Turpin et sa Chronique dans l’épopée franco-italienne
p. 153-162
Texte intégral
1« – Certes, ci a bon prestre ! (…) – Voire, qui bien confesse ! » disent les compagnons de l’archevêque Turpin lorsque, dans la chanson de geste de Gui de Bourgogne, il vient de pourfendre un Sarrasin d’un gigantesque coup d’épée1. Sous la plaisanterie transparaît ce qui, dès l’origine, a sans doute été la caractéristique principale du personnage, une diversité que la tradition épique n’allait pas cesser d’accentuer. Dès la Chanson de Roland, et pour toujours, il réunit en lui les deux figures majeures et opposées du clerc et du chevalier. Mais l’on sait que le Liber sancti Jacobi fait bientôt de lui non seulement un des acteurs principaux mais surtout un témoin de cette épopée carolingienne qui prend désormais l’apparence de l’histoire. Dès lors, celui qui n’était d’abord qu’un personnage de la geste, l’un des héros de Roncevaux, peut devenir pour plusieurs siècles une figure d’écrivain pourvu, dans toute l’Europe, d’un prestige considérable et d’une vaste influence.
2Aussi n’est-il pas étonnant que sa réputation soit solidement établie, dans le Nord-Est de l’Italie, chez les auteurs qui, pendant le xive siècle, ont composé des œuvres épiques de tradition française, en un langage mixte et artificiel que l’on appelle commodément franco-italien ou franco-veneto. Grands connaisseurs des chansons de geste françaises, il savent aussi l’importance de la Chronique initialement intégrée au Liber sancti Jacobi, mais, comme la plupart de leurs contemporains, ils l’isolent du recueil d’Aimeri Picaud et n’y perçoivent d’abord qu’une source particulièrement autorisée concernant la geste impériale. Certains de ces poètes, sans doute, n’accordent guère de place dans leurs œuvres à l’auteur prétendu, ni même au personnage de Turpin. La Geste Francor du manuscrit de Venise XIII ne le mentionne jamais, alors même que cette compilation développe une large partie de la légende de Charlemagne. Et Nicolas de Vérone, dans sa Prise de Pampelune, fait de l’archevêque un personnage secondaire, et n’évoque qu’à deux reprises, en des formules stéréotypées, son rôle de témoin et d’auteur2. Mais il est des écrivains franco-italiens, parmi les plus grands, qui ont su jouer habilement des possibilités offertes par la complexité et la richesse de sa figure, et par l’auctoritas attachée à son texte.
3Ceux-ci, cependant, n’hésitent jamais à infléchir et à renouveler l’image des héros empruntés aux vieux modèles français, en particulier celle de Roland, afin de proposer à leur public un idéal aristocratique et littéraire conforme aux attentes d’une société déjà pré-humaniste. Et, peut-être plus précocement sensibles que d’autres à la pure littérarité du texte turpinien, ils ont fait de l’auteur prétendu de la Chronique une figure de l’écrivain, bien plus que de l’historien. Dans L’Entrée d’Espagne, qui conte le début de la légendaire expédition de Charlemagne contre les Sarrasins, ou dans l’immense Aquilon de Bavière, le plus tardif des textes épiques franco-italiens et le seul roman en prose, Turpin devient ainsi l’incarnation d’un écrivain aux visages multiples et mouvants, acteur, témoin, inspirateur, et – comme pour revenir, en un jeu de miroirs ironique et révélateur, aux origines mêmes de ce qui est l’activité du romancier, la mise en roman – traducteur d’une chronique, évidemment fictive, due à un odieux Sarrasin.
