Puissance de la fiction, pouvoirs de l’instant1
p. 65-89
Texte intégral
LA FICTION ET LES MOMENTS
1Le pouvoir d’un roman n’est pas détachable de sa forme et de son écriture, de son projet éthique comme de sa poétique. Le recueil de lettres de la Nouvelle Héloïse invente et construit des instants, des moments et des états. Le texte décrit ces instants, dispose ces moments, analyse ces états qui constituent à la fois les événements du récit et les éléments de composition de l’œuvre comme le sont les notes d’une partition, les modulations d’une voix ou les rimes d’un poème. Ils se proposent comme scènes d’une expérience affective, esthétique, philosophique, morale et religieuse, et comme les phases essentielles et les lieux marqués de la fiction. Découpés, soulignés parfois par la réplique visuelle des estampes, décomposés, explorés, opposés et comparés, travaillés par le discours, rythmés par le souffle des voix conjuguées, à la fois champ et objet de transformation, modes et espaces de pénétration, ils composent une histoire secrète et imaginaire de la sensibilité et du sentiment. Comme s’il pouvait, grâce au livre, traverser tous les climats de l’existence, le lecteur connaît tantôt des instants de vertige, tantôt des moments d’illumination morale et d’inspiration religieuse, des états de calme et de fête ou des temps de silence.
2Ces instants ne sont pas des plages mesurables de temps, ils sont plutôt faits d’une cristallisation des sensations, d’une concentration des affects, d’une densité d’existence et d’une tension morale. Moments de prosodie pour l’oreille du cœur, leur force réside dans leur mode d’apparition – l’irruption souvent –, dans leur capacité de révélation, dans leur résonance que déploie l’échange des lettres. Ils ont leurs lieux, capables parfois de marquer la mémoire jusqu’aux confins du rêve (le cabinet de Julie, l’esplanade de Meillerie, la chambre de Villeneuve). Ce sont des intervalles de haute émotion où peuvent se profiler des perspectives ontologiques sur les fondements et l’origine des valeurs2.
INVENTAIRE DE L’INSTANT
3Dès les premières pages du livre les mains, et les voix tremblent, le corps est pris. Les « familiarités cruelles3 » entre les deux amants procurent des instants de merveilleuse angoisse amoureuse, si vifs qu’ils sont déjà insupportables.
De grâce, supplie Saint-Preux, quittons ces jeux [...]. Je tremble toujours d’y rencontrer votre main [...]. À peine se pose-t-elle sur la mienne qu’un tressaillement me saisit [...], et j’ai peine à bégayer en tremblant quelques mots d’une leçon [...]4.
4Recevant à Paris les lettres de Julie, il confie : « tu me fais tressaillir, tu me fais palpiter5 », et feuilletant le recueil qu’il recopie avec délices, il s’écrie : « Je crois te voir, te toucher, te presser contre mon sein6 ». Il « porte une main tremblante sur le cachet7 » lorsqu’il ouvre le paquet-talisman que lui adresse son amante. Claire nous le décrit s’approchant du lit de Julie malade : « Je le pris par la main, dit-elle, il tremblait comme la feuille8. » Retrouver Vevey et réentendre la voix de Julie provoquent le même effet : « je fus saisi, dit-il, d’une violente palpitation [...] ; je parlais d’une voix altérée et tremblante […] je me sens tressaillir […] ; je la vois, je la sens9. »
5La paix et le silence de Clarens sont parfois traversés par une vibration. Ainsi Wolmar ayant reconnu l’empire de Julie sur son entourage : « À ce mot, raconte Saint-Preux, son ouvrage est tombé de ses mains ; elle a tourné la tête, et jeté sur son digne époux un regard si touchant, si tendre, que j’en ai tressailli moi-même10. » Le cauchemar qui vient tourmenter son sommeil dans sa chambre d’auberge pousse le tremblement à sa limite de terreur et d’errance11. Julie, à maintes reprises, avoue être envahie par ce tremulus. En l’absence de Saint-Preux mais en présence de ses lettres : « cent fois le jour, confesse-t-elle à son amant, quand je suis seule, un tressaillement me saisit, comme si je te sentais près de moi12 ».
6Les protagonistes, surtout les amants, semblent baigner dans ces instants. C’est leur milieu intime, leur expérience première, leur langue propre, leur connivence involontaire : une vibration des sens et de l’être qui les porte à sentir, à écrire, à penser, à agir. Ces moments sont faits d’une sorte de toucher ou de contact qui envahit un corps et une conscience, les pénètre, les met en transe. Leurs modes sont ceux de la sensibilité mais ils relèvent aussi de l’ultra ou même du suprasensible. Le phénomène procède de la mise en présence immédiate des corps mais aussi d’une appropriation de l’écriture et de la réception des lettres, de l’écoute de la voix et du chant, de la contemplation d’un portrait, du travail invisible du souvenir. L’instant investit le corps qu’il traverse, il active l’écriture, marque la mémoire, stimule l’imagination.
