Satan, ou la mélancolie de l’art à l’époque moderne
p. 131-139
Texte intégral
1Baudelaire au chapitre intitulé Les femmes et les filles du Peintre de la vie moderne écrit de la courtisane :
Elle représente bien la sauvagerie dans la civilisation. Elle a sa beauté qui lui vient du Mal, toujours dénuée de spiritualité, mais quelquefois teintée d’une fatigue qui joue la mélancolie1.
2Et deux pages plus loin, toujours à propos de la beauté des courtisanes, il avertit son lecteur de ce que celui-ci trouvera à leur sujet dans les dessins de Constantin Guys
rien que le vice inévitable, c’est-à-dire le regard du démon embusqué dans les ténèbres, ou l’épaule de Messaline miroitant sous le gaz ; rien que l’art pur, c’est-à-dire la beauté particulière du mal, le beau dans l'horrible2.
3Ce qui nous retiendra ici, ce n’est pas l’alliance entre la beauté et le Mal, qui est constitutive de la poétique de Baudelaire, ni même la réduction de l’art à la beauté particulière du Mal, qui est en fait dérivée de cette même poétique, mais bien plutôt la part de la mélancolie qu’introduit Baudelaire dans sa conception esthétique. Ce point-là à nos yeux est essentiel et mérite d’être spécialement examiné, car s’y engage en profondeur la signification poétique et philosophique d’une bonne partie de l’entreprise de Baudelaire, mais comme l’examen de la triple conjonction du Mal, du Beau et de la mélancolie appliqué à l’ensemble de l’œuvre réclamerait une étude qui excéderait les limites de cette étude, nous bornerons par commodité notre enquête au seul domaine de l’esthétique.
4La question bien connue du satanisme de Baudelaire, de sa sincérité ou de son artificialité3, ne gagne guère ou même pas du tout à être posée en termes existentiels, elle n’a de signification que poétique, c’est une évidence, et nulle part mieux que dans le domaine de l’art elle ne trouve à se formuler. Qu'est-ce en effet que la référence à Satan dans l’esthétique de Baudelaire, sinon la dimension surnaturaliste de l’art, celui-ci conçu comme mise en œuvre du défaut fondamental des choses et comme l’expression de ce défaut lui-même. Aussi le concept de mélancolie se présente-t-il immédiatement à l'esprit de Baudelaire, puisque dans la mélancolie, c’est le défaut, la perte, le manque qui sont directement en jeu.
5C’est avant tout par l’intermédiaire des femmes, en qui s’allient le Beau et le Mal, que se pense la mélancolie chez Baudelaire. Les pages sont nombreuses où il insiste sur cet aspect mélancolique qui les caractérise et qui fait leur attrait. L'une de ces pages se trouve dans le compte rendu de l’Exposition universelle de 1855, lorsque, évoquant quelques figures féminines de Delacroix, Baudelaire écrit :
On dirait qu’elles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures. Qu'elles se distinguent par le charme du crime ou par l'odeur de la sainteté, que leurs gestes soient alanguis ou violents, ces femmes malades du cœur ou de l’esprit ont dans les yeux le plombé de la fièvre ou la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans le regard, l'intensité du surnaturalisme4.
6Delacroix lisant ce commentaire se récriait contre un tel jugement qui à ses yeux trahissait sa peinture5, et sans doute n'avait-il pas tort, mais peu importe ici l’opinion de Delacroix, puisque manifestement c’est au sens propre à un fantasme baudelairien que l’on a affaire. Quel est-il ? celui d’une intimité féminine dans laquelle se rassemblerait et se retirerait l’énigme même du monde. Selon la belle formule de Baudelaire à propos de ces femmes (Cléopâtre, Ophélie, Marguerite, Desdémone, Marie ou Madeleine), ce sont « des femmes d’intimité »6. C’est qu’elles sont détentrices d’« un secret douloureux », qui est le secret des choses et qui n’existe qu’en tant qu’il est secret, c’est-à-dire dans la mesure où il est replié sur lui-même et résiste à tout dépliement, à toute explication. Ce secret douloureux, comme l’indique la référence intratextuelle au poème de La Vie antérieure, a à voir avec le mystère de l’origine, origine du monde et origine du sens7, et c’est la conscience que ce secret ne peut pas accéder à la formulation qui le rend douloureux et qui plus encore frappe de mélancolie les femmes qui le détiennent. En effet, si ce secret échappe à la formulation, il n’échappe pas à la représentation, c’est très exactement lui qui est le principe même de la représentation, en ce qu’il inscrit au cœur de l’objet d’art, du tableau, la mélancolie qui agit sur les figures féminines représentées. Il ne s’agit pas de la vague tristesse à laquelle elles sont peut-être en proie, mais bien davantage d’une maladie physique et morale, la mélancolie elle-même, où s’exprime quelque chose qui n’est pas de ce monde et que Baudelaire appelle surnaturalisme. Tout se passe donc comme si dans la femme se donnait à voir, se résumait visiblement ce qui est l’objet de l’art lui-même, la figuration de ce qui fait défaut. Reste que la femme n’est pas capable d’exprimer par elle-même cette mélancolie, elle ne peut que contribuer à sa représentation en étant prise comme le sujet d’un tableau. Elle n’est capable en aucune façon chez Baudelaire d’accéder au domaine de la création artistique.
