Comme par hasard1
p. 363-377
Texte intégral
1On sait que Les Confessions sont placées sous le signe de la transparence :
Il faut […] que [le lecteur] ne me perde pas de vue un seul instant, de peur que, trouvant dans mon récit la moindre lacune, le moindre vide, et se demandant, qu’a-t-il fait durant ce temps-là, il ne m’accuse de n’avoir point voulu tout dire. Je donne assez de prise à la malignité des hommes par mes récits, sans lui en donner par mon silence2.
2Mais ce programme s’applique-t-il au reste de l’œuvre de Rousseau ? Dans Émile, notamment, quelles sont les garanties de la sincérité du narrateur ? Celui-ci est-il constamment visible ? Ou bien y a-t-il dans le récit des trous qui permettent une manipulation du lecteur ? C’est ce que nous allons examiner à partir de l’analyse d’un passage du Livre III d’Émile3.
3Ce passage presque autonome, que Rousseau qualifie de « petit conte » ou de « petite scène », est composé comme une comédie morale, qui pourrait s’intituler Émile et le Canard.
Prologue : Émile et son gouverneur étudient les propriétés du fer aimanté.
Acte I : À la foire, Émile et son gouverneur observent avec surprise le numéro d’un bateleur qui, avec un morceau de pain, manœuvre un canard de cire dans une bassine d’eau.
Acte II : Revenus chez eux, ils découvrent le procédé, qui se trouve être justement fondé sur l’emploi d’un aimant, et reproduisent le numéro, avec « une joie facile à comprendre ».
Acte III : Le même soir, de retour à la foire, Émile se fait obéir du canard. Il triomphe. Le bateleur, « interdit », lui demande de revenir le lendemain.
Acte IV : Le lendemain, Émile se ridiculise publiquement : le canard refuse de lui obéir mais répond à tous les ordres du bateleur. « Nouvelle vicissitude des choses humaines » : c’est proprement la catastrophe de la pièce.
Acte V : Le lendemain, le bateleur se rend chez Émile. Il explique son tour (un enfant était caché sous la table avec un aimant plus puissant) et adresse à Émile et au gouverneur des reproches qui les « laissent tous deux très confus ».
Épilogue : Émile et son gouverneur retournent à la foire une troisième fois et contemplent en silence les tours du bateleur.
4« Que de leçons dans une seule ! », conclut Rousseau. On voit d’emblée en effet qu’il s’agit d’un épisode à tiroirs qui propose au moins cinq leçons :
- une leçon de physique, sur les propriétés de l’aimant ;
- une leçon de logique : le même effet peut être produit par deux causes différentes ;
- une leçon sociale, sur le respect du travail des humbles ;
- une leçon morale, sur les pièges de l’amour-propre ;
- une leçon pédagogique, sur les dangers de la « complaisance » en matière d’éducation.
5Qui sont les destinataires de cette quintuple démonstration ? Émile se présente généralement comme un récit à la première personne. Ici, c’est d’abord la première personne du pluriel qui domine (prologue, actes I et II). Mais il s’agit d’un « nous » équivoque qui tantôt implique une adhésion entière du gouverneur (« nous allons à la foire » ; « nous retournons à la foire »), tantôt comporte une distance :
Nous nous étions aperçus, mon élève et moi, que divers corps frottés attiraient les pailles […]. Par hasard, nous en trouvons un qui a une vertu plus singulière [celle d’attirer les corps à distance] […]. Nous voyons avec une joie facile à comprendre que notre canard suit la clé précisément comme celui de la foire4.
6Il n’y a évidemment pas de « hasard » puisque le gouverneur sait bien que le fer a cette vertu. Au moment où il trompe l’élève, en lui donnant l’illusion de la découverte, il établit un lien avec le lecteur : vous et moi savons que je fais semblant, cela va sans dire. Le « nous » est en fait un « il » déguisé. Nous nommerons cette désolidarisation : ironie.
7Dans un second temps (actes III et IV) le « nous » est clairement décomposé en un « je » qui juge un « il » : « mon petit docteur », « l’enfant s’écrie et tressaille d’aise », « il est hors de lui », « Mon petit naturaliste enorgueilli veut babiller ; mais sur le champ je lui ferme la bouche », « il s’éloigne enfin tout confus5 ».
