Introduction
p. 5-14
Texte intégral
L’homme qui, dès le commencement, a été longtemps baigné dans la molle atmosphère de la femme, dans l’odeur de ses mains, de son sein, de ses genoux, de sa chevelure, de ses vêtements souples et flottants [...] y a contracté une délicatesse d’épiderme et une distinction d’accent, une espèce d’androgynéité, sans lesquelles le génie le plus âpre et le plus viril reste, relativement à la perfection dans l’art, un être incomplet1
1Baudelaire, en introduisant ce développement dans son adaptation des Confessions de Thomas de Quincey, donne la présence d’une part féminine pour nécessaire chez tout génie supérieur, et cela quel que soit son art. Cependant, de ce que la proposition se rencontre sous la plume d’un poète, on est en droit de supposer qu’elle concerne plus particulièrement la poésie. La poésie de Baudelaire lui-même, à qui un chapitre de ce livre sera consacré ; et plus largement la poésie du XIXe siècle. Ce qui n’exclut évidemment pas sa pertinence pour d’autres époques, et on sait que cette question trouve aujourd’hui chez des poètes des résonances singulières : « Nous les poètes, les meilleurs d’entre nous tout au moins, nous sommes des femmes. Baudelaire était une femme2 », écrit Dominique Fourcade. L’exemple de Baudelaire encore, immédiatement cité, signale certes le moment fondateur d’un renouveau de la poésie, et d’une autre idée du poète. Mais invite aussi à interroger de plus près ce qui, dans la tradition française, se joue au XIXe siècle, alors que jamais peut-être la tendance à une féminisation de l’activité poétique n’avait paru si nette, que ce soit à travers l’allégorie de la Muse, à travers la figure même du Poète, ou encore dans les motifs des œuvres et la thématique amoureuse. Pourtant, peu de femmes poètes figurent dans le paysage du temps, tel du moins que les histoires littéraires nous en ont transmis la mémoire3. Après Baudelaire, Fourcade cite Emily Dickinson, et non une femme poète française : n’y en aurait-il pas, ou ne seraient-elles pas bonnes – meilleures –, ou encore ne seraient-elles pas femmes ? Il est vrai que le féminin, dès Lamartine proclamé symboliquement nécessaire en poésie, semble rester alors affaire surtout d’inspiratrices, de dédicataires, de variations sur des schémas hérités. Ou apparaît comme une nouvelle et paradoxale conquête des hommes poètes, par ailleurs de plus en plus enclins à voir dans les femmes qui écrivent des rivales dans l’espace marchand encombré de la littérature où ils peuvent redouter une dévalorisation par effémination de la poésie, certes symboliquement située au sommet de la hiérarchie des genres littéraires, mais en même temps marchandise fort peu vendable. L’exaltation poétique du féminin n’exclut donc certes pas la conscience ni l’expression aiguisées de conflits et de malentendus entre les sexes, sur l’horizon d’une redéfinition des rôles des hommes et des femmes dans la famille, la culture, la société. « La poétesse ! mot impie », plus d’un pourrait certainement signer cette paraphrase de Michelet4.
2C’est à tenter de comprendre pourquoi et comment la question, la représentation et l’écriture du masculin et du féminin interviennent dans les poétiques et dans les pratiques et les œuvres de poètes, hommes et femmes, que s’attachent les études réunies ici5. Analysant quelles sexuations sociales, symboliques, imaginaires de l’activité poétique peuvent se rencontrer au cours d’un « grand » XIXe siècle, allant des lendemains de la Révolution française aux premières décennies du XXe, leurs auteurs déploient des hypothèses, des problématiques et des méthodes très diverses, parfois divergentes, qui témoignent de la fécondité et de la complexité d’une lecture de la poésie à l’épreuve du féminin. Du féminin, souvent, plutôt que de la différence des sexes, tant les femmes ont été par tradition culturelle chargées d’incarner l’altérité, entraînant une plus grande visibilité de ce pôle ainsi privilégié dans de nombreuses études, mais qui ne peut se comprendre qu’au sein d’un système impliquant aussi une vision du masculin.