7(À l’exception de George Sand.)
8Considérons en contrepartie le cas du créateur romantique par excellence, Beethoven, à qui est consacrée une admirable page en 1859. Son exemple montre ce que peut être la mélancolie de l’art telle que la conçoit Baudelaire :
Beethoven a commencé à remuer les mondes de mélancolie et de désespoir incurable amassés comme des nuages dans le ciel intérieur de l’homme. Maturin dans le roman, Byron dans la poésie, Poe dans la poésie et dans le roman analytique, l’un malgré sa prolixité et son verbiage, si détestablement imités par Alfred de Musset, l’autre, malgré son irritante concision, ont admirablement exprimé la partie blasphématoire de la passion ; ils ont projeté des rayons splendides, éblouissants, sur le Lucifer latent qui est installé dans tout cœur humain. Je veux dire que l’art moderne a une tendance essentiellement démoniaque. Et il semble que cette part infernale de l’homme, que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le Diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels, à l’instar des engraisseurs, empâtant patiemment le genre humain dans ses basses-cours pour se préparer une nourriture plus succulente8.
9Dans la perspective que nous avons adoptée, c’est au jeu entre intérieur et extérieur que nous serons d’abord sensible. Le génie de Beethoven, comme celui de Maturin, de Byron et de Poe, a consisté avant tout à exprimer ce qui était amassé dans le ciel intérieur de l’homme, et comme eux il a projeté de la lumière sur « le Lucifer latent qui est installé dans le cœur de l’homme ». En cela il a révélé ce qui était pris dans les plis et les replis (cf. « s’expliquer ») de l’intimité de chacun. Si ce n’est que la tendance démoniaque de l’art moderne ne vient pas seulement de la mise au jour de la part infernale qui est le fonds de l’homme, mais de ce que l’art moderne travaille sur cette part infernale même et que, ce faisant, il l’augmente (cf. la métaphore de l’engraissement) et que sa malédiction c’est précisément ce commerce avec le Diable. La position de Baudelaire rejoint ici clairement des thèses qui traînent chez beaucoup de penseurs ou de polémistes du début du XIXe siècle, et l’on pense naturellement aussi bien à un Joseph de Maistre ou à un Louis de Bonald qu’à tous les détracteurs du romantisme au début des années 1820.
10Le problème, on le voit, n’est pas que d’ordre thématique, une poétique y est impliquée, et une poétique qui est liée aux conditions historiques et plus exactement idéologiques ayant présidé à l’émergence des temps modernes. Baudelaire l’explique assez clairement : « Jusque vers un point assez avancé des temps modernes, l’art, poésie et musique surtout, n’a eu pour but que d’enchanter l’esprit en lui présentant des tableaux de béatitude, faisant contraste avec l’horrible vie de contention et de lutte dans laquelle nous sommes plongés »9. La modernité, c’est donc l’entrée dans les temps sataniques. Ce point assez avancé des temps modernes auquel se réfère Baudelaire n’est pas bien difficile à fixer sur la courbe de l’histoire, c’est 1789. L’année inaugurale de la Révolution française a, en effet, déterminé une mutation décisive dans le rapport de l’homme au monde, et principalement dans le rapport de l’homme à Dieu, et c’est d’elle en particulier que date dans la littérature l’extraordinaire développement de la mythologie satanique, et Baudelaire, comme on le sait, est l’héritier de tout ce satanisme. Nous n’insisterons pas là-dessus, préférant nous attacher à l’enjeu idéologique de la référence satanique dans son esthétique, et pour cela nous envisagerons un texte absolument fondamental qui a été recueilli dans Fusées. Cette page est essentielle, nous en ferons donc une citation intégrale :
J’ai trouvé la définition du Beau, – de mon Beau. C’est quelque chose d’ardent et de triste, quelque chose d’un peu vague, laissant carrière à la conjecture. Je vais, si l’on veut, appliquer mes idées à un objet sensible, à l’objet, par exemple, le plus intéressant dans la société, à un visage de femme. Une tête séduisante et belle, une tête de femme, veux-je dire, c’est une tête qui fait rêver à la fois, – mais d’une manière confuse, – de volupté et de tristesse ; qui comporte une idée de mélancolie, de lassitude, même de satiété, – soit une idée contraire, c’est-à-dire une ardeur, un désir de vivre, associé avec une amertume refluante, comme venant de privation ou de désespérance. Le mystère, le regret sont aussi des caractères du Beau.