*
4Dans la Chanson de Roland l’archevêque Turpin, mourant à Roncevaux, était appelé à la sainteté qu’il avait lui-même promise aux barons tombés, au service de Dieu, sur ce champ de bataille. Mais son sort ne pouvait être le même dans le Livre de saint Jacques, où il devait nécessairement avoir survécu au massacre pour pouvoir rédiger son Histoire de Charlemagne et de Roland. C’est donc un récit attribué au pape Calixte qui, en complément de cette Histoire, assure qu’il reçut cependant, après sa mort, la même « corona perpetua »3 que ses compagnons avaient conquise par leur martyre. L’auctoritas dont bénéficiait, en tant que témoin des événements, le rédacteur de la Chronique, ne pouvait qu’être confortée par la sainteté qui lui était ainsi attribuée. C’est pourquoi, sans doute, deux siècles après la compilation d’Aimeri Picaud, l’auteur padouan qui compose L’Entrée d’Espagne choisit d’ouvrir son poème en le plaçant sous l’égide du saint archevêque. Mais, dans la chanson franco-italienne, une fiction qui était susceptible, en d’autres temps, de fonder une garantie d’authenticité ne dissimule plus vraiment sa nature, et l’on verra que le poète ne la considère plus désormais sans prendre discrètement quelque distance, alors même qu’il lui donne une certaine ampleur par le recours au merveilleux. En effet, après avoir annoncé la thématique générale de l’œuvre, et avant d’entrer plus précisément dans l’action, il s’adresse à ses lecteurs-auditeurs :
Savez vos por quoi vos ai l’estorie començee ?
L’arcivesque Trepins, qi tant feri de spee,
En scrist mist de sa man l’istorie croniquee :
N’estoit bien entendue fors qe da gient letree.
Une noit en dormand me vint en avisee
L’arcevesque meïme, cum la carte aprestee :
Comanda moi e dist, avant sa desevree,
Que por l’amor saint Jaqes fust l’estorie rimee,
Car ma arme en seroit sempres secorue e aidee.
Et par ce vos ai jé l’estorie comencee,
A ce qe ele soit e leüe e cantee.4
5La demande de Turpin ne saurait surprendre, car il n’est pas inhabituel que soit annoncée, au début d’une traduction ou d’une adaptation de la célèbre chronique, la nécessité de la mettre à la disposition d’un large public. Le translateur qui, sous le nom de Johannes, nous a laissé l’une des versions françaises les plus répandues du texte turpinien, annonce dans son prologue un projet identique :
Voirs est que li plusor ont oï volentiers et oient encore de Charlemaine, coment il conquist Espaigne et Galice. Mais que que li autre aient osté et mis, ci poez oïr la verité d’Espaigne, selonc le latin de l’estoire que li cuens Renauz de Boloigne fist par grant estuide cerchier et querre es livres a monseignor Saint Denise. Et por refreschir es cuers des genz les oevres et le non del bon roi, la fist il en romanz translater del latin (…). Et por ce que rime se velt afeitier de moz conqueilliz hors de l’estoire, voust li cuens que cist livres fust sanz rime selonc le latin de l’estoire que Torpins l’arcevesque de Reins traita et escrist si com il le vit et oï.5
6Mais là où le commanditaire de l’adaptation française, Renaut de Dammartin, comte de Boulogne, a réclamé un texte en prose par souci de fidélité à l’original du document latin, le saint archevêque qui apparaît au Padouan l’engage dans une perspective différente, en demandant que l’estorie soit rimee, de sorte qu’elle pourra être e leüe e cantee. C’est donc par un véritable travail d’écrivain et d’artiste que le poète méritera le salut de son âme. Et l’intervention surnaturelle de Turpin place d’emblée la chanson sous le signe de la fiction.
7Le parallèle est évident, en effet, entre l’apparition de l’archevêque à l’auteur du poème, et l’apparition à Charlemagne de saint Jacques lui-même, qui, dans L’Entrée d’Espagne aussi bien que dans l’Historia Turpini, engage les armées chrétiennes dans l’expédition d’Espagne. Modifiant et amplifiant un détail de la Chronique6, la laisse précédente et les laisses suivantes du poème franco-italien racontent comment l’apôtre, sous l’apparence d’un pèlerin, est venu rappeler à Charlemagne son engagement de libérer le chemin de Compostelle, et cela avec tant de fermeté que
… sil prist a menacer
Que, se il no li aloit, il avroit engombrer7.