7Ces instants qui font trembler sont aussi des moments d’agitation, de fureur parfois, de trouble et de défaillance, d’effroi, d’égarement ou de folie. Les premiers temps de l’amour sont marqués par l’effroi. « Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j’éprouvai les premières atteintes du sentiment qui m’unit à vous13 », s’exclame Julie. Elle raconte à Saint-Preux son saisissement devant les supplications de son père lors de la scène que la sixième estampe14 de Gravelot essaiera de fixer : « Cette attitude [le baron d’Étange aux pieds de sa fille], ce ton, ce geste, ce discours [...] me bouleversèrent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras15 ». Dans la force de l’instant, la pâmoison est une anticipation de l’agonie. Au moment sacramental du mariage, elle sent que son corps l’abandonne : « Une frayeur soudaine me fit frissonner, raconte-t-elle, tremblante et prête à tomber en défaillance, j’eus peine à me traîner jusqu’au pied de la chaire16. » Au retour de la promenade de Meillerie, un trouble irrépressible saisit Saint-Preux : « la voir, la toucher, confie-t-il, [...] et la sentir à jamais perdue pour moi ; voilà ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage qui m’agitèrent par degré jusqu’au désespoir17. » Témoin plus tard des embrassades des deux cousines, il décrit l’égarement qui s’empare de lui : « hors de sens, j’errais à grands pas par la chambre sans savoir ce que je faisais, avec des exclamations interrompues, et dans un mouvement convulsif dont je n’étais pas le maître18. » Julie sait que le frisson qui lui vient des lettres de son amant19 et du spectacle des baisers qui couvrent sa main malade est une ardente folie, un irrésistible besoin de se perdre : « Mon agitation, confesse-t-elle, loin de se calmer, ne fait qu’augmenter de jour en jour, et je ne puis plus résister au besoin de t’avouer ma folie. Ah ! qu’elle s’empare de moi tout entière. Que ne puis-je achever de perdre ainsi la raison20 ».
8Ce peuvent être aussi des instants de délire, des moments d’enchantement et d’extase. « Le jeu [des mains], écrit Saint-Preux, me donne la fièvre ou plutôt le délire ; je ne vois, je ne sens plus rien, et dans ce moment d’aliénation, que dire, que faire [...], comment répondre de moi21 ? » Après le baiser du bosquet, il exulte : « Je suis ivre [...]. Ô souvenir immortel de cet instant d’illusion, de délire et d’enchantement, jamais, jamais tu ne t’effaceras de mon âme22 ». Il est quelque temps après saisi en revanche d’un tout autre délire lorsqu’à Meillerie l’obsède l’idée qu’il devrait vivre sans Julie : « En un instant, dit-il, [cette idée] change tout mon attendrissement en fureur ; la rage me fait courir de caverne en caverne ; des gémissements et des cris m’échappent malgré moi ; je rugis comme une lionne irritée23 ». Julie se souvient des émotions morales procurées par les anciens moralistes, « des palpitations qui suffoquaient nos cœurs agités, des transports qui nous élevaient au-dessus de nous-mêmes, au récit de ces vies héroïques qui rendent le vice inexcusable et font l’honneur de l’humanité24 ». « L’instant, écrit Saint-Preux de retour en Suisse, où des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un instant d’extase et de ravissement [...] ; tout cela me jetait dans des transports que je ne puis décrire25. » Il décrit cependant le moment des retrouvailles : « Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, et ce n’est qu’après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre, et nos yeux à mêler leurs pleurs26. » L’entrée dans le verger de Julie est un instant d’enthousiasme : « Surpris, saisi, transporté […], je restai un moment immobile [...]. Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé27 ». Et ces instants intenses en préparent d’autres comme ceux du souper dans le salon d’Apollon ou des oraisons dans le cabinet de Julie.
9Le regroupement en scènes de faisceaux de symptômes rend lisible sur les corps la puissance de l’instant : « la pâleur étrange28 » des joues, les maux de tête, les accès de fièvre, les palpitations, les étouffements et les gémissements, le retour des voix altérées et affaiblies29. Elle se marque surtout à travers deux moments « somatiques » récurrents : quand le corps ne tient plus sur ses jambes et quand affluent les larmes. À la réception des lettres de Julie comme à celle de son portrait, les genoux de Saint-Preux tremblent et fléchissent30. C’est « à genoux » et « baign[ant] [s]on papier de [s]es pleurs31 » que Julie écrit à Saint-Preux l’aveu de son amour. Elle pleure encore en dansant et ses genoux vacillent sous l’effet du ravissement qui parachève la journée de fête à Clarens. On pleure au récit des actions sublimes des hommes d’Athènes et de Rome. La qualité ou le mode des larmes définit la teneur des instants : il y a dans l’aventure des amants des pleurs de pur affect, il en est aussi de plus moraux : larmes de pitié ou de repentir32. L’urgence et parfois la violence de l’instant nous mettent en présence d’un événement mystérieux, de « quelque chose » qui se précipite intensément : « fatal moment » aux effets magiques, instants de crise, parfois de panique et de perte.