Une belle tête d’homme n’a pas besoin de comporter, excepté peut-être aux yeux d’une femme, – aux yeux d’un homme bien entendu – cette idée de volupté, qui dans un visage de femme est une provocation d’autant plus attirante que le visage est généralement plus mélancolique. Mais cette tête contiendra aussi quelque chose d’ardent et de triste, – des besoins spirituels, des ambitions ténébreusement refoulées, – l’idée d’une puissance grondante, et sans emploi, – quelquefois l’idée d’une insensibilité vengeresse, (car le type idéal du Dandy n’est pas à négliger dans ce sujet), – quelquefois aussi, – et c’est l’un des caractères de beauté les plus intéressants, – le mystère, et enfin (pour que j’aie le courage d’avouer jusqu’à quel point je me trouve moderne en esthétique), le Malheur. –Je ne prétends pas que la Joie ne puisse pas s’associer avec la Beauté, mais je dis que la Joie [en] est un des ornements les plus vulgaires ; – tandis que la Mélancolie en est pour ainsi dire l’illustre compagne, à ce point que je ne conçois guère (mon cerveau serait-il un miroir ensorcelé ?) un type de Beauté où il n’y ait du Malheur-Appuyé sur, – d’autres diraient : obsédé par – ces idées, on conçoit qu’il me serait difficile de ne pas conclure que le plus parfait type de Beauté virile est Satan, – à la manière de Milton10.
11Le Beau, le Mal et le Malheur : de cette triple conjugaison résulte donc l'idéal esthétique de Baudelaire, lequel idéal s’incarne dans la personne de Satan. C’est un Satan dandy, détaché de « ce vilain inonde »11, tout à la conscience mélancolique du regard méprisant qu’il porte sur les êtres et les choses.
12Ce Satan dandy, si romantique, à la fois si byronien et si baudelairien, est un Satan littéraire, en ce sens que son origine est à chercher dans la littérature. Baudelaire le dit lui-même : lorsqu’il se livre à ces réflexions, c’est le Satan de Milton qu’il a présent à l’esprit, et à peu près certainement le Satan de Milton tel que Chateaubriand en a popularisé la figure par sa traduction de Paradise lost12 et surtout par les développements qu’il lui a consacrés dans le Génie du christianisme. Ce n’est pas dire évidemment que Chateaubriand soit ici la « source » de Baudelaire, il est celui qui lui a permis de penser ensemble l’esthétique de la modernité et l’idéologie de la mélancolie ; il a favorisé la mise sous tension de ces concepts. Aussi nous attacherons-nous moins au travail de démarquage auquel s’est livré Baudelaire qu’à ce qui est passé de Chateaubriand dans la pensée de Baudelaire. Ce qui en est passé, c’est une certaine conception de la modernité post-révolutionnaire. En l’occurrence, le Génie du christianisme, écrit si l’on peut dire à la suite de l'Essai sur les révolutions, offre un tableau de cette modernité et l’un des éléments qui en permet la problématisation est le poème de Milton. Sans entrer dans les interprétations politiques qu’il a pu susciter, contentons-nous de souligner que Chateaubriand face au poème a été particulièrement sensible à la charge idéologique, politique et historique dont le héros de ce poème était porteur. Il s’en explique de la manière la plus claire et la plus appuyée en une digression fort mal venue, mais qui est par cela même très révélatrice de la lecture que Chateaubriand fait du Satan de Milton :
Nous sommes frappé dans ce moment d'une idée que nous ne pouvons taire. Quiconque a quelque critique et un bon sens pour l’histoire, pourra reconnaître que Milton a fait entrer dans le caractère de son Satan les perversités de ces hommes qui, vers le commencement du dix-septième siècle, couvrirent l’Angleterre de deuil : on y sent la même obstination, le même enthousiasme, le même orgueil, le même esprit de rébellion et d’indépendance ; on retrouve dans le monarque infernal ces fameux niveleurs qui, se séparant de la religion de leur pays, avaient secoué le joug de tout gouvernement légitime, et s’étaient révoltés à la fois contre Dieu et contre les hommes. Milton lui-même avait partagé cet esprit de perdition ; et, pour imaginer un Satan aussi détestable, il fallait que le poète en eût vu l’image dans ces réprouvés, qui firent si longtemps de leur patrie le séjour des démons13.
