Gustave d'Eichthal, ou les ambiguïtés d'une ethnologie saint-simonienne : du racialisme ambiant à l'utopie d'un métissage universel
p. 153-175
Texte intégral
Le temps de l'association est venu pour les nations comme pour les individus. Chaque peuple a ses aptitudes qui dérivent de son caractère et de sa position, a son rôle qui lui est marqué d'avance. La véritable politique est aujourd'hui de former, de ces unités diverses, des groupes harmonieux, dont les forces s'équilibrent et se combinent et contribuent ainsi à donner la vie, l'ordre et le mouvement au système entier1.
Gustave d'Eichthal.
1Tirée d'un livre de Gustave d'Eichthal et résumant la pensée et les aspirations collectives du mouvement saint-simonien en même temps que les siennes propres, l'épigraphe qu'on vient de lire rappelle aussi combien en général, à cette époque, on rêvait de réorganiser le monde en se fondant sur des réflexions novatrices.
2Cet utopisme à l'échelle mondiale n'est pas sans rapport avec le fait que le xixe siècle dans son ensemble est marqué par une forte volonté expansionniste des sociétés européennes, par la conquête et l'appropriation, certes, mais aussi par la connaissance.
3Le contexte colonialiste, dans les décennies mêmes où naissent et s'affirment les sciences humaines, stimule l'observation des populations et la réflexion sur leurs différences et leurs mélanges. Les confrontations, violentes ou pacifiques, entraînent des comparaisons et inspirent communément des considérations relatives à l'apparence physique, lesquelles nourrissent d'autant plus volontiers une représentation de l'humanité différenciée selon des types que la pensée savante, à cette époque, dans la mesure où elle reprend des réflexions antérieures, principalement essentialistes, des xvie et xviiie siècles, tend de son côté à classer l'espèce humaine en sous-espèces appelées « races ». Celles-ci sont bien, en premier lieu, décrites comme différentes, mais elles le sont aussi bientôt et surtout comme fondamentalement inégales, se retrouvant dès lors classées et hiérarchisées dans le but de justifier un rapport de domination toujours à l'avantage de l'Europe. Érigé en concept clé pour tous les travaux traitant des peuples, le terme de race devient au cours du siècle l'objet d'une production savante de plus en plus florissante2. C'est ce qui confère une dimension sociale et politique à un vocable auparavant plutôt réservé à la généalogie nobiliaire et aux sciences naturelles.
4On peut donc se demander si l'anthropologie du xixe siècle n'aurait pas élaboré ses thèses fondatrices à partir d'une construction idéologique dont elle aurait après coup cherché la justification dans des traits physiques et psychologiques.
5Dans cette hypothèse, le problème du métissage mérite évidemment une attention privilégiée. Majoritairement perçu comme une dégradation, une dégénérescence de la pureté raciale, il est en effet, chez la plupart de ses analystes comme dans l'opinion commune, affecté d'un signe négatif, compris comme une transgression de la ligne séparant normalement supérieur et inférieur sur une échelle de valeurs repérées par des critères physiques, à commencer par la couleur plus ou moins foncée de la peau.
6Or aux origines du débat sur la notion de race, en particulier sur le point sensible de la place à assigner au mulâtre, le saint-simonien Gustave d'Eichthal a eu un rôle de premier plan, dont l'originalité tient précisément beaucoup à son saint-simonisme.
Une carrière intellectuelle sous le signe du saint-simonisme
7Sans nous attarder sur la personnalité complexe de d'Eichthal3, il importe d'indiquer les éléments de sa formation qui ont nourri sa contribution à l'élaboration de l'idée de race – son principal apport à la « doctrine » (i. e. la doctrine saint-simonienne) et la grande préoccupation de sa vie.
8D'une profonde religiosité, comme la génération romantique à laquelle il appartenait, d'Eichthal crut néanmoins d'abord trouver sa vérité dans la philosophie d'Auguste Comte, son initiateur à Saint-Simon4, avant de participer, aux côtés d'Enfantin, à l'élaboration d'un syncrétisme moderne fondé sur une alliance du mosaïsme et du christianisme. Si, après la dispersion de la Retraite de Ménilmontant, dont il avait été un des apôtres les plus enthousiastes, il fit peu à peu tout son possible pour se détacher affectivement et intellectuellement du « Père », il n'en continua pas moins durant toute son existence à se réclamer de Saint-Simon lui-même et à entretenir pieusement les souvenirs et les amitiés de la période militante du saint-simonisme.
9Le parcours personnel de d'Eichthal, juif converti et en quête d'identité5, est proprement déterminant. Né en 1804 à Nancy dans une famille de riches banquiers Israélites qui vinrent s'installer à Paris et s'y intégrèrent par l'abandon de leur foi, il fut baptisé peu avant ses parents. Envoyé dans une école privée catholique, il n'eut pas moins à souffrir de vexations qu'il combattit avec une ardeur égale à sa souffrance intime. Lui-même habité toute sa vie de profonds tourments, d'Eichthal se dépeint comme animé par une immense volonté de remédier au malheur des autres. À croire ce qu'il en écrit rétrospectivement à son père, c'est dans cette sensibilité à la souffrance sociale qu'il faudrait chercher la motivation de sa vocation saint-simonienne :
J'ai moi-même toujours souffert de cette société et je n'ai jamais pu m'y concevoir d'autre vocation que de faire cesser les souffrances des autres, et les miennes propres. Je suis né pour être apôtre6.
10Sollicitée par son ami Olinde Rodrigues et par Enfantin, son adhésion intervint vers le mois de juin 1829. Elle implique l'adoption des idées du groupe en matière d'économie politique et de projet social, que résume la devise si souvent citée de Saint-Simon : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l'amélioration physique, morale et intellectuelle de la classe la plus pauvre. » Mais elle revêt d'emblée la forme d'une foi religieuse7. De l'élan existentiel qu'elle inaugura chez lui et de son degré d'appartenance au groupe et au chef – Enfantin – qui l'incarnait, on peut prendre la mesure par sa déposition au procès intenté en 1832 aux chefs du mouvement. Les termes en sont empreints d'un lyrisme authentiquement romantique :
Oui ! cette vie mesquine, cette vie étroite, cette vie sans poésie était pour nous un insupportable fardeau. Nous rêvions de quelque chose de mieux, quelque chose de grand. [...] Nous avons cependant été plus heureux que beaucoup d'autres ; car beaucoup sont réduits à chercher dans des joies désordonnées un aliment à l'activité brûlante qui les remplit. Nous, nous avons rencontré un HOMME qui nous appelant à lui nous a révélé une vie nouvelle... [...] toutes ces vies ne font plus qu'une même vie ; nos destinées sont communes, nous sentons que nous sommes appelés à faire ensemble une chose glorieuse, sainte, divine8.
11C'est au plan théorique, plus que par la praxis, que d'Eichthal contribua à l'effort des saint-simoniens pour faire octroyer aux femmes un rôle dans le nouvel ordre moral, politique et religieux qu'ils entendaient instaurer. Constatant leur position de mineures dans la société française du xixe siècle – elles n'y avaient aucun droit politique, à commencer par le droit de vote-, les saint-simoniens imputaient ce statut inégal au fait que, christianisme inclus, les religions du passé auraient unanimement admis la subalternité féminine comme la base de toute organisation sociale9. Il en serait résulté que la femme se serait moins développée selon son être propre que selon un type convenu, défini par les hommes. Qu'elle courbât la tête devant l'homme comme l'esclave devant le maître ne provenait pas, expliquaient les saint-simoniens, de sa nature, mais de son éducation, conçue par les hommes qui « mutile[nt] son intelligence10 » en la confinant aux choses de la vie domestique.
12Loin d'être évident pour tous, ce point de vue suscita d'amples débats à l'extérieur comme à l'intérieur du mouvement saint-simonien, où il avait été initié et promu par le Père Enfantin. Celui-ci entendait néanmoins en faire la pierre angulaire de la société de l'avenir :
D'ailleurs avant toutes distinctions de races et de castes, d'esclaves et de maîtres, de travailleurs et d'oisifs, de guerriers et de pacifiques, il en est une qui se trouve à la source même de tout ce qui est humain, c'est celle des deux sexes. [...] C'est par l'affranchissement complet des femmes que sera signalée l'ère saint-simonienne. Ce sont elles qui contribueront le plus à son installation, qui la maintiendront avec le plus de puissance, qui la perfectionneront avec le plus d'amour11.