8Mais le « je » est également double, renvoyant tantôt au « je »-personnage du narrateur acteur de la scène (« je lui ferme la bouche » ; « je me blâme »), tantôt au « je » de l’auteur, qui intervient par exemple au début et à la fin de l’épisode pour inviter à la patience un hypothétique lecteur. Ces deux « je » sont bien différents puisque, si le « je »-personnage reçoit et accepte de bonne grâce les remontrances du bateleur, le « je »-auteur refuse quant à lui les observations du lecteur.
9Dans un troisième temps (fin de l’acte IV), le « nous » réapparaît ; le couple maître/élève est reformé dans l’humiliation : « Autre risée à nos dépens », « Les applaudissements redoublés sont autant d’affronts pour nous. », « Nous nous évadons sans être aperçus », « Nous nous renfermons dans notre chambre », « Nous voyons avec la dernière surprise que [la machine] ne consiste qu’en un aimant fort et bien armé, qu’un enfant caché sous la table faisait mouvoir », « Il part et nous laisse tous deux très confus6. »
10Enfin (acte V) la leçon pédagogique semble être reçue par le gouverneur seul : « Je me blâme de ma molle facilité […] la sévérité du maître doit succéder à la complaisance du camarade7 ».
11On voit que l’épisode fonctionne à plusieurs niveaux, dont chacun est une métaphore de l’autre. D’abord, ce sont deux boussoles qu’Émile gagne dans l’affaire : l’une en forme de « canard en repos [qui] affecte toujours à peu près la même direction » ; l’autre qui le guidera à tout jamais dans le monde moral. En même temps, le canard est un modèle pour le personnage d’Émile. Comme le canard, Émile est « attiré à quelque distance » par une main invisible : son amour-propre, la ruse du bateleur. Émile croit manipuler le canard mais il est, comme lui, manipulé. Par un même procédé de renversement, le maître devient l’élève du bateleur.
12C’est bien de manipulation qu’il s’agit, selon le schéma comique classique du « tel est pris qui croyait prendre ». Car ne peut être manipulé et ridiculisé que celui (l’élève, le gouverneur) qui croit détenir un pouvoir. Mais le dispositif est peut-être un peu plus compliqué, et cette complexité nous est révélée par un ultime rebondissement, inscrit dans l’histoire éditoriale du texte et dans son paratexte.
13En 1763, Johann Heinrich Samuel Formey fait paraître à Berlin un Anti-Émile ; il aggrave son cas l’année suivante en publiant un Émile chrétien consacré à l’utilité publique. On imagine sans peine que Rousseau ne goûta guère le premier ouvrage, critique ouverte de ses théories pédagogiques ; et encore moins le second, ressenti comme un acte de piraterie littéraire : « M. de Formey voulait de mon vivant s’emparer de mon livre, et le faire imprimer sans autre façon que d’en ôter mon nom pour y mettre le sien8 ».
14Or ces mots font écho à ceux que le bateleur adresse à Émile et à son gouverneur :
Que nous avait-il fait pour nous engager à vouloir discréditer ses jeux et lui ôter son gagne-pain ? Qu’y a-t-il donc de si merveilleux dans l’art d’attirer un canard de cire, pour acheter cet honneur aux dépens de la subsistance d’un honnête homme ? […] Vous deviez croire qu’un honnête homme qui a passé sa vie à s’exercer à cette chétive industrie en sait là-dessus plus que vous, qui ne vous en occupez que quelques moments9.
15Parmi les critiques énoncées dans l’Anti-Émile, Rousseau retient particulièrement celle-ci : « Ce joueur de gobelets qui se pique d’émulation contre un enfant et sermonne gravement son instituteur, est un individu du monde des Émile10. » Rousseau répond trois fois plutôt qu’une, dans une série de notes portées après 1763 sur un exemplaire de l’édition originale, que l’on trouve aujourd’hui dans les bonnes éditions d’Émile :
Le spirituel M. de Formey n’a pu supposer que cette petite scène était arrangée et que le bateleur était instruit du rôle qu’il avait à faire ; car c’est en effet ce que je n’ai point dit. Mais combien de fois, en revanche, ai-je déclaré que je n’écrivais point pour les gens à qui il fallait tout dire ?
Ai-je dû supposer quelque lecteur assez stupide pour ne pas sentir dans cette réprimande un discours dicté mot à mot par le gouverneur pour aller à ses vues ?
Cette humiliation, ces disgrâces, sont donc de ma façon et non pas de celle du bateleur11.