13Même dans un ouvrage aussi touffu et, n’hésitons pas, aussi brouillon que le Génie du christianisme, le caractère tellement affiché de cette digression signale celle-ci immédiatement à l’attention et met en évidence la dimension symbolique du propos de Chateaubriand : clairement, à travers cette référence à la Révolution anglaise, et selon un procédé analogique constant au XIXe siècle où 1789-1794 est lu à la lumière de 1642-1649, c’est de la Révolution française qu’il est ici question. Le Satan de Milton est autant un terroriste de 93 qu’il est plus généralement la figure de l’homme moderne, celui qui est né de la Terreur. Satan comme révolutionnaire, ce n’est pas très nouveau, cela se trouve partout, y compris chez Baudelaire14 ; ce qui l’est bien davantage c’est que Baudelaire à partir de cette idée de Chateaubriand fasse de ce personnage l’expression de la mélancolie moderne. Or pour cela il a recouru à un autre passage, extrêmement connu, du Génie du christianisme, le chapitre « Du vague des passions ».
14Ce chapitre si célèbre offre une parfaite description de la condition de l’homme moderne et grâce à ce texte, que Baudelaire connaissait à l’évidence par cœur, on peut comprendre sans difficulté combien l’analyse du Beau qui est développée dans le fragment de Fusées obéit à une triple motivation philosophique, esthétique et idéologique. Car cette expression mélancolique du Beau à laquelle Baudelaire est si sensible a une signification directement historique. Reportons-nous à Chateaubriand. Il part du constat qu’avec l’avènement du christianisme, c’est-à-dire avec la promotion d’un autre monde, la réalité terrestre a perdu une grande partie de son sens :
Formée pour nos misères et pour nos besoins, la religion chrétienne nous offre sans cesse le double tableau des chagrins de la terre et des joies célestes ; et, par ce moyen, elle fait dans le cœur une source de maux présents et d’espérances lointaines, d’où découlent d’inépuisables rêveries. Le chrétien se regarde toujours comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes, et qui ne se repose qu’au tombeau. Le monde n’est point l’objet de ses vœux, car il sait que l'homme vit peu de jours, et que cet objet lui échapperait vite15.
15Ce constat est celui-là même que faisait moins de dix ans auparavant Saint-Just en déclarant magnifiquement : « Le monde est vide depuis les Grecs et les Romains », mais Chateaubriand colore poétiquement cette vérité moderne et révolutionnaire en affirmant : « L’imagination est riche, abondante et merveilleuse ; l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite, avec un cœur plein, un monde vide ; et, sans avoir usé de rien, on est désabusé »16. Ne nous y trompons pas, ce désenchantement au moment où Chateaubriand écrit le Génie du christianisme n’est pas tant celui des chrétiens des premiers temps que des hommes de la fin du XVIIIe siècle qui viennent de vivre dix années de révolution. La fin du chapitre ne laisse aucun doute ; en un raccourci saisissant de dix-huit siècles de christianisme Chateaubriand évoque les « âmes ardentes »17 qui « se sont trouvées étrangères au milieu des hommes » et décrit leur sort aujourd’hui :
Dégoûtées par leur siècle, effrayé par leur religion, elles sont restées dans le monde, sans se livrer au monde : alors elles sont devenues la proie de mille chimères ; alors on a vu naître cette coupable mélancolie qui s’engendre au milieu des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d’elles-mêmes dans un coin solitaire18.
16Suit dans l’édition originale l’épisode de René, destiné à illustrer ce vague des passions, ces passions sans objet, ce vide de l’être – bref, la mélancolie, qui est la condition de l’homme moderne. Cet homme moderne, c’est René – et c’est Satan : l’un et l’autre font l’expérience de ce vide qui n’est que la solitude de soi à laquelle ils sont condamnés par les temps nouveaux.