13Ce dernier mot n'est pas indifférent. Car c'est bien dans le mystère d'un charme spécifique que les saint-simoniens situaient le ressort d'une possible fonction sociale féminine. La réhabilitation de la femme, estimait en particulier Enfantin, passe par la réhabilitation de la chair, son égalité par l'égalité de la chair et de l'esprit, obstinément niée par le christianisme. Si les deux composantes constituent à parts égales l'essence même de Dieu, la nouvelle loi morale ne saurait être formulée que par un couple, et la condition de son avènement n'est autre que la prise de conscience par les femmes de leur mission de régénérer le monde en l'érotisant. Selon Enfantin et ses amis, dont, au premier rang, Gustave d'Eichthal, face à la brutalité masculine, à l'emploi masculin de la force pour conquérir et gouverner, la ruse et la douceur féminines, la propension des femmes à l'harmonie et à la paix, étaient autant de raisons en faveur d'un modèle féminin de pouvoir12. On voit qu'en cela, les saint-simoniens furent des précurseurs, mais aussi que leur idéologie se fondait sur une pérennisation conservatrice des rôles sexuels. L'égalité reconnue s'accompagnait du postulat que les qualités formées par la servitude ancestrale n'étaient pas destinées à évoluer, et même qu'elles devaient demeurer en l'état, dès lors que l'avenir était à la complémentarité de la dualité sexuelle et sociale. Étendu à tous les domaines, ce principe pouvait aussi bien servir toutes les émancipations que justifier toutes les aliénations :
Le monde a besoin aujourd'hui d'une politique nouvelle qui sache développer et fortifier ces diversités de génie, de race, d'âge, d'éducation, de position sociale. [...] Il faut savoir embrasser, diriger, utiliser les contrastes que la Providence a mis au sein de chaque peuple, dont elle a marqué aussi les grandes divisions du monde et cependant il faut aussi combiner et associer ces différences, les dominer en les respectant, et les faire servir à l'intérêt commun. Il faut une politique de tolérance et d'association universelle13.
14Pensée non plus sur le modèle du contrat social mais sur celui de la structure familiale, l'association saint-simonienne posait la solution de la question féminine comme préalable à la solution de la question sociale.
15Or si l'exaltation du plaisir au même titre que du travail productif contre les valeurs catholiques d'abstinence et de mortification mobilisent bon nombre d'adeptes des deux sexes derrière Enfantin, d'autres, notamment dans le collectif de direction, sont trop attachés à la morale traditionnelle pour n'en être pas choqués, jusqu'à faire défection en bloc. C'est là, on le sait, une des causes, sinon la cause, du schisme de Bazard et de ses amis républicains en novembre 1831. Aussi, dans le désarroi général consécutif à cette crise, les saint-simoniens restés fidèles au Père éprouvèrent-ils le besoin de clarifier leurs idées. C'est à quoi d'Eichthal en particulier se consacra, par l'élaboration d'un dogme, dont l'idée fondamentale était l'unité des deux natures, féminine et masculine, au sein de Dieu : quoique confidentielle et inédite, sa Note sur le Dogme14, le posa comme l'un des théologiens du groupe, et sa validation par Enfantin l'aida considérablement à surmonter en partie le complexe d'infériorité dont il était et demeura toujours affecté.
16C'est en cherchant à traduire en théologie et en théogonie le panthéisme foncier du saint-simonisme que d'Eichthal, observant l'histoire des religions, crut « reconnaître que toutes [l]es dualités n'[y] étaient que l'expression de la Dualité des sexes, et toutes [l]es trinités l'expression de la Triplicité des âges », à savoir le passé, le présent et l'avenir. Le dogme définitif devait donc « combiner la Dualité et la Trinité, en leur donnant une égale importance », et cette combinaison intellectuelle avait son schéma tout trouvé dans celui de la famille. La formule de l'être absolu du panthéisme était donc, selon d'Eichthal, celle-là même de la famille :
La vie de l'univers aussi bien que celle de tout individu, est un mariage et une régénération incessante15.
17Cette théorie demeura à la base de sa pensée, même après qu'il eut repris son indépendance. Elle informe la plupart de ses travaux ultérieurs, où on le voit poser la structure familiale tant comme un instrument d'analyse au champ d'application illimité que comme un modèle de lien social à réinventer et à généraliser pour instituer les deux valeurs suprêmes du saint-simonisme repensé par Enfantin, l'association et l'harmonie, conditions sine qua non de la paix pour l'humanité entière à quelque échelle que ce soit, des relations entre les sexes aux relations entre les classes et entre les peuples.
18Soit, par exemple et notamment, le problème des générations, bien mis en évidence par la lutte, victorieuse en juillet 1830, des Jeune-France romantiques contre la gérontocratie de la Restauration. Selon l'opinion intéressée et assez juste-milieu de d'Eichthal, fils meurtri d'un père âgé, hypocondriaque et autoritaire, la loi nouvelle de la famille devait consacrer la prédominance de l'âge mûr, incarné dans la Trinité chrétienne par le Saint-Esprit, lequel, regrettait-il, aurait presque toujours été sacrifié à la vieillesse conservatrice (le Père) ou à la jeunesse révolutionnaire (le Fils). Au Saint-Esprit, « l'être intermédiaire », « l'époux », d'harmoniser la chair et l'esprit, la femme et l'homme, la famille et l'État, en fondant sur la base de l'égalité un nouveau type d'amour conjugal qui, de proche en proche, régénérerait l'humanité dans son ensemble. De cette vision prospective, pour ne pas dire prophétique, d'Eichthal trouvait un fondement positif dans le fait que les sciences naturelles, alors en passe, avec Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck, d'imposer leur domination aux autres sciences, faisaient de la famille un principe essentiel pour la classification des animaux, des végétaux et des bactéries en l'employant pour regrouper les genres ayant en commun certains traits généraux.
L'organisation des races et la famille universelle
19En tout cela, d'Eichthal pouvait assez légitimement se réclamer de Saint-Simon. La « science de l'homme » conçue par ce dernier dans les dernières années de l'Empire misait en effet sur la physiologie pour ramener l'Europe à la paix :
Les savants qui cultivent la science de l'homme, qui sont les physiologistes, sont les seuls qui soient en état d'analyser les causes de cette guerre et de découvrir les moyens de la faire cesser en mettant en évidence la manière dont les intérêts de tous peuvent se concilier16.
20Pareille préoccupation ne pouvait que se rencontrer avec l'ethnologie, science alors naissante et en voie d'institutionnalisation en France sous l'impulsion du physiologiste William Frédéric Edwards, le fondateur, en 1839, de la Société ethnologique de Paris, la première société savante européenne en date dans ce champ d'études, et qui mettait d'emblée l'accent sur l'observation à la fois historique et physiologique des différences entre les « races17 ». Rassemblant des hommes de professions et de formations très diverses, commerçants, missionnaires, médecins, naturalistes ou philanthropes, la Société ethnologique se proposait pour objet d'étude, tout ensemble, « l'organisation physique, le caractère intellectuel et moral, les langues et les traditions historiques18 ». On comprend que d'Eichthal s'y soit mêlé dès l'origine et se soit empressé d'en faire la publicité auprès de ses amis saint-simoniens. À Enfantin, il écrivait ainsi, en octobre 1839, que l'ethnologie est « la science religieuse par excellence ». Il motivait cette promotion en recourant à son idée favorite, la famille, en même temps qu'à un autre mot clé du saint-simonisme, moins chargé de ses propres affects, l'organisation :
Ce sont les peuples qu'il faut aujourd'hui faire entrer en famille. Pour cela il faut avoir étudié les rapports de leur organisation19.
21Secrétaire de la Société, et l'un de ses membres les plus assidus, d'Eichthal contribua probablement à y attirer Michel Chevalier, Ismaÿl Urbain, Olinde Rodrigues et les frères Pereire, tous adhérents nommément inscrits. Aussi bien est-il pour sa part à inscrire au premier rang de ces savants qui ont, au xixe siècle, contribué à fixer dans l'usage courant la notion de race humaine20.
22N'échappant pas, dans sa curiosité particulière pour la race noire, à la fascination de ses contemporains pour les nouveaux horizons ouverts par l'expansion coloniale vers l'Orient et vers l'Afrique, d'Eichthal fut à l'initiative d'une discussion capitale. Mise et remise à l'ordre du jour – les séances s'étalèrent du 23 avril au 9 juillet 1847-, elle portait en effet sur la question suivante : « Quels sont les caractères distinctifs de la race blanche et de la race noire, et les conditions d'association de ces deux races21 ? ».
23Question, formulation et réponses, à vrai dire, avaient déjà été avancées par le même d'Eichthal, une dizaine d'années plus tôt, dans une correspondance qu'il avait échangée avec Ismaÿl Urbain et publiée à ses frais sous le titre de Lettres sur la race noire et la race blanche22.
