Le lyrisme de l’obscène chez Baudelaire : analyse d’une révolution poétique
p. 259-268
Texte intégral
« You promised to tell me your history, you know », said Alice [...]
« Mine is a long and a sad tale ! » said the Mouse, turning to A lice, and sighing.
« It is a long tail, certainly », said Alice, looking down with wonder at the Mouse’s tail ; « but why do you call it sad ? »1
1La légitime indignation que provoque, chez les esprits attachés à la liberté que sont les universitaires et les critiques littéraires, la condamnation des Fleurs du Mal en 1857 conduit souvent à oublier, en même temps que le motif d’inculpation – l’offense à la morale publique – l’objet du délit, à savoir un recueil qui fit de l’obscénité un élément constitutif de sa poétique. À l’inverse, mon propos sera de suggérer que la « révolution poétique » à l’œuvre chez Baudelaire, si l’on veut parler de révolution, passe par cette présence encombrante de l’obscénité, qui vient bouleverser le lyrisme romantique et oblige à repenser non seulement le rapport à l’autre (et, singulièrement, à l’autre sexe), mais la communication littéraire elle-même, sa fin comme ses moyens.
L’obscénité du lyrisme
2Bien sûr, l’obscénité n’est pas, en elle-même, une nouveauté littéraire : il y eut, bien avant Baudelaire, la farce médiévale et les bons mots pantagruéliques, la poésie érotique et la chanson grivoise, les lettres à la Présidente de Gautier, le roman libertin et l’œuvre de Sade, dont la connaissance se propage sous la monarchie de Juillet et le Second Empire. Mais, dans tous les cas avant Baudelaire, on a affaire soit à un discours carnavalesque inversant le haut et le bas, le noble et le trivial, le spirituel et le corporel, soit à une représentation du corps, délicieusement objectivé par la fiction qui le place sous le regard imaginatif du lecteur. Dans les Fleurs du Mal, l’obscénité a investi la parole lyrique elle-même, cet acte fictionalisé d’interlocution où le Je rêve de se dire à un Tu, si bien que le discours à l’autre paraît étouffé, réduit au silence ou à l’absurde, par l’interposition des corps, de leurs humeurs et de leurs épanchements. Dans la pratique, Baudelaire procède à un brouillage systématique du lyrisme, comme si la vitalité trouble des organes prenait le pas sur la spiritualité prétendue des âmes ou des cœurs.
3En voici un exemple rapide, pour illustrer ce que cela donne concrètement, dans les textes. Dans L’Héautontimoroumenos, un Je manquant visiblement d’entrain commence, avec une lasse indifférence, à frapper la personne à laquelle il s’adresse :
Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher,
Comme Moïse le rocher !
Et je ferai de ta paupière,
Pour abreuver mon Sahara,
Jaillir les eaux d’espérance... (v. 1-6.)
4Puis, suivant un processus sadomasochiste bien prévisible, l’énergie sexuelle revient au locuteur :
Mon désir gonflé d’espérance
Sur tes pleurs salés nagera (v. 78.)
5Puis encore :
Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge ! (v. 11-12.)
6Le rythme même du poème se met alors à mimer cette charge du désir :
Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau (v. 2124.)
7Jusqu’au retour final de la tristesse, maestitia post coitum :
Je suis de mon cœur le vampire,
— Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamné,
Et qui ne peuvent plus sourire ! (v. 25-28.)
8Au terme de cette aventure sexuelle, que je viens de résumer pour le moins brutalement parce que j’ai déjà eu l’occasion d’en mener l’analyse précise2, je laisse à juger ce qu’il faut penser du titre comique, emprunté à une pièce de Térence, « l’homme qui se châtie lui-même », et des commentaires très largement métaphysiques qui sont faits d’habitude de ce poème.
9Sur cette présence de l’obscénité, qu’elle soit patente ou, comme ici, dissimulée dans un jeu ironique, il faut encore signaler, à titre de préliminaires, des explications qui, toutes, détiennent sans doute une part de vérité : le fossé, sentimental, intellectuel et physique, qui semble s’être creusé, en ce milieu du XIXe siècle, entre les hommes et les femmes et, dont, parmi d’autres, un écrivain comme Flaubert s’évertue à mesurer, avec une triste jubilation, l’étendue ; la pathologie, psychologique et physique, de Baudelaire lui-même, qui envahit, de plus en plus nettement à mesure qu’il vieillit, ses textes intimes.
