Les lettres à Jean-Jacques Rousseau et l’invention de la littérature1
p. 113-141
Texte intégral
1Il y eut dans la vie de Jean-Jacques Rousseau une période où l’auteur s’est senti accablé par l’avalanche des lettres qu’il recevait et obsédé par les appels et par les exigences de ses correspondants. La publication de la Julie et d’Émile y sont incontestablement pour quelque chose. Les volumes de la Correspondance complète de Leigh prouvent statistiquement que la masse des lettres reçues et échangées croît considérablement à partir de ce moment. Près de quarante-cinq pour cent des lettres de 1761 concernent la Nouvelle Héloïse et l’on relève en 1762 un important lot de correspondances consacrées à Émile.
2Pour analyser la relation épistolaire qui se développe entre Jean-Jacques Rousseau et ceux qui s’intéressent à son œuvre, il faut pour les seules années 1756-1763 relire environ quatre cents lettres ; et l’échange qui s’est poursuivi sur une quinzaine d’années (1761-1776) entre l’auteur de la Julie et Marie-Anne Alissan de La Tour (de Franqueville) rassemble près de cent cinquante lettres (cent de Marie-Anne et cinquante de Jean-Jacques environ). Son édition, en 1803, n’exigera pas moins de deux volumes.
3Ce qui s’impose ainsi sous l’aspect du volume ne procède pas seulement d’un simple phénomène de croissance linéaire. En se multipliant, les lettres ne se contentent pas d’arriver à leur destinataire et de provoquer éventuellement ses réponses. Elles « courent » aussi assez librement dans de petits cercles ; diffusées parfois par l’émetteur, elles font réseau, relais, tissu. Ainsi entre Julie von Bondeli, Suzanne Curchod, Leonhard Usteri, Kirchberger, Wieland : pasteurs, professeurs, journalistes, hommes et femmes de lettres. Cela fait une sorte de milieu, à la fois table d’écoute et caisse de résonance où se forme une image de l’écrivain, où se perçoit son message et se développent par le débat et parfois par la controverse des modes et des réflexes de lecture. Dans cet espace de « correspondance », sorte de gazette permanente informelle des petites sociétés lettrées, se problématisent très pragmatiquement les rapports entre les lettres échangées et le texte littéraire, entre l’écrivain et ses lecteurs, et entre l’auteur et son œuvre. Ces relations se surimposent et le texte des correspondances s’associe au texte littéraire. Ces lettres très souvent négligées et même ignorées permettent d’approcher la scène de la littérature pour ainsi dire de l’intérieur. Sans doute quelque chose est-il alors en train de se modifier ou simplement de s’accélérer autour de J.-J. Rousseau dans les rapports entre les individus, dans les liens entre la vie privée et la littérature comme dans les relations entre la lettre réelle et la fiction. Il faudrait pouvoir mettre en perspective les variations de l’économie générale des correspondances privées pour compléter et prolonger l’esquisse proposée il y a près de vingt ans, pour les milieux savants, par Krzysztof Pomian2.
4Il semble en effet que dès 1757 Rousseau a eu conscience des nouveaux pouvoirs que pouvait receler la pratique épistolaire et qu’il a commencé de les explorer. Il transmet à Sophie d’Houdetot, impatiente de les lire, les brouillons ou la copie de son roman3. Elle veut avoir la Julie, il lui parle de son projet d’estampes, elle lui en demande les « sujets4 ». Elle lui avoue alors que « [s]on occupation la plus chère, la plus continue, la plus délicieuse est de [s]e livrer aux sentiments de [s]on cœur, de les méditer, de [s’]en nourrir, de les exprimer à qui les [lui] donne », que c’est là « [s]a véritable vie [...] qui [lui] fait sentir le plaisir d’exister5 ». Ces phrases qui semblent annoncer celles des Rêveries esquissent une conception intime de la correspondance, sorte de cœur à cœur où le procès d’existence semble trouver son fondement dans le fait d’échanger l’expression d’affections tout à fait privées. La réponse écrite à l’offre de sentiments qu’apporte l’œuvre manuscrite procure à Sophie un véritable plaisir à être. Ne pourrait-on retrouver, dans la proximité et dans la mise en écho de deux gestes d’écriture épistolaire, ce foyer de création qui inspire la Nouvelle Héloïse, encore inachevée à cette date, et n’est-ce pas là aussi, peut-être, le nœud de ce phénomène de propagation et de lecture qui va se développer avec la publication du roman ? L’écrivain propose à sa partenaire de mettre le scénario à l’épreuve :
Je commence, lui écrit-il, une correspondance qui n’a point d’exemple et ne sera guère imitée [...]. C’est une fausseté misérable de substituer des procédés à la place des sentiments [...]. Quiconque a le courage de paraître toujours ce qu’il est, deviendra tôt ou tard ce qu’il doit être [...]. Si je vous pardonne de n’avoir plus d’amitié pour moi, c’est parce que vous ne m’en montrez plus. Je vous aime cent fois mieux ainsi qu’avec ces lettres froides qui voulaient être obligeantes et montraient malgré vous que vous songiez à autre chose en les écrivant. De la Franchise, ô Sophie : il n’y a qu’elle qui élève l’âme et soutienne par l’estime de soi-même le droit à celle d’autrui6.
5Affranchi des liens de l’amour, abstrait aussi de ceux de l’amitié, tenu à la fois dans cette distance et dans cet écho, ce nouveau mode de correspondance, en dissolvant tout « caractère de parade », aurait le pouvoir de générer une affinité des âmes pour favoriser l’avènement de l’être propre à chacun, la création et la reconnaissance de l’identité.
6C’est à peu près au même moment, quand il apprend les médisances de Grimm et de Diderot sur son compte et qu’il quitte Mme d’Épinay pour s’installer à Montlouis chez les Luxembourg, que Jean-Jacques pense aussi à écrire ses mémoires et garde pour cela sa correspondance7. Les archives de la bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel conservent encore ces lettres recopiées de sa main. Il les a recueillies en « liasses » où il pourra trouver les pièces justificatives utiles pour ses Confessions – et notamment la deuxième partie. Il réunira aussi en « un grand paquet8 » une collection de lettres de lecteurs de la Julie qu’on le presse de faire imprimer. Il pense d’abord l’intégrer à une édition générale de son œuvre et plus tard à la publier lui-même. Ce recueil dispersé depuis dans les collections est resté à l’état de manuscrit9. Marie-Anne Alissan de La Tour est parvenue quant à elle à réaliser un projet semblable lorsqu’elle publie les centaines de lettres de sa correspondance avec Rousseau.
7Les lettres reçues ne sont pas de simples véhicules. Elles sont aussi faites de preuves, de témoignages, de moments de vie recueillis, d’instants d’affection, de la marque authentique des relations. C’est cette « matière » privée, délicate et précieuse qui participe à la conception et à la composition de l’œuvre, et à sa communication. La production épistolaire accompagne la création littéraire. En même temps qu’elles marquent sans doute une époque dans l’histoire de la correspondance privée, les lettres adressées à Rousseau ouvrent une fenêtre pour observer la complexité du processus littéraire. Elles permettent de voir du dedans comment il se trouve modifié et même refondé par Jean-Jacques et par ceux qui le lisent.