24Mais je choisis délibérément de rompre la chronologie pour mieux expliciter une problématique et un système longuement mûris par d'Eichthal jusqu'à cette sorte de légitimation que représente leur discussion collective par la Société ethnologique, en 1847, comme une question d'actualité et de première importance à la fois scientifique et pratique au vu du mouvement d'abolition de l'esclavage engagé par l'Angleterre et dans l'attente de sa probable imitation par d'autres nations23.
25La confrontation fut passionnée entre d'un côté, les tenants de l'inégalité des « races » humaines (terme que personne ne récusait) et, de l'autre, ceux de leur égalité. Au nombre des protagonistes figurent plusieurs scientifiques de renom et des personnalités du débat, alors très vif, sur l'abolition de l'esclavage : Victor Schoelcher, Armand de Quatrefages, Alphonse Milne Edwards, le docteur Lallemand, ou encore Victor Courtet de l'Isle. Les uns et les autres, d'Eichthal compris, s'appuyaient, certes, sur des éléments théoriques racialistes attestés dès le xviiie siècle24. Mais ce sont eux, à proprement parler, qui ont imposé la notion de race comme l'unité de base, en quelque sorte, des deux nouvelles sciences humaines dont ils sont des précurseurs et des bâtisseurs, l'anthropologie et l'ethnologie – et l'Européen, autrement dit le Blanc, comme leur référentiel commun.
26Pour traiter la première partie de la question, d'Eichthal dépouilla une quantité impressionnante d'observations exotiques et d'ouvrages savants25. La difficulté à laquelle il avait affaire était, non pas de démontrer l'homogénéité des populations blanches – nul ne la mettait en doute-, mais, contre plusieurs objections répétées, de mettre en évidence suffisamment de caractères distincts pour établir celle, tant physique que morale et sociale des populations noires. L'enjeu n'était pas mince, puisque, pour d'Eichthal, l'opposition blanc vs noir constituait bel et bien la ligne de partage fondamentale de l'humanité, et qu'elle recouvrait la démarcation géographique entre les hémisphères Nord et Sud. Il l'affirmait en séance26 et le redisait, en privé, à Enfantin :
En face des races blanches, qui habitent l'hémisphère Nord de l'ancien monde, se trouvent les peuplades noires (nègres, Hottentots, papous) qui habitent la partie australe de ce même monde, derrière le désert, ainsi que l'île de Madagascar, l'Australie et la Polynésie27.
27Au demeurant, l'idée n'était pas d'une nouveauté radicale, et d'Eichthal en trouvait un garant dans l'Histoire naturelle du genre humain (1801) de Virey, pour qui toutes les autres subdivisions n'étaient que secondaires en regard de celle-là28.
28Ce qui, sans être non plus une invention absolue, signe l'originalité ethnologique de d'Eichthal est en même temps ce qui le classe définitivement du côté d'Enfantin dans le débat saint-simonien sur la dualité des sexes. Sa thèse principale découlait en effet directement de ses propositions dogmatiques de Ménilmontant :
Le Noir me paraît être la race femme, dans la famille humaine, comme la race blanche est la race mâle29.
29On le constate, même transposé sur le terrain positif, ce débat idéologique, pour d'Eichthal au moins, demeurait sous-jacent au débat censément scientifique de la Société ethnologique. Répétée de multiples fois devant des auditoires savants, mais aussi proposée à l'opinion publique30, la thèse de la sexuation des races humaines fut validée par bon nombre de membres de la Société ethnologique et applaudie par bien des correspondants de son concepteur, à commencer par John Stuart Mill en personne. Dès 1839, celui-ci, non content d'approuver, se déclarait même prêt à coopérer :
J'ai reçu votre dernière brochure [i. e. les Lettres sur la race noire et la race blanche] et [...] j'y trouve, comme dans les Deux Mondes, des preuves de ce qui me paraît une importante vérité. Je suis convaincu depuis longtemps que non seulement l'Orient comparé à l'Occident, mais la race noire comparée à la blanche, s'en distinguent par des traits qui se rapprochent de ceux que vous définissez ; que ce n'est pas les premiers seulement, mais nous qui aurions à profiter grandement d'une familiarité plus intense et plus sympathique, que si notre intelligence est plus développée [...], les noirs possèdent exactement ce qui nous est indispensable comme contrepoids, dans leur amour du repos, et dans leur aptitude supérieure pour le plaisir animal, source d'une grande sensibilité de sympathie, qui est caractéristique de la race nègre. [...] Je suis comme vous le savez, très bien préparé à accueillir favorablement vos méditations et à me joindre à vos aspirations31.
30En 1847, l'appareil justificatif fut certes amplifié, mais le fond du propos ne changeait pas. C'est notamment sur ces idées que Courtet, actif participant, lui aussi, des séances de la Société, fondait sa propre argumentation en faveur de la théorie d'une inégalité naturelle des « races32 ».
31Faisant un pas important dans cette direction, d'Eichthal avançait qu'un critère distinctif des Noirs, essentiel, bien sûr, pour un disciple de Saint-Simon, était « l'absence complète de développement scientifique33 ». La « race blanche » au contraire offrait partout le même tableau d'un ordre social complexe fondé sur un ensemble de sciences. Discours classique de l'époque, qui attribuait à l'homme blanc le monopole de l'écriture, de l'arithmétique, de la géométrie, de l'astronomie, bref de la mesure du temps et de l'espace, donc de la maîtrise. De ce contrôle, il était entendu que découlaient tous les autres perfectionnements, dogmes religieux, beaux-arts, science du droit et de l'administration et, par-dessus tout, primauté de l'éducation, grâce à laquelle l'homme occidental fait passer ses devoirs de citoyen avant ses devoirs de famille. Cette vision de l'humanité, qui fait de l'Européen la norme et évalue le Noir par rapport à cette norme, est trop évidemment au service de la colonisation pour qu'il soit utile d'y insister34.
32Mais ce qui retenait d'Eichthal de se ranger parmi les tenants de l'inégalité des races est aussi un article de foi saint-simonien : celui qui posait l'égalité des sexes et interdisait l'exploitation de l'un par l'autre. Dès lors en effet que le but par avance fixé à la démonstration était cet idéal philanthropique, les poncifs du racialisme colonisateur, sous peine d'être purement et simplement rejetés (cas des plus grossiers), devaient être filtrés, modulés, adaptés dans un discours de la différence et de la complémentarité très comparable au discours féministe parallèlement tenu par les saint-simoniens hommes. Ainsi d'Eichthal évitait-il le terme de sauvagerie et repoussait-il avec fermeté les préjugés montrant le Noir comme un être abominable et sanguinaire. En revanche, dès lors qu'elles étaient compensées par un surcroît de sensualité et de douceur, la faiblesse rationnelle et, en général, toutes les caractéristiques négatives imputées à la race noire, pouvaient être présentées sous un jour ambigument attractif. Ainsi de l'attachement préférentiel de l'homme noir à sa famille de sang, de son culte rendu à la gloire de ses ancêtres, de sa fidélité à la personne d'un souverain confondu avec une sorte de père de famille à la tutelle extensive. Ainsi, pareillement, d'une insouciance de l'avenir, d'un amour de la jouissance immédiate et, pour tout dire, d'une paresse, qui étaient réputés des caractéristiques noires. Les Noirs, disait-on, et d'Eichthal le répétait, étaient trop rétifs au travail pour y sacrifier même en vue d'accroître et de multiplier leurs plaisirs. Relisant de son point de vue, qu'il croyait heuristique, les observations des voyageurs, d'Eichthal appliquait son système d'interprétation jusque dans les moindres détails. L'insuffisance de « génie viril » propre aux Noirs expliquait selon lui le fait (controuvé, bien sûr) qu'ils n'eussent pas cherché à « dompter de grands animaux » :
Leurs seuls animaux domestiques outre le chien, sont les animaux domestiques de la femme : la poule, le porc, la chèvre et la brebis35.
33Même explication valait, estimait-il, pour le caractère sédentaire et casanier qui leur était ordinairement prêté, ou pour l'allégation selon laquelle il n'y aurait jamais eu de grand État noir. Ces « imperfections de sa nature » conféraient en revanche au Noir d'appréciables qualités, toutes féminines. Loin d'être un animal politique, comme le Blanc, il était un « homme d'intérieur » et avait un sens des affections intimes et individuelles précieux pour la vie domestique et la vie en société. Son goût du plaisir, de la parure, de la danse et du chant le prédisposait à embellir la vie privée, etc. Autant de traits transposés de l'anthropologie vulgaire des voyageurs, frappés, au spectacle des mœurs africaines, par les dispositions bienveillantes et enjouées de leurs hôtes. À aucun moment, d'Eichthal ne s'interrogeait sur l'historicité de la féminité qu'il attribuait au Noir. Il n'y dénonçait nullement le résultat d'une aliénation, comme les saint-simoniens l'avaient fait pour comprendre, par exemple, la ruse prétendument naturelle prêtée aux femmes comme une réponse apprise à la domination masculine. C'est pourtant ce que Schoelcher faisait de son côté pour soutenir la prévision qu'à conditions égales, les anciens esclaves finiraient par rattraper leur retard.