Obscénité et modernité
10Il y a plus dans l’obscénité baudelairienne qu’une provocation désespérée, à condition de s’entendre sur cette notion d’obscénité. Est obscène, ce qui est obscenum, de mauvais augure selon le rituel antique de la prise d’auspices. L’obscène, c’est tout message funeste, venu de forces obscures ou malfaisantes que l’homme ne peut entrevoir que par les signaux énigmatiques qu’elles lui adressent, puis, l’obscène désigne la projection de ce monde des ténèbres dans le corps humain, le bas-ventre et le registre de la pornographie comme, d’ailleurs, de la scatologie. À ce titre et à ce seul titre, la sexualité est obscène par l’arrière-plan trouble et perturbateur qu’elle met au jour. Que ce sens antique et religieux de l’obscénité soit encore actif au XIXe siècle, à propos de Baudelaire, nous en avons une preuve discrète, mais sans ambiguïté, dans Le Tombeau de Baudelaire qu’a composé Stéphane Mallarmé. Nous y lisons, dans le premier quatrain :
Le temple enseveli divulgue par la bouche
Sépulcrale d’égout bavant boue et rubis
Abominablement quelque idole Anubis
Tout le museau flambé comme un aboi farouche3
11Que l’adverbe « abominablement » se rapporte aux verbes « divulgue » ou « bavant », il qualifie indirectement Baudelaire : Baudelaire est abominable (c’est du moins, pour Mallarmé, son premier mérite), c’est-à-dire abominabilis, qui doit être écarté comme un mauvais présage. L’abomination est le double synonymique de l’obscénité, ou plutôt sa conséquence. Baudelaire est donc représenté, dans le deuxième quatrain du sonnet, comme un oiseau de mauvais augure – « hagard », précise Mallarmé – : voilà que, sur le chemin sempiternel où se promènent les amoureux, son vol « qui selon le réverbère découche » traverse le ciel ; les paroles se taisent, l’échange lyrique s’interrompt : fin de la poésie, d’une poésie.
12Car, par cette obscénité, Baudelaire inaugure la modernité : ainsi, pour la première fois, une inauguration procède-t-elle d’un présage de mauvais augure, revendiqué et glorifié comme tel. Sur cette incongruité, Baudelaire s’explique très clairement dans ses écrits intimes : il me reste, non pas même à les commenter, mais à les lire, dans un certain ordre.
L’impossible présence à l’autre
13Tout part, chez Baudelaire, de sa conception duelle de l’être humain – conception cartésienne au demeurant traditionnelle et qui prolonge, jusque dans les ultimes conséquences qu’en tire l’auteur des Fleurs du Mal, la doctrine mystique de Balzac. L’homme est duel, esprit et corps. L’esprit est le centre, centre actif et pourtant impuissant car absolument singulier, ni communicant ni communicable. Le corps apparaît donc comme ce qui matérialise l’esprit, le manifeste au regard des autres, permettant à l’homme d’entrer en relation et en interaction avec autrui. D’où cette aporie que ne cessera de ruminer Baudelaire : l’esprit n’est présent aux autres qu’incorporé ; incorporé, il est dénaturé.
14C’est aussi pourquoi, ipso facto, toute activité humaine, parce qu’elle implique quelque forme de réalisation effective, est prostitution. Ce qui est vrai de l’action en général l’est, davantage encore, de l’amour. Se prostituer, c’est livrer son corps à l’autre. Or, aimer c’est prétendre toucher l’esprit de l’autre. Mais, comme ce contact intangible est impossible, l’amoureux va offrir son corps comme une sorte de gage offert à l’autre : commence le monde hideux de la prostitution :
L’amour c’est le goût de la prostitution. Il n’est même pas de plaisir noble qui ne puisse être ramené à la prostitution4.
15Enfin, il en va de l’artiste ou de l’écrivain comme de l’amoureux : son œuvre, son poème est comme une parcelle de son corps, l’extension artificielle de l’esprit créateur – là encore, un acte honteux de prostitution : « Qu’est-ce que l’art ? Prostitution5 »
16De la prostitution, on passe alors logiquement au thème de la torture et du sadomasochisme, déjà rencontré à propos de L’Héautontimoroumenos :
Je crois que j’ai déjà écrit dans mes notes que l’amour ressemblait fort à une torture ou à une opération chirurgicale. Mais cette idée peut être développée de la manière la plus amère. Quand même les deux amants seraient très épris et très pleins de désirs réciproques, l’un des deux sera toujours plus calme ou moins possédé que l’autre. Celui-là, ou celle-là, c’est l’opérateur, ou le bourreau ; l’autre, c’est le sujet, la victime6.
