmatique, elle est aussi de nature poétique. Un texte se présente naturellement, le célèbre fragment XXXIX de Mon cœur mis à nu, il vaut tous les commentaires. Citons-en les trois premiers paragraphes :
Plus l’homme cultive les arts, moins il bande.
Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l’esprit et la brute.
La brute seule bande bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple20.
18Et puis, les bornes de l’austère pudeur ayant été passées, venons-en à la conclusion de Baudelaire :
Foutre, c’est aspirer à entrer dans un autre, et l’artiste ne sort jamais de lui-même.
19On constate sans difficulté qu’à tous les niveaux, le fantasmatique et le poétique se recoupent et que dans ce recoupement de l’un et de l’autre se redistribuent les catégories du féminin et du masculin, à moins que plutôt elles ne s’échangent et ne s’abolissent dans cet échange même. Mais il y a un prix à payer pour une pareille opération, qui aboutit à la ruine philosophique d’une bonne partie du système occidental des représentations : la rançon d’un pareil échange entre masculin et féminin, c’est la quasi-impossibilité poétique de tenir un pareil discours, ou à tout le moins, le caractère hautement problématique, sinon franchement contradictoire, du régime énonciatif auquel est soumis ce discours. C’est ce qui me semble expliquer le parasitage du discours féminin par la référence masculine larvée qui s’observe dans le dialogue de Delphine et Hippolyte ; et c’est aussi ce qui me semble expliquer la prise de parole par le poète dans son apostrophe finale, où le point de vue éthique qu’il adopte est moins l’expression de la morale masculine, dominante et sûre d’elle-même, qu’une forme bien particulière de dénégation, celle que formule un poète faisant corps, du plus profond de lui-même, avec un discours qu’apparemment il récuse.
Le nom d’Hippolyte
20Le poète, son statut d’homme : c’est sur ce dernier point que nous conclurons, non sans dénoncer, au passage, une interprétation, actuellement en vogue21, qui voit dans la pratique de la poésie par Baudelaire l’expression d’une androgynie. Or pas plus que le poète n’est une femme damnée, il n’est une créature androgyne. Une semblable interprétation, outre qu’elle n’est pas tenable en elle-même, présente le défaut d’éliminer, ou du moins de réduire le partage entre masculin et féminin qui est constitutif du projet baudelairien et de sa contradiction même : l’écriture au masculin de la poésie. De fait, ce qui donne sens à ce projet, c’est que les deux instances du masculin et du féminin persistent chacune en tant que telles et que, même si elles se rencontrent, elles ne se confondent jamais pour autant. (Sauf dans le cas de George Sand, évidemment, mais l’on sait que « la femme Sand22 » est pour Baudelaire la limite de tout ce qu’il peut penser.) Ainsi dans le poème des Femmes damnées qui nous intéresse, ce à quoi l’on a affaire, ce n’est pas à deux discours antithétiques et inconciliables entre eux, le discours de Delphine et celui du poète, mais à une mise en question du partage entre masculin et féminin où se problématisent désir et infini, éros et poésie. Le lieu de cette problématisation est la personne d’Hippolyte, et plus exactement le nom d’Hippolyte. « Hippolyte » en fait, car c’est tout à la fois en tant que signifiant et en tant que référent qu’est à appréhender Hippolyte dans le texte de Baudelaire. Dans la personne et dans le nom d’Hippolyte, en effet, se rencontrent, sans qu’une résolution leur soit trouvée, toutes sortes de tensions, principalement entre masculin et féminin, et secondairement entre virilité et féminité, et, enfin, plus secrètement, entre virilité et masculinité. Hippolyte avec des guillemets, « Hippolyte », renvoie à un double référent : fils de Thésée et fils de l’Amazone, d’une part ; reine des Amazones elle-même, d’autre part. On le voit, c’est en face d’une véritable concrétion mythologique que l’on se trouve. Ce n’est pas ici du parasitage ni du brouillage, mais la pure impossibilité de trancher dans le référent. Reste cependant qu’Hippolyte chez Baudelaire est avant tout la maîtresse de Delphine. Le choix de ce nom aura donc joué sur plusieurs plans simultanément. Sur le plan de la fiction, il aura mis à nu la dimension doublement œdipienne et incestueuse de l’éros des deux femmes entre elles ; sur le plan de l’écriture, il aura fait office d’échangeur entre la parole de la prophétesse23 et la parole du poète, qui autrement seraient restées exclusives l’une de l’autre. Référent masculin et féminin, élément de la fiction baudelairienne, Hippolyte inscrit son ambivalence, mais en aucune façon son ambiguïté, au cœur même d’une poésie qui se place sous le signe de Sapho.