34Tout au contraire, après avoir trouvé des arguments d'ordre historique dans la comparaison méthodique des mœurs noires et blanches, d'Eichthal entreprit de la vérifier par la physiologie. Pour ce faire, il s'appuya sur les travaux d'un spécialiste, Flourens, convaincu de la différence des constitutions physiques des peuples36, et il suivit au Muséum les cours de Geoffroy Saint-Hilaire, le fameux zoologiste, dont le fils avait été son condisciple de lycée. En outre, la lecture des travaux de Buffon sur les espèces mâles et femelles le renforça dans ses convictions. Car, relevait-il, Buffon, dans son article sur les chamois et les bouquetins, était arrivé par le raisonnement naturaliste à une conclusion identique à la sienne, à savoir que dans la même « espèce », il pouvait « y avoir deux races, l'une masculine, l'autre féminine, qui toutes deux subsistant et se perpétuant avec leurs caractères définitifs, paraissaient constituer deux espèces différentes ». Dans l'espèce originelle commune des chèvres, le bouquetin, selon cette hypothèse, aurait été « la tige mâle », et le chamois « la tige femelle37 ». À preuve, le défaut de barbe chez le chamois, dont le mâle, de ce fait, participait, comme sa femelle, des qualités féminines de la chèvre.
35Au plan géopolitique, ces vues conduisaient d'Eichthal à reprendre à sa manière la question de l'antagonisme entre Orient et Occident, considérée et présentée dès 1832 par les saint-simoniens d'obédience enfantinienne comme la grande question politique du siècle. Pour lui, il ne faisait pas de doute que, dans ces deux grandes divisions de la planète, la nature et l'homme, avaient conservé des différences spécifiques. De leur juste observation dépendaient l'évaluation à faire de l'histoire et des institutions des peuples des deux hémisphères et, partant, la politique à conduire pour les associer de manière pacifique. Selon d'Eichthal, si la « race noire » avait pu s'élever jusqu'à un certain point grâce à l'influence de la « race blanche », elle avait besoin d'une nouvelle « initiation » de sa part pour reprendre élan. Dans son ardeur à prouver que les Noirs souffraient d'un manque d'impulsion civilisatrice, il en vint à conforter les représentations dominantes et dominatrices. Il n'échappait pas à la logique de ce discours orientaliste lors même qu'avec la complicité d'Urbain, il semblait réhabiliter et exalter les appétits charnels de l'Orient contre l'austérité chrétienne de l'Occident. Car, comme Edward Saïd l'a fait voir, la complaisance occidentale à imaginer et dépeindre les « bizarres jouissances38 » des Orientaux a toujours eu pour finalité principale de mettre en valeur a contrario la sobriété et la rationalité des Occidentaux eux-mêmes, donc la légitimité de leur prétention à gouverner les affaires du monde. Entre, d'un côté, les tenants de l'infériorité naturelle et définitive de la race noire et, de l'autre, le camp humanitaire qui, à la suite de Schoelcher, s'inscrivait radicalement en faux contre cette justification intéressée de l'esclavage, d'Eichthal tenta une troisième voie.
Vers une apologie du métissage
36Cette voie, à vrai dire, avait été balisée par le saint-simonisme, sous la direction d'Enfantin, au premier semestre de 1832. C'est alors en effet que Michel Chevalier, par exemple, traçait dans son organe officiel et quotidien, Le Globe, le programme d'une réconciliation de l'humanité avec le monde et avec elle-même :
Le caractère saillant de notre œuvre par rapport au christianisme est la réhabilitation de la matière ; en morale c'est l'affranchissement de la femme et son association par égalité avec l'homme. Un mariage nouveau, une famille nouvelle, voilà ce que nous devons donner à l'humanité, voilà ce que la femme est appelée à constituer avec nous39.
37La crise d'Orient, dans pareille perspective, paraissait aux enfantiniens leur offrir un champ d'action providentiel. Sur toile de fond coloniale, les uns y voyaient, d'un côté, l'opportunité de déployer leur industrialisme sur un terrain vierge et de travailler à l'intégration matérielle des deux hémisphères, et d'autres croyaient y reconnaître le signe que l'heure était venue d'une synthèse morale et métaphysique entre les deux grandes religions du Livre, l'islam et le christianisme40.
38Sur le coup, Gustave d'Eichthal ne participa point à cette effervescence orientale, animée par Chevalier et par Barrault41. C'est seulement dans les années ultérieures qu'il s'y mêla, à distance et à son propre compte, lorsqu'il eut repris son indépendance et se fut raccommodé avec sa famille naturelle, allant, pour commencer, tâcher de ramener la Grèce dans l'orbite de l'industrie européenne42. L'échec de sa tentative pratique le convainquit probablement de reporter ses efforts dans le domaine conceptuel, en reprenant les idées collectives de 1832 à la lumière de ses nouvelles intuitions ethnologiques. En 1837, deux ans donc avant la création de la Société ethnologique et son engagement dans ses activités scientifiques, d'Eichthal avait assimilé et reformulé pour son compte la vision enfantinienne d'une humanité réunifiée par l'amour comme les deux moitiés de l'androgyne dans le mythe de Platon :
Dans l'Orient, le Génie de la Race, la vie de famille, les relations morales dominent.
Dans l'Occident, le Génie de l'Industrie, la vie administrative, les relations publiques prévalent.
L'influence de la Femme est prépondérante en Orient, l'Autorité de l'Homme en Occident.
L'Empire d'Orient est une famille qui doit être conduite par une femme ; — l'Empire d'Occident une cité qui doit être administrée par un Homme.
L'Amour conjugal de cet homme et de cette femme est le lien qui unit les deux Hémisphères ;
Voilà le Mystère des Deux Mondes43.
39Encore fallait-il, pour articuler la question anthropologique et géographique des deux races et la question religieuse de l'Orient et de l'Occident, passer de cette dichotomie à une combinaison plus complexe. Au début de 1838, d'Eichthal crut y être parvenu, et c'est à Enfantin en personne qu'il soumit l'ultime état de sa réflexion :
La terre est mâle et femelle (hémisphère Nord et hémisphère Sud), l'humanité est mâle et femelle (race blanche et race noire), et d'Orient en Occident, la division est triple comme les âges : Orient, Méditerranée, Occident. La Méditerranée est le lit nuptial de l'Afrique et de l'Europe, en même temps que le temple commun de l'Orient et de l'Occident44.
40En prenant désormais en compte non plus seulement l'opposition Orient/Occident, mais bien aussi l'autre axe cardinal, Nord/Sud, essentiel à la démarcation des deux « races » par lui distinguées, d'Eichthal s'efforçait ainsi de ménager des zones de recouvrement et un lieu central d'intersection pour opérer les combinaisons qu'il croyait souhaitables. Il lui restait cependant à en tirer bien des conséquences.
41Les résultats de cette recherche fondatrice sont consignés dans l'échange épistolaire qu'il eut sur ce sujet en cette même année 1838 avec son ami Urbain, métis de Cayenne converti à l'islam sous le nom d'Ismaÿl pendant la mission d'Enfantin en Égypte. Réalisée à son initiative, dès 1839, sous le titre de Lettres sur la race noire et la race blanche, la publication de cette correspondance témoigne de sa conviction que leur dialogue à tous deux constituait bien l'amorce du dialogue général des races qu'il appelait de ses vœux. La dualité noir vs blanc, loin d'ailleurs d'entraîner un repli étroit sur le thème raciologique, y devenait le paradigme non seulement de la dualité des sexes, mais d'une série infinie d'antinomies : l'esprit et le corps, la vie matérielle et la vie spirituelle, le rationnel et le sensuel, l'éducation et le naturel, la chose publique et la famille, la production et la consommation, le travail et la jouissance... Il y a là une collecte assez exhaustive d'idéologèmes que l'on retrouvera des décennies durant dans le discours social de l'époque coloniale, où le partage des rôles entre race blanche et race noire fait de l'une le sujet de l'histoire, et de l'autre son objet45.