8La similitude et la proximité des deux scènes d’apparition, que nuance seulement la plus grande aménité de Turpin à l’égard de l’écrivain, établit clairement une équivalence entre l’action des héros engagés dans la lutte au service de Dieu, et le travail du poète chargé de les célébrer. Et de même que Blaise, écrivant sous la dictée de Merlin, dans le roman de Robert de Boron, apparaissait comme le simple serviteur d’une parole surhumaine, le Padouan se présente humblement, au début de son poème, comme l’interprète d’un texte dont l’autorité est censée se fonder sur le surnaturel. Mais il souligne en même temps la nature conventionnelle d’une scène qui est insérée, et comme mise en abyme, dans l’épisode traditionnel de l’apparition de l’apôtre, et l’ostensible ressemblance des deux situations en dénonce le caractère fictif. En associant, de manière réflexive, le motif traditionnel, et ici redoublé, de la révélation surnaturelle à l’inscription de l’auteur dans son texte, le poète franco-italien nous avertit d’emblée que tout cela est littérature.
9Le Padouan, d’ailleurs, affirmera plus tard son autonomie et revendiquera sa liberté de création. Sans doute lui arrivera-t-il de se référer, à plusieurs reprises, à « ce que monstre Trepin nostre doctor8 », non sans tempérer quelquefois d’un clin d’œil dubitatif (mais topique9) le sérieux d’une information prétendument empruntée à la Chronique : « s’il non est mentior / Trepin, q’escrist l’estoire10 ». Mais, dans un passage essentiel, et alors que le récit, qui suivait jusque là le fil conducteur de l’Historia Turpini va prendre un nouveau cours, le poète abandonne explicitement son modèle. Interrompant la narration par un véritable prologue interne, il met d’abord en avant sa personnalité, en se présentant d’une manière masquée mais qui a suggéré à A. de Mandach une séduisante hypothèse d’identification11 :
Je qe sui mis a dir del neveu Carleman
Mon nom vos non dirai, mais sui Patavian,
De la citez qe fist Antenor le Troian12…
10Puis, comme s’il voulait prendre congé, il rappelle la manière dont il a eu connaissance du texte de la Chronique, en reprenant un topos largement répandu dans l’épopée – Milan remplaçant simplement Saint-Denis –, et sans faire la moindre allusion à l’apparition initiale de l’archevêque :
En croniqe letre, qe escrist da sa man
L’arcivesque Trepins, atrovai en Milan
L’estorie e la conquise dou regne Castellan13…
11Et c’est alors que, dans une nouvelle laisse, il annonce le contenu des deux grands épisodes suivants, le voyage de Roland en Orient et son séjour dans un ermitage, diptyque entièrement original où vont se découvrir la vocation et l’avenir de Roland, en même temps qu’à travers l’exaltation de ses mérites se dessinera un idéal équilibré d’héroïsme chrétien14 :
Se por loer devroie totes ses huevres dir,
Il vos anoieroit, je le sai sans fallir ;
Neporquant il devroit a tote gient ploisir,
Car la bontié Rollant ne feit bien a tesir.
Puès qe de ses bontez sui mis a descovrir,
Dou tot les canterai ; ne m’an pois retenir15.
12C’est, de manière explicite, sa propre création que le poète va désormais présenter, même s’il peut lui arriver encore d’évoquer le modèle turpinien dans des formules qui sont autant de chevilles disposées à la rime : « … si cun Trepins latine », « si cun escrist Trepin16 ». La figure prestigieuse qui, au début de L’Entrée d’Espagne, semblait couvrir de son auctoritas le contenu et le projet même de la chanson, se réduit peu à peu à une ombre qu’évoquent seulement de creuses expressions stéréotypées. En fait, le Padouan l’avait laissé entendre très tôt, et alors qu’il suivait encore le fil conducteur de la Chronique. Pour justifier l’ampleur et le caractère nouveaux accordés, dans son récit, au combat de Roland contre le géant Ferragut, que le pseudo-Turpin contait très sèchement, il invoquait tranquillement deux autres sources, jusque là inconnues et à l’évidence parfaitement imaginaires, Jean de Navarre et Gautier d’Aragon, censées compenser le laconisme et les silences de Turpin :
Se dam Trepin fist bref sa lecion
Et je di long, blasmer ne me doit hon ;
Ce qe il trova, bien le vos canteron.