10Ces moments ne sont pas que de pure force ; la façon dont ils servent à créer le roman leur confère d’autres pouvoirs. Ils marquent de façon parfois dramatique ou lyrique le point où l’action bascule, où le destin s’infléchit irrémédiablement. Ce sont comme des déchirures qui se font dans le tissu du temps, quand les affections présentes se muent soudain en souvenirs, que toute une nappe de présent se convertit en passé, que le temps change à la fois de couleur et de pente, comme au temps des « derniers regards » quand Julie se retrouve seule au chevet de sa mère morte : « Elle n’est plus. C’en est fait ; l’empire de l’amour est éteint dans une âme livrée au seul désespoir [...]. Enfin le voile est déchiré ; cette longue illusion s’est évanouie [...] ; il ne me reste plus qu’un souvenir amer et délicieux33. »
11Comme celui du premier baiser, l’instant de la première lettre crée l’irréversible. « Avec quelle ardeur, écrit Saint-Preux, ne voudrais-je pas revenir sur le passé, et faire que vous n’eussiez point vu cette fatale lettre [...], je n’écrirais point celle-ci, si je n’eusse écrit la première34. » « De ce premier pas, répond Julie, je me sens entraîner dans l’abîme35. » Son baiser a jeté Saint-Preux « dans un égarement dont il ne peut plus revenir » : « Je ne te vois plus comme autrefois, confesse-t-il, mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant36. » Plus tard, il rappelle : « Ne t’eussé-je vue que ce premier instant, c’en était déjà fait, il était trop tard pour pouvoir jamais t’oublier37. » ; « Une nuit, une seule nuit a changé pour jamais toute mon âme38. » Le premier instant apparaît comme la figure anticipée de tous les autres. Il contient dans son urgence le projet d’une suite, comme s’il s’agissait d’un premier hiéroglyphe un peu opaque ou comme une matrice secrète. « Combien de fois, rappelle Claire, la pauvre Chaillot m’a-t-elle prédit que le premier soupir de ton cœur ferait le destin de ta vie39 ! » Ce point d’origine est aussi un moment de naissance. « Ces doux moments de confiance et d’épanchement [...], ces rapides instants de délices » sont aussi ceux où, comme le dit Saint-Preux, « je commençais d’exister40 ».
12Entre le premier instant et le dernier regard, il y a la suite des « souviens-toi » qui fait que l’instant peut se différer et se transformer, et d’abord sur le papier et dans la lettre qui le recrée et l’analyse. L’irréversibilité qui est à la fois l’impact de l’instant et un de ses modes d’inscription, est aussi la possibilité et même la nécessité de sa récurrence. L’acuité parfois douloureuse de cette perception affective du temps fonde la perspective élégiaque et forme le sillon de l’écriture. Ces points de non-retour sont des nœuds, des verrous nécessaires de la fiction. Elle y retrouve son fond élémentaire et y revient comme à sa source pour générer sa propre trame. Le retour de ces points, le jeu de ces instants guident secrètement l’intrigue.
13Ce sont aussi des moments de pénétration. Ils projettent un espace du dedans, lieu et mode d’existence que les protagonistes conservent et développent par leur correspondance. La première scène41 de Meillerie où Saint-Preux dispose d’une sorte d’outil magique (un télescope) procure peut-être une version un peu sophistiquée du phénomène. « À travers les airs et les murs, il ose, dit-il, pénétrer en secret42 » jusqu’à la chambre de Julie, il surprend ses regards, entend sa voix, observe ses faits et gestes et plonge en elle pour y contempler le moment où elle parcourt ses lettres, c’est-à-dire celui où elle est, elle-même, tout « occupée » de la vie intérieure de son amant. Ce moment est composé de l’association et de la simultanéité de deux instants qui réalisent en un même événement un double mode de pénétration réciproque : la puissance du regard et celle de l’écriture et de la lecture. Le charme de la compénétration opère encore grâce au portrait-talisman. Ne suffit-il pas de le contempler chaque matin jusqu’à se sentir « pénétré d’un certain attendrissement » pour qu’ensuite se communique « à l’un l’impression des baisers de l’autre à plus de deux cents lieues43 » ? Le moment où Saint-Preux entre dans le verger transformé est aussi celui où il se sent peu à peu pénétré de sensations et d’idées nouvelles et perdu dans d’impénétrables feuillages. On trouvera quelque invraisemblance dans cette manière un peu artificielle de produire l’instant. Sans doute faut-il y voir d’abord l’idée, l’espérance qu’il soit reproductible ou même susceptible d’être inventé par les moyens de la magie, de la peinture, du regard, de l’écriture et par un travail concerté. L’instant participe d’un projet de création et de connaissance.
14La voix de son père que Julie entend encore au-dedans d’elle-même44 est la trace inoubliable d’un instant. Le moment opère aussi un peu comme une main qui écrit ou un instrument qui frappe. Après les retrouvailles avec Julie, Saint-Preux dit à Milord Édouard : « Je me lève au milieu de la nuit pour vous écrire [...]. Mon cœur [...] transporté ne peut se contenir au-dedans de moi45 ». Le souvenir ne s’efface pas, les « charmes » de Julie restent « gravés46 » dans l’âme de Saint-Preux. Au moment de son mariage l’impression est, pour Julie, « une révolution subite ». L’instant imprime la pression charnelle des corps amoureux. C’est ce qui se réalise à l’aide du portrait-talisman : « Ne sens-tu pas, dit le jeune homme à son amante, tes yeux, ta bouche, ton sein, pressés, comprimés, accablés de mes ardents baisers47 ? » Et Julie, en effet, croit sentir « l’impression des caresses48 » appliquées à son portrait. De celle qui lui vient des baisers reçus pendant sa maladie, elle dira : « il m’est impossible de l’effacer de ma mémoire et de mes sens. À chaque minute, à chaque instant il me semble le voir [Saint-Preux] dans la même attitude ; son air, son habillement [...], son triste regard frappent encore mes yeux49 ». L’instant inaugure un tracé qui ne cesse de se réitérer, conserve la scène, maintient sa présence. Ce n’est pas tant la peau d’un corps qui se trouve ainsi affectée. C’est une lettre, une vision, une image qu’on embrasse, la peau d’ombre d’une chimère, la texture immatérielle, la trame indélébile d’une fiction. Mais ainsi l’instant devient matière d’art, il se déploie en échos. Toute l’expérience affective et morale se double en contrepoint d’une image rêvée qui lui permet d’être signifiée. Si dans la brièveté de l’instant ces impressions manquent un peu de substance concrète, elles peuvent avoir en revanche la certitude de durer.