42Ce qui produit l'intérêt des Lettres sur la race noire et sur la race blanche, c'est que d'Eichthal et, à sa suite, Urbain, ne se bornent pas à s'y faire l'écho de leur siècle. À partir du postulat que « l'humanité est une FAMILLE », et qu'à ce titre « elle est père, elle est mère, elle est enfant46 », d'Eichthal y introduisait en effet l'idée sans précédent d'un homme blanc et d'une femme noire types donnant naissance à un enfant mulâtre et préfigurant, de la sorte, l'association de l'humanité entière, autrement dit la « famille humaine47 », la famille universelle. Les deux termes de la dichotomie, le noir et le blanc, se trouvaient de la sorte liés par une solidarité générationnelle qui les opposait définitivement tout en faisant de leur lien la condition de leur perfectionnement réciproque. Il était en effet impératif que chacune des deux « races » conservât ses caractères propres pour que demeurât applicable le précepte social saint-simonien fondamental de la répartition des richesses : « À chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres48 ». De fait, pour d'Eichthal, les deux races étaient « parfaitement distinctes », donc « susceptibles d'être associées mais jamais réunies et confondues49 ». De tels propos consacraient nettement l'idée de la permanence de caractères raciaux inassimilables, justifiant des statuts et des rôles différents, sinon inégaux50.
43Malgré les interventions vigoureuses et répétées de Victor Schoelcher à la Société ethnologique, d'Eichthal ne se laissa jamais convaincre par ses opinions catégoriques quant à l'égalité de droit et de fait entre Noirs et Blancs. C'est au retour d'un voyage aux Antilles et aux États-Unis, en 1829, que Schoelcher s'était quant à lui rallié à la cause de l'abolition de l'esclavage. Auteur de trois livres sur le sujet dès avant 1847, il fut l'un des principaux contradicteurs de d'Eichthal, en particulier relativement à l'assertion de ce dernier selon laquelle aucun vestige n'offrait la preuve qu'ait jamais existé une civilisation avancée en Afrique.
44L'enjeu n'était pas mince. Pour Schoelcher, il en allait des conditions a priori de l'égalité, tandis que d'Eichthal croyait l'ethnologie menacée dans ses fondements épistémologiques par une objection qu'il interprétait comme une négation des différences. Le saint-simonien reconnaissait certes à l'abolitionniste le mérite moral d'avoir corrigé les préjugés qui faisaient des Noirs des êtres à peine dignes du nom d'hommes, incapables d'accéder à la civilisation, voués à être opprimés. Mais, comme on l'a déjà vu, il estimait pour sa part que les défauts et faiblesses communément reprochés aux Noirs étaient des traits permanents et mal appréciés, de sorte qu'au lieu de persister à les condamner ou de vouloir les corriger, voire les supprimer, mieux valait travailler à les réhabiliter, comme des vertus spécifiques, et les employer au mieux. Pour lui, chaque race, chaque peuple, avait son génie propre, sa destination particulière, selon sa constitution physiologique. De là, en parfaite conformité avec la doctrine saint-simonienne, une hiérarchie et un classement des capacités des races pour le plus grand bien de toutes.
45On touche bien ici à l'ambivalence de la position de d'Eichthal. Car tout en exaltant des valeurs prétendument noires, il consacrait l'idée reçue de la mission civilisatrice des Blancs, soit l'argument qui allait justifier leur domination pendant toute la période coloniale. Entre égalité et inégalité, l'équilibre était difficile à tenir, et l'exercice exposait d'Eichthal à faire les frais de la discussion.
46Ainsi, après qu'il eut exposé son argument favori du parallèle entre la situation du Noir par rapport au Blanc avec celle de la femme par rapport à l'homme, le président de la Société lui posa-t-il une question qui était en vérité une critique radicale :
est-il possible, d'après les faits existants, d'après les observations qui ont été recueillies [...] de conclure à une division aussi nettement tracée entre les deux grandes races qui composent l'espèce humaine, de refuser à la race noire un développement identique à celui accordé à la race blanche, de parquer en quelque sorte cette race dans des limites qu'elle ne puisse franchir51 ?
47L’apartheid longtemps avant son invention formelle par l'Afrique du Sud n'était cependant pas du tout la position de d'Eichthal. Estimer que la science était définitivement plutôt blanche et masculine et le sentiment tout aussi définitivement plutôt noir et féminin ne le conduisait pas à refuser le pouvoir aux Noirs et aux femmes. Il s'efforçait au contraire de penser le problème en termes de progrès, réfléchissant sur l'exemple de Mme de Staël, dont l'intelligence éminente n'avait pas obtenu une reconnaissance sociale suffisante pour lui valoir un pouvoir effectif dans la conduite des affaires de son temps52. De même, expliquait-il, si la race noire n'avait pas trouvé sa place dans le mouvement civilisateur, c'est qu'elle avait été « condamnée » dans le passé par ses caractéristiques, « l'absence d'esprit agressif, d'énergie militante, de passion scientifique, à ne remplir qu'un rôle subalterne, à n'être qu'un instrument dans les mains de la race agissante et dominante53 ». Les mêmes raisons, poursuivait d'Eichthal, recommandaient de relever le sexe et la race opprimés afin de promouvoir dans l'avenir « les inspirations de la paix » dont l'un et l'autre étaient selon lui porteurs. Cette évolution lui paraissait au demeurant appelée par l'esprit même du christianisme :
C'est à la race noire, comme à la femme, qu'on peut le plus justement appliquer cette prophétie des livres saints : les humbles seront exaltés [...] les derniers seront les premiers54.
48Au règne des déterminismes économiques et des logiques de pouvoir, d'Eichthal proposait en somme de substituer une régulation sociale par l'affection et par l'amour. Là encore, il s'inspirait du modèle familial et, de même qu'Urbain exprimait une franche sympathie pour la générosité des mœurs musulmanes envers les esclaves, il ne craignait pas d'en appeler « aux souvenirs du patriarcat biblique, ou aux doctrines vivantes de l'islamisme », dont Michel Chevalier, de son côté, faisait également la théorie et l'éloge à son retour d'Amérique, à propos, pareillement, de la question de l'esclavage des Noirs55.
49La véritable innovation de la théorie de d'Eichthal résidait au fond dans les conséquences en faveur du métissage qu'il tirait de sa conception sexualisée des relations entre les races. On les comprend mieux en les replaçant dans le contexte de la solidarité établie par lui-même et par ses contemporains entre le problème de la condition des Noirs et celui de la condition des juifs. Aussi bien rappelait-il dans son Introduction aux Lettres sur la race noire et la race blanche que cette solidarité était à la base de l'amitié nouée avec Urbain « dans le cénacle de Ménilmontant », et qu'elle remontait, au-delà de « l'époque de la révolution française », aux campagnes philanthropiques de l'abbé Grégoire en faveur des uns et des autres à la fois56. Mais le saint-simonisme de d'Eichthal lui permettait de faire le lien plus généralement avec l'anathème chrétien contre la matière et la chair. Le Globe, en 1832 déjà, au moment même où Enfantin confiait la direction de ses affaires financières à Olinde Rodrigues, avait souligné l'apport des juifs dans la lutte contre les préjugés catholiques envers la matière, à travers en particulier cette spécialisation dans les pratiques financières et industrielles qui servait à justifier la réprobation dont ils étaient victimes. Quant aux Noirs, leur réputation de propension au plaisir paraissait autoriser d'Eichthal à en faire les représentants de la chair – rôle précédemment dévolu aux seules femmes par Enfantin et ses partisans. L'émancipation des juifs passait ainsi par celle des Noirs, et la conscience de ce lien, la logique de sa pensée, amenaient d'Eichthal à surmonter ses propres préjugés jusqu'à remettre en cause radicalement le système des représentations racistes57. Un moyen d'apprécier le degré d'originalité de sa position peut être trouvé dans ce qu'il dit lui-même de ses propres efforts pour arriver à l'acceptation d'un partage égalitaire des rôles entre Blancs et Noirs :
J'ai eu moi-même quelque peine à accepter la pensée que la race noire fût appelée à remplir dans la famille humaine un rôle non moins important que celui de la race blanche. Depuis si longtemps nous sommes habitués à nous représenter Dieu blanc et le Diable noir ! Il a fallu que je visse clairement combien de désordres et de souffrances résultent pour notre société du développement excessif de la puissance intellectuelle, pour que je comprisse aussi tout ce que valent les vertus des noirs, leur calme, leur naïveté, leur bonté, la fraîcheur même et la délicatesse de leur intelligence, et quel bien-être nouveau notre monde fatigué doit trouver dans leur contact58.