Bien dirai plus, a chi’n pois e chi non,
Car dous bons clerges, Çan Gras et Gauteron,
Çan de Navaire e Gauter d’Aragon,
Ces dos prodomes ceschuns sais pont a pon
Si come Carles o la fiere façon
Entra en Espaigne conquere le roion,
La començaile trosque la finisun
Dejusque ou point de l’euvre Guenelon.
D’iluec avant ne firent mencion,
Car bien contra Trepin la traïson17…
13Mettre ces deux images évanescentes, inventées seulement pour une éphémère mention, sur le même plan que le prestigieux auteur de la Chronique, n’était-ce pas le ramener, lui aussi, dans le champ de l’imaginaire ? André Moisan ne l’a certainement pas perçu, qui s’indigne de la traditionnelle affirmation selon laquelle le Padouan s’inspirerait du texte turpinien trouvé à Milan : « Cet Italien se vante un peu trop, car il opère un tri assez singulier dans la matière de la Cronique qui lui est offerte18 ». Mais en fait, à la différence des nombreux auteurs qui, en France notamment, voyaient dans l’archevêque la figure exemplaire d’un témoin de l’histoire – une histoire certes toute empreinte de miracles, mais pas plus, en définitive, que les récits de la première croisade – l’auteur de L’Entrée d’Espagne ne fait plus de lui qu’un personnage de fiction : tout comme le clerc-chevalier, le témoin-chroniqueur cesse d’être le garant d’une référence au réel, pour devenir l’illustration même du travail et de la liberté de l’artiste.
*
14La leçon ne sera pas oubliée, et Raffaele da Marmora (c’est-à-dire « da Verona »), qui, au tournant du xive et du xve siècle, rédige, durant presque trois décennies, le prodigieux Aquilon de Bavière, se plaira à pousser plus loin encore le jeu avec les diverses facettes d’un personnage qui ne sera plus simplement un personnage-auteur, mais un personnage de l’auteur. Turpin apparaît en effet sous des apparences variées, tout au long de cet immense roman épique, qui raconte l’histoire d’Aquilon, fils du duc Naimes – le plus proche et le plus sage conseiller de Charlemagne –, enlevé et élevé par les Sarrasins, et qui ravagera l’Occident avant de retrouver son identité, sa religion et son camp. Par delà cette destinée singulière, le roman présente le tableau d’ensemble d’un monde imaginaire, foisonnant et complexe, mais que dominent, sans le résumer, la vieille opposition entre chrétienté et paienie, l’exaltation du personnage de Roland et la perspective du drame de Roncevaux. L’historicité fictive est marquée avec netteté, en particulier par un souci d’intégration globalisante, dans une chronologie d’ensemble, des différentes étapes du passé de l’Occident (Antiquité mythologique, invasion d’Attila, époque arthurienne, époque carolingienne)19. Et la référence à la Chronique de Turpin est régulièrement mais curieusement invoquée.
15L’ouverture de l’œuvre accumule les stéréotypes traditionnels de l’épopée, mais aussi du roman. Le narrateur adopte la modeste attitude d’un simple traducteur qui, pour contribuer à servir la foi chrétienne, met en roman une istoire initialement rédigée par de plus prestigieux personnages, qui en sont aussi les acteurs et les témoins :
Pour voloir demostrer coment la foi cristiane est sancte et veragie, et celle de Macomet est fause, buxarde et adanie, me sui mis a translater une istorie che longuemant ert demoree che nul non oit intandus niant, laquel fu primemant scrite par um phylosophe de le part d’Afriche che fu apelés Eraclides, et depos fu només Dalfim, che scrist l’istoire primemant in lingue africhane, et depois ly arcivescheve Trepin la mist in cronice por letres. E sacés che cestor dos forent prexant a la pluspart de li grand feit che porés intandre. E pour caver malanconie e doner dellit et giogie a ceus che unt giantil coragie, l’ai redute in lingue che pora esre intandue da homes e da dames literés et non literés20.