8Considéré dans sa généralité, le texte de ces lettres est relativement pluriel et ouvert. On pourrait même lui reconnaître un caractère élémentaire ou générique puisqu’on y trouve presque tous les types d’information et le germe ou l’écho de maintes formes de littérature. Brèves gazettes de la vie littéraire et sociale de la capitale, échanges non périodisés de petits mercures personnalisés (annonces de nouvelles publications, projets, stratégies et problèmes d’édition), elles regardent vers la presse. Recueils occasionnels de notes sur la santé des correspondants, mais aussi expression de leurs sentiments comme de leurs émotions de lecture, elles procèdent de l’écriture subjective. Fournies d’idées et aussi de systèmes qu’on discute en des dialogues et en des débats suivis (à propos d’Émile par exemple), elles touchent à la controverse et à la polémique. Il leur arrive de s’enrichir d’anecdotes, de portraits et de ressembler alors à des récits de vie ou à des esquisses de mémoires. La rhétorique du discours académique s’y rencontre même, confinant parfois à la dissertation de collège éventuellement ornée de citations. Certaines ne sont que de convention ou de politesse : remerciements pour l’envoi de l’exemplaire d’un ouvrage. D’autres montrent une remarquable compétence dans l’analyse et font souvenir de ce qu’était naguère encore la correspondance savante (ainsi Cahagne). Elles émanent parfois de véritables professionnels de la production littéraire (Duclos, d’Alembert). Il y a aussi celles des proches, des anciennes connaissances et des divers protecteurs, amicales, chaleureuses et taquines, souvent teintées d’un peu de paternalisme (Mme de Verdelin, Mme de Créqui, Mme de Luxembourg, le chevalier de Lorenzy). Comme des cercles concentriques dont les aires se recouvrent, ces correspondances-là dessinent ce qui fait alors l’environnement habituel de l’écrivain. Au-delà on découvre enfin nombre de lettres d’inconnu(e)s, même d’anonymes véritables dont plusieurs sont des femmes qui échappent aux stéréotypes de l’écriture de correspondance, où les rapports entre l’écrivain, l’œuvre et les lecteurs se présentent sous un jour nouveau. Dans cette riche panoplie et en particulier dans ce dernier ensemble, ce sont les lettres qui envisagent J.-J. Rousseau comme écrivain et auteur, c’est-à-dire comme responsable du message contenu dans ses ouvrages, comme père du texte et source d’écriture que nous prendrons surtout en compte pour accéder à cette nouvelle scène de la littérature.
9On y découvrira notamment un théâtre de la lecture romanesque avec ses scénarios et ses modalités regroupables autour des maximes essentielles de l’œuvre, des personnages perçus comme figures représentatives et comme complexes d’actions exemplaires ou discutables, des tableaux ou des scènes marquantes de la fiction. On pourra tenter ainsi de réunir les éléments d’une poétique de l’acte de lire avec ses composantes éthiques, rhétoriques, affectives10. Le fait de pouvoir ainsi décrire un moment spécifique dans ce qu’on pourrait appeler l’histoire de la lecture des textes, avec ses temps d’attente et les réactions des différents cercles de l’opinion – parisienne (de Lorenzy, Duclos, Margency, Roguin), genevoise (Claire Cramer, Moultou, Roustan), zurichoise et bernoise (Usteri, Julie von Bondeli) et même londonienne (Jean Rousseau) –, et de parvenir à les comparer à celles suscitées par d’autres textes du même auteur ou par des œuvres d’auteurs différents, pourra aider à comprendre les modes de l’événement littéraire.
10Dans la construction des références au texte de l’œuvre lue, le retour de scènes qui fascinent ou interrogent les lecteurs (pour la Nouvelle Héloïse : les tableaux critiques de la société parisienne, le faux rêve de Julie, le vieillard accueilli à la table de Clarens, etc.) permettrait de marquer dans la fiction des « lieux », des repères ou des jalons communs qui contribuent à ordonner la lecture comme si elle semblait ressortir à une sorte de topique dont l’étude d’autres documents – et notamment des suites de planches illustrées – aiderait à dégager les perspectives. On peut espérer qu’une meilleure compréhension des liens qui unissent topique et lecture donnerait de nouvelles assises à nos conceptions de la fiction et même de la littérature.
11C’est aussi dans ces lettres que l’on pourra observer de quelle façon opèrent les critères (rhétoriques, esthétiques, philosophiques, moraux) d’évaluation et de compréhension du texte lu. On verra en particulier comment une appréciation plutôt lettrée de l’œuvre, fondée sur les règles de la rhétorique et sur la conception du goût, est contaminée par une lecture de sentiment ou d’effusion. La lettre de dix pages de l’abbé Cahagne, tout en rappelant les principes d’Horace (docere, delectare, movere) présente la lecture de la Julie comme « une affection de l’âme », comme un commentaire « qui pénètre [...] délicieusement » jusqu’à épuiser la sensibilité. Le texte s’empare de « tout l’homme », multiplie ses qualités, nourrit un enthousiasme que le lecteur ne peut garder pour lui et qui trace sur la feuille le flux d’une parole éloquente. « Il faut étouffer, il faut quitter le livre, il faut pleurer, il faut vous écrire qu’on étouffe et qu’on pleure. Et très réellement j’avais commencé là à vous écrire11 ». La force de l’enchantement transforme la lecture en une dépense totale, une expérience unique.
12Elle est cependant partagée par nombre de correspondants qui, dans leurs lettres, remontent à la source de leur geste. Une effusion, une affection, une « maladie », un plaisir ou même un sentiment d’agonie, comme une sorte de commotion première, née de leur rencontre avec le texte. Brisant le silence, cette déflagration originelle jaillit et semble se jeter d’elle-même sur le papier. L’origine de la lettre et la source de la lecture se confondent en une sorte d’irrépressible force intérieure qui pousse à la fois à lire l’ouvrage et à écrire à l’auteur. Voilà ce qu’on trouve sous la plume de Cahagne, de J.-F. Bastide, de La Sarraz, de Mlle Allard, de L. E. Tauxe. « Je n’ai plus rien à vous dire, écrit Cahagne. Je ne le peux plus12. » Et c’est à peu près la même confidence que fait Gallot, trois ans plus tard : « Quelle attention, dit-il, à peine je souffle, je respire à peine. Il semble que je suis seul au monde [...], je n’entends plus rien13. » Un fond de silence, une parole interdite ou épuisée, un corps apaisé et sublimé par l’attention. Cette scène de magie rappelle un peu celle qu’évoquait Claire Cramer14. Elle résiste à la représentation comme si elle passait les pouvoirs de l’écriture : « Ah ! monsieur, avoue Mlle Allard à propos d’Émile, vous peindre ce que j’ai senti en lisant, cela ne se peut ; j’avais le cœur rempli de joie et je versais des larmes : c’est tout ce que je peux vous dire15. » Inséparables, l’urgence à dire et l’impossibilité de peindre rappellent, dans ces lettres, la scène fondamentale de la création, sa gageure, ses affres, son ivresse. En marquant les étapes d’un processus qu’inspire la lecture d’Émile, Tauxe esquisse une sorte d’auto-analyse de son geste d’écriture à propos d’Émile :
[...] frappé à sa lecture de tant de sens, et d’un jugement aussi solide, [...] de l’énergie du style [...], j’admirais en silence le créateur de ces sages maximes : dans un de ces moments donnés à l’enthousiasme, saisi d’un mouvement subi qui devait sa naissance à une émanation de mon âme enchantée, je n’ai pu me refuser le ravissant plaisir de m’occuper directement de vous. J’ai tracé ces lignes dans le trouble du sentiment qui m’anime. Veuillez en accueillir l’esprit et en rendant justice au sentiment dont je suis préoccupé m’honorer d’une réponse qui fait le terme de mes souhaits16.
