Correspondance et autobiographie : le cas des Rêveries du promeneur solitaire1
p. 247-260
Texte intégral
1Pour de nombreux lecteurs Les Rêveries du promeneur solitaire sont comme un miracle de la vieillesse de Jean-Jacques Rousseau. Elles sont inattendues, comme le miracle est inattendu, nous faisant entendre chez cet homme de soixante-cinq ans une voix nouvelle ; et si le miracle guérit, les Rêveries nous montrent un Rousseau qui semble retrouver une tranquillité relative et se dérober en partie aux ténèbres du complot. Michel Foucault est l’un de ceux qui dressent une opposition très nette entre les Rêveries et les écrits des années précédentes. Pour lui tout se résume avant les Rêveries en une crise du langage : « Le langage n’est plus souverain en son espace. De là la grande angoisse qui surplombe l’existence de Rousseau de 1768 à 1776 : que sa voix ne se perde2. » Ce sera le souvenir de l’agitation des vagues du lac de Bienne qui permettra de résoudre cette crise : « En ce bruissement absolu et originaire, toute parole humaine retrouve son immédiate vérité et sa confidence3… »
2Pourtant, ce n’est pas l’aspect des Rêveries qui frappe d’abord tous les lecteurs. Tous ceux qui ont enseigné l’œuvre auront rencontré des étudiants qui se disaient déroutés par le délire de l’auteur, devenu parfois une véritable pierre d’achoppement dans la lecture du texte. Il y a d’ailleurs d’autres lecteurs, plus avertis, pour trouver également que les démons de Rousseau ne sont pas apaisés ; Marcel Raymond, dont les commentaires sur les Rêveries sont si frappants de justesse et d’intelligence, souligne non pas le contraste mais la continuité entre les Dialogues, incontestablement étranges et tourmentés, et les Rêveries :
[…] elles leur sont proches dans le temps, elles le sont par l’expression, en particulier par celle de l’angoisse, qui se contente de formules peu variées, chargées d’un énorme potentiel affectif ; elles marquent enfin l’étape ultérieure d’une même expérience4.
3Il serait donc utile de faire le point, d’étudier l’œuvre dans l’espoir de pouvoir y démarquer la part du nouveau, et cela par un procédé négatif qui consisterait à répertorier d’abord les continuités que l’on peut établir avec certains écrits antérieurs : il s’agit, bien entendu, des autres œuvres autobiographiques, mais aussi, pour les besoins de cet article, de la correspondance de Rousseau en particulier. La question de la résignation face au complot dont il se croit l’objet est un point de départ pertinent, puisque le thème est très présent dans les Rêveries et que la chronologie qui y est esquissée n’est pas à tous égards celle que l’on retrouve ailleurs. Dans la « Huitième Promenade », Rousseau indique que l’état d’apathie où il vit est très récent et succède à une longue période d’agitation et de terreur face aux agissements de ses ennemis. Après la découverte du complot, affirme-t-il, il fut d’abord bouleversé : « Je tombai dans tous les pièges qu’on creusa sous mes pas, l’indignation, la fureur, le délire s’emparèrent de moi, je perdis la tramontane ». Ce n’est qu’après « de longues et vaines recherches » qu’il aurait retrouvé le calme qui lui permet d’affirmer que désormais il reste en paix, « occupé de fleurs, d’étamines et d’enfantillages5 » sans même songer aux activités des meneurs du complot6.
4Ce passage est évidemment capital pour toute lecture insistant sur une transformation dont les Rêveries seraient l’unique fruit. Jusqu’à un certain point, Les Confessions et les Dialogues confortent cette thèse. Ainsi, dans Les Confessions, tout en se dépeignant retrouvant l’équilibre à l’île Saint-Pierre, Rousseau décrit un état d’esprit qui n’est pas précisément celui des Rêveries. Il reconnaît donner le champ libre à ses ennemis en se retirant du monde, et l’on pourrait donc dire qu’il se résignait à leur triomphe, mais il garde la conviction que leur pouvoir est limité et leur victoire partielle : « Ils pouvaient peindre sous mon nom un autre homme, mais ils ne pouvaient tromper que ceux qui voulaient être trompés7. » Ce ne sera plus le cas dans les Rêveries, où le complot est universel et tout-puissant, où par conséquent se résigner devient un geste plus absolu.
