Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1Même s’il suscite une curiosité croissante, liée à l’idéologie fin de siècle-début de siècle de la mort des idéologies et à son corollaire : une réflexion teintée de nostalgie des origines sur les fondements théoriques perdus d’une modernité qui s’essouffle à se muer en post-modernité, le saint-simonisme, autant en convenir, ne fait plus ou pas encore partie des références culturelles courantes.
2Pour autant, les études ici réunies se situent désormais au-delà de la question récurrente posée, voici une quinzaine d’années, au centre d’un recueil déjà dû à l’initiative et, pour partie, aux forces propres de notre équipe : « qu’est-ce que le saint-simonisme1 ? »
3Plutôt que d’enfermer dans un concept définitoire une dynamique historiquement fort bien identifiée, la recherche actuelle sur ce sujet s’efforce en effet de mettre au jour l’étendue du phénomène, sa diversité, sa durée, ses effets. Il en est un peu du saint-simonisme au xixe siècle comme du marxisme au xxe. Parmi les élites intellectuelles ou militantes, nombreux sont ceux qui, y ayant été exposés en leur jeunesse, le révoquèrent en leur âge mûr, plus ou moins radicalement. Très rares sont les contemporains qui en restèrent absolument indemnes, sans même avoir développé d’anticorps ou, plus exactement, d’anti-idées spécifiques. J’hésite cependant à filer davantage la métaphore nosologique, trop négative vis-à-vis d’une réaction au contraire toute positive (c’est le mot même des saint-simoniens) au fameux mal du siècle.
4Car si Juillet 1830 est bien la révolution culturelle fondatrice du siècle, et non 1848, qui ferme l’horizon en Juin, l’idéologie neuve qui en synthétise le mieux les aspirations libertaires, ce n’est ni le libéralisme, qui déçoit à peine installé au pouvoir, ni le romantisme, qui l’escorte sur un mode à peine critique, mais bien la « religion de Saint-Simon », qui bluffe tout le monde en se proposant comme une solution globale et immédiatement prête à l’emploi : l’émancipation et l’« amélioration » pour les prolétaires, l’égalité pour les femmes, le pouvoir pour les intellectuels (scientifiques, ingénieurs, artistes, médecins, poètes, etc.), l’organisation du crédit pour l’industrie, des contenus et des formes à la fois novateurs et populaires pour les arts, et, par-dessus tout, pour tout et pour tous, une « doctrine générale » porteuse d’un dogme et d’un culte susceptibles de remplacer le catholicisme défaillant dans sa fonction de lien social universel.
5Il ne s’agit bien entendu pas de faire l’apologie de cet élan, mais son étude, à la fois dans sa phase créatrice, entre 1830 et 1835, et dans toute la durée de sa réception, de la monarchie de Juillet au Second Empire (à quoi il faudrait ajouter sa postérité sous la Troisième République).
6On aura compris par là que le choix de cet objet de recherche singulier ne traduit pas de notre part une volonté de nous singulariser dans le champ dix-neuviémiste par une focalisation exclusive sur l’idéologie qui en serait seulement la plus originale. Nous formons au contraire l’hypothèse que l’étude du saint-simonisme constitue un point nodal des études dix-neuviémistes en général. En d’autres termes, nous pensons que le mouvement saint-simonien a été un laboratoire de l’invention du xixe siècle, l’un des points où, pour la France, se sont regroupées et d’où ont rayonné ses forces les plus créatrices – en somme, vu d’aujourd’hui, un lieu constitutif de son identité, un concentré de sa mémoire.
7Avec la série des Cahiers de l’Institut de science économique, et appliquée, dirigée par François Perroux et Pierre-Maxime Schuhl2, et depuis notre premier essai sous la direction de Jean-René Derré (relayé par Roger Bellet)3, ce recueil sera la troisième tentative collective de prendre la mesure du saint-simonisme. Sans avoir l’ampleur de la première et sans que Ton puisse savoir à l’avance s’il aura la même valeur de référence que la seconde, ce recueil-ci offre, me semble-t-il, l’avantage de faire le bilan d’une bonne décennie de recherche organisée et de jeter ses filets plus large et plus profond, dans d’autres eaux.
8La difficulté majeure tenait à la taille du banc de poissons : pour produire des connaissances sur ce sujet, il ne suffit pas de posséder des compétences disciplinaires spécialisées, il faut encore prendre le temps de se familiariser avec un ensemble de textes imprimés rares et d’archives manuscrites d’une telle surabondance et d’une telle richesse d’information que nul ne peut prétendre en avoir fait l’inventaire exhaustif. Le saint-simonisme offre matière à une infinité de monographies, mais, dans sa globalité, la démarche monographique lui est au fond inapplicable. Collectif et pluriel il est, collectives et plurielles doivent être les recherches le concernant.