13Et il donne son adresse. L’enchantement de la lecture est un transport de l’âme dont le mouvement suscite l’écriture d’une lettre et inaugure un échange de correspondances.
14Ce qui, au nœud de ce procès, se trouve ici mobilisé ou investi, c’est ce que ces correspondants appellent « cœur » ou « âme ». « Je me transporte auprès de vous [...], j’entre autant que je puis dans votre âme17 », écrit Roustan en lisant la Nouvelle Héloïse. François fait écho en parlant de « cette plume mâle et unique qui transmet au lecteur l’âme de l’auteur18 ». « Quel livre, quelle âme, vous brûlez l’âme de vos lecteurs19 », écrit Moultou en recevant la Lettre à Christophe de Beaumont. Après une visite à Jean-Jacques, Séguier de Saint-Brisson lui confie : « je me figure que nos âmes se touchent20 » ; et Moultou interpelle : « Ouvrez-le-moi donc, ce cœur, que j’y contemple vivantes des vertus dont la seule image m’a fait répandre de si douces larmes21. » Ce que ces lettres semblent appeler et reconnaître, c’est une relation à l’écrivain comme communication ou même communion des cœurs. Elles consacrent une croyance à l’œuvre comme compénétration des âmes. Liée à la découverte du texte, au besoin d’écrire, de comprendre et de croire, à l’effusion des larmes, aux mouvements de l’enthousiasme, cette « âme » se manifeste en ses « émanations » à l’instant initial du plaisir de lire. Elle apparaît comme l’être de la littérature, comme son mythe d’origine inexprimable, sa chimère propre, l’amande de sa fiction. Semblable à une sorte de révélation ou d’écriture religieuse et comme une nouvelle Bible, elle pourrait régénérer les cœurs.
15C’est dans les lettres de certaines femmes inconnues jusque-là de l’écrivain que se dit quelque chose sur le sujet et sur la littérature, et que se développe un questionnement sur l’identité. La relation recherchée avec l’auteur, l’œuvre et l’écriture impliquent pour ces correspondantes une quête d’existence déjà rencontrée dans certaines lettres de Sophie d’Houdetot.
16En écrivant depuis Genève à J.-J. Rousseau, Claire Cramer s’accuse d’« extravagance » à l’idée, écrit-elle, que « le plaisir » qu’il lui a fait (il s’agit de la Julie) « ne ressemble point à celui des autres » : « D’où j’ai conclu que j’étais hors du pair22. » Rousseau ne verra dans cette confidence qu’un trait d’esprit et sans doute croira-t-il encore avoir affaire à une mondaine ou à une femme de lettres déguisée lorsque, dans la même lettre, il la trouvera « enchantée » des citations trouvées dans la Julie et admiratrice des Italiens dont elle dit qu’elle « leur tien[t] compte des choses flatteuses qu’ils disent de [m]on sexe », ajoutant cette formule un peu énigmatique, apparemment inattendue dans ce contexte : « l’on chérit son corps sans trop aimer les individus ». Elle achèvera sa lettre avec une citation en italien de quatre vers de La Jérusalem délivrée (IV, v. 83) où Armide, la magicienne, émeut par ses larmes les chevaliers qui vont alors décider de la suivre. Ces vers – et surtout les deux derniers – lui paraissent « délicieux » et « faits pour une femme comme Julie ». On peut en proposer la traduction suivante23 :
Quelle n’est pas la puissance des larmes d’une femme belle et des douces paroles qu’amoureusement elle prononce. Une chaîne d’or sort des lèvres délicates, elle saisit les cœurs et les enchaîne à son bon plaisir.
17On trouve dans cette lettre une sorte de prémonition, sinon même déjà de certitude du caractère original de la personne, de ce qu’on pourrait appeler son « exception ». Ce sentiment naît du plaisir que procure le roman où l’enchantement de la lecture enlace le sujet au texte de la fiction : celle du grand héritage italien comme celle de la Julie. La voix magique du texte semble communiquer à Claire une sorte de frémissement et de bonheur de l’être. Elle croit y reconnaître, dans le plaisir, le corps propre de sa voix.
18La correspondance suivie avec Marie-Anne Alissan de La Tour ressemble d’abord à une sorte d’amusement ou à une innocente mystification. Il semble qu’on ait, de part et d’autre, décidé de jouer un peu à la Nouvelle Héloïse. Une anonyme (Mme Bernardoni) dans un billet se présente à Jean-Jacques dans le rôle d’une « Claire ». Elle a, dit-elle, pour amie une « Julie » qui cherche à le connaître et lui demande une lettre. Elle indique les truchements qui en permettront l’acheminement discret. Jean-Jacques semble se prendre au jeu. « Sitôt qu’il y aura des Julie et des Claire, dit-il, les Saint-Preux ne manqueront pas24. » La première missive de cette « Julie » esquisse le portrait de l’interlocutrice, cite l’Arioste et demande une réponse. Curieux et méfiant, presque subjugué déjà, Rousseau reste cependant muet. Il ne répond qu’à la seule « Claire », craignant qu’il ne s’agisse d’un mauvais tour et pensant qu’au fond cette « Julie »-là pourrait bien être un homme. Blessée par cette supposition, Marie-Anne se revendique femme. Elle insiste pour que Jean-Jacques la prenne pour destinataire et lui n’accepte de poursuivre ce genre d’échanges qu’à la condition que ses interlocutrices acceptent de lever leur masque. C’est dans cette sorte de « comédie » que se profile la question de l’identité. Elle écrit à Jean-Jacques :
Je ne suis pas ce qu’il faudrait être, pour obtenir quelque chose de vous [...]. Mais que trouvez-vous donc dans ce que je vous ai adressé, de si supérieur à l’idée que vous avez des femmes pour vous obstiner à douter que je le sois ? Les femmes ne peuvent-elles connaître le mérite, le chérir, le chercher ? Les entraves qu’on leur a mises doivent-elles resserrer leurs lumières et leurs sentiments25 ?