17On l’a dit, un couple est fait de deux esprits qui veulent se rencontrer par l’entremise de leurs corps. Chacun des deux qui aime risque son corps ; celui qui aime plus le risque davantage : il devient victime et fait de l’autre son bourreau. La même analyse vaut pour l’interlocution lyrique : celui qui parle le plus sincèrement livre son discours, et transforme l’autre en manipulateur de langage, en rhéteur. L’amour dit souille les mots encore plus irréductiblement que les corps, car ce sont les mêmes pour tous et pour toujours.
18La pire des erreurs consiste donc, très logiquement, à confondre l’esprit et le corps, à tomber dans le lyrisme sentimental, que Baudelaire condamne sous toute ses formes :
19— Haine méprisante de la femme, qui prend le corps pour l’esprit :
La femme ne sait pas séparer l’âme du corps. Elle est simpliste, comme les animaux7.
20— Haine fascinée de la religion, qui a su transformer la prostitution en principe sacré :
L’être le plus prostitué, c’est l’être par excellence, c’est Dieu, puisqu’il est l’ami suprême pour chaque individu, puisqu’il est le réservoir commun, inépuisable de l’amour8.
21— Haine attristée de l’aspiration démocratique, à laquelle il a cru au plus fort de 1848 :
Et qu’est-ce qui n’est pas une prière ? Chier est une prière, à ce que disent les démocrates quand ils chient9.
L’ironie baudelairienne : de la métaphysique du sujet à l’esthétique
22Comment sortir, pour un écrivain, de l’ornière avilissante de la prostitution ? Il doit être génial, c’est-à-dire, simultanément et contradictoirement, se prostituer à tous, si universellement que personne ne puisse s’arroger le droit de se l’approprier, et, sous couvert de cette absolue dilution de soi, restaurer clandestinement son unité primordiale :
Goût invincible de la prostitution dans le cœur de l’homme, d’où naît son horreur de la solitude. Il veut être deux. L’homme de génie veut être un, donc solitaire.
La gloire, c’est rester un, et se prostituer d’une manière particulière10.
Appliquée explicitement à la question de la littérature, cette double postulation se retrouve dans cette formule lumineuse de Mon cœur mis à nu :
De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là11.
23Formellement et concrètement, c’est l’ironie qui permet d’être contradictoirement vaporisé et centralisé ; elle est la condition et la structure matricielle de la poésie baudelairienne, parce que, en la délivrant du piège de la prostitution rhétorique, elle lui redonne le pouvoir d’imaginer, au-delà du monde des perceptions ordinaires :
Deux qualités littéraires fondamentales : surnaturalisme et ironie.
Coup d’œil individuel, aspect devant lequel se tiennent les choses devant l’écrivain, puis tournure d’esprit satanique12.
24Ce jeu créatif et imaginatif de l’ironie, c’est exactement celui que nous voyons à l’œuvre dans le poème Une Charogne, poème bien connu mais aux commentaires duquel j’ajouterai une nouvelle glose.
25Voici, en quelques mots, de quoi il retourne : le locuteur, qui parle à la femme qu’il aime et avec laquelle il se promène – comme font tous les amoureux –, rencontre au détour d’un chemin une charogne puante, les pattes en l’air, dévorée par la vermine qui grouille sur son corps et le dévore de l’intérieur. La prolifération des insectes, qui offre l’apparence d’une masse visqueuse et coulante, lui inspire un rapprochement, agressivement obscène, entre le cadavre en putréfaction et une femme lubrique, offrant son corps à la sexualité gloutonne et partageuse des mouches et des asticots. « Vivez et multipliez » disait Dieu ; la nature semble appliquer de manière toute prosaïque ce précepte biblique :
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant. (v. 9-24.)
26Voilà pour le surnaturalisme, qui permet à Baudelaire d’inverser le cycle de la mort et de la vie, et d’offrir la version monstrueuse du mythe orphique. Puis vient l’ironie : puisque pourrir, c’est aimer au centuple, le poète prend congé férocement de celle qu’il aime, la laissant à son destin de charogne pour consacrer la singularité immarcescible du poème :
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion ! [...]
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés ! (v. 37-40 et 45-48.)
27Il faut beaucoup d’imagination ou, plutôt, trop peu – pour voir dans ce poème une réflexion métaphysique sur le Beau. Mais il reste à se demander s’il y a autre chose que le plaisir de la provocation : je réserve la réponse pour plus tard.