16Ainsi l’auteur a caché son jeu, toujours à l’instar de son bateleur qui déclarait :
Si je ne vous ai pas d’abord montré mes coups de maître, c’est qu’il ne faut pas se presser d’étaler étourdiment ce qu’on sait ; j’ai toujours soin de conserver mes meilleurs tours pour l’occasion, et après celui-ci, j’en ai d’autres encore pour arrêter de jeunes indiscrets12.
17Il en profite pour donner une nouvelle leçon (la sixième) : une leçon de composition littéraire qui prône la patience et la ruse. « [I]l faut tout prévoir, et tout prévoir de fort loin. », renchérit Rousseau ; précepte qui vaut à la fois pour l’art de l’éducateur et pour celui de l’écrivain.
18Les notes prétendent donc opérer un nouveau renversement : le gouverneur, que l’on croyait avoir été remis à sa place par l’homme aux gobelets, est en fait l’organisateur de toute la scène, le manipulateur suprême qui manipule le manipulateur13.
19De façon corollaire, Formey, qui croyait avoir trouvé un défaut dans le tour exécuté par Rousseau et qui triomphait de sa supériorité critique, est renvoyé au statut d’ignorant vaniteux, c’est-à-dire à celui d’Émile : « Aux battements de mains, aux acclamations de l’assemblée la tête lui tourne, il est hors de lui14 » ; bientôt déconfit, il est hué par le public.
20Voici donc deux nouveaux couples manipulateur/manipulé, dont Émile et son canard fournissent le prototype : le maître et Émile, d’une part ; Rousseau et Formey, d’autre part. Comme Émile, Formey est tombé dans le piège tendu à sa vanité. Pendant tout le temps de la lecture, il a bel et bien été mené par l’auteur.
21Mais derrière Formey, n’est-ce pas la figure de tout lecteur qui est visée ? Il est fort possible que nous n’ayons pas nous-mêmes compris de prime abord, dès la première lecture, qu’il s’agissait d’une scène arrangée. Pris en flagrant délit de naïveté, nous sommes tentés de nous défendre : est-il bien sûr que cette scène a d’emblée été conçue comme une manipulation organisée par le gouverneur ? Rousseau ne récrit-il pas l’histoire pour les besoins de sa cause, en fonction des critiques essuyées ?
22Émile avait lui aussi protesté : « Il se plaint, dit qu’on le trompe, que c’est un autre canard qu’on a substitué au premier15 ». N’est-ce pas aussi un « autre canard » que Rousseau livre à Formey et au lecteur ? Le mot a simplement pris un autre sens, proche de celui qu’il avait acquis vers 1750, de « fausse nouvelle lancée pour abuser le public ».
23Lacune volontaire ou simple bévue ? Il est difficile de prouver la mauvaise foi de Rousseau. Il n’y a dans le passage même aucun indice sûr. L’ironie se passant volontiers de marqueurs formels, on a beau jeu de prétendre avoir été ironique quand on a simplement été naïf ou imprévoyant.
24Un énoncé tel que : « Il part et nous laisse tous deux très confus. », ne peut être interprété qu’en fonction d’un contexte. Certes, ce contexte nous apprend que, quelques lignes plus tôt, le narrateur a feint de découvrir avec joie une propriété du fer qu’il connaissait bien. Nous nous doutons aussi que la présence d’Émile et de son gouverneur à la foire, pour observer un tour fondé sur la même propriété, relève également d’une séquence pédagogique concertée et non d’une coïncidence. Mais peut-on en conclure que la confusion du gouverneur devant les reproches du bateleur est également feinte ?
25Une seule phrase peut faire pencher la balance : « En sortant, il m’adresse à moi nommément et tout haut une réprimande16. » Le second adverbe, « tout haut », semble bien souligner que la leçon ostensiblement adressée au maître est en fait destinée à être entendue par l’élève. Mais quel est au juste le bénéfice pédagogique de cette nouvelle comédie ? Est-il vraiment nécessaire que le gouverneur soit humilié devant son élève pour que soit justifiée la décision qu’il a prise d’être désormais un « maître sévère » et non plus un « camarade complaisant » ?