Ô Julie ! s’exclame Saint-Preux, il est des impressions éternelles que le temps ni les soins n’effacent point. La blessure guérit, mais la marque reste [...], nos amours, nos premières et uniques amours ne sortiront jamais de mon cœur50.
15Dans la frappe de l’instant réside quelque chose qui échappe aux contraintes de l’espace et du temps, qui n’a pas leur consistance et n’existe que dans les sensations, les sentiments, la parole, la mémoire, la volonté. C’est dans les creux et dans les reliefs de ces empreintes que semblent naître des êtres immatériels, inoubliables et authentiques dont les instants seraient les manifestations permanentes et diversifiées et qui, si l’on veut croire ce roman, viennent peupler la conscience et inspirer l’écriture.
16Le pouvoir de l’instant se concentre en une image active qui occupe le centre d’une situation ou d’un événement. « Dieux ! s’écrie Saint-Preux, quel ravissant spectacle ou plutôt quelle extase, de voir deux beautés si touchantes [Julie et Claire] s’embrasser tendrement [...], leurs douces larmes se confondre51 ». Les embrassements du père et de la fille forment aussi un « doux spectacle52 » qu’une tendre mère, transportée, dévore en secret. Les manifestations affectives qui accompagnent le retour de Claire à Clarens offrent encore un « ravissant spectacle » que Wolmar contemple « avidement53 ». La contemplation de la figure de Julie augmente l’ivresse et gonfle en extase l’enthousiasme de son amant54. Ainsi font les traits retrouvés du paysage helvétique, la scène de la matinée à l’anglaise, l’évocation de l’Élysée55. C’est l’image des « transports » de Saint-Preux qui cause la première défaillance de Julie : « J’osais trop, reconnaît-elle, contempler ce dangereux spectacle56. » Revient aussi à plusieurs reprises l’image de l’instant où la lettre est reçue, ouverte, lue57. Ces scènes qui bouleversent ou sidèrent le spectateur ont valeur de révélation et peuvent parfois générer l’événement. Concentrées, obsédantes lorsqu’elles se répètent (les embrassements, les réceptions de lettres), elles confèrent à l’instant sa magie.
17Cette intensité fait de l’instant qu’elles marquent un objet de croyance. Les caresses et les baisers dont Saint-Preux gratifie le portrait, Julie « croi[t] les goûter ». « Ô douces illusions ! avoue-t-elle, ô chimères ! [...] Ah, s’il se peut, tenez-nous lieu de réalité58 ! » Lors de la nuit de « l’inoculation », dans ce qu’elle pense être sa « folie », elle « cru[t] [...] voir à côté de [s]on lit cet infortuné » et « sentir ses lèvres se presser sur [s]a main59 ». À l’instant de son mariage, elle croit « voir l’organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie60 ». À « l’agréable sensation » qui saisit Saint-Preux lorsqu’il pénètre dans le verger de Clarens, il croit « voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature61 ». L’instant est comme un accès de fièvre de l’imagination. Il ressemble parfois à un acte de foi spontané en la présence et en l’existence de ce qui n’est pas visible ou même de ce qui n’est plus ou pas là.
18Ces instants dont le procès reste mystérieux, qui ne sont saisissables que dans leurs effets, dont la cause est souvent inconnue, échappent aussi à la volonté : « je ne sais comment il arrive que je la rencontre toujours [votre main]62 », écrit Saint-Preux à Julie. Un « je ne sais quoi d’inexprimable et d’enchanteur » émane de la personne de Julie « pour faire tourner la tête à tout le monde, sans paraître même y songer63 ». L’instant où, à l’approche de Vevey, se serre le cœur de Saint-Preux fait naître en lui une « impression nouvelle » dont il n’avait, dit-il, « aucune idée » et qui le « troublait malgré64 » lui. Au moment où, dans le bosquet, Wolmar explique aux amants ce qu’a été son attitude à l’égard de leur « secret », Julie émue ne peut « s’empêcher de lui sauter au cou65 » et le spectacle « si peu prévu » du verger fige Saint-Preux « dans un enthousiasme involontaire66 ».
L’ŒUVRE DES INSTANTS
19Investis de violence ou de paix, d’enthousiasme ou de désespoir, ces moments portent en eux les puissances de l’œuvre et inspirent ses modes de composition et de création.
20La disposition du texte en recueil de lettres en fait moins une simple suite linéaire qu’un milieu, un univers où l’on traverse des « climats » différents, où du fait de leurs spécificités et de leurs traits communs, les instants se suivent, s’opposent, s’associent en formant des nappes ou des vagues et en distribuant comme des « accents » les événements d’une aventure fondamentale.
21En signalant, en moments répétés, le contact et la proximité des corps, les premiers délires de la passion, les moments d’innocence dans les effusions de la fille avec sa mère, son père et sa cousine ; en marquant les temps de charme qui émanent de la figure de Julie mais aussi du chant, de la mélodie, de la grandeur du paysage alpestre ; en soulignant les gestes généreux de Milord Édouard, les premières parties du livre, au moyen de cette diversité d’instants, disposent un champ ouvert d’observations et d’expériences depuis la poussée du désir jusqu’à la plénitude de la nature sensible, l’évidence de la nature morale de l’homme et l’exemplarité des maximes. Ces débuts suspendent et préparent la marche des destins.