16Si le topos de la chronique que l’on translate est ici repris conformément à la tradition, l’image de l’auteur subit un étrange dédoublement : en même temps que l’on retrouve la figure attendue de Turpin, l’on distingue, derrière lui, la silhouette surprenante – et qui se révélera bientôt inquiétante – d’un phylosophe africain, avatar inattendu de l’Héraclite grec et dont le nom même, en se transformant en Dalfin, illustrera en quelque façon l’universelle mouvance du monde si fermement définie par le Présocratique. Nul souci de vraisemblance, ici : les procédés qui, depuis le Liber sancti Jacobi, étaient utilisés pour garantir l’authenticité prétendue d’un récit – avec d’autant plus d’insistance qu’elle était contestable – témoignent au contraire, par leur prolifération même, de son caractère de fiction. Et pour ne laisser subsister, sur ce point, aucune ambiguïté, l’action épique – greffée sur la fin de la Chanson d’Aspremont – s’ouvre aussitôt en reprenant une formulation caractéristique de l’écriture des romans arthuriens en prose, et qui sera régulièrement utilisée dans la suite :
In ceste partie dit le contes e la veragie istoire che depois la nativités de Nostre Sire .VIIIc.X. ans li orgoil e la puissance del fort rois Agolant por la puisance de Deu pere fu destrute in le pais de Calavrie in la contrea d’Aspramont por ly roi de France, cil che fu fil li roi Pipim, et apelés fu Çarle Maine21.
17Le mélange des genres, caractéristique des proses narratives du xve siècle, n’est pas seulement, chez Raffaele, la marque d’une vaste culture et l’effet d’une aspiration à l’exhaustivité dans la représentation d’un univers imaginaire, il devient aussi le signe même du travail de l’artiste. Et le modèle de la chronique turpinienne est radicalement détourné de sa fin originelle, qui visait à sacraliser l’histoire, pour devenir un trait caractéristique de la fiction littéraire.
18Turpin lui-même cède l’auctoritas au traître le plus détestable qu’ait pu engendrer le monde païen, le machiavélique Eraclide-Dalfin, philosophe et astrologue, qui imagine et conduit l’enlèvement d’Aquilon, avant de faire de lui le bras armé de la puissance sarrasine et de le lancer dans un affrontement général avec la chrétienté. C’est lui qui garantit désormais la véracité prétendue de l’histoire : « E bien dist Dalfins che (…) le scrist in son libre22 … », aussi bien que Turpin, dont le témoignage est invoqué ailleurs, en particulier dans l’épisode extraordinaire où Roland et ses compagnons découvrent, dans une Afrique imaginaire, une étrange inscription, – annonciatrice, on le verra ensuite, des qualités de Roland et d’une merveille qu’il accomplira :
(…) segond che dist Trepin che le voit e lé lezi. Il dist ch’il n’a barons garderent les letres che estogient taliés in la colone, e sy vos dirai grand miracle segond che dist Trepin che le voit e le lezi23.
19Le témoignage de l’archevêque et celui du païen sont traités de manière identique, et les événements sont rapportés aussi bien « segond che dist Trepin » que « segond che conte matre Dalfin24 », sans que l’on parvienne à distinguer nettement ce qui appartient à l’un ou à l’autre : « segond che dist Dalfin e Trepin25 », et ils prennent, en définitive, le même caractère d’attestation d’une imaginaire vérité :
A cist pont dit li contes che mastre Dalfins declare une questions in son libre a ce che les letor non agient error, e Trepin la conferme in sa croniche e dist26…
20Sans doute cette confusion n’est-elle pas sans quelque rapport avec la dévalorisation du personnage même de Turpin que l’on peut observer dans le déroulement de l’action. P. Wunderli a récemment souligné les multiples faiblesses que lui prête Raffaele da Marmora. Il note « la réduction de Turpin à une sorte de figurant dans des situations de routine », avant d’ajouter que « non seulement Turpin a perdu sa position d’idéologue face à Roland, mais encore que le chef spirituel des musulmans le dépasse de loin dans la confrontation directe ». Et, pour compléter ce portrait-charge, il conclut que « Turpin n’est pas seulement un mauvais théologien sans importance, il est aussi un mauvais prêtre et un mauvais chrétien, car il ne possède qu’à un degré réduit la qualité essentielle de tout croyant, la foi et la confiance en Dieu. Il est une sorte de symbole pour l’Église catholique et le pape qui ont perdu tout respect et tout crédit en Italie septentrionale27 ».