26Une comparaison des divers états successifs connus d’Émile (par exemple celle du manuscrit Favre avec l’édition originale de 1762) ne fait pas apparaître de rectification significative susceptible de nous éclairer. La qualification « bateleur-Socrate », présente dans le premier brouillon17 et ensuite abandonnée, peut valoir dans les deux sens : soit elle a pour fonction d’attirer l’attention sur le caractère factice du personnage (ne soyez pas dupes, un tel personnage n’existe pas), soit elle vise au contraire à atténuer l’invraisemblance en la soulignant (je sais comme vous qu’un tel personnage est surprenant, mais il existe18).
27Restent plusieurs indices externes, dont la première justification de Rousseau face au reproche de Formey : « Mais combien de fois, en revanche, ai-je déclaré que je n’écrivais point pour les gens à qui il fallait tout dire19 ? » Or, précisément, l’épisode du canard s’ouvre et se clôt par une proclamation toute contraire sur la nécessité de la longueur :
Me voici de nouveau dans mes longs et minutieux détails. Lecteurs, j’entends vos murmures, et je les brave.
Tout le détail de cet exemple importe plus qu’il ne semble […]. Que d’apprêts, direz-vous20 !
28La seconde justification n’est guère plus convaincante :
A-t-on dû me supposer assez stupide moi-même pour donner naturellement ce langage à un bateleur ? Je croyais avoir fait preuve au moins du talent assez médiocre de faire parler les gens dans l’esprit de leur état21.
29Certes, mais où Rousseau a-t-il jamais fait preuve de ce prétendu talent qui consiste à refuser l’éloquence aux gens du peuple ? Et ne vient-il pas justement de reconnaître au bateleur « un ton d’emphase propre à ces gens-là » ?
30Il faut enfin considérer qu’il existe dans l’œuvre de Rousseau d’autres scènes où il aime à se présenter en metteur en scène d’une réalité truquée. On pense notamment à un célèbre passage de la « Neuvième Promenade ». Un marchand vend des oublies au moyen d’un tourniquet, sorte de machine aléatoire qui lui permet d’écouler sa production en joignant le plaisir du jeu à celui de la gourmandise ; Rousseau décide d’abolir le hasard en soudoyant le marchand pour qu’une troupe de petites filles gagne à tout coup :
Afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en secret à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourrait, et que je lui en tiendrais compte. Au moyen de cette prévoyance, il y eut tout près d’une centaine d’oublies distribuées22.
31Cet épisode des oublies, dont la rédaction est bien postérieure à Émile, présente de grandes ressemblances structurelles avec celui du canard. Dans les deux cas : un ou des enfants à qui l’on cache qu’ils sont les acteurs d’une comédie ; un manipulateur apparent, homme du peuple dont le gagne-pain consiste à faire fonctionner avec adresse une machine23 ; et un manipulateur caché et prévoyant, qui agit en coulisse pour le bien général. L’identité des situations ne prouve cependant rien en faveur de Rousseau. Si l’intervention secrète du démiurge trompeur est clairement soulignée dans le second épisode, c’est peut-être simplement parce que l’auteur a retenu la leçon de Formey et qu’il se soucie désormais de mieux expliquer ses manipulations à des lecteurs à qui il faut « tout dire ». Mais il n’est pas impossible que l’épisode des Rêveries ait été conçu comme une justification tardive, une réparation de l’invraisemblance commise dans Émile ; comme si le rôle joué par le promeneur solitaire était la preuve de celui joué jadis par le gouverneur.
32C’est peut-être au sein même d’Émile que l’on peut opérer les rapprochements les plus éclairants. La rencontre entre Émile et Sophie, qui occupe le Livre V, est explicitement présentée comme une mise en scène : il s’agit de « rendre Émile amoureux24 ». La découverte de la maison où s’est retirée la famille de Sophie semble due à un accident :
Quelque jour, après nous être égarés plus qu’à l’ordinaire dans des vallons, dans des montagnes où l’on n’aperçoit aucun chemin, nous ne savons plus retrouver le nôtre […]. Heureusement nous trouvons un paysan qui nous mène dans sa chaumière25.
33Accident dont Rousseau finit par révéler que c’est un faux hasard :
Je n’imagine pas qu’en lisant ce livre avec quelque attention, personne puisse croire que toutes les circonstances de la situation où il se trouve se soient ainsi rassemblées autour de lui par hasard. Est-ce par hasard que les villes fournissant tant de filles aimables, celle qui lui plaît ne se trouve qu’au fond d’une retraite éloignée ? Est-ce par hasard qu’il la rencontre26 ?