22C’est peut-être avec la troisième partie du roman que se confirme une évolution dans le traitement de l’instant. La voix du deuil dont on avait pu percevoir l’écho au moment des fortes voluptés initiales, avec la mort de la mère de Julie traverse désormais chaque moment. La « douce extase » qui « rassemblait toute la durée en un point [...] a disparu comme un éclair67 ». « Que d’instants précieux nous laissons perdre [...] ; quand le froid commence aux extrémités, [le cœur sensible] rassemble autour de lui toute sa chaleur naturelle68 », confie Julie à Claire. Dès lors on va songer à Clarens, à mettre en œuvre de nouvelles façons de concentrer et de relier les sujets, les objets, les événements, le temps et l’espace pour créer à la fois d’intenses moments de joie (fête), des épanchements, des extases, des rêveries et des méditations presque illimitées, et fonder ainsi de nouveaux modes d’existence. Par projet et par volonté, pour conjurer et pour convertir la puissance du deuil, cette petite société, sous la conduite des époux Wolmar, va chercher à instituer un nouveau régime, une nouvelle « économie » des instants.
23Plus que dans les premières pages, les moments deviennent composables et décomposables, traités en lettres groupées (l’inoculation) ou en missives longuement développées69. Ces associations ou ces sortes de montages qui font le récit et réalisent le recueil permettent de traduire des instants de crise comme ceux qui marquent la promenade de Meillerie ou le sommeil de Saint-Preux70. Mais ce travail de recomposition peut avoir aussi l’ambition de transformer le processus de la mémoire amoureuse : effacer les impressions anciennes des instants, pense Wolmar, et surtout modifier la force et la perspective d’une image, celle de « l’instant de leur séparation [des amants]71 », et y intégrer les « altérations » du temps pour en estomper la magie. Moins consciente, semble-t-il, des capacités de résistance d’instants si fondamentaux, ou peut-être involontairement attachée à leur conversation, mais aussi rigoureuse et pénétrante gestionnaire de la vertu, Julie songe à soumettre les instants à un programme de vigilance. Cette muse des affections connaît leur force dans la mémoire. Elle sait que « les monuments à craindre n’existent [pas] qu’à Meillerie », mais aussi « partout où nous sommes ; car nous les portons avec nous72 ». Soucieuse des conjonctures et du danger des occasions, elle compte sur l’efficacité du respect pour que se réalise une politique et même une police des instants dans une mémoire qu’ils ont irrémédiablement envahie.
24Après ces efforts de reconstruction, les derniers temps de l’œuvre partageront les instants entre la postulation de l’absolu, la succession parfois facile des accidents romanesques et la vérité du sentiment involontaire.
25Par le jeu et par le mouvement des instants, l’œuvre propose un parcours de situations affectives, morales, philosophiques et esthétiques. Elle se développe comme un riche champ d’émotions où chaque moment est comme un diaphragme qui s’ouvre sur la complexité de l’expérience humaine. C’est aussi le matériau premier d’un projet de création en acte. Sans cesser de vouloir trouver encore dans la Julie un récit, une intrigue ou même un argumentaire, ne pourrait-on aussi en entendre les « accents » et percevoir ces instants si nombreux comme les modes et les lieux de cette accentuation, comme les scènes où elle se concrétise en des précipités visuels, dramatiques, lyriques et poétiques ? On comprendrait mieux alors pourquoi et comment ce livre crée, à son époque, un rapport à la fiction plus affectif et plus esthétique que bien d’autres.
26C’est en effet dans ces moments mêmes que semblent s’accomplir de secrets travaux de poétique et de morale. Quand, à la réception de l’aveu de Julie, le cœur de Saint-Preux s’inonde d’« un torrent de délices73 », il a déjà spontanément découvert dans la sensation un signe qui dépasse la chair et la figure d’une haute idée. « Si j’adore les charmes de ta personne, écrit-il à son amante, n’est-ce pas surtout pour l’empreinte de cette âme sans tâche qui l’anime et dont tous les traits portent la divine enseigne74 ? » La scène du cabinet et la rencontre charnelle qui la suit, découpées en plusieurs instants (celui du désir, celui de l’écriture, celui de la félicité et celui, occulté, de la jouissance), font apparaître dans leur imbrication et dans leur surimpression un processus qui, dans l’intense intériorité du moment, épuise la sensualité et par son propre excès décompose le plaisir, le pénètre jusqu’au-delà de lui-même, et dans cette traversée découvre la volupté d’une « étroite union des âmes75 ». L’instant cependant ne réalise pas toujours des révolutions aussi bénéfiques. C’en est une plus amère que connaît Saint-Preux lorsqu’après sa première union avec Julie, il la surprend en pleurs dans ce même cabinet : « Mon bonheur, écrit-il, devint mon supplice76 ».
27Travaillant comme une sorte d’appareil à épurer et à sublimer, l’instant permet l’approche et la saisie du temps de l’innocence, le retour aux schèmes d’origine et de naissance, l’accès aux chimères fondatrices, à la durée précieusement concentrée de l’utopie, à la rêverie, aux aubes et aux sommets de l’être. Dans leur moment propre comme dans leur perspective, ces instants contiennent souvent une « première fois », de « premières amours », un temps où l’on « commençait d’exister » et que l’on voudrait « prolonger éternellement77 ». Cet instant est reconstruit dans le verger et dans l’Élysée ; il est revécu aux moments d’oraison et dans le salon d’Apollon quand rien n’étend ni ne divise l’être, que « sentir et jouir sont [...] la même chose78 » et que la mort ne se perçoit plus dans l’effroi mais dans la certitude de l’accomplissement moral.