5Il n’en reste pas moins vrai que dans aucune œuvre Rousseau ne se décrit uniformément comme étant toujours saisi d’effroi. Si sombre que soit la tonalité des Dialogues, ils évoquent, et très longuement, les plaisirs de la rêverie et du monde idéal :
[...] d’heureuses fictions lui tiennent lieu d’un bonheur réel ; et que dis-je ? Lui seul est solidement heureux puisque les biens terrestres peuvent à chaque instant échapper en mille manières à celui qui croit les tenir […]8.
6Entre l’angoisse dans les rapports avec le monde et le bonheur de la fantaisie, il y a des liens secrets : plus l’autre devient hostile et menaçant, plus l’autonomie de celui qui habite un monde de rêve est affirmée (il n’est d’ailleurs pas exclu que l’on puisse renverser ces termes ; ce serait donc le recours croissant au rêve qui susciterait la figure d’un ennemi toujours plus malin). Les Rêveries sont en fait le point culminant de ce double mouvement vers le délire et le bonheur. Tout en convenant que la résignation absolue qui y est affichée n’ait pas d’équivalent précis dans les autres œuvres autobiographiques, on peut affirmer que nous ne sommes pas confrontés à une rupture ou à une transformation. Rousseau n’y échappe nullement à ses obsessions ; il faudrait plutôt dire que l’œuvre s’élabore dans un espace aménagé à l’intérieur de la hantise du complot. Loin de correspondre à une délivrance, les Rêveries sont le fruit d’une intensification de ses fantasmes, et si le calme y est parfois au premier plan, il se dégage sur un arrière-fond encore plus ténébreux qu’auparavant. Méfiance et résignation entretiennent jusqu’à la fin chez lui des rapports symbiotiques.
7Postuler une opposition systématique entre les Rêveries et les œuvres précédentes, ce serait donc simplifier outre mesure des relations complexes. C’est cependant du côté de la correspondance de Rousseau qu’il faut regarder pour trouver les analogies les plus frappantes avec son dernier écrit. Ces analogies commencent beaucoup plus tôt que l’on ne pourrait s’y attendre, remettant en question à nouveau toute chronologie simple ou linéaire de l’état d’esprit de l’auteur. C’est ainsi que pour la période qui suit la querelle avec Hume (1766), on découvre dans les lettres de Rousseau un homme en proie à la manie de persécution, certes, mais aussi un être qui déclare avoir échappé à l’angoisse pour retrouver un calme que rien ne saurait ébranler. La grande lettre d’auto-justification qu’il adresse au philosophe écossais est du 10 juillet 17669 ; et pourtant, à peine quelques semaines plus tard, dans une lettre au libraire Guy datée du 2 août, Rousseau constate sa propre impuissance sous une forme qui révèle déjà un début de résignation :
La ligue qui s’est formée contre moi est trop puissante, trop adroite, trop ardente, trop accréditée pour que dans ma position, sans autre appui que la vérité, je sois en état de lui faire face dans le public10.
8Quatre mois plus tard, dans une lettre non envoyée à Du Peyrou, le thème de l’acceptation passive se précise :
Ce profond projet qui est un prodige de génie était trop bien concerté pour ne pas réussir dans tous ses points, et je l’ai si bien senti que je ne me suis pas même abaissé un seul moment à y faire une opposition inutile. Ainsi tout ce qui m’arrive et ce qui m’arrivera dans la suite est très naturel11.
9On peut lier de pareilles affirmations à bien des pages des Rêveries – citons à titre d’exemple ces phrases de la « Première Promenade » :
Qu’ai-je encore à craindre d’eux puisque tout est fait ? Ne pouvant plus empirer mon état ils ne sauraient plus m’inspirer d’alarmes. L’inquiétude et l’effroi sont des maux dont ils m’ont pour jamais délivré : c’est toujours un soulagement12.