21Mais pourquoi, dès lors, attribuer encore à un si médiocre personnage, le rôle de témoin, de narrateur et surtout de caution de l’histoire ? Pourquoi faire de lui une sorte de double d’un chroniqueur Sarrasin ? Pourquoi, surtout, présenter l’ouvrage de ce païen comme la source d’une chronique rédigée par Turpin, où l’on est inévitablement tenté de reconnaître le reflet imaginaire du texte, apocryphe mais bien réel, intégré au Liber sancti Jacobi ? Sans doute s’agit-il d’abord, précisément, de la tentation de jouer avec des reflets, mais non sans une subtile diffraction qui en dénonce l’artifice. C’est le cas, en particulier, à la fin du livre V d’Aquilon de Bavière, alors que les troupes de l’émir de Carthage ont été écrasées, et où Turpin reçoit de Dalfin le livre qui sera son modèle :
In cist termene li arcivesque Trepin domande matre Dalfin s’il avoit inscrit tout ce che avoit fait cist dus [le héros], et cil dist che bien le avoit. Li arcivesque il soi fist mostrer et voit bien ch’il avoit dit le voir de cele guerre, e porta cil libre in Cristentés cum soi, e pois el leu e a termene li translata de la lingue africhane a la francesche28.
22Précision essentielle : le Turpin du roman a rédigé son texte en français. Dès lors, le reflet dans le miroir se trouble : que pourrait-il rester de commun entre ce texte et l’Historia Turpini latine d’Aimeri Picaud ? Et surtout quel besoin cette chronique, imaginaire mais française, pouvait-elle avoir d’être à son tour translatée en langue vulgaire, comme le déclarait le romancier au début de son œuvre29 ? Tout est fantaisie, ici, tout est gratuit, tout est fiction. Tout obéit au plaisir d’un jeu littéraire, fait de savantes références, de subtils décalages et de renversements inattendus. Turpin n’est plus un saint, et sa Chronique n’est plus de l’Histoire, dans Aquilon de Bavière : ils ne constituent plus qu’un prétexte au plaisant travail de l’imaginaire. Mais pouvait-il en être autrement, chez un auteur qui, pour se présenter lui-même, use d’un pseudonyme épique, celui de la ville de Vérone, Marmora ?
*
23Jusqu’à cet extraordinaire crépuscule que constitue l’Aquilon de Bavière, l’épopée franco-italienne est restée une épopée vivante, parce qu’elle a su réinterpréter la thématique et les personnages hérités des légendes épiques françaises, en fonction des conceptions de son temps et du milieu intellectuel où elle était produite. Et l’on sait comment elle réhabilite la prouesse lombarde, exalte, autant que sa fortitudo, la sapientia de Roland, ou dévalorise la royauté de Charlemagne. Mais jamais elle n’est allée aussi loin, dans la réinterprétation de la matière traditionnelle, que dans l’image nouvelle qu’elle donne du texte turpinien et de son rédacteur. L’ambition initiale de la Chronique contenue dans le Liber sancti Jacobi visait à sacraliser l’Histoire grâce à un large recours au merveilleux et à la fiction, mais elle a souvent eu pour effet, dans les derniers siècles du Moyen Âge, de plutôt historiciser le sacré, et de le diluer dans une perspective où le miracle même semble déterminé par les contingences de l’existence terrestre. Il n’en va pas de même dans l’épopée franco-italienne où, loin de partager un tel point de vue, le poète de L’Entrée d’Espagne, ou le romancier d’Aquilon de Bavière ont essentiellement été sensibles au caractère fictionnel de la Chronique et même de l’image traditionnelle de son auteur. Cela n’implique pas, assurément que leurs œuvres soient dépourvues de toute perspective historique : il suffit, pour en témoigner, du soin minutieux avec lequel Raffaele da Marmora jalonne son récit d’indications chronologiques précises. Mais la représentation qu’ils proposent de la destinée collective des hommes n’est plus conçue comme un reflet, fût-il approximatif et sublimé, de la réalité vécue. Elle en constitue plutôt une métaphore, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’on peut quelquefois déceler dans leurs œuvres la marque, discrète chez le Padouan, beaucoup plus nette dans Aquilon de Bavière, des romans du Graal. Il est plusieurs manières, sans doute, de dire le vrai en usant de la fiction. Les écrivains franco-italiens, alors même qu’ils reprenaient, avec le Pseudo-Turpin une tradition épique d’abord empreinte de sacralité, ont à l’évidence choisi la forme qui allait s’imposer dans l’Europe moderne, la littérature.