3Après une mise en perspective historique et théorique à travers des études transversales, pour permettre précisément d’envisager cette relation du masculin et du féminin sans isoler, par exemple, l’étude des femmes poètes en un chapitre séparé, les articles sont présentés dans un mouvement chronologique qui va d’un tournant du siècle à un autre, de l’Almanach des Muses, avec sa conception de la poésie héritée du XVIIIe siècle, à l’œuvre de Guillaume Apollinaire – des sous-ensembles apparaissant au sein de chaque période autour de figures mythiques, de questions génériques, d’une œuvre singulière ou d’un courant littéraire.
Questions de genre
4En amont des poèmes, il y a d’abord la langue, et les problèmes grammaticaux posés en français par la dissymétrie de traitement des genres. Jacques-Philippe Saint-Gérand, étudiant dictionnaires, grammaires et grammairiens aux prises avec le traitement formel de cette question linguistique de catégorisation et de représentation, montre qu’elle est objet d’investissements multiples, où les discours se révèlent souvent gagnés par l’analogie, la métaphore, voire par une poétique du désir. Mais les visions de la poésie s’élaborent aussi dans la relation à une tradition historique et littéraire constamment réinterprétée. Michèle Clément, qui analyse les éditions de Louise Labé, alors considérée comme la plus célèbre, voire la seule femme poète de la littérature française, fait de la féminité le véritable soubassement idéologique des lectures et des discours critiques qui construisent un sujet lyrique féminin souvent au prix d’une ignorance des textes. Les mêmes présupposés, légitimés par une référence à la tradition, guident la lecture des poétesses contemporaines. Rachel Sauvé, en se fondant sur l’étude des préfaces allographes aux livres de femmes poètes, montre que, même lorsqu’elle est objet d’éloge, la poésie des femmes ne semble jamais trouver aux yeux de la critique une pleine lisibilité, et se voit toujours dénier l’individualité qui seule ferait, pour beaucoup, le poète véritable. Deux articles abordent ensuite les écritures poétiques même, du point de vue des représentations et de l’énonciation. Anne E. Berger examine dans des poèmes d’hommes et de femmes (Hugo, Desbordes-Valmore, Baudelaire), comment le motif de la féminité se noue à celui de la pauvreté et de la faim dans un éloge du petit qui tend à faire du manque, attribut de la femme, un des éléments d’une redéfinition du sujet lyrique. Christine Planté aborde l’emploi d’un Je au féminin par les hommes poètes, dispositif d’énonciation qu’on retrouve de Chénier à Valéry, ce qui la conduit à interroger à la fois le statut du féminin dans l’écriture du poème en vers, celui du Je lyrique, et l’identité du poète comme être sexué.
Romantismes
5Le pluriel ici veut suggérer le refus d’une histoire littéraire simplifiée dans des catégories monolithiques, pour une période exceptionnellement riche à la fois en explorations poétiques du féminin et en femmes poètes.
Variations sur la Muse
6Dans l’Almanach des Muses, ce sont encore les femmes poètes que l’on appelle Muses par galante convention. Catriona Seth, pour la période 1789-1819, fait apparaître la diversité de leurs pratiques d’écriture, et la relative liberté que celles-ci révèlent, avec parfois une modernité thématique inattendue. Mais par la suite la Muse, qui fournit souvent dans les poèmes d’hommes l’occasion privilégiée d’une énonciation au féminin, apparaît désormais au singulier. José-Luis Diaz s’intéresse aux multiples traitements de cette figure et à son évolution : c’est d’abord la pâle Muse chrétienne, vierge et martyre, dont on invite les femmes écrivains à imiter la discrétion – et la poésie serait alors féminine en ce qu’elle est renoncement ; ou la Muse chaste et austère du romantisme ultra, qui peut néanmoins donner lieu à une forte érotisation de l’activité poétique. Puis la Muse progressivement s’incarne, tantôt maternelle, chez Musset, tantôt bonne fille, voire prosaïque chez Sainte-Beuve, avant qu’elle ne se dégrade en bacchante dans le romantisme du désenchantement, ou en Muse malade et vénale chez Baudelaire. C’est à une de ces dégradations que Christine Marcandier-Colard consacre son étude de la Muse-Vampire du premier XIXe siècle. Violente, nourrie de meurtre et de sang, cette figure suggère que dans l’inspiration poétique, l’ivresse est indissociable de l’horreur, et que la beauté du poème procède d’une mise à mort. Dans un retour aux femmes réelles, examinant ce qu’il advient, socialement et fantasmatiquement, du corps des femmes qui ont joué le rôle de Muses – Louise Colet, Alice Ozy, Apollonie Sabatier – Serge Zenkine rencontre d’autres formes de violence ou de dégradation : le corps de la Muse, morcelé et humilié, doté d’une puissance protectrice ou castratrice, semble jeter à la représentation et à toute vision totalisante un défi qui annoncerait précocement le projet de l’art réaliste. Martine Lavaud voit aussi s’imposer la question de la représentation au cœur de Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier, roman d’un poète où l’androgyne irreprésentable vient briser le dualisme du Poète et de la Muse ; où Madeleine, Muse d’un poète aphasique et dépossédé, convoque et brouille simultanément les catégories du masculin et du féminin.