34Dans ce système, Sophie elle-même est un instrument entre les mains du gouverneur. Une seule fois, celui-ci la trouve « rebelle aux règles qu’[il] lui dicte en secret27 ». Quant à Émile amoureux, il a des procédés qui rappellent le modus operandi de son maître :
La veille des jours qu’il doit la voir, il ira dans quelque ferme voisine ordonner une collation pour le lendemain. La promenade se dirige de ce côté sans qu’il y paraisse ; on entre comme par hasard ; on trouve des fruits, des gâteaux, de la crème28.
35Mais à aucun moment il ne montre qu’il a conscience d’être lui-même l’objet d’une manipulation. Ceci plaide en faveur de l’hypothèse d’une maîtrise complète de la part du gouverneur.
36Dans une des toutes dernières pages du livre, Rousseau raconte comment jadis, un hiver à Venise, il avait vu un jeune lord jeter au feu les manchettes qu’une dame italienne lui avait offertes ; il venait en effet de lire une lettre où la mère de sa maîtresse restée en Angleterre lui racontait avec quel amour celle-ci lui brodait elle aussi des manchettes. Rousseau demande alors au gouverneur du jeune homme :
Vous avez un élève d’un excellent naturel ; mais parlez-moi vrai, la lettre de la mère de miss Lucy n’est-elle point arrangée ? N’est-ce point un expédient de votre façon contre la dame aux manchettes ? Non, me dit-il, la chose est réelle ; je n’ai pas mis tant d’art à mes soins29.
37Le maître d’Émile tire de l’épisode une leçon différente de celle qu’on pouvait attendre : « L’idée de rendre Émile amoureux avant de le faire voyager n’est pas de mon invention. Voici le trait qui me l’a suggérée30. » C’est-à-dire qu’au moment même où il prétend s’inspirer de l’incident vénitien, le gouverneur français s’oppose à la méthode libérale du gouverneur anglais, en mettant quant à lui tout l’art possible à ses soins, et en veillant à ce que les choses soient aussi arrangées et peu réelles que possible.
38Il y a cependant un épisode qui échappe clairement à la logique du « comme par hasard ». Émile et son gouverneur arrivent en retard chez Sophie, parce qu’ils ont dû porter secours à un paysan qui s’est cassé la jambe tandis que sa femme accouchait. Il est difficile d’imaginer que la scène ait été préparée. Même si c’était le cas, une telle comédie de bienfaisance, qui ressemblerait alors à celle montée par Valmont pour le bénéfice de Mme de Tourvel31, serait moralement inacceptable. Le gouverneur est pour une fois véritablement surpris.
Nous trouvons avec une surprise amère que nous connaissons déjà la maison, et que ce misérable que nous rapportions avec tant de peine était le même qui nous avait si cordialement reçus le jour de notre première arrivée ici32.
39Il s’est glissé là quelque chose d’imprévu, que l’on pourrait appeler du romanesque. Dans ce récit hybride qu’est Émile, certaines actions sont bel et bien des événements, qui ne relèvent pas directement d’un programme strictement établi. Le récit obéit alors à une sorte de hasard nécessaire. On est finalement assez proche de la méthode simple du gouverneur anglais, qui consiste à susciter des événements favorables plutôt qu’à les arranger, à seconder la nature plutôt qu’à la recréer in vitro. La mère du jeune lord écrit la lettre voulue sans qu’on ait besoin de la lui dicter. Mais qu’en est-il de la mère de Sophie ? Est-elle capable d’un tel à-propos ? Elle met un jour Émile en garde contre les libertés qu’il pourrait prendre avec sa fille : « Après cette juste réprimande, bien plus adressée à moi qu’à mon élève, cette sage mère nous quitte, et me laisse dans l’admiration de sa rare prudence33. »
40Faut-il voir dans cette mère qui parle comme Rousseau une autre actrice dirigée par le gouverneur ? Ou peut-on juger spontanée la réprimande maternelle, comme l’est la lettre de la mère anglaise ? Il semble que notre réponse à cette question engage toute notre lecture d’Émile, y compris de la scène de la réprimande adressée par le bateleur. Émile est en effet un système dont les éléments prennent sens les uns par rapport aux autres.