10Dans les Rêveries, l’attitude globale de Rousseau face au complot n’est donc pas à mon avis entièrement nouvelle. On peut ensuite se demander si elle n’y revêt pas de nouvelles formes, si elle ne s’élabore pas à travers une thématique nouvelle. Le promeneur solitaire, cet être innocent et simple, livré à l’indolence et ne se passionnant plus que pour la botanique, se dégage après tout avec une netteté sans précédent dans les pages de cette œuvre si on la compare aux autres écrits publics. Là encore, la correspondance risque cependant d’infirmer toute opposition non nuancée. Les lettres de Rousseau sur la botanique en particulier semblent souvent préfigurer les développements des Rêveries sur ce même sujet.
11Dans une lettre à d’Ivernois du 1er août 1765, par exemple, décrivant sa situation difficile à Môtiers, Rousseau évoque aussi sa passion pour les plantes :
Je raffole de la botanique : cela ne fait qu’empirer tous les jours. Je n’ai plus que du foin dans la tête, je vais devenir plante moi-même un de ces matins, et prends déjà racine à Môtiers en dépit de l’Archiprêtre qui continue d’ameuter la canaille pour m’en chasser13.
12C’est une des premières lettres où Rousseau a recours à des métaphores liées à la botanique pour exprimer les délices que lui inspire son passe-temps. Il prétendra presque toujours le pratiquer d’une manière stupide, sans réflexion et sans mémoire : l’image de la tête remplie de « foin » ou « empaillée » reviendra maintes fois. Ici, la volonté de devenir lui-même plante, de « prendre racine », exprime sa résistance aux visées du pasteur Montmollin. Plus souvent, la première image sera relayée par l’assimilation de l’auteur au mouton qui broute son foin.
13En Angleterre il adressera à la duchesse de Portland plusieurs lettres élégantes et raffinées où il insistera (par politesse peut-être) sur les connaissances supérieures de sa correspondante, amatrice de botanique comme lui. C’est ainsi qu’on lit dans une lettre du 20 octobre 1766 :
Le temps presse, mes facultés s’éteignent, je n’ai plus ni yeux ni mémoire, et loin d’aspirer à savoir un jour la botanique, j’ose à peine espérer d’herboriser aussi bien que les moutons qui paissent sous ma fenêtre, et de savoir comme eux trier mon foin14.
14Le ton et l’attitude sont déjà ceux des Rêveries : déclin physique et mental, et renonciation à toute ambition intellectuelle, chez un être qui se penche avec un plaisir intense sur la vie des plantes. Il est encore plus frappant de voir que dans cette lettre le lien est déjà fait entre botanique et rêverie, car Rousseau y déclare : « Je vous rendrai de l’herbe pour vos plantes, des rêveries pour vos observations15. » Même analogie dans une autre lettre à sa correspondante aristocratique, et sous une forme plus développée :
Je vous annonçais du bavardage et des rêveries, en voilà beaucoup, et trop. Ce sont des herborisations d’hiver ; quand il n’y a plus rien sur la terre, j’herborise dans ma tête, et malheureusement je n’y trouve que de mauvaise herbe16.
15Inutile d’insister sur les parallèles : on voit ici comme dans les Rêveries qu’herboriser et écrire sont des activités que Rousseau assimile l’une à l’autre, qui sont censées occuper à peu près la même place dans sa vie. On voit même que l’acte d’écrire est presque un pis-aller – écrire, c’est ce qu’il fait lorsque le mauvais temps empêche les sorties – et l’on songe au début de la « Septième Promenade » :
Le recueil de mes longs rêves est à peine commencé, et déjà je sens qu’il touche à sa fin. Un autre amusement lui succède, m’absorbe, et m’ôte même le temps de rêver […]. Me voilà donc à mon foin pour toute nourriture, et à la botanique pour toute occupation17.