Notes de bas de page
1 Gui de Bourgogne, éd. F. Guessard et H. Michelant, Paris, Vieweg, 1859, v. 3666-3667.
2 Niccolò da Verona, Continuazione dell’Entrée d’Espagne, Opere, éd. F. Di Ninni, Venise, Marsilio, 1992, v. 361 et 5653.
3 CPT, Appendix A, p. 227.
4 L’Entrée d’Espagne, éd. A. Thomas, Paris, SATF, 1913, v. 46-56.
5 The Old French Johannes Translation of the Pseudo-Turpin Chronicle, éd. R. N. Walpole, Berkeley, University of California Press, 1976, p. 130.
6 L’apôtre déclare à Charles : « Ultra modum miror, cur terram meam a Sarracenis minime liberasti, qui tot urbes tantasque terras adquisisti. Quapropter tibi notifico, quia sicut Dominus potenciorem omnium regum terrenorum te fecit, sic ad preparandum iter meum et deliberandum tellurem meam a manibus Moabitorum te inter omnes, ut tibi coronam eterne retribucionis exinde preparet, elegit ». CPT, cap. I, p. 201
7 L’Entrée d’Espagne, éd. cit., v. 33-34.
8 Ibid., v. 2825.
9 Cf. la formule épique : « se l’estoire ne ment… »
10 L’Entrée d’Espagne, éd. cit., v. 5584-5585.
11 A. de Mandach, « Sur les traces de la cheville ouvrière de L’Entrée d’Espagne : Giovanni di Nono », Testi, cotesti e contesti del franco-italiano, dir. G. Holtus, H. Krauss, P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1989, p. 48-64 ; id., « L’Entrée d’Espagne : six auteurs en quête d’un personnage », Studi Medievali, 30, 1989, p. 163-208.
12 L’Entrée d’Espagne, éd. cit., v. 10973-10975.
13 Ibid., v. 10978-10980
14 Cf. J.-C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? Remarques sur deux épisodes de L’Entrée d’Espagne », PRIS-MA, 16, 2000, p. 303-316.
15 L’Entrée d’Espagne, éd. cit., v. 10991-10996.
16 Ibid., v. 13548 et 15318.
17 Ibid., v. 2775-2787.
18 A. Moisan, « L’exploitation de la Chronique du Pseudo-Turpin », Marche Romane, Cahiers de l’A.R.U.Lg., Mediaevalia 81, 31, 1981, p. 13.
19 Cf. J.-C. Vallecalle, « Le monde du Graal et ses héros dans l’épopée franco-italienne », Les Personnages autour du Graal, textes réunis par C. Lachet, Lyon, CEDIC, 2008, p. 187 sq.
20 Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière, éd. P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1982, p. 6, l. 1-10.
21 Ibid., l. 11-15.
22 Ibid., p. 116, l. 7-8.
23 Ibid., p. 387, l. 19-21.
24 Ibid., p. 278, l. 38 et p. 240, l. 15.
25 Ibid., p. 583, l. 29.
26 Ibid., p. 138, l. 23-24.
27 P. Wunderli, « Introduction » de Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière, éd. cit., t. III, 2007, p. 16, 19, 20.
28 Raffaele da Verona, Aquilon de Bavière, éd. cit., p. 713, l. 21-25.
29 Ibid., p. 6, l. 9-10.
Auteur
TELEM, Université Michel de Montaigne Bordeaux 3.
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