41Face à Émile nous devons donc choisir en permanence entre une lecture romanesque (libérale) et une lecture totalitaire ; mais ni l’une ni l’autre n’est globalement pertinente et cette hésitation constitue un des traits les plus significatifs du livre. En ce qui concerne l’épisode du bateleur, avons-nous été pris en défaut par un texte délibérément lacunaire ? Ou bien Rousseau nous manipule-t-il en nous faisant croire que nous avons été manipulés ? Du faisceau de présomptions divergentes que nous avons relevées, il est difficile de rien conclure, sinon que le conte d’Émile et du canard contient une septième, et dernière, leçon, destinée au lecteur.
42Ce n’est pas celle que Rousseau entend, tardivement, donner : à savoir que le vrai sens du texte est en partie caché, inaccessible aux stupides et aux distraits, à qui il faut « tout dire ». Mais bien celle qu’il livre presque par inadvertance : tout texte contient de l’indécidable ; son sens est constamment susceptible de révisions ; il échappe à la volonté de son auteur, même et surtout quand celui-ci croit pouvoir le figer par des notes explicatives. Au lecteur malveillant, ces dernières risquent alors d’apparaître comme un nouveau tour de gobelets.
Notes de bas de page
1 Version modifiée d’un article paru sous le titre « Émile et le canard », dans Manipulation, mystification, endoctrinement, actes du colloque franco-polonais de Lódź, 19-21 septembre 2005, W. K. Pietrzak & A. Staron (dir.), Lódź, Uniwersytet Lódzki, 2008, p. 115-123.
2 C, II, p. 59-60 ; cité par J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris, Plon, 1957, p. 238.
3 Voir É, III, p. 437-440.
4 É, III, p. 437.
5 Ibid., p. 437-438.
6 Ibid., p. 437-440.
7 Ibid., p. 440.
8 Note de Rousseau, OC, vol. 4, p. 1421.
9 É, III, p. 439.
10 J. H. S. Formey, Anti-Émile, Berlin, J. Pauli, 1763, p. 104.
11 Notes de Rousseau, OC, vol. 4, p. 1420-1421. Rousseau cite assez exactement l’Anti-Émile. S’il avait été plus charitable, il aurait admis qu’un « individu du monde des Émile » pût à la rigueur signifier : un personnage qui agit sur instruction du gouverneur.
12 É, III, p. 439.
13 L’épisode s’inscrit dans une tradition littéraire née avec le développement des sciences expérimentales au xviiie siècle et qui comprend La Dispute de Marivaux (1744), L’Enfant de la nature de Beaurieu (1763), L’École des Robinsons de J. Verne (1882) et maint scénario de science-fiction tel celui de 1984 d’Orwell, ou de The Truman Show (scénario d’A. Niccol, réalisation de P. Weir, 1998) : le héros se croit libre d’agir, alors qu’il évolue, observé à son insu, dans un monde artificiel entièrement régi par la volonté d’un pédagogue parfois animé des meilleures intentions mais toujours passablement inquiétant.
14 É, III, p. 438.
15 Ibid.
16 Ibid., p. 440.
17 Manuscrit Favre, OC, vol. 4, p. 177.
18 Procédé employé par exemple au Livre II des Confessions à propos du « flûteur Égiste ».
19 Note de Rousseau, OC, vol. 4, p. 1420.
20 É, III, p. 437 et 440.
21 Note de Rousseau, OC, vol. 4, p. 1421.
22 R, IX, p. 1091.
23 Dans les deux cas, l’aimant est l’instrument de cette adresse : « Tourniquet est aussi un jeu qui consiste en une aiguille de fer mobile dans un cercle, au bord duquel il y a plusieurs chiffres ou divisions, et où l’on perd, ou on gagne, suivant les nombres sur lesquels l’aiguille s’arrête. Le jeu du tourniquet est sujet à de grandes filouteries, à cause qu’on peut faire arrêter l’aiguille où l’on veut par le moyen d’une petite pièce d’aimant. » (Dictionnaire de Trévoux, édition de 1734)
24 É, V, p. 853.
25 Ibid., p. 773.
26 Ibid., p. 801.
27 Ibid., p. 803.
28 Ibid., p. 806.
29 Ibid., p. 854.
30 Ibid., p. 853.
31 Voir P.-A.-F. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettres XXI-XXII. Je ne sais pas si ce fameux épisode a jamais été lu comme une parodie du Livre V d’Émile ; ce ne serait pas la première fois que Laclos détourne ainsi Rousseau.
32 É, V, p. 812.
33 Ibid., p. 794.
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