Hommes et femmes poètes
7Des parcours et des pratiques sont ensuite évoqués dans une série d’études comparatives ou monographiques. Barbel Plötner examine les itinéraires de deux poètes bretons, un homme et une femme, dans les années 1830. Tandis qu’Émile Souvestre a choisi la fidélité à la culture régionale et un engagement social, Élisa Mercœur, la « Muse nantaise », cède à la séduction de la capitale mais, loin de la reconnaissance espérée, trouve à Paris la pauvreté, et une fin précoce qui fait d’elle une des figures légendaires de poètes morts jeunes. C’est aussi un désenchantement au féminin que lit Marie-Claude Schapira dans l’évolution de deux femmes poètes, Amable Tastu et Delphine Gay, qui, après des débuts prometteurs, abandonnent l’une et l’autre l’écriture de la poésie pour retrouver, quoique de façons bien différentes, des rôles plus conformes à l’idéal féminin de leur temps. Marceline Desbordes-Valmore, dont les premiers recueils ont ouvert dans les années 1820 le renouveau de la poésie lyrique, en même temps que Les Méditations de Lamartine, n’a, elle, jamais renoncé à écrire. Aimée Boutin s’interroge sur les liens entre la maternité et la position du poète dans son œuvre, analysée en parallèle avec celle de Lamartine, et dégage chez l’un comme chez l’autre un imaginaire du maternel au principe du discours social ; mais la thématique du don de soi ne doit pas masquer, chez Desbordes-Valmore, une capacité de révolte et la construction de contre-valeurs. Théophile Gautier, si on l’a vu mettre en scène l’androgynie et le brouillage des genres dans Mademoiselle de Maupin, accorde comme critique fort peu d’attention aux femmes poètes. Daniel Sangsue montre comment les figures féminines de sa poésie laissent percevoir, surtout avant leur reprise édulcorée dans les Poésies complètes, de multiples formes de violence, d’agression ou de sacrifice – revers d’une idéalisation de la femme.
Modernités
Baudelaire
8Baudelaire, dont on sait qu’il a dédié Les Fleurs du Mal à Gautier, apparaît bien de ce point de vue comme son continuateur, poursuivant et approfondissant l’ambivalence du rapport à la femme, en l’exaspérant jusqu’au paradoxe et à la contradiction. Dans le sonnet « L’Idéal », Marie-Pierre Chabanne montre tout ce que les figures féminines idéales, que le poète oppose aux fades « beautés de vignettes » du moment, ont de sublime et de viril, et y voit une puissance du féminin autonomisée. Martine Reid analyse la misogynie de Baudelaire dans Les Conseils aux jeunes littérateurs, Le Peintre de la vie moderne et Mon cœur mis à nu, et en fait, plus qu’un symptôme d’époque, l’élément nécessaire fondateur d’une poétique et d’une position originales. C’est sur l’obscénité introduite par Baudelaire dans l’énonciation lyrique avec Les Fleurs du Mal qu’insiste Alain Vaillant, prenant l’exemple d’« Une charogne ». Il montre le lien de cette obscénité avec l’ironie, affirmant que l’aphasie amoureuse qui en résulte rend alors paradoxalement audible le dialogue entre hommes et femmes. Dans une relecture de « Delphine et Hippolyte », un des poèmes lesbiens, condamné en 1857, Pierre Laforgue s’intéresse à la position du poète, au dispositif des voix, et à l’identité sexuelle d’une parole poétique qui se place délibérément sous le signe de Sapho. Tandis que c’est un couple féminin sans rapport avec Lesbos, cette fois dans le Spleen de Paris, qui retient l’attention de Patrick Labarthe. Dans le redoublement de la figure féminine mise en scène dans « Laquelle est la vraie ? », il fait apparaître un processus dialectique renvoyant à la fois au rapport du masculin et du féminin et à la division d’un sujet conscient de sa finitude et de son historicité.