16Les jolies lettres que Rousseau adresse à la duchesse (n’en était-il pas un peu amoureux ?) ne sont cependant pas aussi révélatrices que sa correspondance avec Mirabeau père, physiocrate et auteur de L’Ami des hommes. Celui-ci lui avait écrit en 1766 une première lettre montrant, comme l’observe Leigh, une pénétration et une finesse peu communes18. Rousseau est sensible à l’intelligence et à la sympathie de ce lecteur exceptionnel, mais il sait en même temps que son correspondant est animé d’une ferveur idéologique qu’il ne partage pas, ou plus. C’est sans doute ce qui l’amène à dresser dans sa réponse une sorte de bilan de sa situation et à y exprimer l’éloignement qu’il éprouve maintenant non seulement pour le monde littéraire et le métier d’écrivain, mais même pour la pensée, qui le fatigue19. Au domaine public, qui est celui des rivalités et des querelles, celui de l’asservissement (c’est un terme qui revient constamment sous sa plume) et de l’effort intellectuel, Rousseau oppose les délices d’un domaine privé qu’il est seul à connaître, d’une vie vouée à l’herborisation, à l’errance et au rêve. Un paragraphe central dresse le plus nettement possible l’opposition entre les deux domaines :
Tout ce qui tient par quelque côté à la littérature et à un métier pour lequel certainement je n’étais pas né, m’est devenu si parfaitement insupportable, et son souvenir me rappelle tant de tristes idées, que, pour n’y plus penser j’ai pris le parti de me défaire de tous mes livres […]. J’ai pris toute lecture dans un tel dégoût qu’il ne m’est pas possible de relire aucun de mes propres écrits. La fatigue même de penser me devient chaque jour plus pénible20. J’aime à rêver, mais librement, en laissant errer ma tête, et sans m’asservir à aucun sujet, et maintenant que je vous écris je quitte à tout moment la plume pour vous dire en me promenant mille choses charmantes, qui disparaissent sitôt que je reviens à mon papier. Cette vie oisive et contemplative, que vous n’approuvez pas et que je n’excuse pas, me devient chaque jour plus délicieuse. Errer seul sans fin et sans cesse parmi les arbres et les rochers qui entourent ma demeure, rêver ou plutôt extravaguer à mon aise, et, comme vous dites, bayer aux corneilles, quand ma cervelle s’échauffe trop, la calmer en analysant quelque mousse ou quelque gramen ; enfin me livrer sans asservissement sans gêne à mes fantaisies, qui, grâce au Ciel, sont toutes en mon pouvoir, voilà, pour moi la suprême jouissance, à laquelle je n’imagine rien de supérieur dans cette vie, et même dans l’autre21.
17Cette lettre du mois de janvier 1767 n’est-elle pas très proche déjà à plusieurs égards des Rêveries ? ou pour parler plus précisément, n’y trouve-t-on pas presque tous les éléments qui pourtant dans les Rêveries seront disposés d’une manière nouvelle ? Car il y a dans la lettre à Mirabeau une tension entre écriture et rêverie que Rousseau devait par la suite résoudre. Son thème ici est que la liberté qu’il réclame s’accorde mal avec les contraintes imposées par la rédaction : les « choses charmantes » qu’il voudrait dire à son correspondant, celles qu’il a rêvées pendant ses promenades, disparaissent dès qu’il prend la plume en main. D’une part, donc, on trouve cette étroite association entre la promenade, la rêverie et la botanique qui sera consacrée par les Rêveries ; d’autre part, les rapports entre ces trois activités et celle de l’écrivain restent incohérents pour l’instant, et la liberté que Rousseau veut à tout prix garder risque d’être incompatible, semble-t-il, non seulement avec la composition littéraire, mais même avec la simple rédaction d’une lettre.
18Certains thèmes des Rêveries sont donc déjà présents dans la correspondance des années précédentes. Si la rupture par rapport aux autres œuvres autobiographiques est moins nette qu’on ne le dit parfois, la continuité entre la correspondance de l’auteur et ce dernier écrit est frappante. Comment interpréter cette convergence ? Elle montre qu’un simple modèle chronologique de l’évolution de Rousseau est insuffisant. On peut se demander, plus spécifiquement, si les Rêveries n’entretiennent pas un rapport privilégié, une sorte de complicité, avec la forme épistolaire. La question est complexe. Je voudrais cependant proposer quelques éléments d’une réponse positive.
19Dans la correspondance des années 1760 et 1770, on trouve des tonalités très diverses. Globalement, il est évident que la méfiance à l’égard de ses correspondants, et de ceux dont Rousseau devine la sombre présence derrière eux, va toujours croissant. Cependant, certains correspondants – ses amis botanistes, la famille lyonnaise des Boy de La Tour, Mirabeau, entre autres – sont exempts de tout soupçon de la part de Rousseau, et c’est dans les lettres qu’il leur destine qu’on trouve cette évocation des plaisirs quotidiens qui annonce déjà les Rêveries. Il s’adresse dans ces lettres à des interlocuteurs qui lui sont acquis, qu’il n’a pas à convaincre.