19La querelle sur un échange apparemment bloqué débouche sur la question du statut social et existentiel de l’interlocutrice. Un mois après le début du scénario26, Jean-Jacques écrit enfin une lettre « à Julie » mais il refuse de se plier aux contraintes d’une correspondance suivie. Les lettres qu’il recevra pourront « charmer [s]es maux et parer [s]a solitude », mais il entend « écrire à [s]on aise » sans avoir à « dire ce qu’il faut, comme il faut27 ». « Claire » fera pour Jean-Jacques un portrait de « Julie » dont il sera, dit-il, « touché jusqu’aux larmes28 ». « Belle Julie », écrira-t-il, dans un moment d’enthousiasme, plus attiré par les traits de son âme que par sa figure. Par-dessus tout, elle tient au nom de Julie :
Quand je le vois tracé par vous qui en avez fait un si précieux usage, c’est pour moi un instant d’illusion que je n’échangerais peut-être pas contre bien des choses qu’on a coutume de regarder comme des biens réels29.
20Le jeu sur le nom se double d’une méditation implicite sur l’identité où la fiction (« Julie »), tout en servant de truchement et de masque dans le procès de correspondance, opère aussi comme modèle révélateur des qualités d’âme de l’interlocutrice. On voit que cette recherche s’effectue grâce à la littérature et au moyen d’un échange de lettres. Le processus se développe, coupé par des intervalles de silence, avec chez Marie-Anne la demande constante d’être appelée Julie et ainsi de se voir reconnaître, grâce à une fréquente réception de lettres, une qualité d’âme, la part inoubliable de son être. « Vous pouvez m’enlever le nom de Julie, dit-elle à Jean-Jacques, mais vous ne m’en enlèverez pas le cœur30. » Ou encore : « Il y a des qualités qui captivent l’estime de toute âme honnête et ces qualités-là sont dans mon âme, vous le savez31. » ; « Perd-on le mérite d’une belle âme32 ? »
21Peu à peu le régime de cette correspondance se transforme. Les artifices du jeu s’estompent au profit d’un nouveau « ton » qui retient l’oreille de l’écrivain. « Depuis que vous avez changé de ton, écrit-il, votre douceur me gagne et je m’affectionne de plus en plus à tout ce qui vient de vous33. » Comme si semblait affleurer ici quelque chose de l’expérience qu’il voulait tenter avec Sophie d’Houdetot : l’avènement dans l’écriture d’une voix au timbre du sentiment, la délicieuse, l’authentique texture d’un affect. Entre eux naît l’idée d’une rencontre possible. Elle lit Émile en pleurant et se découvre « une âme » qu’il croirait même « avoir formée », s’il pouvait « suivre tous ses mouvements34 ». Les aveux s’ajoutent aux confidences. « Plus je gronde, plus je m’enlace, dit l’écrivain, oui, vous êtes femme, je le sens à votre ascendant sur moi35. » Intéressé par sa figure, il veut savoir comment elle est faite et habillée. Elle trace d’elle-même un nouveau portrait36. Il se sent rajeuni et en lisant ses lettres il pourra maintenant « se faire dire par une jolie bouche [...] tout ce qu’elle écrit et lire [l’amitié] dans des yeux bleus foncés armés d’une paupière noire37 ». Ne semble-t-il pas que l’Armide du Tasse rappelée par Claire Cramer pourrait ici réapparaître ? Dans cette écoute de la lettre, l’écriture a une fois encore figure et corps de femme.
22« Julie » songe un moment venir habiter la Suisse. Puis vient un autre jeu où semble revivre un épisode de la Julie38. Jean-Jacques Rousseau demande à Marie-Anne son portrait. Elle le lui envoie. Il le lui retourne. Elle souhaite obtenir de lui, à cette occasion, une lettre avec « les premiers mouvements de [son] âme39 ». Tenter de s’approprier par un échange de lettres et des figures de l’identité (portraits) une écriture active de l’âme, n’est-ce pas aussi, sous la poussée d’une faim essentielle, rechercher dans ses artifices propres le suc même de la littérature ?
23Traversée d’orages et de blessures, cette correspondance faiblit d’intensité. Marie-Anne qui ne cesse de relire la Nouvelle Héloïse se reconnaît comme lectrice idéale de Rousseau. « Je l’entends, dit-elle du personnage de Julie, je la vois, je l’adore, je sens avec elle. » Elle pense « avoir l’âme la plus capable de saisir les beautés que Jean-Jacques Rousseau répand dans ses écrits » : « je disputerais, ajoute-t-elle, cet avantage à toute la terre : je doute que lui-même les sente mieux que moi40. » Il ne lui a cependant pas fait signe lorsqu’il est venu à Paris en 1765. Ils se sont enfin rencontrés en janvier 1766. Elle veut le revoir en 1772, elle l’approche mais il ne la reconnaît pas. Elle s’occupera de faire éditer leurs lettres. La préface de l’ouvrage dira qu’on peut les lire comme on lit la Nouvelle Héloïse et que la liaison de l’interlocutrice avec l’écrivain est née du plaisir procuré par la lecture du roman.
24Cette aventure singulière et ces avatars de la correspondance révèlent chez Marie-Anne l’urgent besoin de se voir reconnaître une valeur, la quête d’une identité morale, affective, existentielle, la recherche d’un être qui lui soit propre, au prix ignoré, aux qualités inaperçues, à la figure apparemment imaginaire. C’est une demande à laquelle l’interlocuteur masculin ne sait ni ne peut répondre. Cette foi en une rencontre des âmes que partagent tant d’interlocuteurs est-elle vraiment une découverte de l’être ? L’écrivain peut-il entendre la demande impossible de cette voix dont il sait si bien, par ailleurs, apprécier le ton ? C’est dans la brèche de cette impuissance qu’opèrent le texte du roman, sa lecture et la figure du personnage (Julie). Le désir d’être se fixe, s’aliène, s’abîme même dans l’abstraction d’une présence imaginée. La demande de la personne trouve sa traduction – sa trahison aussi – dans la quête d’une proximité avec une forme chimérique et dans un attachement affectif au fantôme de la persona. Apparente « émanation de l’âme », l’être recherché est aussi une création d’écriture et de verbe. Cette correspondance nous convoque ainsi aux fondements d’une scène où le modèle littéraire (le personnage, par exemple) n’a de vérité ontologique qu’en vertu d’une force de croyance propre qui garantit et institue l’efficacité de la littérature et trouve son ressort et sa force dans l’écriture et dans la lecture des fictions. Dans ce rapport à l’œuvre, les protagonistes de l’échange épistolaire ne semblent cependant pas viser le même but. Quand Jean-Jacques songe à l’être ou à l’âme, c’est pour régénérer des maximes, créer des idées, des figures de fiction, des chimères au corps d’écriture, alors que Marie-Anne demande à la littérature et à l’écrivain une sorte d’épiphanie de son être. Les interlocuteurs sont enfermés dans un indépassable malentendu.