50Pour faire partager ses vues sur l'émancipation de « la race femme » et son accession à un rôle social, d'Eichthal croyait cependant à la nécessité d'une étape intermédiaire, dont « l'existence d'une race mixte ou mulâtre59 » lui paraissait fournir la possibilité. Le mulâtre, dans la mesure où il « réunit en lui, en les combinant, les caractères du père et de la mère », préfigurait ainsi à ses yeux « la création de cette humanité nouvelle » qui résulterait de l'association des deux races premières. Les préjugés, estimait-il, n'en seraient pas vaincus pour autant d'une manière spontanée et immédiate :
quand une race nouvelle arrive pour la première fois à remplir un rôle actif dans les destinées de la famille humaine, son avenir ne peut être bien compris d'abord que de ceux qui savent et qui veulent le pressentir et le deviner. En effet ses qualités et ses vertus diffèrent de celles qui ont eu longtemps le privilège exclusif de mériter l'estime et l'admiration ; et puis ces vertus n'existent encore qu'en germe, et avant de frapper les yeux, elles ont besoin d'être longtemps encore cultivées et développées. Certes lorsque les tribus germaines envahissaient l'empire romain, il était difficile de reconnaître dans ces hordes barbares les citoyens futurs de Paris, de Berlin et de Londres60.
51De fait, l'appréhension du métissage qui domine au cours du xixe siècle est celle du caractère illégitime et honteux des naissances qui en sont issues, en raison, bien évidemment, d'un cadre esclavagiste61. La plupart des contemporains de d'Eichthal y voyaient le danger d'une rupture de l'ordre hiérarchique mis en place pour préserver le Blanc de la contamination du Noir et donc pour éviter sa dégénérescence. Le xixe siècle avait en cela hérité des représentations négatives du xviiie, dont l'exacte mesure est donnée par la virulence d'une phrase de l'abbé Prévost à propos des métis des colonies :
Cette race est composée de tout ce qu'il y a de mauvais dans les Européens et dans les Nègres. Elle en est comme le cloaque62.
52À ce compte, situer dans l'union physique de la race blanche avec la race noire le moyen de parvenir à « l'homme parfait63 » constituait une innovation considérable, dont l'audace, rare, sinon unique, était puisée, on ne saurait trop y insister, dans l'amitié profonde, sincère et réciproque de d'Eichthal et d'Urbain64. De cette amitié, la rencontre du « souvenir ineffaçable des douleurs » éprouvées dans l'enfance par « la réprobation attachée au nom juif » avec le « vif sentiment des souffrances infligées à l'homme de couleur par le préjugé de la peau65 » a manifestement été l'élément déterminant. D'une certaine manière même, la relation des deux hommes constitua l'expérience ethnologique principale de d'Eichthal, qui avouait ainsi à propos d'Urbain :
Il devint pour moi comme un type perfectionné de la race, et ce fut en lui d'abord que j'étudiais pour ainsi dire sans y songer, la destination et l'avenir social du Nègre et du Mulâtre66.
53Tout en accordant à son ami le statut de prototype de cette « individualité nouvelle67 » destinée à devenir la base de l'association des deux races, d'Eichthal, dans leur relation, s'attribuait toutefois le rôle mâle et moteur du Blanc. Pour lui, Urbain demeurait prisonnier de sa servitude et ne pouvait s'en échapper qu'avec son aide. Aussi s'assignait-il la tâche de l'initier en se faisant son mentor et ne cessa-t-il de lui prodiguer son aide morale et matérielle.
54Au bilan, l'itinéraire d'Eichthal ne se prête pas à la simplification. Indubitablement, il appartient au petit nombre et il est un des premiers de ceux qui, à son époque, crurent en la puissance du croisement des races comme moyen de civilisation. Pourtant, s'il s'interrogea sur le rôle que pourrait avoir « la race mulâtre » dans l'organisation sociale nouvelle, il n'alla pas jusqu'à le définir et se borna à indiquer que ce rôle serait immense puisqu'elle représentait le principe médiateur et conciliateur. Tout aussi ambivalente que sa posture intellectuelle, qui participe à la fois de la prophétie, dans la tradition juive, et de la prospective scientifique, à la manière d'Auguste Comte, apparaît sa théorie. À côté de son apologie du métissage, une des déductions les plus visibles qu'il tire de la physiologie sociale saint-simonienne est en effet l'idée, qu'on inclinerait volontiers à qualifier de préraciste, d'une inégalité naturelle de capacités.
55Que d'Eichthal franchisse ainsi une frontière décisive (les bienfaits du métissage) tout en contribuant, paradoxalement, à consolider les représentations classificatrices et hiérarchiques (la fixité de prétendues races humaines, la supériorité des Blancs), révèle la difficulté de la situation de discours qui était la sienne, au beau milieu de relations interethniques marquées par des conflits ouverts et en pleine évolution.
56Révolutionnaire, idéaliste, mystique, visionnaire ? Il partageait avec ses amis saint-simoniens et son milieu scientifique la croyance qu'un changement était toujours possible, que les rêves pouvaient devenir réalité et que la crise pouvait s'achever. Mais il est vrai que son ambition personnelle était d'être en avance sur la plupart de ses contemporains, le plus en avance, même, si possible, puisqu'il écrivait, en référence à la conception judaïque du prophétisme, que « jamais le monde de l'avenir ne se réaliserait s'il ne s'installait d'abord dans la pensée solitaire de quelque voyant68 ».
57On aurait tort pour autant de croire à l'isolement intellectuel de d'Eichthal. Non seulement il fut écouté, sinon suivi, à l'intérieur de la Société ethnologique, mais il semble bien qu'il le fut aussi à l'extérieur, et au-delà même de la mouvance saint-simonienne. Michelet, notamment, se montra particulièrement réceptif à ses idées. L'historien, sensibilisé, il est vrai, au thème raciologique par le précédent d'Augustin Thierry, soutenait de plus depuis longtemps l'idée d'une France appelée à opérer de façon exemplaire la fusion des races représentées sur son territoire. Ainsi était-il préparé à adhérer lui aussi aux thèses de d'Eichthal, avec qui il entretenait depuis les années 1830 une correspondance et des relations de sympathie personnelles. C'est sur le tard, dans La Femme (1860), qu'il exprima publiquement son accord avec lui en ce domaine, en reconnaissant en « Africa une femme » abritant des « races femmes » et à même, par le métissage, de contribuer à cette régénération de l'humanité qui est par ailleurs, on le sait, le leitmotiv du xixe siècle et l'un des principaux éléments de son héritage des Lumières. Étayant son argumentation par des considérations historiques pour les peuples et physiologiques pour les animaux, Michelet, dans cet essai au titre quasi saint-simonien, concluait à la même opinion que d'Eichthal, en des termes très proches des siens :
les races les plus énergiques qui ont paru sur la terre sont sorties du mélange d'éléments opposés (qui semblaient opposés ?) : exemple, le mélange du blanc et de la femme noire, qui donne le produit mulâtre, de vigueur extraordinaire69.
58C'est là un indice important d'une diffusion certaine, voire d'une réappropriation des conceptions de d'Eichthal dans la deuxième moitié du siècle. L'étude de leur réception reste à faire70, étant entendu qu'elles furent loin d'être majoritaires et que, si le débat raciologique s'amplifia dès le milieu du siècle, les théories de Gobineau, qui dénonçait le métissage, eurent manifestement davantage d'audience.
Notes de bas de page
1 Gustave d'Eichthal, Les Deux Mondes... servant d'introduction à l'ouvrage de M. Urquhart La Turquie et ses ressources, Leipzig, 1837, p. 78.
2 Voir Claude Blanckaert, « Le système des races », dans Isabelle Poutrin dir., Le xixe siècle, Paris, Berger-Levrault, 1995, p. 21-41.
3 Voir Sandrine Lemaire, Gustave d'Eichthal (1804-1886). Une ethnologie saint-simonienne, mémoire de maîtrise sous la direction d'Annie Rey-Goldzeiguer, Université de Reims, 1991-1992, 260 p.
4 Auguste Comte fut, en 1822, le tuteur en mathématiques de d'Eichthal. Mais il devint rapidement son mentor et lui enseigna aussi les principes de sa philosophie positive, inspirée par Saint-Simon dont il était lui-même alors le disciple et le secrétaire, et qui postulait notamment la notion d'une loi régulière présidant au développement de l'humanité. C'est donc d'abord par l'intermédiaire de Comte principalement que d'Eichthal rencontra la pensée saint-simonienne. Malgré la rupture de Comte avec ce dernier (dès 1824), d'Eichthal reconnut toujours l'influence décisive du positivisme sur la formation de ses propres conceptions.