Lautréamont
9Dans cet autre texte fondateur de la modernité que sont Les Chants de Maldoror, Lucienne Frappier-Mazur analyse la sexualisation de l’écriture et les représentations figurées du masculin et du féminin. Si à l’issue de tout un parcours, le poète s’affirme par sa capacité à cultiver et symboliser sa propre dualité – de sexe entre autres-, la poésie hybride qui en résulte, dans un lien fort avec le mode parodique, s’énonce encore au masculin.
Figures mythiques
10C’est aussi dans la reprise et le traitement renouvelé de figures mythiques et de postures philosophiques que les poètes mettent en jeu la différence des sexes dans leur œuvre. Dans un parcours qui va des Feuilles d’automne à La Légende des siècles, Agnès Spiquel montre comment l’appropriation poétique de l’idée de Nature évolue chez Hugo du masculin vers le féminin, de Pan à Isis, de l’idée de totalité à celle d’une unité qui peut inclure l’altérité. Chez Louisa Siefert, femme poète morte jeune, introduite par Asselineau, Luce Czyba étudie une reprise au féminin du modèle stoïque dans son lien au tragique, en s’interrogeant sur ce qu’elle doit à la position historique des femmes. Anne Geisler-Szmulewicz analyse la façon dont les parnassiens réécrivent le mythe de Pygmalion en le faisant servir à l’expression d’une poétique où l’artiste viril affirme, face à l’œuvre féminisée, la toute-puissance masculine, et où la réflexion sur les rapports entre l’art et la vie qui sont au cœur du mythe débouchent sur le constat d’une incompatibilité entre la femme et l’œuvre. Dans l’œuvre de Mallarmé, Laurent Mattiussi voit apparaître, en partant d’Hérodiade, une transposition du mythe de Léda qui fait désormais passer le principe créateur résolument du côté du féminin, puis la tendance à son annulation dans un féminin sublimé qui confine à l’inhumain.
Du côté des romanciers
11L’évolution de la poésie ne saurait se comprendre hors de celle, plus générale, de la littérature, et particulièrement du roman, genre largement voué à l’exploration des rapports entre hommes et femmes, et depuis longtemps accessible aux femmes comme auteurs et lectrices. Nicole Mozet, questionnant le rapport fantasmatique à la féminité qu’implique la métaphore de la prostitution chez Balzac, sur fond d’une œuvre hantée par la présence à la fois obsédante et refoulée du sexe, trace une évolution qui va de la peur de la féminisation dans l’écriture à l’acceptation de la sexuation comme limite, permettant de poursuivre le deuil de l’ordre patriarcal. Marie-Françoise Melmoux-Montaubin étudie les premiers Memoranda de Barbey d’Aurevilly, contemporains d’une entrée en écriture qu’elle montre liée à la perte du féminin qu’ils thématisent : la femme, préoccupation omniprésente, n’y existe vraiment que dans l’absence ou dans un passé perdu, tandis que des échanges de la correspondance comme de la conversation avec les femmes ne subsiste que la voix de Barbey. Dans les lettres de Flaubert à Louise Colet, Thierry Poyet montre le refus du féminin – ou de ce que le romancier conçoit comme tel-, aussi bien dans la conception générale de l’art qu’il expose qu’à travers le minutieux travail de correction de ses poèmes, et une forme de condescendance qui confine au mépris. On oublie aisément que Guy de Maupassant a commencé par écrire des poèmes. Dans son recueil de jeunesse Des vers, l’analyse de Marianne Bury lie l’interrogation sur le féminin à l’élaboration d’une poétique nouvelle, fondée sur la dépoétisation et la désidéalisation de la femme et de la relation amoureuse. La logique de cette attitude, qui confirme l’existence d’un lien fantasmatique entre féminité et poésie, et qu’on peut lire comme volonté de mise à distance d’un féminin fascinant et dangereux, conduit à l’abandon de la forme versifiée pour la prose.