9C’est là, justement, ce qui fonde une approche généraliste, et, pour tout dire, littéraire, de la textualité saint-simonienne, quelles que soient la discipline et la sous-discipline principalement convoquées, que la dominante soient les sciences humaines ou les sciences sociales. Les études rassemblées vont de l’histoire à la linguistique en passant par la psychanalyse. Il y est question de Flaubert comme de Rifâ`a al-Tahtâwî, d’ethno-anthropologie comme d’anthropologie religieuse, d’orientalisme comme de conscience régionale bretonne.
10Il faut être reconnaissant aux divers contributeurs d’avoir tenté et réussi ce pari de lecture : postuler que du sens pouvait surgir et s’ordonner à partir d’une collecte d’informations menée à travers des textes de statuts très divers, la plupart illégitimes (non consacrés par l’institution scolaire, tenus hors du périmètre de la « littérature » reconnue comme telle), ou encore à partir de l’observation de la variété même des formes empruntées par le mouvement saint-simonien pour s’énoncer et pour s’actualiser. Car, est-il besoin d’y insister, les écrits saint-simoniens ont ceci de particulier qu’ils ne sont pas gratuits, mais liés à une praxis, même lorsque cette praxis, intentionnellement chargée d’une portée symbolique, demande, par-dessus l’épaule des contemporains, à être déchiffrée et continuée par un à-venir.
11De ce point de vue, le problème de la « famille » saint-simonienne, naguère abordé par Valentin Pelosse par le côté de la sociologie des groupes, est repris, par Anne Levallois, par le côté de Freud. On sait le caractère central de cette notion de famille, liée à celle de propriété, dans le débat autour de l’ordre tel qu’il s’hystérise en 1848, mais l’importance de la tentative théorique et pratique d’Enfantin pour la réformer n’avait sans doute pas été bien comprise ni évaluée, aussi bien dans ses apories que dans sa puissance émancipatrice. La radicalité des coups portés à la structure familiale selon le sang par cet aberrant système de parenté qui aboutit à l’exclusion au moins provisoire des femmes trouve son équivalent au niveau du sacré, comme le montre Serge Zenkine, non seulement dans l’inversion carnavalesque et diabolique des sexes et des classes, mais dans une libération générale des signes qui les rend disponibles pour une reconfiguration utopique.
12Le saint-simonisme est donc aussi une sémiologie avant la lettre. C’est à ce titre que Jean-Michel Gouvard investit la théorie linguistique sous-jacente au Livre nouveau et analyse la solidarité entre le projet de « langue nouvelle » et le projet de changement social posé comme fin ultime de l’expérience de Ménilmontant : des apôtres d’Enfantin aux messieurs de Port-Royal, il n’y a pas si loin dans l’espace ni dans le temps.
13Spéculations à mille lieues du réel ? En regardant de près la manière dont les saint-simoniens, chacun à sa manière, tâchent de penser et de faire 1848, Michèle Riot-Sarcey s’inscrit en faux contre la représentation d’une génération dépassée par les événements de Février et même de Juin. Elle met au contraire en évidence la lucidité de leur « socialisme réel », mais aussi la profondeur des différences de leurs stratégies respectives, selon qu’ils (ou elles) ont en vue le perfectionnement du système de pouvoir de la bourgeoisie ou l’émancipation des femmes par elles-mêmes, selon qu’ils (ou elles) veulent ou non écouter la misère du monde.
14À l’inverse, l’éclairage jeté par Michel Espagne sur l’authentique figure d’intellectuel bourgeois qu’est Gustave d’Eichthal nous transporte dans le temps plus long et plus abstrait de la pensée juive aux prises avec le christianisme et avec l’idéalisme allemand, en quête d’une identité et d’une synthèse entre « deux mondes », l’Orient et l’Occident. Tout en jonglant avec des transferts culturels franco-allemands et judéo-chrétiens, l’héritier de la banque Eichthal et du panthéisme spinoziste travaille à la liquidation de Saint-Simon.
15De même qu’Enfantin et les siens, Eichthal compris, tentent de substituer la question des femmes à celle des prolétaires pour mieux les maîtriser l’une par l’autre, de même quelques-uns cherchent à hâter l’avènement de la cité des fins par une sorte d’ethnologie politique, science et méthode de la transformation sociale par le mélange des races. Loïc Rignol et moi-même, à propos de Courtet de L’Isle, et Sandrine Lemaire, à propos, encore, de Gustave d’Eichthal, démêlons les étapes et les enjeux de cette construction de l’idée de race, essentielle, à coup sûr, pour retracer les fondements et la fondation de l’anthropologie elle-même comme science, mais aussi pour dépister les origines du racisme, et remonter à celles du différentialisme d’aujourd’hui.