17C’est René, c’est Satan – et c’est Baudelaire. Car c’est à lui en fin de course qu’aboutit généalogiquement la filiation poétique de Milton à Chateaubriand. Mais aussi sa filiation philosophique et esthétique. Autrement dit, la mélancolie qui s’emblématise en Satan ne saurait se penser comme seule expression d’une esthétique. C’est qu’une esthétique n’existe pas indépendamment du moment historique de son émergence. Ainsi l’esthétique de la mélancolie qui se fait jour dans la page de Fusées ne saurait être dissociée de la conception de la modernité post-révolutionnaire dont toute l’œuvre de Baudelaire porte la marque. Cette esthétique n’est pas pour autant le reflet d’une idéologie, ce qui serait passablement absurde, elle est très exactement la mise en œuvre problématique des tensions philosophiques, historiques et poétiques d’une époque. Et la puissance de conception de Baudelaire, c’est d’avoir opéré une double concrétion mythologique et métaphorique en inventant à la suite de Chateaubriand et de Milton un personnage en qui se résume la déception du monde – le défaut du réel.
18Pour terminer nous reviendrons à notre point de départ : la dimension féminine de la mélancolie. Ce qui nous avait semblé spécialement remarquable, c’était que la mélancolie qui affectait les femmes se caractérisait par l’intériorité, que leur mélancolie était la figure de l’intimité du mystère, du secret, de l’énigme repliés sur soi, et que pour cette raison elle leur interdisait de faire œuvre de création artistique. Cette mélancolie est-elle totalement inconnue du Satan baudelairien ? ce « parfait type de Beauté virile »19 s’oppose-t-il à ce que la Beauté féminine a en propre ? La réponse à nos yeux ne fait pas de doute, nous la nuancerons seulement en signalant que Satan, et à travers lui les hommes, à la différence des femmes, ont sur celles-ci une supériorité décisive : la part du Malheur. C’est que le Malheur est le critère essentiel du Beau, il permet de voir jusqu’à quel point Baudelaire se sent « moderne en esthétique »20.
Notes de bas de page
1 OC, II, 720.
2 OC, II, 722.
3 Voir Max Milner, Le Diable dans la littérature française. De Cazotte à Baudelaire (1772-1861), 1960, José Corti, t. II, p. 423-448, où les différentes interprétations du satanisme de Baudelaire sont attentivement examinées.
4 OC, II, 594.
5 Voir OC, II, 1376, n. 2 de la p. 594.
6 OC, II, 594.
7 Là-dessus voir mon étude, « Figures et poétique de l’origine dans Les Fleurs du Mal », in Littérature et origine, 1998, Nizet.
8 OC, II, 168. – Cf. le commentaire subtil de Max Milner, op. cit., p. 480-481.
9 Ibid.
10 OC, I, 657-658.
11 OC, I, 667.
12 Cf. OC, I, 1480, n. 1 de la p. 658, où Claude Pichois cite un extrait particulièrement significatif de la traduction de Chateaubriand du portrait de Satan par Milton.
13 Chateaubriand, Génie du christianisme, II, IV, 10, texte établi, présenté et annoté par Maurice Regard, 1978, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 741. – Sur le Satan de Milton, et notamment sur son aspect républicain, voir l’ouvrage de Jean Gillet, Le Paradis perdu dans la littérature française de Voltaire à Chateaubriand, 1975, Klincksieck.
14 Voir, par exemple, dans Les Litanies de Satan (OC, I, 125) ces deux vers : Toi qui, pour consoler l’homme frêle qui souffre, Nous appris à mêler le salpêtre et le soufre, C’est avec du salpêtre et du soufre que l’on fait de la poudre...
15 Chateaubriand, Génie du christianisme, II, III, 9, éd. cit., p. 715.
16 Chateaubriand, Génie du christianisme, II, III, 9, éd. cit., p. 714.
17 Chateaubriand, Génie du christianisme, II, III, 9, éd. cit., p. 716, ainsi que la citation suivante.
18 Ibid.
19 OC, I, 658.
20 OC, I, 657.
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Biographie & Politique
Vie publique, vie privée, de l'Ancien Régime à la Restauration
Olivier Ferret et Anne-Marie Mercier-Faivre (dir.)
2014