Fins de siècle
Femmes poètes : positions et réception
12Après la rareté des femmes poètes à l’ère de la modernité, la fin du siècle verra la publication de nombreux recueils de poétesses. Là comme dans l’écho qu’elles suscitent réside une des singularités de la période. Dans cette évolution, Louise Ackermann, née en 1813, mais qui ne publie ses Poésies philosophiques qu’en 1871, représente un cas à part, tant par la veine qu’elle choisit que par l’attention que lui accorde la critique. Michèle Fontana, étudiant la réception contemporaine de son œuvre, montre que cet accueil ne va pas toutefois sans ironie, et que c’est surtout à la faveur d’un débat idéologique entre conservateurs et progressistes, suscité par leur athéisme ouvertement déclaré, que ses poèmes s’imposent – le prix à payer étant la mise en doute de la féminité de leur auteur, accusée d’avoir renié tous les sentiments naturels qu’on prête à la femme. Marie Krysinska quant à elle revendique, pour affirmer son identité poétique, l’innovation formelle : non seulement l’usage, mais l’invention du vers-libre, dans une période où, comme le rappelle Laurence Brogniez, les vers-libristes sont accusés de métissage et de dégénérescence par les défenseurs d’une pureté de l’identité culturelle nationale. Cette revendication toutefois ne lui vaut guère que d’être rejetée à la fois des adversaires conservateurs du vers-libre et des symbolistes eux-mêmes, peu soucieux de reconnaître en Krysinska la créatrice d’une forme dont ils se disputent la paternité pour mieux occuper la direction du mouvement. Ce sera d’ailleurs dans une prise de distance avec le symbolisme que le tournant du siècle verra la multiplication d’œuvres de femmes saluées comme importantes et novatrices, à l’heure de ce que certains critiques désigneront improprement, à la suite de Maurras, comme un « romantisme féminin ». En analysant la réception de la poésie féminine dans les petites revues, particulièrement dans La Plume, Hélène Millot éclaire les raisons de cette évolution qui voit en quelques années une revue passer de la vigoureuse misogynie d’un « Massacre des Amazones » à la reconnaissance d’une poésie nouvelle due aux femmes, accueillie comme poésie à part entière parce qu’elle répond à un besoin de renouveau esthétique en réaction au symbolisme. Gayle A. Levy montre combien Anna de Noailles, certainement une des plus célèbres d’entre elles, a habilement joué, à travers la gestion de sa propre image et son usage du Je, d’une valeur d’intimité sensible qui, en s’opposant aussi bien aux recherches raffinées de la poésie symboliste qu’aux valeurs universalistes de la Troisième République, venait s’inscrire dans l’image que ses contemporains se faisaient de la féminité, – d’où la reconnaissance immédiate et durable dont Noailles a été l’objet.
Écritures
13Dans « Les femmes et le langage » de Remy de Gourmont, article contemporain du premier recueil d’Anna de Noailles, Claude Retat montre comment cette même idée reçue de la féminité est mise au service d’un anti-intellectualisme. Mais la femme, réserve vitale et garante du langage, ne l’est pour Gourmont que dans une immobilité invisible qui laisse tout son rôle à la figure du Créateur et de ce Poète que la femme n’est pas. Forme poétique nouvelle née au XIXe siècle, le poème en prose au sens moderne, baudelairien, apparaît d’abord comme un genre largement masculin, par ses auteurs comme par les figures qui l’emblématisent. Il est cependant pratiqué par quelques femmes. Nathalie Vincent-Munnia étudie les jeux d’énonciation dans les recueils de trois d’entre elles, Judith Gautier, Renée Vivien, Marguerite Burnat-Provins, qu’elle confronte aux Chansons de Bilitis que Pierre Louÿs a d’abord présentées comme écrites par une femme. Si Louÿs cherche à assurer la fiction d’un sujet lyrique féminin, et d’une féminité de l’écriture, les voix de femmes poètes, dans un rapport de tension à la fois avec la tradition lyrique et avec les modèles culturels du féminin, jouent plutôt quant à eux subtilement du décentrement et de l’appropriation, – ce qui invite à penser le masculin et le féminin en terme de relations et d’interactions, non de prédétermination absolue. Masculin-Féminin pourrait être dit Apollinaire, comme le montre Michel Decaudin, plus particulièrement dans sa prose où il analyse les jeux multiples d’ambiguïtés, de travestissements, d’inversion des sexes – jamais cependant poussés jusqu’à une totale indifférenciation. Entre l’homme et la femme, demeure en effet pour Apollinaire une fondamentale différence ontologique qui voue l’homme à la posture du mal-aimé, compensée dans la recherche d’une domination parfois violente de la puissance masculine.