28Recomposant dans sa lettre le moment de la pâmoison que Rousseau souhaitait voir figurer en estampe, l’amant écrit :
[...] j’aperçus le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat
[...], je sentis [...] un doux frémissement... ta bouche de
roses... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré
dans tes bras [...] quand tout à coup je te vis pâlir, fermer
tes beaux yeux [...], et tomber en défaillance79.
29Au cœur de l’événement dont il perçoit sur lui-même les effets, Saint-Preux note deux phénomènes solidaires : un changement de couleur et d’aspect, une empreinte, une étreinte, un frisson. Il s’attache ainsi à deux opérations : la variation dans le mode de la représentation (couleur, forme, disposition), la modulation de la perception, signe instantané d’un mouvement plus secret ; la naissance d’une trace, d’une marque sur un corps sensible. La variation et l’inscription qui apparaissent ici comme des schèmes propres à l’instant sont aussi constitutives de l’écriture. La dramaturgie et l’économie de l’instant sont des matrices de création.
30Le moment musical80 permet une analyse plus poussée du phénomène. Cet enchantement voluptueux qui « à chaque phrase fait entrer une image dans le cerveau, un sentiment dans le cœur », et dans lequel Saint-Preux croit « voir des mères éplorées et des amants trahis », est fait de l’association de deux séries d’accents : ceux de la mélodie et ceux de la langue. L’instant est fait de l’articulation des sons et des passions, de la symbiose de la voix qui parle et de celle qui chante et de la variation des sentiments dans le débit, le souffle, les inflexions. Ne sommes-nous pas ici aussi à la source de l’art et de l’écriture ? C’est dans ces moments que les matrices de création sont perçues dans l’évidence et dans la simplicité de leurs modes originels. Peut-être était-ce aussi pour la clarté presque naturelle de cette perception que Rousseau était attaché à la mélodie ?
31Les instants travaillent aussi par rapprochement et par comparaison, coprésence ou simultanéité. L’« inoculation » relève à la fois de trois « optiques » : la vision (le faux rêve81), le récit82, l’image (l’estampe de Gravelot83 et le « sujet » correspondant). Par cette suite intégrée l’instant se fait à la fois de trois façons : comme fantasme qui hante la conscience et mobilise la parole, comme scène racontée, comme image visible. Lors de la promenade de Meillerie les instants sont placés dans la perspective du souvenir. Au moment où sur l’esplanade Saint-Preux s’adresse à Julie, la résurgence de l’instant d’avant dans le moment présent prépare les temps de silence et de rêverie qui suivront et y dessine un pli de mélancolie qui laisse sa trace dans le bruit des rames et dans le chant « assez gai des bécassines84 ». Ces moments permettent d’explorer les rapports entre le réel et le rêve, entre l’intériorité des émotions et la visibilité des événements, ceux aussi qui constituent la durée, lient le présent au passé et dessinent les lignes de pente de la mémoire affective.
32Ils peuvent apparaître parfois comme de brèves vignettes morales, comme une réinvention originale de l’exemplum. Quand, après la menace du duel, Milord Édouard veut faire amende honorable et s’agenouille devant Saint-Preux, ce bref instant qui correspond à la seconde estampe de la série de Gravelot85 illustre le geste et le principe de la grande âme. Il apparaît comme l’irruption d’une vérité morale, il figure la reconnaissance d’une valeur, la réalisation d’une vraie maxime, la fondation de l’union et de la paix, en une scène vive où tout s’inscrit instantanément dans le geste paradoxal de l’aristocrate qui « s’humilie » devant le roturier. De même dans la scène où Saint-Preux, courroucé, vient accuser Milord Édouard de trahison, l’instant crucial sera celui où à travers la douleur et l’égarement l’amant frustré reconnaîtra la manifestation d’une « âme sublime86 ».
33On pourrait retrouver dans les instants tous les faits et gestes de l’œuvre. C’est par leur entremise que se règlent les liens entre les personnages et les modalités de leurs attachements. Chacun des protagonistes est fait d’une composition particulière d’instants. De la première ivresse aux dernières extases, le destin spirituel et l’aventure sensible de Julie sont faits d’une dynamique et d’une dialectique des instants où, lettre après lettre, les moments s’opposent, reviennent, se conservent, s’épuisent.
34Le moment est un mode permanent de reconstruction, un module universel de représentation et d’analyse de l’expérience. Il assure à la fois la variation des situations et la variabilité des états – c’est-à-dire leur « sensibilité » –, la différence des points de vue, le concert des émotions, les dissonances de la vie morale quand soudain par exemple l’enthousiasme se retourne en mélancolie. De même que le Valais et l’Élysée parviennent, dans ce roman, à réunir tous les climats et que les lettres de la Julie retracent la vie de toute une société, les instants, comme un autre grand recueil, captent une expérience qu’ils recomposent et décomposent incessamment.
35L’instant permet ainsi de convoquer toutes les scènes et tous les scénarios pour les associer en des faisceaux signifiants ou en essaims remarquables et recréer la complexité de leurs écheveaux. Il procède de modèles divers et se tient au carrefour de plusieurs types de perspective. Il emprunte au magasin des accidents romanesques, des effets de théâtre, à la rhétorique de l’exemplum, il s’inspire de la philosophie de Platon87, de l’analyse de la mélodie, il retrouve la scène de l’écriture, de la lecture et de la peinture. Il se situe dans la perspective de l’éros, de la lyrique d’amour et de l’extase religieuse, et en inscrivant, à maintes reprises, dans ces scènes la nostalgie des temps d’innocence, il confirme l’anthropologie imaginaire de Rousseau.