20Si Rousseau déclare ne pas songer à convaincre son lecteur dans les Rêveries, c’est pour bien d’autres raisons : il affirme renoncer à la lutte contre la diffamation, ayant compris que la victoire de ses ennemis est totale, dans le temps comme dans l’espace. Le nom de Jean-Jacques Rousseau sera honni par toutes les générations à venir, comme il l’est déjà par la population entière de l’Europe contemporaine. C’est cette nouvelle conviction désespérée de Rousseau qui explique dans une grande mesure l’orientation de l’œuvre. Il ne reste qu’une seule question qui garde son sens : « Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher22. » Puisque dans l’esprit de leur auteur les Rêveries risquaient de ne jamais avoir d’autre lecteur que lui-même, l’étude de soi y devint une activité tout intérieure qui n’avait plus aucune dimension publique ou apologétique. C’est du moins ce qui est dit dans les Rêveries, même s’il convient de ne pas perdre de vue une phrase qu’on lit à la fin de la « Première Promenade », où Rousseau déclare à propos de « ces feuilles » : « Je ne les cache ni ne les montre23. »
21C’est précisément cette absence d’une dimension publique qui constitue un des liens les plus importants entre les Rêveries et les lettres citées ci-dessus. Dans un article sur les écrits autobiographiques de Rousseau24, le critique américain Lionel Gossman insiste sur le caractère marginal de l’autobiographie au xviiie siècle – caractère qu’elle partage selon lui avec la lettre et le journal de voyage – et sur les nouvelles possibilités qu’elle fournit aux écrivains cherchant à se dérober aux codes littéraires établis et aux conventions génériques du classicisme. Or, c’est dans les Rêveries, par les Rêveries, que Rousseau arrive enfin en un certain sens à se soustraire à la littérature. Il prétendait depuis longtemps déjà qu’il n’était plus auteur, que les œuvres autobiographiques auxquelles il se consacrait n’appartenaient pas au domaine littéraire, mais il va plus loin maintenant, car renoncer à tout espoir d’être lu, c’est aussi échapper à toutes les contraintes de la littérature, qu’elles soient thématiques ou formelles. Le Rousseau intime qui s’était exprimé dans la correspondance avec ses amis reprend la plume, et les sujets qu’il aborde font écho à ceux de ses lettres. Le besoin de se défendre, de dire ce qu’il n’est pas, recule quelque peu et laisse la place libre dans cet « informe journal25 » au rêveur et au botaniste dont jusque-là la voix s’était surtout fait entendre dans l’échange épistolaire.
22Les Rêveries entretiennent donc des rapports complexes avec les œuvres précédentes de Rousseau. L’apaisement qu’on y trouve est très partiel, les Rêveries étant rédigées sous l’ombre du complot au même titre que les Dialogues ou que la seconde partie des Confessions. D’autre part, les nouveautés qu’on y trouve ont souvent des antécédents dans la correspondance avec ses amis. Mais la fin que Rousseau attribue à son œuvre est nouvelle et influe incontestablement sur sa forme et sur son contenu. Cette fin déclarée, cette fin « domestique et privée26 », comme dirait Montaigne, n’est peut-être pas la seule que le contenu et la structure de l’œuvre nous permettent d’identifier. Il n’en reste pas moins vrai que c’est en écrivant ses Rêveries pour lui que Rousseau donne libre cours à un accent intime et lyrique qui jusqu’alors avait surtout jailli dans ses lettres. C’est ainsi que le dédoublement de Rousseau juge de Jean-Jacques, si trouble, cède la place au dédoublement moins angoissé de Rousseau lecteur de Jean Jaques, qui va plus tard rechercher dans ces pages la société d’un « moins vieux ami27 ». Il ne s’agit nullement de nier que les Rêveries témoignent d’une certaine évolution psychologique chez Rousseau. Plusieurs indices, et la correspondance surtout, montrent cependant qu’elle est moins importante qu’on ne le dit parfois ; le lecteur arrive à mieux saisir la véritable nouveauté de l’œuvre en associant une réflexion sur la rhétorique à l’étude des thèmes que Rousseau y aborde.