5 Voir Barrie Ratcliffe, « Crisis and Identity : Gustave d'Eichthal and Judaism in the Emancipation Period », Jewish Social Studies, vol. XXXVII, 1975, p. 122-140.
6 Lettre du 11 décembre 1841, Bibliothèque de l'Arsenal, Fonds d'Eichthal – désormais Fd'E (A) –, ms. 14407/18.
7 Voir ses lettres à son frère, Adolphe d'Eichthal, en date des 23 juin et 4 août 1829, où il lui restitue le contenu des réunions tenues rue Taitbout (ibid., ms. 14407/10-11). Au même, le 6 septembre 1829, il écrit en particulier : « le difficile est de la comprendre [i. e. la doctrine], cela fait, la croyance vient toute seule » (ibid., ms. 14407/13).
8 « Parole de d'Eichthal », dans [anonyme], Procès en la cour d'assises de la Seine, les 27 et 28 août 1832, Paris, 1832, p. 252-253.
9 Cf. la déclaration signée de Bazard et d'Enfantin en date du 1er octobre 1830 : « Le Christianisme a tiré les femmes de la servitude, mais il les a condamnées partout à la subalternité, et partout dans l'Europe chrétienne, nous les voyons encore frappées d'interdiction religieuse, politique et civile » (Lettre au Président de la Chambre des Députés, Paris, 1830, p. 5).
10 Granal, « La Femme », prédication du 5 février 1832, reproduite dans Le Globe du 22 février 1832.
11 Enfantin à Duveyrier, 8 août 1829, Bibliothèque de l'Arsenal, Fonds Enfantin – désormais FE-, ms. 7643, fo 479. D'Eichthal retranscrit cet extrait dans une note rétrospective sur la question de la femme chez Enfantin (Bibliothèque Thiers, Fonds d'Eichthal – désormais Fd'E (T) –, carton IVQ1, dossier I, fo 2).
12 Voir en part. Enfantin, Enseignements, Paris, 1832, passim.
13 G. d'Eichthal, Les Deux Mondes..., p. 337.
14 Note sur le Dogme, Ménilmontant, septembre 1832, Fd'E (T), carton IVN
15 . Lettre à M. Freslon sur le saint-simonisme, Fd'E (T), carton IV°, fos 15-18 (les soulignements sont de G. d'E.).
16 Claude-Henri de Saint-Simon, Mémoire sur la science de l'homme, Œuvres de Saint-Simon, t. V, Paris, Anthropos, 1966 [éd. or. 1813], p. 55.
17 G. d'Eichthal évoque cette antériorité française dans son « Discours d'inauguration d'un nouveau local de la Société ethnologique de Paris » : « L'œuvre de M. Edwards a eu un autre résultat, celui de provoquer, à Londres et à New-York, la formation d'institutions semblables et de donner ainsi de nouveaux organes à l'Ethnologie en Angleterre et aux États-Unis » (dans G. d'Eichthal, Histoire et origine des Foulahs ou Pellans, Paris, 1841 [extrait des Mémoires de la Société ethnologique], p. 4). – Sur les origines de l'ethnologie, voir Claude Blanckaert, « On the Origins of French Ethnology : William Edwards and the Doctrine of Race », dans George Stocking J. éd., Bones, Bodies, Behavior : Essaye on Biological Anthropology, History of Anthropology, Madison, University of Wisconsin Press, vol. 5,1988, p. 18-55 ; du même, « Story et History de l'ethnologie » [mise au point sur la paternité de l'ethnologie en tant que science raciologique), Revue de synthèse, nos 3-4, juillet-décembre 1988, p. 451-467 ; Mondher Kilani, Introduction à l'anthropologie, Lausanne, Payot, 1989,368 p. ; Britta Rupp-Eisenreich éd., Histoires de l'anthropologie, xvie- xixe siècles, Paris, Klincksieck, 1984, 447 p. ; Frank Spencer éd., History of Physical Anthropology : an Encyclopedia (xviiie- xixe siècles), New-York, Garland, 2 vol., 1997,1195 p.
18 Arrêté ministériel autorisant l'établissement de la Société ethnologique établi par Villemain, ministre secrétaire d'État au département de l'Instruction publique et Grand Maître de l'Université de France, le 20 août 1839, sur avis favorable du ministre de l'Intérieur. Voir aussi les Mémoires de la Société ethnologique de Paris, Paris, Vve Dondey-Dupré, 2 vol., 1845 et 1848. Pendant presque dix ans, la Société a vu le nombre de ses membres augmenter et de nombreuses études furent lancées par ses soins. Toutefois, la révolution de février 1848, ainsi que l'éloignement et la mort de certains membres, amenèrent son déclin et, sans être dissoute officiellement, elle cessa peu à peu de donner signe de vie. Son influence réelle, au-delà de ses publications, restreintes par les contraintes budgétaires, doit se mesurer à l'aune du nombre des scientifiques de diverses disciplines qui ont dès lors porté une attention plus spécifique à cette science à part entière.
19 Lettre du 17 octobre 1839, FE, ms. 7721/82.
20 Voir Jean Benoist, « Races et racisme : à propos de quelques entrechats de la science et de l'idéologie » dans Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boetsch et Hubert Gerbeau éds., L'Autre et Nous. « Scènes et Types », Achac-Syros, 1995, p. 21-26.
21 Les séances des 23 avril et 14 mai furent consacrées à l'exposition et à la discussion préliminaire de la question générale. Les quatre séances suivantes, les 28 mai, 11 et 25 juin, et 9 juillet, furent l'objet d'un examen spécial du développement des peuples nègres en Afrique. Les discussions furent ensuite ajournées durant les vacances et la reprise fixée au 22 octobre 1847. Un bon semestre fut donc consacré à ce sujet lancé par d'Eichthal, ce qui montre à la fois la reconnaissance de son importance par les autres membres, et l'avance prise par la Société dans le débat raciologique, en particulier par rapport à Darwin et à Gobineau.
22 G. d'Eichthal et I. Urbain, Lettres sur la race noire et la race blanche, Paris, Paulin, 1839,67 p. Ce recueil constitue la publication de trois longues lettres échangées entre mars et avril 1838.
23 Dans une lettre à Lambert du 21 novembre 1841, d'Eichthal évoque déjà le mûrissement de cette question, mais aussi surtout sa volonté de la faire discuter au sein de la Société ethnologique – ce qui confirme au passage que ce ne fut pas spontané ni immédiat : « Je vais y faire arriver ma pensée sur le type noir et le type blanc, qui se vérifient pour moi de plus en plus », ms. 7721. Il est difficile de déterminer si le délai écoulé entre l'intention et la réalisation fut l'effet d'un besoin de sa part de parer à tous reproches par des recherches plus poussées, comme il l'évoque dans ses lettres, ou le fruit d'une réticence des autres membres.
24 Sur cette question de la race comme idée organisée et déjà établie sur certains critères scientifiques au xviiie siècle, mais développée au xixe, voir William Cohen, Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs, Paris, Gallimard, 1981 [éd. anglaise 1980], 409 p. et Ivan Hannaford, Race : The History of an Idea in the West, Washington, Woodrow Wilson Center Press, 1996, 448 p. Ces deux auteurs se rejoignent pour estimer qu'un « racisme biologique », selon leurs propres termes, avait émergé à la fin du xviiie siècle, mais que le xixe a insisté davantage sur l'hypothèse que les particularités d'ordre physique engendraient chez les diverses races des différences d'ordre culturel.
25 G. d'Eichthal consacra plusieurs études aux civilisations américaines, polynésiennes ou africaines, car sa nature curieuse le poussait vers les pays extra-européens. Voici ses sources les plus fréquentes : Denham, Clapperton, Mollien ou Mungo Park pour les voyageurs, et, du côté des scientifiques, A. de Quatrefages, A. von Humboldt, Virey, Buffon, Blumenbach, Cuvier. Claude Blanckaert signale que, soutenue par Kant en 1775, l'idée de permanence des races a graduellement pénétré la pensée des naturalistes, et qu'elle a été propagée depuis la fin du XVIIIe siècle par Blumenbach, A. von Humboldt et les Kantiens de Gôttingen (« On the Origins of French Ethnology... », réf. supra n. 17). Comme ce sont là précisément les lectures de d'Eichthal, on peut en conclure que celui-ci a puisé aux écoles allemande et française, alors en avance dans le domaine de « l'anthropologie physique », et qu'il a réemployé leurs travaux dans l'optique proprement ethnologique initiée par W. F. Edwards, c'est-à-dire en se concentrant davantage sur la dimension culturelle de la diversité humaine.