21Il faudrait ici de se livrer à une analyse psychocritique et en même temps poétique qui dans l’imaginaire assignerait à Baudelaire la place d’Hippolyte et s’interroger sur la part revenant à l’œdipe dans la constitution de la poésie au masculin qui s’invente dans cette section des Fleurs du Mal ; on comprendra que cela excède les limites de cette rapide étude. Aussi nous tournerons-nous provisoirement vers le fragment V de Mon cœur mis à nu où Baudelaire déclare :
Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la bestialité exclut la pédérastie24.
22Je ne sais pas trop ce qu’il faut penser de ces affirmations, mais pour moi il ne fait pas de doute que ce n’est qu’à Lesbos qu’existe un poète authentique, et que son nom, c’est Sapho, ou c’est Baudelaire25.
Notes de bas de page
1 Cf. Roland Barthes, Michelet, 1954, Seuil, « Écrivains de toujours », p. 49.
2 Cf. Roland Barthes, Michelet, op. cit., p. 54.
3 Baudelaire, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, 1975, Gallimard, « Pléiade », t. I, p. 153, v. 4548. Désormais désignée par le sigle OC, suivi de la tomaison et de la pagination.
4 OC, I, 154, v. 53-56.
5 OC, I, 152, v. 1-4.
6 OC, I, 154, v. 81-84.
7 Cf. OC, I, 153, v. 17.
8 OC, I, 153, v. 29-32.
9 OC, I, 154.
10 OC, I, 155, v. 97-100.
11 OC, I, 154, v. 60.
12 OC, I, 155, v. 85-86.
13 OC, I, 154, v. 63.
14 OC, I, 155, v. 97.
15 OC, I, 154, v. 75-80.
16 OC, I, 155, v. 87-92.
17 OC, I, 155, v. 101-104.
18 OC, I, 114, v. 21-28.
19 Cf. OC, I, 134, v. 144.
20 OC, I, 702, ainsi que la citation suivante.
21 Cf., par exemple, Gérard Gasarian, De loin tendrement. Étude sur Baudelaire, 1996, Champion, « Romantisme et modernités », p. 19-44. J’avoue ma perplexité devant ces analyses, et plus encore lorsque je constate que les trois grands poèmes lesbiens des Fleurs du Mal ne suscitent aucune explication...
22 OC, I, 686.
23 Astucieusement Michel Butor dans son essai, Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, 1988 [1re éd., 1961], Gallimard, « Folio », p. 83, rapproche le nom de Delphine de celui de la ville de Delphes.
24 OC, I, 653.
25 On se reportera à notre livre Œdipe à Lesbos. Baudelaire, la femme, la poésie, Saint-Pierre-du-Mont, Eurédit, 2002.
Auteur
Professeur à l’université de Franche-Comté. Ses travaux portent sur Hugo (« La Légende des Siècles », Paradigme, 1997), Baudelaire, le romantisme et la représentation de l’Éros dans la littérature du xixe et xxe siècles (L’Éros romantique. Représentations de l’amour en 1830, PUF, « Littératures modernes », 1998). Il a publié dernièrement L’Œdipe romantique (Grenoble, Ellug, 2002), et Œdipe à Lesbos. Baudelaire – la femme – la poésie (Saint-Pierre-du-Mont, Eurédit, 2002).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014