14Un tel parcours, en dépit de sa diversité, n’aura certes pas abordé tous les aspects de la question, ni rencontré tous les noms et toutes les œuvres que le sujet semblait imposer, et on peut regretter, entre autres, l’absence ici de Maurice de Guérin, de Rimbaud, de Verlaine... Aussi ce livre ne prétend-il pas épuiser le vaste champ d’interrogation qu’il explore, mais plutôt convaincre de sa fécondité en donnant les moyens de l’aborder comme question poétique, et non comme pur objet d’idéologie ou de fantasme – qu’on ne saurait d’ailleurs, en ce domaine, totalement conjurer. Il s’agit d’inviter à relire les poètes, et les poèmes abordés ici – et bien d’autres –, en proposant d’autres modes de lecture et d’intelligibilité, dont on espère avoir montré la particulière pertinence, pour le XIXe siècle. Et, au-delà, pour ce qui engage le devenir de la poésie.
Le poète – il n’existe pas
est celui qui change
de sexe comme de chemise6
15Ces lignes de Jacques Dupin, suggèrent aujourd’hui à la fois un héritage et une rupture, et que la question de la différence des sexes se noue, non seulement à travers la position et l’identité du sujet de l’énonciation lyrique, à une interrogation sur la singularité et l’être même de la poésie.
Notes de bas de page
1 Charles Baudelaire, « Un mangeur d’opium », Les Paradis artificiels, Œuvres complètes, Gallimard, « Pléiade », I, p. 499. Voir l’article de Claude Pichois, « Baudelaire et le “Mundus Muliebris” », dans Baudelaire. Etudes et témoignages, nouvelle éd. revue et augmentée, À la Baconnière, Neuchatel, 1967, p. 156-162.
2 Dominique Fourcade, Outrance utterance et autres élégies, 1990, p. 9.
3 Pour aller au-delà de cette vision des choses, on se reportera à l’ouvrage collectif Femmes poètes du XIXe siècle. Une anthologie, dir. Christine Planté, Presses universitaires de Lyon, 1998 (deuxième tirage à paraître).
4 « L’ouvrière ! mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais », écrit Michelet dans l’introduction de La Femme, Hachette, 1860, p. XVIII. Comme le travail ouvrier menace la femme dans sa santé, et la famille et l’humanité dans les générations à venir, l’écriture de la poésie, passage sur un plan symbolique de la procréation à la Création par excellence, menace une fondamentale distribution des rôles, voire la nature de la poésie elle-même.
5 Ces études sont issues de communications données lors du colloque international « Masculin/Féminin dans la poésie et les poétiques du XIXe siècle », tenu à Lyon en 1998 dans le cadre de LIRE (CNRS-LYON 2). Lors du colloque était également intervenu Steve Murphy, avec un exposé portant sur « Féminins zutiques ».
6 Jacques Dupin, Le Grésil, P.O.L, 1996, p. 69.
Auteur
Professeure de littérature du xixe siècle à l’université Lumière Lyon 2, responsable de l’équipe xixe siècle au sein de l’UMR 5611LIRE, et co-responsable des Cahiers Masculin/Féminin (P.U. Lyon). Elle travaille sur Marceline Desbordes-Valmore, sur la poésie du xixe siècle, sur la théorie, les représentations et les écritures du masculin et du féminin, et leur histoire. Elle a publié : La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme auteur (le Seuil, 1989) ; dirigé : Femmes poètes du xixe siècle. Une anthologie (PUL, 1998) ; L’Épistolaire. Un genre féminin ? (Champion, 1998) ; Sorcières et sorcelleries, Cahiers Masculin/Féminin de Lyon 2 (PUL, 2002). Elle travaille actuellement à l’édition des œuvres poétiques de Marceline-Desbordes Valmore, et à un essai sur son œuvre.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014