26 Bulletin de la Société ethnologique de Paris, séance du 23 avril 1847, Paris, Dondey-Dupré, 1848, p. 64.
27 Lettre du 17 octobre 1839, FE, ms. 7721/82.
28 Julien-Joseph Virey, Histoire naturelle du genre humain, Paris, 1801. Tout en reconnaissant que les écrits de Virey ont en général et à juste titre mauvaise réputation, d'Eichthal le défend sur ce point. Selon lui, « il est impossible de lire ce qu'il [i. e. Virey] a écrit sur la femme et sur le Noir sans être frappé de la ressemblance de ces deux êtres » (lettre à Enfantin, 16 octobre 1839, Fd'E (A), ms. 13741/65).
29 Lettres sur la race noire et la race blanche, p. 22.
30 G. d'Eichthal souhaitait diffuser sa théorie auprès du plus grand nombre : « Je voudrais que cette simple formule : l'espèce humaine est mâle et femelle, fille et mère, eût couru dans six mois tous les journaux du monde. Les conséquences arriveraient bientôt. » (lettre à Enfantin, 1er août 1839, FE, ms. 7721/79). Il demande à Guéroult de placer son article dans le Journal des débats et donne de nombreuses conférences à l'Académie des sciences, à l'Académie des sciences morales, etc.
31 Copie d'une lettre de John-Stuart Mill à G. d'Eichthal du 14 sept. 1839, Fd'E (A), ms. 13741/61. Sur Les Deux Mondes, voir supra n. 1.
32 Intervenant après Schœlcher, qui militait pour l'égalité absolue des races, Courtet s'attacha à l'inverse à démontrer leur inégalité naturelle : « Oui, il y a des races naturellement prépondérantes, oui il y a des races naturellement débiles, il y a pour ainsi dire des races d'enfants et des races d'adultes, ou bien encore suivant l'ingénieuse idée de mon honorable ami, M. d'Eichthal, il y a dans le genre humain la partie féminine et la partie virile. Mais rien ne serait à la fois plus odieux et plus dénué de raison que de considérer cette disparité essentielle comme donnant à la force le droit d'opprimer la faiblesse. [...] L'œuvre de l'initiation, la tutelle appartient à l'adulte. » (Bulletin de la Société ethnologique de Paris, séance du 25 juin 1847, p. 204-205).
33 Ibid., séance du 14 mai 1847, p. 87.
34 Voir Éric Savarèse, L'Ordre colonial et sa légitimation en France métropolitaine. Oublier l'Autre, Paris, L'Harmattan, 1998, 300 p.
35 Lettre à M. Freslon, Fd'E (T), carton IVd, fos 15-18.
36 Autorité alléguée par d'Eichthal dans son Introduction aux Lettres sur la race noire et la race blanche, p. 14.
37 Lettre à Urbain, 20 novembre 1839, Fd'E (A), ms. 13741/68.
38 Edward Saïd, L'Orientalisme, l'Orient créé par l’Occident, traduit [et adapté] de l'américain par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, 1980, 393 p.
39 « Circulaire aux Églises de province », Le Globe, 19 février 1832.
40 Voir Philippe Régnier, Les Saint-Simoniens en Égypte, 1833-1851, Le Caire, Banque de l'Union européenne, 1989,192 p. et, du même, « Le mythe oriental des saint-simoniens », dans Magali Morsy dir., Les Saint-Simoniens et l'Orient. Vers la modernité, Aix-en-Provence, Édisud, 1989, p. 29-49.
41 Voir en part. Émile Barrault, « Othello-Don Juan », Le Globe, 1er février 1832, et Occident et Orient, études politiques, morales, religieuses pendant les années 1833-1834 de l'ère chrétienne, Paris, Dessesart, 1835,498 p., ainsi que Michel Chevalier, « Système de la Méditerranée », Le Globe, 12 février 1832.
42 Voir ici même l'article de Michel Espagne.
43 « La Planète » (1837), Fd'E (A), ms. 13 758/3. La localisation en Orient de la « prépondérance » féminine est motivée par la quête de la « Femme-Messie » en Orient, en 1833, à l'initiative et sous la conduite de Barrault.
44 Lettre du 14 janvier 1838, Fd'E (A), ms. 13 579/12.
45 Sur la persistance de cette vision stéréotypée, voir Léon Fanoudh-Siedfer, Le Mythe du Nègre et de l'Afrique noire dans la littérature française de 1 800 à la deuxième guerre mondiale, Dakar, Nouvelles Éditions africaines, 1980. Son ancrage dans l'idéologie coloniale de la fin du xive siècle jusqu'aux décolonisations est étudié à travers l'iconographie par Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Laurent Gervereau, Images et Colonies (1880-1962), Paris, BDIC-ACHAC, 1993,304 p.
46 Lettres sur la race noire..., p. 62.
47 L'expression est centrale et répétée dans les Lettres sur la race noire... (p. 14, 16, 22 et 67).
48 Épigraphe arborée par les deux quotidiens saint-simoniens, L'Organisateur et Le Globe.
49 Lettres sur la race noire..., Introduction, p. 14.
50 C'est la définition même du « modèle racial » tel que l'établit C. Blanckaert : « Le modèle racial reposait donc sur l'hérédité continue des caractères, la fixité presque absolue des traits physiques, mentaux et culturels. Il fallait encore que ces caractères fussent appréciables et différentiels. » (« Le système des races », réf. supra n. 2, p. 27-28.)
51 Bulletin de la Société ethnologique de Paris, Séance du 23 avril 1847 au 9 juillet 1847, Paris, Dondey-Dupré, 1848, p. 75.
52 Ibid., séance du 23 avril 1847, p. 69.
53 Ibid., séance du 25 juin 1847, p. 240.
54 Ibid.
55 Lettres sur la race noire..., p. 55-56 (d'Eichthal cite un article de Chevalier paru dans le Journal des débats du 27 février 1838).
56 Ouvr. cité, p. 12-13 et p. 20, n. 1.
57 Sur la genèse de ces représentations, voir Andrea Burgio, L'invenzione delle razze. Studi su razzismo e revisionismo storico, Roma, Manifestolibri, 1998, 210 p. Selon A. Burgio, cette façon de voir « ne constituait pas seulement le credo des seuls chercheurs ni l'orientation idéologique des composantes plus ou moins vastes de l'opinion publique, mais un élément structurant de la mentalité collective en constante contradiction avec la dimension universaliste de la conscience occidentale. » (ouvr. cité, p. 60 – traduction S. Lemaire).
58 Lettres sur la race noire..., Introduction, p. 16.
59 Ibid.
60 Ibid., p. 15 et p. 22.
61 Voir Jean-Luc Bonniol et Jean Benoist, « Hérédités plurielles. Représentations populaires et conceptions savantes du métissage », Ethnologie française, t. XXIV, 1994, p. 58-69, et université de la Réunion, Métissages [colloque de La Réunion 1990], Paris, L'Harmattan, 2 vol., 1991 et 1992,302 et 323 p.
62 Abbé Prévost, Histoire des voyages, t. IV, 1745, p. 458.
63 Lettre de d'Eichthal à Monier, s. d., Fd'E (A), ms. 13749/198.
64 Cette amitié eut une grande influence sur les carrières respectives des deux hommes : cf. leur correspondance conservée à l'Arsenal – près de 1200 lettres. Voir Michel Levallois, « Ismaÿl Urbain : éléments pour une biographie », dans Magali Morsy, Les Saint-Simoniens et l'Orient, réf. supra n. 40, p. 53-82.
65 Lettres sur la race noire..., p. 12.
66 Lettre à M. Freslon..., fos 15-18.
67 Lettre de d'Eichthal à Urbain, 19 mai 1846, Fd'E (A), ms. 13745/147.
68 « 1881. Album », 23 avril 1881, Fd'E (A), ms. 14725, fos 10 ro
69 . Ouvr. cité, dans Jules Michelet, Œuvres complètes, t. XVIII, Paris, Flammarion, 1985, p. 486.
70 Léon Poliakov, par ex., parle du métissage selon d'Eichthal comme d'une « formule qui fera fortune chez les romantiques allemands » (Le Mythe aryen, Paris, Calmann-Lévy, 1971, p. 225).
Auteur
Agrégée et docteur en histoire, chercheur à l'Institut universitaire européen de Florence, vice-présidente de l'Achac (Paris). Spécialiste des mécanismes de la propagande coloniale au xxe siècle et de la construction des imaginaires coloniaux par les systèmes de propagande européens. Auteur d'Afrique. Un continent, des nations, 1997 et co-directrice de l'ouvrage Zoos humains, La Découverte, 2002.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014