28Le poète génial est donc un et double à la fois. Il tire de cette conscience intelligente de soi et de son art une incontestable supériorité, et un sens aigu de la contradiction, que Baudelaire revendique en effet comme le premier privilège de l’homme :
Parmi les droits dont on a parlé dans ces derniers temps, il y en a un qu’on a oublié, à la démonstration duquel tout le monde est intéressé, — le droit de se contredire13.
29Il n’empêche que, tout intelligent qu’il est, le poète rêve à l’unité, qui le rendrait à sa vraie nature, grâce à laquelle ne substituerait aucun de ces clivages qui le minent de l’intérieur. Par deux manières, Baudelaire entreprend de réaliser son rêve :
- la première, très abondamment commentée, est celle du dandysme. Le dandy, homme ou poète, rétracte tout son être dans les apparences qu’il se choisit, résout l’antagonisme de l’esprit et du corps en se cantonnant dans cette zone superficielle où l’esprit et le corps se rejoignent, parce que le corps n’existe plus que par le spectacle qu’il donne de lui-même, l’esprit dans les signes visibles par lesquels il se distingue. Le vers syllabique est à la poésie baudelairienne ce que le dandysme est à son corps : un raidissement ironique, un figement énigmatique où se laisse deviner, par l’incongruité d’une image ou d’un rythme, le renoncement de la pensée. Il y reste, selon la belle formule de Baudelaire, « quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture ».
- Mais, à moins de considérer, emporté par une vertigineuse dialectique, que l’absence d’une chose implique la présence de la conscience de son manque, le dandysme exclut le lyrisme amoureux. Le dandy, substitut mondain de l’artiste, est une forme vide ; comment pourrait-il trouver en lui matière, spirituelle ou organique, au don amoureux ?
Plus l’homme cultive les arts, moins il bande.
Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l’esprit et la
brute.
La brute seule bande bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple.
[...]
Foutre, c’est aspirer à entrer dans un autre, et l’artiste ne sort jamais
de lui-même14.
30D’où la deuxième manœuvre baudelairienne, plus positive celle-là. Puisque l’utopie lyrique d’une union des esprits est impossible, tout comme sa version vulgaire – l’union sentimentale des esprits et des corps-, il reste une troisième possibilité : réaliser l’union en faisant le deuil de l’esprit, par l’accouplement obscène des corps qui se transforme alors en fantastique danse macabre. Et nous retrouvons ici la leçon d’Une charogne. Apparemment, nous avions affaire à la fable d’un dandy qui répudierait l’amour au bénéfice des seules formes plastiques, écrite par un Baudelaire, plus pervers que jamais, qui s’amuserait à aller au bout de l’horreur. Mais, pourquoi alors la charogne, sur le point de disparaître, est-elle paradoxalement comparée à « une ébauche lente à venir » (v. 30) ? C’est que nous avons affaire ici à un procédé d’ironisation fréquent chez les romantiques et systématisé par Baudelaire, la confusion du comparant et du comparé. En fait, le poème ne nous invite pas à comparer une charogne en putréfaction à une femme s’accouplant de façon obscène, mais, à l’inverse, à voir dans l’acte de copulation le travail de la mort et du pourrissement – assurément, un signe de mauvais augure. Car, s’accoupler jusqu’à l’orgasme, cette « ébauche lente à venir », c’est, enfin, en toute complicité, mener jusqu’à son terme le pourrissement de l’esprit, se laisser fasciner par l’indifférenciation des corps mêlés, analogue à la déstructuration des chairs corrompues15.
Le lyrisme amoureux de l’obscénité
31La femme qui accepterait, en conscience, cette mortification du sentiment par les corps serait alors pleinement abominable, comme Baudelaire sait être obscène. Car il y a deux obscénités chez Baudelaire, exactement comme il y a deux bêtises chez Flaubert (l’obscénité est la version sadienne de la bêtise flaubertienne : cf. dans Bouvard et Pécuchet, l’épisode de la charogne) : la mauvaise obscénité de la femme qui ne sait pas que sa corporéité doit procéder d’un renoncement artificiel (« la femme est naturelle, c’est-à-dire abominable »), la bonne obscénité du poète ou de la prostituée, tous deux parvenus à une unité déspiritualisée. Voilà la réponse à la question qui troublait Baudelaire dans Fusées : « Pourquoi l’homme d’esprit aime les filles plus que les femmes du monde, malgré qu’elles soient également bêtes ? — À trouver16. » C’est que la femme du monde est bête parce qu’elle ne sait pas penser. La fille, comme l’homme d’esprit, est bête parce qu’elle sait ne pas penser, par conscience professionnelle (c’est vrai pour l’un comme pour l’autre). On comprend, dans ces conditions, que Baudelaire, quand il parle des femmes, parle de lui, et que ses célèbres formules injurieuses sont autant d’actes d’auto-flagellation. Comme celle-ci : « Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la bestialité exclut la pédérastie17. »
32Est-il nécessaire de souligner que, chez Baudelaire, l’obscénité (ainsi que l’allure injurieuse ou insultante qu’elle adopte) naît toujours de son propre désespoir, tout comme dans Une saison en enfer de Rimbaud. Rimbaud, lui aussi, lie étroitement son aventure poétique (et anti-lyrique) à son refus d’aimer les femmes et à la question de l’unité de l’être :
Un bel avantage [de mon expérience de l’enfer], c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, — j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; — et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps18.