25On trouve une situation comparable lorsque l’on relit les lettres d’Henriette adressées à Jean-Jacques Rousseau. Découverte par Henri Buffenoir41, plus inconnue encore que Marie-Anne puisque rien n’assure qu’Henriette soit son vrai nom, elle écrira à Jean-Jacques quatre lettres, en 1764 et 1765. Elles ont été recueillies dans les volumes 19 et 21 de la Correspondance complète de Leigh. Ce sont de longues missives – plus de dix pages parfois – d’une rare pénétration, d’une pensée soutenue et de l’écriture de quelqu’un qui a quelque chose à dire et sait écrire.
26Dès son premier envoi, elle esquisse son propre portrait, fait état de ses déceptions et de ses maladies, confie sa mélancolie et affirme sa décision de se consacrer à l’étude des choses abstraites pour échapper à cette condition, de « [s]e donner d’autres désirs [...], en un mot, précise-t-elle, [s]e refondre, [s]e faire un nouvel être, au moins un être postiche qui sauvât l’humiliation du véritable être42 ». Accoutumé au propos de la psychanalyse, le lecteur moderne ne peut pas ne pas être saisi par la force et par la netteté du regard qu’elle porte sur les mouvements de son cœur et sur ses « moments d’existence ».
Le moment du réveil est le moment le plus affreux de mon existence [...], je sens que c’est un vif serrement de cœur qui m’arrache au sommeil, que c’est le trait perçant de la douleur qui détruit l’engourdissement de mes sens et que la crainte et l’effroi du réveil est ce qui l’achève [...]. On ne commande point au cœur, poursuit-elle, il ne s’intéresse qu’à ce qu’il veut, tant que son activité ne trouve point de prise et ne porte sur rien, tant qu’il ne trouve point où s’arrêter et qu’il est pour ainsi dire toujours hors d’haleine43.
27Remède superficiel à une déchirure permanente, l’étude pourra servir à endormir cette souffrance du cœur et la détresse d’une femme qui a conscience de n’avoir pas de « place » dans la société.
La société m’ayant annulée pour elle, dit-elle, dans cette même lettre, en me rendant un hors-d’œuvre qui ne rime et ne cadre à rien, pourquoi m’obstinerais-je à cadrer à quelque chose ? Pourquoi ne l’annulerais-je pas aussi à mon égard [...] ? Elle n’a rien à faire pour mon bonheur, pourquoi me rendrais-je l’esclave de ses opinions ? Moi, isolée, je ne suis d’aucun sexe, je suis seulement un être pensant et souffrant, qui reste là aux alentours d’une société où on ne m’a point donné de place, comme une pierre qu’on n’a point employée reste aux environs d’un bâtiment dont elle n’a pu faire partie. Elle n’est ni pierre d’angle, ni pierre d’appui, elle n’est seulement qu’une pierre qu’on range, pour ne pas embarrasser les passants. Moi, en raison du sentiment que j’ai de plus qu’elle, je me range moi-même pour ne pas recevoir le choc des passants et je choisis non la place qui irait le mieux à cet assemblage avec lequel je n’ai plus rien de commun, mais celle où je puis être pour moi le moins mal44.
28En présence de cette analyse, Rousseau demeure méfiant. Il invite Henriette à modérer ce qu’il appelle son « orgueil » et lui conseille de revenir à elle-même45. Lorsqu’elle reprend la plume quelques mois plus tard, c’est d’abord pour parler des « heures douces46 » qu’elle passe à lui écrire. Elle trouve dans ce geste un palliatif à la tristesse. Garder ses idées pour elle-même est une douleur qui s’estompe, si elle songe aussi, en les lui confiant, à la manière de les rendre. Mais surtout elle confirme l’analyse de son état et de sa position :
J’ai cru, reprend-elle, pouvoir faire une entière abstraction des sexes puisque je n’avais la charge d’aucun à remplir. J’ai dit, me voilà, j’existe, je ne sais pas pourquoi ; mais enfin je suis et la société, qui n’a rien fait de moi et me laisse là pour mon compte, doit me laisser aussi le droit d’ordonner de moi comme il me conviendra et d’exister à ma façon, puisque je n’existe point pour elle [...]. Faute de tenir à quelque chose, ajoute-t-elle, [...] sans cesse repoussée par le mensonge, le vide ou le défaut des choses, mon âme est toujours dans un mouvement qui ne lui laisse aucun repos47.
29Cette sorte de mélancolie, de désespoir existentiel, se pense à la fois comme un exil complet, une liberté radicale, une permanente aventure de l’âme. C’est pour s’arracher au malaise de cette tension qu’elle veut se vouer à l’étude, et elle demande de nouveau conseil à Jean-Jacques. Il s’excuse dans sa réponse de s’être mépris sur son compte : il croyait avoir affaire à Suzanne Curchod. Mais il reste surtout perplexe et dépassé par la question. « Vous êtes une énigme affligeante, avoue-t-il [...]. Je croyais connaître le cœur humain, je ne connais rien du vôtre [...]. Vous m’inquiétez véritablement. » Qu’elle veuille se fuir elle-même est « une bizarrerie qui [l]e passe48 » ; il pense qu’elle se trompe dans son analyse et lui conseille de chercher le bonheur dans le repli sur soi et dans la solitude. Lorsqu’elle reprend le dialogue en décembre 1764 et en février 1765, c’est pour dire encore sa souffrance et mettre en cause la proposition de Rousseau. Elle lui semble à peu près aussi inconcevable qu’était sa propre position au regard de Jean-Jacques. Ce serait pour elle une grande tristesse de croire qu’on ne pourrait jamais penser que seul :
L’âme, écrit-elle, a beau se replier sur elle-même et se complémenter, elle n’en sent pas moins que ce qu’elle désire lui manque [...], cette expression d’être bien avec soi et en sa compagnie ne peut jamais signifier, je crois, que quand on n’est que soi seul, on n’est pas seul comme si on était double et qu’on eût deux substances [...]. Il me semble qu’une âme n’est point faite pour se suffire et s’aimer toute seule : je crois qu’elle aime à aimer autre chose avec elle et qu’elle se complaît bien plus dans l’attachement que lui porte une autre âme, que dans celui qu’elle se porte à elle-même49.