16Si diverses sont les voies de l’inscription du saint-simonisme, si éloignées les unes des autres les aires et les secteurs culturels où il s’enracine, qu’il faut pour l’observer parcourir tour à tour un sommet inachevé de la littérature distinguée (Bouvard et Pécuchet) et ses grands boulevards (le journalisme de province et le roman populaire), les mémoires fictionnels d’un esthète désespéré de l’oisiveté (Du Camp) et les articles didactiques d’un ancêtre vertueux des médias (le Magasin pittoresque), ou encore le manuel d’économie industrielle d’un cheikh égyptien éclairé (Rifâ’a al-Tahtâwî).
17Démontée par Stéphanie Dord-Crouslé, la genèse du chapitre antisocialiste de la revue flaubertienne des bêtises du siècle se révèle exemplaire des opérations idéologiques de certaine littérature sur les idéologies de la révolte. En regard d’un tel artiste, la carrière besogneuse mais quasi cléricale d’un Souvestre paraîtrait dépourvue d’intérêt si, reconstituée avec la même minutie par Bärbel Plötner, elle ne déroulait l’étonnante cohérence d’un projet littéraire qui réalise très exactement l’idéal claironné par Barrault de l’artiste-prêtre. Resitué dans le réseau saint-simonien républicain de l’Ouest, reconnecté au dispositif de ses amitiés de jeunesse dans la presse d’opposition, le romancier breton retrouve une combativité insoupçonnée sous un moralisme religieux d’ordinaire interprété, anachroniquement sans doute, et Souvestre lui-même y aidant, comme une marque de pure conformité chrétienne. De même, en scrutant une œuvre négligée de Du Camp, Sarga Moussa relit les effets du saint-simonisme (mal) avoué de l’ami de Flaubert sur sa production fictionnelle, sur sa vision de l’Orient, des femmes, et... sur ses espoirs de rédemption : exemple supplémentaire de la censure obligée d’une idéologie décidément trop sulfureuse pour n’être pas soit taillée en pièces à force de caricature (Flaubert), soit dissimulée (Souvestre et Du Camp), lors de sa mise en littérature. Mais c’est au républicain saint-simonien Charton que reviendrait à coup sûr la palme de la mauvaise foi, pour la manière dont il s’ingénie, dans son Magasin pittoresque, à occulter la coopération engagée par les frères ennemis, les saint-simoniens enfantiniens ; à méconnaître les valeurs, il est vrai, païennes, auxquelles ceux-ci ont voulu se ressourcer sur les bords du Nil ; à projeter sur l’Égypte de Mohammed Ali sa vision du futur républicain de la France de Louis-Philippe et de Napoléon III. Marie-Laure Aurenche en fait la démonstration délicate : autant que par ce qu’il énonce clairement, c’est par ce qu’il ne dit pas, que le périodique de Charton signifie – et qu’il exerce un pouvoir idéologique.
18Ghislaine Alleaume nous invite à quitter les rivages de la polémique franco-française ou plutôt intra-saint-simonienne pour observer de l’autre côté de la Méditerranée un transfert culturel franco-égyptien, un processus d’exportation-assimilation qui, comme tel, comporte sa part de travestissement, de déformation et même de refoulement aux frontières. Elle le surprend en flagrant délit, texte contre texte, dans la traduction-transposition musulmane du saint-simonisme par Rifâ`a, l’auteur du premier récit de voyage d’un Égyptien à Paris, l’initiateur, dans les lettres égyptiennes, d’un choc culturel et littéraire comparable, toutes choses égales, à l’introduction du romantisme en France4.
19Pour terminer, en guise de preuve sensible de l’existence du saint-simonisme, le lecteur, probablement recru de critique après un tel parcours, trouvera des photographies étranges, un manuscrit féroce et une bibliographie copieuse.
Notes de bas de page
1 Regards sur le saint-simonisme et les saint-simoniens, sous la direction de Jean-René Derré, avant-propos de Roger Bellet, Presses universitaires de Lyon, 1986.
2 « Saint-simonisme et pari pour l'industrie xixe-xxe siècles », Économies et sociétés, cinq numéros spéciaux, échelonnés d'avril 1970 à janvier 1973.
3 Voir supra n. 1.
4 Voir Anouar Louca, Voyageurs et écrivains égyptiens en France au xixe siècle, Paris, Didier, coll. « Études de littérature étrangère et comparée », 1970,362 p. ; et Tahtâwî, L'Or de Paris. Relation de voyage. 1826-1831, traduit de l'arabe et présenté par Anouar Louca, Paris, Sindbad, coll. « La Bibliothèque arabe », 342 p.
Auteur
Directeur de recherche au CNRS, directeur de LIRE.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014