36Ainsi l’on accède à la fiction par les portes de l’instant et, comme dans le verger de Clarens, sans en apercevoir les seuils. Dès la première lettre nous savons que nous y étions déjà et bientôt comme Saint-Preux on se croirait perdu dans un parc immense88. Chaque instant nous propose un plan, une allée, des « touffes obscures » ou quelque labyrinthe et ces itinéraires suivent le tracé des passions et des sentiments. Les instants notent leurs rythmes, enregistrent leurs modes, montrent leur progrès, mesurent leur usure. Nous sommes conviés à une sorte de genèse. Née de l’expérience sensible, formée dans le feu des conflits et des affections, une éthique s’élabore, menacée par la ferveur de la croyance et par la fragilité de la fiction qui l’habitent comme si par cette suite de moments l’auteur avait souhaité faire lire à la fois une fable et un mémoire de l’existence.
L’ÉCRITURE, LA LETTRE ET L’ESTAMPE
37Si l’instant a cette prégnance, c’est qu’il ne sert pas seulement à formuler un message ou à inspirer une fiction. Il s’inscrit aussi dans la scène de l’écriture, il procède du genre littéraire choisi comme de la technique du livre.
38Lorsqu’après leur séparation Saint-Preux reprend sa correspondance avec Julie, il écrit :
J’ai pris et quitté cent fois la plume ; j’hésite dès le premier mot ; je ne sais quel ton je dois prendre [...]. Que suis-je devenu ? [...] Ces doux moments de confiance et d’épanchement sont passés, nous ne sommes plus l’un à l’autre [...] et je ne sais plus à qui j’écris. Daignerez-vous recevoir mes lettres ? Vos yeux daigneront-ils les parcourir89 ?
39Une lettre est la création d’un instant fait de la vérité d’un échange et de la qualité d’une écoute et qui met en jeu l’état de l’âme, de la sensibilité et l’identité intime des interlocuteurs. Et cela se prend dans un tour d’écriture qui change avec la qualité des instants.
40Quand Saint-Preux médite sur les lettres de Julie et veut en faire un recueil pour « les relire sans cesse » et « revoir les traits de cette main chérie qui seule peut faire [s] on bonheur90 », on songe à celui qui trace sur le sable la figure de celle qu’il aime91, mais aussi aux ravissements de Jean-Jacques et à sa méditation sur les plantes et les fleurs de l’« écritoire » dans la cinquième de ses Rêveries. L’instant de la lecture est la contemplation d’une trace désirée comme un frôlement de lèvres, libérée de toute usure par le ressourcement et par la multiplication magique de l’écriture, et qui restitue le régime naturel des sentiments et la matrice de l’affect.
41Le recueil achevé, la relecture des lettres fait de « chaque phrase » l’instant où Saint-Preux retrouve le regard de son amante, entend sa « voix charmante » au point qu’il tressaille, perd la raison, croit la toucher dans son délire et dans ce contact inoubliable sent qu’elle lui échappe et qu’il n’embrasse « qu’une ombre92 ». C’est un des modes essentiels de l’instant : percevoir la voix et le regard d’une figure aimée et, par le tracé des mots, s’en approcher pour la posséder passionnément. C’est le moment où par ce contact abstrait – de lecture et d’écriture – sont affirmées la croyance en un être présent là dans son corps et en même temps la certitude de son absence ou de sa perte. C’est l’instant d’écrire quand on veut croire ou faire croire encore, à travers leurs figures et leurs signes à la présence des êtres perdus. Et le « charme » de cette perte n’est pas tant que les choses échappent que le fait qu’elles libèrent le murmure ou le parfum d’une trace qui plonge dans les marées de la mémoire où sur de fragiles tympans se déposent les grains de l’écriture. Qui sait même si aux derniers instants du livre, le frisson de Claire, cette terre qui palpite sous ses pas et la voix plaintive qu’elle « entend murmurer93 » ne désignent pas aussi le moment originel de l’écriture ?
42La « méthode » des lettres divise le roman en instants, moments ou scènes. Elle permet une écriture du dedans, un travail de pénétration, une traduction de l’urgence et des bouleversements, des moments immédiats et des gestes involontaires. Les événements se suivent, les personnages se séparent et se retrouvent, les moments s’associent selon des tempos et des logiques inscrits dans un ouvrage où le recueil ménage les intervalles tandis que les lettres marquent les instants. Ce jeu introduit une vibration continue, une sorte de prosodie dans la rhétorique générale de l’œuvre comme dans l’écriture elle-même94. La Julie alors ressemble parfois au récitatif obligé, à « ces passages alternatifs de récitatif et de mélodie » quand « l’acteur [...] transporté d’une passion s’interrompt [...], fait des réticences durant lesquelles l’orchestre parle pour lui95 ». Dans l’instant comme dans la suite des lettres, la voix narrative ou le discours méditatif se suspendent, s’entrecoupent, quelque chose tremble dans le désir, dans le souvenir ou dans la pensée et dans le silence de la syncope, un délire, une terreur ou une extase apparaissent.