Notes de bas de page
1 Article paru antérieurement dans la Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 101, no 3, juillet-août 1997, p. 550-558. Nous remercions les éditeurs pour leur aimable autorisation.
2 M. Foucault, « Introduction » à Rousseau juge de Jean Jaques. Dialogues, Paris, Armand Colin, 1962, p. IX.
3 Ibid., p. X.
4 M. Raymond, « Introduction » aux Rêveries du promeneur solitaire, OC, vol. 1, p. LXXXII.
5 R, VIII, p. 1076-1077.
6 Dans la « Première Promenade », Rousseau affirme : « Mes agitations, mon indignation me plongèrent dans un délire qui n’a pas eu trop de dix ans pour se calmer » (R, I, p. 996).
7 C, XII, p. 639.
8 D, II, p. 814.
9 CC, vol. 30, no 5274.
10 CC, vol. 30, no 5332.
11 Lettre de [fin novembre 1766 ou début janvier 1767], CC, vol. 31, no 5593.
12 R, I, p. 997.
13 CC, vol. 26, no 4555.
14 CC, vol. 31, no 5482.
15 « […] de l’herbe pour vos plantes » parce que Rousseau s’était spécialisé dans les graminées ; d’où aussi la comparaison avec les moutons qui paissent.
16 Lettre du 12 février 1767, CC, vol. 32, no 5725.
17 R, VII, p. 1060. De même, on lit dans une lettre à G. Keith (« Milord Maréchal ») : « Vous ne sauriez croire combien l’étude des plantes jette d’agrément sur mes promenades solitaires. J’ai eu le bonheur de me conserver un cœur assez sain pour que les plus simples amusements lui suffisent, j’empêche en m’empaillant la tête qu’il n’y reste place pour d’autres fatras [...]. L’occupation pour les jours de pluie fréquents en ce pays est d’écrire ma vie. » (20 juillet 1766, CC, vol. 30, no 5297) Il s’agit dans la dernière phrase de la rédaction des Confessions. Comme dans la lettre à la duchesse, la priorité est accordée ici à la botanique, qui a en quelque sorte évincé la composition, désormais rejetée à cette marge de la vie que représentent les jours de pluie ou le mauvais temps en général. Il faut ajouter que Rousseau ne se montre pas toujours si désinvolte en évoquant la rédaction des Confessions : Keith étant l’ami et le compatriote de Hume aussi bien que l’ami de Rousseau, il se peut que celui-ci (pour qui cette amitié est très précieuse) tente de rassurer son correspondant, qui aura certainement pris connaissance des rumeurs décrivant le projet autobiographique de Rousseau comme un véritable règlement de comptes. Plus tard, Rousseau renoncera un instant à la botanique pour se consacrer à la rédaction de la seconde partie des Confessions. Voir les lettres à P.-A. Du Peyrou, 15 novembre 1769, et à M.-M. Rey, 23 novembre 1769, CC, vol. 36, no 6634 et 6635.
18 Voir la lettre du 27 octobre 1766, CC, vol. 31, no 5496 ; et le commentaire de Leigh, p. 84.
19 Voir la lettre à V. de Mirabeau, 31 janvier 1767, CC, vol. 32, no 5695.
20 « […] la rêverie me délasse et m’amuse, la réflexion me fatigue et m’attriste ; penser fut toujours pour moi une occupation pénible et sans charme. » (R, VII, p. 1062)
21 Lettre à V. de Mirabeau, 31 janvier 1767, CC, vol. 32, no 5695.
22 R, I, p. 995.
23 Ibid., p. 1001.
24 Voir L. Gossman, “The Innocent Art of Confession and Reverie”, Dædalus, vol. 107, no 3, 1978, p. 59-77.
25 R, I, p. 1001.
26 M. de Montaigne, « L’auteur au lecteur », Essais, 1580.
27 Voir R, I, p. 1001.
Auteur
Michael O’Dea est professeur émérite à l’Université Lumière Lyon 2 et membre de LIRE. Spécialiste de Rousseau, et en particulier de ses écrits sur la musique, il a récemment dirigé deux recueils publiés à Oxford (Voltaire Foundation) : Rousseau et les philosophes (2010) et Jean-Jacques Rousseau en 2012.
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