33C’est que Rimbaud en renonçant à parler à la femme (à l’autre sexe) et en instituant un compagnonnage, sentimental à sa manière, entre poètes (Verlaine ou Germain Nouveau), a très vite recréé les conditions du lyrisme amoureux. Aussi son obscénité est-elle d’une violence et d’une crudité sans commune mesure avec celle de Baudelaire, parce qu’elle est redevenue un moyen spectaculaire d’interpeler l’autre.
34Au contraire, malgré son inépuisable postérité, Baudelaire représente quelque chose d’unique, et de non reproductible, dans la poésie française : une extinction provisoire du lyrisme, une période d’aphasie amoureuse qui a pris le masque d’une obscénité ironique. Paradoxalement, faisant taire le discours amoureux (là encore comme Flaubert), il a rendu pensable, sinon audible, le dialogue entre hommes et femmes, dans la France de 1857 : manière de suggérer que la révolution baudelairienne est un fait d’Histoire. Mais, avec la libéralisation républicaine d’après 1870, l’obscénité a très vite tourné en topique, elle a servi à allégoriser de nouvelles idéalités : l’Amour, la Poésie, la Politique, Dieu même pour un Claudel. À force de vouloir apprivoiser l’obscénité des Fleurs du Mal (à l’atténuer ou à l’accommoder à l’« hérésie de l’enseignement » dénoncée par Baudelaire), on finit parfois par la faire ressembler à la jeune fille de Mon cœur mis à nu :
Une petite sotte et une petite salope ; la plus grande imbécilité unie à la plus grande dépravation.
Il y a dans la jeune fille toute l’abjection du voyou et du collégien19.
Notes de bas de page
1 Lewis Carroll, Alice’s adventures in wonderland, 1865.
2 Cf. Alain Vaillant, Le Rire, Quintette, 1991, p. 43-67.
3 Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, « Pléiade », t. I, 1998, p. 38.
4 Charles Baudelaire, Journaux intimes, cité dans Claude Pichois éd., Œuvres complètes, t. I, Gallimard, « Pléiade », 1975, p. 649.
5 Ibid., p. 649.
6 Ibid., p. 651.
7 Ibid., p. 694.
8 Ibid., p. 692.
9 Ibid., p. 665.
10 Ibid., p. 700.
11 Ibid., p. 676.
12 Ibid., p. 658.
13 Charles Baudelaire, ibid., p. 709.
14 Ibid., p. 702.
15 On trouvera la confirmation de cette interprétation dans la deuxième strophe du poème « je t’adore à l’égal de la voûte nocturne... » :
Je m’avance à l’attaque, et je grimpe aux assauts,
Comme après un cadavre un chœur de vermisseaux
Et je chéris, ô bête implacable et cruelle !
Jusqu’à cette froideur par où tu m’es plus belle. (v. 710.)
16 Charles Baudelaire, Journaux intimes, Œuvres complètes, p. 689.
17 Ibid., p. 653.
18 Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, cité dans Antoine Adam éd., Œuvres complètes, « Pléiade », 1972, p. 117.
19 Charles Baudelaire, ibid., p. 698.
Auteur
Professeur de littérature française du xixe siècle à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 et directeur du CERD (Centre d’études romantiques et dix-neuviémistes). Ses spécialités sont la poétique historique des formes littéraires, l’histoire des institutions littéraires. Derniers ouvrages publiés : 1836. L’an I de l'ère médiatique, en collaboration avec Marie-Ève Thérenty (Nouveau-Monde éditions, 2001) ; L’Amour-fiction. Discours amoureux et poétique du roman à l’époque moderne (Saint-Denis, P.U. Vincennes, 2002).
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014