30Jean-Jacques n’apportera apparemment pas de réponse à ces observations où l’on reconnaîtra une intuition exacte, une science aiguë des choses de l’âme, une pénétration et une vigueur d’analyse, une capacité à éclairer et à formuler quelques problèmes fondamentaux de métapsychologie et une aptitude à la réflexion métaphysique. La correspondance s’interrompt. Henriette écrit des lettres qu’elle n’envoie pas et où elle revient sur une mélancolie qu’elle essaie de tromper par la retraite à la campagne, la lecture, la recherche d’une pratique musicale exigeante. En 1765, elle dit encore : « Je dois me perdre insensiblement pour me retrouver transformée et recréée en un nouvel être50. »
31Ces fortes interrogations sur la place du sujet découvrent des positions de création. Le désir de créer de nouveaux êtres et de les générer par l’expérience de la perte retrouve certains grands schèmes de création et l’un des thèmes généraux de l’œuvre littéraire. Le retranchement radical ou le rejet irrémédiable d’un être oublié et presque anéanti marque, dans cette abolition, une limite de la souffrance et, dans cette indépendance douloureuse, la place de ce rien ou de ce néant qui peut servir d’appui pour écrire. Dans cette mise à nu de l’être, ce doublement, cette sorte de gémellité de l’âme dessine, dans son clivage, une lisière où l’apparition d’un fantôme intérieur peut faire naître ce dialogisme intime dont procèdent originellement les expériences créatrices. Dans ces lettres, le regard d’Henriette aperçoit ces abîmes et ces sommets. Sans doute ne s’agit-il pas d’une œuvre puisqu’il n’y a pas sous ce nom – d’emprunt, semble-t-il – de monument d’édition. Mais hésitera-t-on à reconnaître, dans ces lignes, une écriture à sa naissance, avec sa frappe, sa forme, son projet où l’origine et le terme de la pensée sont intensément et lucidement concentrés dans la simplicité du propos ? Une œuvre non développée ? Niera-t-on cependant la force et la beauté du germe et même la grandeur de cette aube ? La souffrance n’y est pas apprivoisée par la croyance littéraire, ni voilée par l’effigie d’un personnage. C’est une parole immédiate et la formulation achevée de la simple vérité humaine : une source pour l’écriture. Mais c’est aussi sans doute pour l’écrivain et pour le pédagogue une ombre de constater ici son impuissance, et pour le lecteur ou pour l’analyste de voir que celui qui saura si bien, dans Les Confessions par exemple, évoquer par la mémoire ses naissances et ses réveils n’aperçoit rien, en l’occurrence, des éveils de la pensée et de l’écriture dans l’âme d’une autre.
32Écrire à l’écrivain, c’est dans ces lettres et sans s’engager dans un véritable travail d’œuvre s’approcher de l’écriture et ménager des accès à la chambre de la littérature. Les correspondants y convoquent l’auteur sous diverses figures. Celle du père d’abord, du sage, du maître de morale, de Socrate51. Il est aussi source de plaisir et révélateur d’un manque propre, comme en témoignent une jeune fille de Rouen52 et le baron de Bormes qui écrit : « Si le grand Rousseau n’existait point, je n’aurais besoin de rien. Il existe et je sens qu’il me manque quelque chose53. » Il est parfois complètement assimilé à son œuvre, ce qu’illustre sur le plan de la jurisprudence le décret de prise de corps concernant l’auteur d’Émile. Ses textes, en effet, apparaissent comme les doubles authentiques de sa personne. Séguier de Saint-Brisson lui dit : « Je me fais de tous vos ouvrages des êtres vivants, qui me parlent avec vos gestes, vos yeux qui subjuguent, votre bouche qui persuade. Je vous vois levant les mains au ciel [...] et je les lève aussi54. »
33On pourra s’interroger sur les relations que peuvent entretenir autour de J.-J. Rousseau et avec son œuvre des textes et des documents de caractère épistolaire ou liés à l’épistolarité. Un roman épistolaire, une relative profusion de lettres adressées à l’auteur à propos de cet ouvrage, son intention de les publier en forme de dossier, l’édition en volumes de sous-ensembles spécifiques (la correspondance de Rousseau avec Marie-Anne), les arguments échangés dans la préface dialoguée de la Julie, le nouvel afflux de lettres qui suit la publication d’Émile, peuvent être placés dans une perspective où se retrouvent des scènes et des scénarios semblables et où la lettre apparaît comme une sorte de matrice commune. Il y a au cœur de la Nouvelle Héloïse une scène originaire de la relation épistolaire qui parfois semble inspirer inconsciemment les correspondants de Jean-Jacques, comme s’ils ne pouvaient éviter de la reconnaître ou essayaient de la reproduire. Dans les lettres 11 à 24 de la deuxième partie du roman, les amants analysent les pouvoirs et les vertus de leur correspondance. « Larmes d’attendrissement55 » et renaissance du cœur, « sentiments sublimes » et « idées consolantes56 », recopiage des lettres pour les conserver en un « précieux recueil » que Saint-Preux pourra relire sans cesse et « savoir par cœur57 » sont autant d’échos à maints passages des lettres de Roguin, de Ch. J. Panckoucke, de Buisson, de François, de Deleyre, de Gauffecourt, de La Sarraz, de Le Cointe, de Cahagne, de J. Vernes, de Mme d’Houdetot, de Mme de Verdelin ou de Mlle Allard. L’idée du recueil annonce les intentions de Julie von Bondeli58, le projet de J.-J. Rousseau et celui de Marie-Anne. La félicité des cœurs qui se touchent59 anticipe les phrases de Moultou, de Roustan ou de Loiseau de Mauléon. Et quand recevant les lettres de Julie, Saint-Preux se sent transporté en revoyant « les traits de cette main chérie60 », et que relisant son recueil il voit « à chaque phrase » « le doux regard de [s]es yeux61 », ne croirait-on pas, comme Claire Cramer, voir s’ouvrir dans l’écriture de la Julie les lèvres d’Armide ? L’envoi du portrait, sa fonction d’« amulette » et de « talisman », son pouvoir de porter les impressions de l’âme, placent dans les lettres 20, 22 et 24 des initiatives et des accents qu’on retrouvera dans les lettres de Mme de Guigneville, dans celles de Ribotte, dans la correspondance amoureuse d’une jeune Normande62, comme dans les échanges entre Jean-Jacques et Marie-Anne. L’émotion de Saint-Preux, découvrant le portrait de Julie – « je me suis bientôt trouvé tellement oppressé, que j’ai été forcé de respirer un moment sur la dernière enveloppe63 » –, est déjà celle de Cahagne ou de Gallot en train de lire le roman. Dans la secrète correspondance qui joint aux lettres du roman celles des lecteurs, ces fondamentales proximités sont sans doute les traces d’une mémoire immédiate et une appréhension anticipée de sentiments et d’émotions propres à la littérature. Elles dessinent aussi comme une figure et marquent comme un lieu la scène inaugurale et fondatrice de la lecture.