43L’estampe tente de stabiliser l’instant et de le tramer pour l’œil en l’enveloppant dans un décor, des feuillages, des tentures, des vêtements et dans un jeu de gestes et de visages. Son association avec le texte fait de l’instant la conjonction d’une représentation figurée relativement impersonnelle avec une énonciation intensément subjective. Elle le situe à l’interface entre une matière visuelle et un moment d’écoute. Dans la suite de moments qu’est l’œuvre, les estampes isolent, pour un instant, un seul plan ; elles distribuent ainsi dans l’économie du livre une accentuation supplémentaire. La technique de la gravure s’intègre à la poétique de l’œuvre.
44Matériau et mode pour la création et pour l’analyse, l’instant apparaît comme un élément fondateur, un composant premier de l’œuvre. Il conserve dans le champ du sentiment le fantôme indélébile du moment sensible, dans l’analysable la présence de l’insaisissable, et dans le gouvernable l’irruption de l’involontaire. Cette structure en double registre rend inséparables la poétique et l’herméneutique en fondant l’instant sur la chimère des temps d’innocence et des climats rassemblés, et en inscrivant en lui à la fois l’urgence et les délires du désir et les extases de la vertu. En esquissant aussi les modes de la rêverie, il apparaît comme la matrice d’œuvres à venir et rend à la littérature tous ses pouvoirs.
Notes de bas de page
1 Texte paru antérieurement dans Études Jean-Jacques Rousseau, no 5, dossier « La Nouvelle Héloïse aujourd’hui », 1991, p. 29-44. Nous remercions les éditeurs pour leur aimable autorisation.
2 Rien n’est jamais vraiment neuf quand on revient à Rousseau. Cet essai d’analyse est un écho aux travaux de G. Poulet, J. Starobinski, J.- L. Lecercle, P. Lejeune, etc.
3 NH, I, 1, p. 33. Sauf indication contraire, les références suivantes renvoient à la Nouvelle Héloïse.
4 Ibid., p. 33-34.
5 II, 16, p. 244.
6 Ibid.
7 II, 22, p. 279.
8 III, 14, p. 332.
9 IV, 6, p. 420.
10 V, 3, p. 559.
11 Voir V, 9.
12 II, 24, p. 289.
13 I, 9, p. 50.
14 Voir infra les reproductions des douze estampes de Gravelot.
15 III, 18, p. 348.
16 Ibid., p. 353.
17 IV, 17, p. 521.
18 V, 6, p. 599.
19 Voir II, 24, p. 289.
20 III, 13, p. 330.
21 I, 1, p. 33.
22 I, 14, p. 64.
23 I, 26, p. 92.
24 II, 11, p. 223.
25 IV, 6, p. 419.
26 Ibid., p. 421.
27 IV, 11, p. 471.
28 I, 3, p. 36.
29 Voir I, 27, p. 94 ; II, 12 ; III, 13-14.
30 Voir I, 21 ; II, 22.
31 I, 4, p. 40.
32 Voir IV, 1, p. 402.
33 III, 5, p. 315-316, et 6, p. 317.
34 I, 2, p. 35.
35 I, 4, p. 40.
36 I, 14, p. 65.
37 II, 13, p. 230.
38 III, 14, p. 337.
39 I, 7, p. 44.
40 II, 1, p. 190.
41 Voir I, 26.
42 Ibid., p. 91.
43 II, 20, p. 264.
44 Voir III, 18, p. 348.
45 IV, 6, p. 418.
46 I, 14, p. 64.
47 II, 12, p. 280.
48 II, 24, p. 289.
49 III, 13, p. 329.
50 VI, 7, p. 675.
51 I, 38, p. 115.
52 I, 63, p. 176.
53 V, 6, p. 599.
54 Voir I, 38, p. 115 ; I, 47, p. 129.
55 Voir IV, 6 ; V, 3 ; et IV, 11.
56 I, 29, p. 96.
57 Voir I, 21 et 26.
58 II, 24, p. 289.
59 II, 13, p. 329.
60 II, 18, p. 354.
61 IV, 11, p. 471.
62 I, 1, p. 33.
63 I, 47, p. 129.
64 IV, 66, p. 420.
65 IV, 12, p. 494.
66 IV, 11, p. 471.
67 III, 6, p. 317.
68 IV, 1, p. 399.
69 Par exemple III, 18.
70 Voir IV, 17 ; V, 9.
71 IV, 14, p. 509.
72 VI, 6, p. 667.
73 I, 5, p. 41.
74 Ibid.
75 I, 55, p. 148.
76 I, 31, p. 100.
77 I, 55, p. 149.
78 V, 8, p. 689.
79 I, 14, p. 64.
80 Voir I, 43.
81 Voir III, 13.
82 Voir III, 14.
83 Voir infra la reproduction de la cinquième estampe de Gravelot.
84 IV, 17, p. 520.
85 Voir infra la reproduction de la seconde estampe de Gravelot.
86 II, 10, p. 219 ; voir aussi infra la troisième estampe de Gravelot.
87 Voir II, 11.
88 Voir IV, 11, p. 483.
89 II, 1, p. 189.
90 II, 13, p. 229.
91 Voir l’Essai sur l’origine des langues.
92 II, 16, p. 244.
93 VI, 13, p. 745.
94 Voir P.-M. Masson, « Contribution à l’étude de la prose métrique dans la Nouvelle Héloïse », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, no 5, 1909, p. 259-271 ; ainsi que les analyses détaillées et les remarques critiques de J.-L. Lecercle dans Rousseau et l’art du roman, Paris, Armand Colin, 1969, p. 285-306.
95 DM, p. 1013.
Auteur
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