34L’on pourrait aussi dans la même perspective rapprocher certaines lettres et les échanges de vues de la préface dialoguée, quand, par exemple, il est question de savoir s’il s’agit vraiment d’une fiction et lorsqu’y sont évoqués la composition du roman, la nature des lettres qu’on y trouve, leur portée morale et la manière de les lire64. On ne saurait donc comprendre et analyser ces lettres hors d’un espace ouvert où s’enchaînent et se distinguent des plans et des modes entre lesquels la souplesse de la forme-lettre ménage des sortes de transactions. Il y a la scène littéraire de la composition d’un recueil de correspondances fictives dans lequel est placé comme un nœud d’origine le scénario de la réception de la lettre et du portrait. Les lecteurs semblent s’y intégrer comme à la fable essentielle de la lecture et de la littérature. Il y a le plan de l’écriture épistolaire et de l’échange de correspondances parfois intimes qui peuvent être réunies en dossiers et publiées en recueil. Il y a celui de la réflexion théorique, philosophique et morale sur la nature des fictions et sur la fonction de la littérature. La forme à la fois simple et ouverte de la lettre permet de rapprocher et de faire se contaminer différents modes de projets et d’écriture : le roman, les lettres et leur mise en recueil, le discours théorique dialogué et même la conception de nouvelles formes de presse littéraire65. Cette mise en écho, cette recherche d’un lien plus étroit et parfois d’une espèce d’osmose entre la fable ou la représentation imaginaire, les relations intersubjectives, la réflexion anthropologique et la méditation morale esquissent un univers commun de littérature que parcourent conjointement J.-J. Rousseau et ses correspondants, dont ils commencent à faire le relevé et où se développe l’interrogation sur le sujet tandis qu’au cours de la même période l’auteur explore de nouvelles façons d’écrire66 (voir ses fragments autobiographiques, les Lettres morales, les Lettres à Malesherbes). L’écriture épistolaire et l’échange de lettres aménagent, entre réalité et fiction et entre les repères du sujet et les modes de la croyance littéraire, une frontière où ce qui fait problème ou impasse dans l’existence pourra inspirer la quête d’une nouvelle énonciation qui tiendra moins aux canons et aux règles qu’aux formes indécises et variables d’une écoute plus expérimentale de l’intersubjectivité. La littérature renaît alors comme invention de vérité et idéal de connaissance. Elle se renouvelle à la jonction de sa double face. L’universelle – l’heureuse peut-être –, autour de l’auteur, son foyer solaire, et la singulière et la souffrante, autour d’un second foyer, plus obscur et secret, où sont ces « naine[s] marginale[s] » « jetée[s] là, quelque part dans l’univers67 », ces correspondantes. C’est dans ce « battement » entre douleur et chimère, à travers parades et avatars, que s’anticipe la création littéraire68.
35Si ces correspondants lecteurs et surtout lectrices semblent si inspirés, c’est parce qu’en lisant J.-J. Rousseau, ils essaient aussi de lire en eux-mêmes. Le recueil qu’ils feuillettent n’est pas pour eux un simple montage mais un scénario permanent qui suscite et stimule les gestes de la lecture. Par cette constante interaction, le récit devient inséparable d’un mode de lecture et dans le temps de sa lecture, le lecteur, saisi et porté par la lettre du roman, devient un état, un moment du récit. C’est une curiosité essentielle et bien singulière qui fait que, d’emblée, ces correspondant(e)s se placent et, pourrait-on dire, « se trouvent » dans cette scène fondatrice de la littérature. Elles proposent leur portrait et leurs confidences69 et découvrent aussi les libertés de l’écriture70. Dans cet apprentissage se forme un lien entre exister et écrire, et l’existence elle-même apparaît comme un des sujets et un des modes fondamentaux de la littérature. Pour certaines de ces correspondantes, il semble que la lecture et la littérature fassent se lever en elles le fantôme de leur être propre. Elles peuvent s’enfermer en sa compagnie ou vouloir s’en libérer par l’exil, mais elles rencontrent dans ce colloque l’ombre d’une absence, l’intuition d’une trace d’écriture. Et c’est aussi pour elles la quête d’une « rime ». Quand Henriette se plaint de ne rimer à rien, sans doute réclame-t-elle de pouvoir entrer dans un paradigme d’existence où son être particulier, comme une note en concert, pourrait être entendu : demande métaphysique, existentielle mais aussi, pourrait-on dire, euphonique, musicale, prosodique peut-être et formulable dans le grain d’une écriture. Ce besoin d’écrire à l’auteur s’ouvre parfois sur l’esquisse d’un discours radical (Henriette), sur de fugitives intensités intérieures et souvent sur une sorte de sobriété syntaxique71 qui servent à marquer l’affect, le dépit ou le désespoir : une écriture des instants, expression des moments de la pensée et des mouvements de l’âme comme on en trouve presque à chaque page de la Nouvelle Héloïse72. Ce qui se profile ainsi en écriture, ce sont des moments où le sujet tente de se réinvestir totalement dans le mouvement de son énoncé73. Il s’y découvre comme une traduction de l’être en un travail spontané de langue où la présence d’un fantôme, l’attente d’une rime, le battement des instants et aussi des silences, des ruptures et des inachèvements forment dans la composition presque immédiate d’une lettre, d’une sorte d’énoncé vivant où l’on peut reconnaître un sillon d’écriture, la naissance d’une trace autobiographique. Sous les monuments de la littérature des Lumières, incessamment illuminés depuis des générations, on aperçoit, grâce à ces lettres, une sorte de crypte de l’histoire littéraire : le soubassement invisible de l’expérience et du genre autobiographique, une nouvelle sensibilité à l’existence et au texte, un nouvel espace d’exploration pour l’écriture où l’œuvre future de J.-J. Rousseau, qui de ce fait dispose déjà d’un lectorat potentiel, trouvera sa place. Car ce que ses correspondants et ses correspondances trouvent de façon imaginaire ou optative dans l’affection, la ressemblance ou l’effusion, l’écrivain devra l’instituer à la fois comme écoute et comme lecture, entre le sentiment de l’existence et les formes de l’écriture, et aussi entre l’auteur et le lecteur et entre les lettres et l’œuvre. Ces distances inventées et maîtrisées, cette façon de régler et de moduler ces écarts pour que tienne le texte, feront en sorte que l’espace hésitant et opaque qui partage les personnes dans leur corps, leur sexe, leur âge, leur temps et leurs lieux parvienne à nourrir l’écriture et à générer des formes en renouvelant les horizons de la littérature : la conception d’un sujet fondé sur la confrontation de l’existence et de la fiction, le dialogue, la lecture, l’exploration de la mémoire autobiographique. À ce jeu l’écriture n’est plus seulement de règle. Comme Jean-Jacques en son temps, elle ne trouve jamais vraiment sa place, et comme l’essentielle fiction, elle est le souffle et l’urgence de ce qui n’a pas de lieu et cependant ne cesse de travailler et de courir avec l’âme inquiète et le cœur brisé d’Henriette.
Notes de bas de page
1 Texte paru antérieurement dans Textuel, no 27, dossier « Écrire à l’écrivain », février 1994, p. 13-29.
2 Voir K. Pomian, « De la lettre au périodique : la circulation des informations dans les milieux des historiens du xviie siècle », Organon, no 10, 1973, p. 25-43. Voir aussi R. Darnton, « Le courrier des lecteurs de Rousseau : la construction de la sensibilité romantique », Le Grand Massacre des chats, M.-A. Revellat (trad.), Paris, Robert Laffont, 1984, p. 246-289.
3 Voir leurs échanges de lettres en juillet, septembre, octobre 1757, et encore au début de 1758 dans les volumes 4 et 5 de la Correspondance complète.
4 Voir la lettre de S. d’Houdetot, 23 novembre 1757, CC, vol. 4, no 581.
5 Ibid., 2 décembre 1757, CC, vol. 4, no 586.
6 Lettre à S. d’Houdetot, janvier 1758, CC, vol. 5, no 601.
7 Voir H. de Saussure, Rousseau et les manuscrits des « Confessions », Paris, E. de Boccard, 1958, p. 19.
8 Lettre de J. von Bondeli à L. Usteri, 24 décembre 1762, CC, vol. 14, no 2405.
9 Voir les lettres de J. von Bondeli à J. G. Zimmermann, 17 et 24 décembre 1762, CC, vol. 14, no 2394 et 2405 ; celles de L. Usteri et de Mme de Verdelin à Rousseau, 20 et 22 janvier 1763, CC, vol. 15, no 2444 et 2446.
10 Voir C. Labrosse, La Fiction et le sens, essai sur la lecture de la « Nouvelle Héloïse » au xviiie siècle, thèse de lettres, sous la direction de R. Mauzi, Paris, Sorbonne Paris IV, 1982 ; et son résumé, Lire au xviiie siècle. La « Nouvelle Héloïse » et ses lecteurs, Lyon, PUL/CNRS, 1985.
11 Lettre du 27 février 1761, CC, vol. 8, no 1331.
12 Ibid..
13 Lettre du 5 août 1764, CC, vol. 21, no 3442.
14 Voir sa lettre du 31 janvier 1761, infra p. 123 sq.
15 Lettre du 13 novembre 1764, CC, vol. 22, no 3642.
16 Lettre du 16 octobre 1762, CC, vol. 13, no 2237.
17 Lettre du 19 février 1761, CC, vol. 7, no 1305.
18 Lettre du 24 mars 1761, CC, vol. 8, no 1379.
19 Lettre du 23 mars 1763, CC, vol. 15, no 2560.
20 Lettre du 11 mars 1762, CC, vol. 10, no 1708.
21 Lettre du 7 mars 1761, CC, vol. 8, no 1344.
22 Lettre du 31 janvier 1761, CC, vol. 7, no 1260.
23 Je la dois à Mme Simone Messina-Carpentari, membre de l’UMR LIRE.
24 Lettre à M.-A. Alissan, 29 septembre 1761, CC, vol. 9, no 1497.
25 Lettre du 28 octobre 1761, CC, vol. 9, no 1528.
26 Voir la lettre de M.-A. Alissan, 30 octobre 1761, CC, vol. 9, no 1530.
27 Lettre du 10 novembre 1761, CC, vol. 9, no 1536.
28 Lettre du 24 novembre 1761, CC, vol. 9, no 1560. Voir aussi la lettre de M.-M. Bernardoni, 21 novembre 1761, CC, vol. 9, no 1557.
29 Lettre de M.-A. Alissan, 24 novembre 1761, CC, vol. 9, no 1561.
30 Lettre du 14 janvier 1762, CC, vol. 10, no 1636.
31 Lettre du 8 mars 1762, CC, vol. 10, no 1705.
32 Lettre du 8 avril 1762, CC, vol. 10, no 1736.
33 Lettre à M.-A. Alissan, 21 mai 1762, CC, vol. 10, no 1784.
34 Lettre de M.-A. Alissan, 2 juillet 1762, CC, vol. 11, no 1943.
35 Lettre du 21 novembre 1762, CC, vol. 14, no 2320.
36 Voir la lettre de M.-A. Alissan, 13 janvier 1763, CC, vol. 15, no 2441.
37 Lettre du 27 janvier 1763, CC, vol. 15, no 2453.
38 Voir NH, II, 20-24.
39 Lettre du 8 octobre 1763, vol. 18, no 2961.
40 Lettre du 25 juillet 1770, vol. 38, no 6762.
41 Voir H. Buffenoir, Jean-Jacques Rousseau et Henriette, jeune parisienne inconnue, Paris, 1902.
42 Lettre d’Henriette, 26 mars 1764, CC, vol. 19, no 3192.
43 Ibid.
44 Ibid.
45 Voir la lettre du 7 mai 1764, CC, vol. 20, no 3256.
46 Lettre d’Henriette du 10 septembre 1764, CC, vol. 21, no 3493.
47 Ibid.
48 Lettre du 4 novembre 1764, CC, vol. 22, no 3621.
49 Lettre écrite entre décembre 1764 et février 1765, CC, vol. 22, no 3986.
50 Lettre du 28 mars 1765, CC, vol. 24, no 4209.
51 Voir les lettres de P. Mouchon, 20 octobre 1762, CC, vol. 13, no 2244 ; d’A.-J. Roustan, 17 août 1762, CC, vol. 12, no 2085 ; de C. Beauchâteau, 19 février 1763, CC, vol. 15, no 2495 ; et de G. Hess, 24 septembre 1762, CC, vol. 13, no 2188. Voir aussi les figures du thaumaturge, du médecin ou de l’empoisonneur des âmes dans les lettres de D. Roguin, 27 février 1761, CC, vol. 8, no 1329 ; et d’une Genevoise, juillet 1762, CC, vol. 12, no 2051.
52 Voir la lettre de mars 1761, CC, vol. 8, no 1366.
53 Lettre du 27 mars 1761, CC, vol. 8, no 1380.
54 Lettre du 13 août 1762, CC, vol. 12, no 2073.
55 NH, II, 11, p. 221.
56 NH, II, 13, p. 228.
57 Ibid., p. 229.
58 Voir la lettre du 4 août 1761, CC, vol. 9, no 1469.
59 Voir NH, II, 15-16.
60 NH, II, 13, p. 229.
61 NH, II, 16, p. 244.
62 Voir la lettre [mars 1761], CC, vol. 8, no 1366.
63 NH, II, 22, p. 279.
64 « Dans votre seconde préface, l’auteur fait plusieurs réponses que vous m’avez écrites, mais je ne vous avais certainement pas fait les mêmes objections. » (Lettre de C. Duclos, 12 mars 1761, CC, vol. 8, no 1357)
65 Ainsi J. -F. de Bastide soumet à J. -J. Rousseau l’idée de publier dans un périodique d’un genre nouveau un échange régulier de lettres avec lui sur la Nouvelle Héloïse (lettre du 16 février 1761, CC, vol. 7, no 1296).
66 Voir ses fragments autobiographiques, les Lettres morales, les Lettres à Malesherbes.
67 M. Serres, Le Tiers instruit, Paris, F. Bourin, 1991, p. 248.
68 Sur le concept de littérature mineure, on pourra relire, en écho, G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 29-53.
69 « Je vous dirai tout [...]. Voyez si vous voulez m’entendre », écrit Mme de Guigneville (lettre du 10 mars 1761, CC, vol. 8, no 1352).
70 « Je ne trouve que l’écriture qui puisse faire une espèce de société [...] pour moi qui m’embarrasse fort aisément d’un visage inconnu ; quand je n’ai que mon papier devant moi je suis bien plus hardie », écrit une anonyme (lettre du 4 avril 1762CC, vol. 10, no 1733).
71 Voir G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, op. cit., p. 41-49.
72 Voir supra l’article « Puissance de la fiction, pouvoirs de l’instant ».
73 Voir G. Deleuze & F. Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, op. cit., p. 56.
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